L’Éclat d’obus/1916/I/7

Pierre Laffite (p. 93-109).


VII

H. E. R. M.



Plus encore que du désespoir et que de l’horreur, Paul éprouva, sur le moment, un immense besoin de se venger, et tout de suite, à n’importe quel prix. Il regarda autour de lui, comme si tous les blessés qui agonisaient dans le parc eussent été coupables du meurtre monstrueux…

— Les lâches ! grinçait-il, les assassins !…

— Es-tu sûr ?… balbutia Bernard… Es-tu sûr que ce soient les cheveux d’Élisabeth !

— Mais oui, mais oui, ils l’ont fusillée comme les deux autres. Je les reconnais tous les deux, c’est le garde et sa femme. Ah ! les misérables…

Paul leva sa crosse sur un Allemand qui se traînait dans l’herbe, et il allait frapper, lorsque son colonel arriva près de lui.

— Eh bien, Delroze, qu’est ce que vous faites ? Et votre compagnie ?

— Ah ! si vous saviez, mon colonel !…

Paul se précipita sur son chef. Il avait un air de démence, et il articula, en brandissant son fusil :

— Ils l’ont tuée, mon colonel ; oui, ils ont fusillé ma femme… Tenez, contre ce mur, avec les deux personnes qui la servaient… Ils l’ont fusillée… Elle avait vingt ans, mon colonel… Ah ! il faut les massacrer tous, comme des chiens !…

Mais Bernard l’entraînait déjà.

— Ne perdons pas de temps, Paul, vengeons-nous sur ceux qui se battent… On entend des coups de feu là-bas. Il doit y en avoir de cernés.

Paul n’avait plus guère conscience de ses actes. Il reprit sa course, ivre de rage et de douleur.

Dix minutes après, il rejoignait sa compagnie et traversait, en vue de la chapelle, le carrefour où son père avait été poignardé. Plus loin, au lieu de la petite porte qui naguère s’ouvrait dans le mur, une vaste brèche avait été pratiquée par où devaient entrer et sortir les convois de ravitaillement destinés au château. À huit cents mètres de là, dans la plaine, à l’intersection du chemin et de la grande route, une violente fusillade crépitait.

Quelques douzaines de fuyards essayaient de se frayer un passage au milieu des hussards qui avaient suivi la route. Assaillis de dos par la compagnie de Paul, ils parvinrent à se réfugier dans un carré d’arbres et de taillis où ils se défendirent avec une énergie farouche. Ils reculaient pas à pas, tombant les uns après les autres.

— Pourquoi résistent-ils ? murmura Paul, qui tirait sans répit et que l’ardeur de la lutte calmait peu à peu. On croirait qu’ils cherchent à gagner du temps.

— Regarde donc ! articula Bernard, dont la voix semblait altérée.

Sous les arbres, venant de la frontière, une automobile, bondée de soldats allemands, débouchait. Était-ce des renforts ? Non. L’automobile tourna presque sur place, et, entre elle et les derniers combattants du petit bois, il y avait, debout, en grand manteau gris, un officier qui, le revolver au poing, les exhortait à la résistance, tout en opérant sa retraite vers la voiture envoyée à son secours.

— Regarde, Paul, regarde, répéta Bernard.

Paul fut stupéfait. Cet officier que Bernard signalait à son attention, c’était… Mais non, la chose ne pouvait être admise. Et pourtant…

Il demanda :

— Qu’est-ce que tu veux dire, Bernard ?

— Le même visage, murmura Bernard, le même visage que celui d’hier, tu sais, Paul, le visage de cette femme qui m’interrogeait hier soir, sur toi, Paul.

Et Paul, de son côté, reconnaissait, sans hésitation possible, l’être mystérieux qui avait tenté de le tuer près de la petite porte du parc, l’être qui offrait une si inconcevable ressemblance avec la meurtrière de son père, avec la femme du portrait, avec Hermine d’Andeville, avec la mère d’Élisabeth et la mère de Bernard.

Bernard épaula son fusil.

— Non, ne tire pas ! cria Paul effrayé d’un tel geste.

— Pourquoi ?

— Tâchons de le prendre vivant.

Il s’élança soulevé de haine, mais l’officier avait couru jusqu’à la voiture. Les soldats allemands lui tendaient déjà la main et le hissaient parmi eux. D’un coup de feu, Paul atteignit celui qui se trouvait au volant. L’officier saisit alors le volant à l’instant où l’automobile allait se heurter contre un arbre, la redressa et, la faisant filer au milieu des obstacles avec une grande habileté, la mena derrière un repli de terrain et, de là, vers la frontière.

Il était sauvé.

Aussitôt qu’il fut à l’abri des balles, les ennemis qui combattaient encore se rendirent.


Paul tremblait de fureur impuissante. Pour lui, cet être représentait le mal sous toutes ses formes, et, depuis la première jusqu’à la dernière minute de cette longue série de drames, assassinats, espionnages, attentats, trahisons, fusillades, qui se multipliaient dans un même sens et dans un même esprit, il apparaissait comme le génie du crime.

Seule, la mort de cet être aurait pu assouvir la haine de Paul. C’était lui, Paul n’en doutait pas, c’était lui le monstre qui avait fait fusiller Élisabeth. Ah ! l’ignominie ! Élisabeth fusillée ! vision infernale qui le martyrisait…

— Qui est-ce ? s’écria-t-il… Comment le savoir ? Comment parvenir à lui, et le torturer et l’égorger ?…

— Interroge un des prisonniers, dit Bernard.

Sur un ordre du capitaine, qui jugeait prudent de ne pas avancer davantage, la compagnie se replia pour demeurer en liaison avec le reste du régiment, et Paul fut désigné spécialement pour occuper le château avec sa section et pour y conduire les prisonniers.

En route, il se hâta de questionner deux ou trois gradés et quelques soldats. Mais il ne put tirer d’eux que des renseignements assez confus, car ils étaient arrivés de Corvigny la veille et n’avaient fait que passer la nuit au château.

Ils ignoraient même le nom de l’officier en grand manteau gris, pour qui ils s’étaient sacrifiés. On l’appelait le major, voilà tout.

— Cependant… cependant, insista Paul, c’était votre chef immédiat ?

— Non. Le chef du détachement d’arrière-garde auquel nous appartenons est un oberleutnant, qui a été blessé par l’explosion des mines, alors qu’on s’enfuyait. Nous voulions l’emmener. Le major s’y est refusé violemment, et, le revolver au poing, il nous a ordonné de marcher devant lui, menaçant de mort le premier qui l’abandonnerait. Et, tout à l’heure, pendant qu’on se battait, il se tenait à dix pas en arrière et continuait à nous menacer de son revolver, pour nous obliger à le défendre. Trois d’entre nous sont tombés sous ses balles.

— Il comptait sur le secours de l’automobile, n’est-ce pas ?

— Oui, et sur des renforts qui devaient nous sauver tous, disait-il. Mais seule l’automobile est venue, et l’a sauvé, lui.

— L’oberleutnant connaît son nom, sans doute ? Est-il blessé grièvement ?

— L’oberleutnant ? Une jambe cassée. Nous l’avons étendu dans un pavillon du parc.

— Le pavillon contre lequel on a fusillé ?…

— Oui.

Or, on approchait de ce pavillon, sorte de petite orangerie où l’on rentrait les plantes l’hiver. Les cadavres de Rosalie et de Jérôme avaient été enlevés. Mais la chaîne sinistre pendait le long du mur, attachée aux trois anneaux de fer, et Paul revit, avec un frémissement d’épouvante, les traces des balles, et le petit éclat d’obus qui retenait dans le plâtre les cheveux d’Élisabeth.

Un obus français ! Cela ajoutait encore de l’horreur à l’atrocité du meurtre.

Ainsi donc, la veille, lorsque lui, Paul, par la capture de l’automobile blindée et par son raid audacieux jusqu’à Corvigny, il avait ouvert la route aux troupes françaises, il déterminait les événements qui aboutissaient au meurtre de sa femme ! L’ennemi se vengeait de sa reculade en fusillant les habitants du château ! Élisabeth, collée au mur, rivée à une chaîne, était criblée de balles ! Et, par une ironie affreuse, son cadavre recevait encore les éclats des premiers obus que les canons français avaient tirés avant la nuit, du haut des collines avoisinant Corvigny.

Paul enleva le fragment d’obus et détacha les boucles d’or qu’il recueillit précieusement. Ensuite, avec Bernard, il entra dans le pavillon où déjà les infirmiers avaient installé une ambulance provisoire. Il trouva l’oberleutnant étendu sur une couche de paille, bien soigné, et en état de répondre aux questions.

Tout de suite un point se précisa, de façon très nette, c’est que les troupes allemandes qui avaient tenu garnison au château d’Ornequin n’avaient eu, pour ainsi dire, aucun contact avec celles qui, la veille, s’étaient repliées en avant de Corvigny et des forts contigus. Comme si l’on eût peur qu’une indiscrétion fût commise relativement à ce qui s’était passé pendant l’occupation du château, la garnison avait été évacuée dès l’arrivée des troupes de combat.

— À ce moment, raconta l’oberleutnant, qui faisait partie de ces dernières, il était sept heures du soir, vos 75 avaient déjà repéré le château, et nous n’avons plus trouvé qu’un groupe de généraux et d’officiers supérieurs. Leurs fourgons de bagages s’en allaient et leurs automobiles étaient prêtes. On me donna l’ordre de tenir aussi longtemps que possible et de faire sauter le château. D’ailleurs le major avait tout disposé en conséquence.

— Le nom de ce major ?

— Je ne sais pas. Il se promenait avec un jeune officier auquel les généraux eux-mêmes ne s’adressaient qu’avec respect. C’est ce même officier qui m’appela et qui m’enjoignit d’obéir au major « comme à l’empereur ».

— Et ce jeune officier, qui était-ce ?

— Le prince Conrad.

— Un des fils du kaiser ?

— Oui. Il a quitté le château hier, à la fin de la journée.

— Et le major a passé la nuit ici ?

— Je le suppose. En tout cas il était là ce matin. Nous avons mis le feu aux mines et nous sommes partis. Trop tard, puisque j’ai été blessé auprès de ce pavillon… auprès du mur…

Paul se domina et dit :

— Auprès du mur devant lequel on a fusillé trois Français, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Quand les a-t-on fusillés ?

— Hier soir, vers six heures, je crois, avant notre arrivée de Corvigny.

— Qui les a fait fusiller ?

— Le major.

Paul sentait les gouttes de sueur qui coulaient de son crâne sur son front et sur sa nuque. Il ne s’était pas trompé : Élisabeth avait été fusillée par ordre de ce personnage innommable et inconcevable, dont la figure évoquait à s’y méprendre la figure même d’Hermine d’Andeville, la mère d’Élisabeth !

Il continua, d’une voix tremblante :

— Ainsi, trois Français fusillés, vous êtes bien sûr ?

— Oui, les habitants du château. Ils avaient trahi.

— Un homme et deux femmes, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Pourtant il n’y a que deux cadavres attachés au pavillon ?

— Oui, deux. Sur l’ordre du prince Conrad, le major a fait enterrer la dame du château.

— Où ?

— Le major ne me l’a pas dit.

— Mais peut-être savez-vous pourquoi on l’a fusillée ?

— Elle avait surpris, paraît-il, des secrets fort importants.

— On aurait pu l’emmener prisonnière ?…

— Évidemment, mais le prince Conrad ne voulait plus d’elle.

— Hein !

Paul avait sursauté. L’officier reprit, avec un sourire équivoque :

— Dame ! On connaît le prince. C’est le don Juan de la famille. Depuis des semaines qu’il habitait le château, il avait eu le temps, n’est-ce pas, de plaire… et puis… et puis de se lasser… D’ailleurs le major prétend que cette femme et que les deux domestiques avaient essayé d’empoisonner le prince. Alors, n’est-ce pas ?

Il n’acheva pas. Paul se penchait sur lui avec une figure convulsée, le saisissait à la gorge, et articulait :

— Un mot de plus et je t’étrangle… Ah ! tu as de la chance d’être blessé… sans quoi… sans quoi…

Et Bernard, hors de lui, le bousculait également :

— Oui, tu en as de la chance. Et puis, tu sais, ton prince Conrad, eh bien, c’est un cochon… et je me charge de le lui dire en pleine face… un cochon comme toute sa famille et comme vous tous…

Ils laissèrent l’oberleutnant fort ahuri et ne comprenant rien à cette fureur subite.

Mais dehors Paul eut un accès de désespoir. Ses nerfs se détendaient. Toute sa colère et toute sa haine se changeaient en un abattement infini. Il retenait à peine ses larmes.

— Voyons, Paul, s’écria Bernard, tu ne vas pas croire un mot…

— Non, mille fois non ! Mais ce qui s’est passé, je le devine. Ce soudard de prince aura voulu faire le beau devant Élisabeth et profiter de ce qu’il était le maître… Pense donc ! une femme seule, sans défense, voilà une conquête qui en vaut la peine. Quelles tortures elle a dû subir, la malheureuse ! quelles humiliations ! Une lutte de chaque jour… des menaces… des brutalités… Et puis, au dernier moment, pour la punir de sa résistance, la mort…

— On la vengera, Paul, dit Bernard à voix basse.

— Certes, mais oublierai-je jamais que c’est pour moi qu’elle est restée ici… par ma faute. Plus tard je t’expliquerai et tu comprendras combien j’ai été dur et injuste… Et cependant…

Il demeura songeur. L’image du major le hantait, et il répéta :

— Et cependant… cependant… il y a des choses si étranges..

Tout l’après-midi, des troupes françaises continuèrent d’affluer par la vallée du Liseron et par le village d’Ornequin, afin de s’opposer à un retour offensif de l’ennemi. La section de Paul étant au repos, il en profita pour se livrer avec Bernard à des recherches minutieuses dans le parc et dans les ruines du château. Mais aucun indice ne leur révéla où le corps d’Élisabeth avait été enfoui.

Vers cinq heures, ils firent donner à Rosalie et à Jérôme une sépulture convenable. Deux croix se dressèrent au sommet d’un petit tertre semé de fleurs. Un aumônier vint dire les prières des morts. Et ce fut avec émotion que Paul s’agenouilla sur la tombe des deux fidèles serviteurs que leur dévouement avait perdus.

À ceux-là aussi, Paul promit de les venger. Et son désir de vengeance évoquait en lui avec une intensité presque douloureuse, l’image exécrée de ce major, cette image qui ne pouvait plus maintenant se détacher du souvenir qu’il gardait de la comtesse d’Andeville.

Il emmena Bernard.

— Es-tu sûr de ne t’être pas trompé en faisant un rapprochement entre le major et la soi-disant paysanne qui t’a interrogé à Corvigny ?

— Absolument sûr.

— Alors, viens. Je t’ai parlé d’un portrait de femme. Nous allons le voir et tu me diras ton impression immédiate.

Paul avait remarqué que la partie du château où se trouvait la chambre et le boudoir d’Hermine d’Andeville n’avait pas été entièrement démolie par l’explosion des mines ni par celle des obus. Peut-être ainsi le boudoir demeurait-il dans son état primitif.

L’escalier n’existant plus, ils ne purent atteindre le premier étage qu’en escaladant les moellons écroulés. Le corridor se devinait à certains endroits. Toutes les portes étaient arrachées et les chambres offraient un chaos lamentable.

— Voici, dit Paul, montrant un vide entre deux pans de mur qui se maintenaient par miracle.

C’était bien le boudoir d’Hermine d’Andeville, délabré, crevassé, jonché de plâtras et de débris, mais parfaitement reconnaissable et rempli des meubles que Paul avait entr’aperçus le soir de son mariage. Les volets des fenêtres bouchaient le jour en partie. Mais il y avait assez de lumière pour que Paul devinât le mur opposé. Et tout de suite, il s’écria :

— Le portrait a été enlevé !

Pour lui, ce fut une grosse déception et, en même temps, une preuve de l’importance considérable que l’adversaire attachait à ce portrait. Si on l’avait enlevé, n’était-ce point parce qu’il constituait un témoignage accablant ?

— Je te jure, dit Bernard, que cela ne modifie en rien mon opinion. La certitude que j’ai relativement au major et à la paysanne de

Corvigny n’a pas besoin d’être contrôlée. Qu’est-ce qu’il représentait, ce portrait ?

— Je te l’ai dit, une femme.

— Quelle femme ? Était-ce un tableau que mon père y avait mis, un des tableaux de sa collection ?

— Justement, affirma Paul, désireux de donner le change à son beau-frère.

Ayant écarté l’un des volets, il distingua sur la muraille nue le grand rectangle que le tableau recouvrait naguère, et il put se rendre compte, à certains détails, que l’enlèvement avait été précipité. Ainsi, le cartouche arraché du cadre gisait à terre. Paul le ramassa furtivement pour que Bernard ne vît pas l’inscription qui s’y trouvait gravée.

Mais comme il examinait plus attentivement le panneau et que Bernard avait décroché l’autre volet, il poussa une exclamation.

— Qu’y a-t-il ? dit Bernard.

— Là… tu vois… cette signature sur la muraille… à l’endroit même du tableau… Une signature et une date.

C’était écrit au crayon, en deux lignes qui rayaient le plâtre blanc à une hauteur d’homme. La date : mercredi soir, 16 septembre 1914. La signature : major Hermann.

Major Hermann ! Avant même que Paul en eût conscience, ses yeux s’accrochaient à un détail où se concentrait toute la signification de ces lignes, et, tandis que Bernard se penchait et regardait à son tour, il murmurait avec un étonnement sans bornes :

— Hermann… Hermine…

C’étaient presque les mêmes mots ! Hermine débutait par les mêmes lettres que le nom ou que le prénom dont le major faisait suivre son grade sur la muraille. Major Hermann ! la comtesse Hermine ! H. E. R. M.… les quatre lettres incrustées sur le poignard avec lequel on avait voulu le tuer, lui ! H. E. R. M.…, les quatre lettres incrustées sur le poignard de l’espion qu’il avait capturé dans le clocher d’une église ! Bernard prononça :

— À mon avis, c’est une écriture de femme. Mais alors…

Et pensivement il continua :

— Mais alors… que devons-nous conclure ? Ou bien la paysanne d’hier et le major Hermann ne sont qu’un seul et même personnage, c’est-à-dire que cette paysanne est un homme, ou que le major n’en est pas un… Ou bien… ou bien nous avons affaire à deux personnages distincts, une femme et un homme, et je crois qu’il en est ainsi, malgré la ressemblance surnaturelle qui existe entre cet homme et cette femme… Car enfin, comment admettre qu’un même personnage ait pu hier soir signer cela ici, franchir les lignes françaises et, déguisé en paysanne, m’aborder à Corvigny… et puis ce matin revenir ici déguisé en major allemand, faire sauter le château, fuir, et, après avoir tué quelques-uns de ses soldats, disparaître en automobile ?

Paul ne répondit pas, absorbé par ses réflexions. Au bout d’un moment, il passa dans la chambre voisine, qui séparait le boudoir de l’appartement que sa femme Élisabeth avait habité.

De l’appartement, il ne restait rien que des décombres. Mais la pièce intermédiaire n’avait pas trop pâti et il était facile de constater, au lavabo, au lit couvert de draps en désordre, qu’elle servait de chambre et qu’on y avait couché la nuit précédente.

Sur la table, Paul trouva des journaux allemands et un journal français, daté du 10 septembre, où le communiqué qui relatait la victoire de la Marne était biffé de deux grands traits au crayon rouge et annoté de ce mot : « Mensonge ! mensonge ! » avec la signature H.

— Nous sommes bien chez le major Hermann, dit Paul à Bernard.

— Et le major Hermann, déclara Bernard, a brûlé cette nuit des papiers compromettants… Tu vois dans la cheminée cet amoncellement de cendres.

Il se baissa et recueillit quelques enveloppes et quelques feuilles à demi consumées, qui, d’ailleurs, ne présentaient que des mots sans suite et des phrases incohérentes.

Mais le hasard ayant tourné ses yeux vers le lit, il avisa, sous le sommier, un paquet de vêtements cachés, ou peut-être oubliés dans la hâte du départ. Il les tira vers lui et aussitôt s’écria :

— Ah ! celle-là est un peu forte !

— Quoi ? fit Paul, qui fouillait la chambre de son côté.

— Ces vêtements… des vêtements de paysanne… ceux que j’ai vus sur la femme à Corvigny. Pas d’erreur possible… c’était bien cette nuance marron et cette même étoffe de bure. Et puis, tiens, ce fichu en dentelle noire dont je t’ai parlé…

— Qu’est-ce que tu dis ? s’écria Paul en accourant.

— Dame ! tu peux regarder, c’est une sorte de fichu et qui ne date pas d’hier. Ce qu’il est usé et déchiré ! Il y a encore, piquée dedans, la broche que je t’ai signalée, tu vois ?

Dès l’abord, Paul l’avait remarquée, cette broche, et avec quel effroi ! Quel sens terrible elle donnait à la découverte des vêtements dans la chambre même du major Hermann, et près du boudoir d’Hermine d’Andeville ! Le camée, gravé d’un cygne aux ailes ouvertes, et encerclé d’un serpent d’or dont les yeux étaient faits de rubis ! Depuis son enfance, Paul le connaissait, ce camée, pour l’avoir vu au corsage même de celle qui avait tué son père, et il le connaissait pour l’avoir revu dans ses moindres détails sur le portrait de la comtesse Hermine. Et voilà qu’il le retrouvait là, piqué dans le fichu de dentelle noire, mêlé aux vêtements de la paysanne de Corvigny, et oublié dans la chambre du major Hermann !

Bernard prononça :

— La preuve est certaine maintenant. Puisque les vêtements sont là, c’est que la femme qui m’a interrogé sur toi est revenue ici cette nuit ; mais quel rapport y a-t-il entre elle et cet officier qui est son image frappante ? L’être qui m’interrogeait sur toi est-il le même que l’être qui, deux heures auparavant, faisait fusiller Élisabeth ? Et qui sont ces gens-là ? À quelle bande d’assassins et d’espions nous heurtons-nous ?

— À des Allemands, sans plus, déclara Paul. Assassiner et espionner, c’est pour eux des formes naturelles et permises de la guerre, et d’une guerre qu’ils avaient commencée en pleine période de paix. Je te l’ai dit, Bernard, de cette guerre-là, nous sommes les victimes depuis bientôt vingt ans. Le meurtre de mon père fut le début du drame. Et maintenant, c’est notre pauvre Élisabeth que nous pleurons. Et ce n’est pas fini.

— Pourtant, dit Bernard, il a pris la fuite.

— Nous le reverrons, sois-en sûr. S’il ne vient pas, c’est moi qui irai le chercher. Et ce jour-là…

Il y avait deux fauteuils dans cette chambre. Paul et Bernard résolurent d’y passer la nuit, et sans plus tarder ils inscrivirent leurs noms sur le mur du couloir. Puis Paul rejoignit ses hommes afin de surveiller leur installation parmi les granges et les communs encore debout. Là, le soldat qui lui servait d’ordonnance, un brave Auvergnat du nom de Gériflour, lui apprit qu’il avait déniché deux paires de draps et des matelas propres, au fond d’une maisonnette attenant au pavillon du garde. Les lits étaient donc prêts.

Paul accepta. Il fut convenu que Gériflour et un de ses camarades iraient au château et s’accommoderaient des deux fauteuils.

La nuit s’écoula sans alerte, nuit de fièvre et d’insomnie pour Paul, que hantait le souvenir d’Élisabeth.

Au matin, il tomba dans un sommeil lourd, agité de cauchemars et que coupa soudain la sonnerie du réveil.

Bernard l’attendait.

L’appel eut lieu dans la cour du château. Paul constata que son ordonnance Gériflour et son camarade manquaient.

— Ils doivent dormir, dit-il à Bernard, nous allons les secouer.

Ils refirent, à travers les ruines, le chemin qui conduisait au premier étage et le long des chambres démolies.

Dans la pièce que le major Hermann avait occupée, ils trouvèrent, sur le lit, le soldat Gériflour affaissé, couvert de sang, mort. Sur un des fauteuils gisait son camarade, mort également.

Autour des cadavres, aucun désordre, aucune trace de lutte. Les deux soldats avaient dû être tués pendant leur sommeil.

Quant à l’arme, Paul l’aperçut aussitôt. C’était un poignard dont le manche de bois portait les lettres H. E. R. M.