Amyot (p. 377-390).
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XXXV.

L’Entrevue.

Bon-Affût suivait Atoyac au palais des vierges du Soleil. Malgré lui, l’intrépide chasseur sentait son cœur se serrer en songeant à la situation périlleuse dans laquelle il allait se mettre et aux conséquences terribles qu’aurait pour lui la découverte de sa personnalité par les Indiens. Cependant il se roidit contre cette émotion qui l’agitait sourdement et parvint à reprendre assez de puissance sur lui-même pour affecter une tranquillité et une indifférence qui étaient bien loin de son esprit.

Les deux hommes marchaient silencieusement côte à côte ; le chasseur, craignant que ce mutisme prolongé n’inspirât à son guide des soupçons de quelque nature qu’ils fussent, résolut de l’obliger à causer, afin de donner à ses pensées un cours différent de celui qu’il redoutait de leur voir prendre.

— Mon frère a beaucoup voyagé ? lui demanda-t-il pour entrer en matière.

— Quel est le guerrier appartenant à notre race dont la vie ne s’est pas écoulée dans de longues courses ? répondit sentencieusement l’Indien. Les faces pâles, mon père le sait mieux que moi, nous pourchassent comme des bêtes fauves et nous obligent à nous retirer incessamment devant leurs empiétements successifs.

— C’est vrai, fit le chasseur en hochant mélancoliquement la tête. Dans quel désert assez ignoré nous est-il permis aujourd’hui de cacher les os de nos pères, avec la certitude que la charrue des blancs ne viendra pas les broyer en traçant son interminable sillon et les disperser dans toutes les directions ?

— Hélas ! reprit Atoyac, la race rouge est maudite : un jour viendra où on la cherchera vainement dans les plaines immenses où jadis elle était plus nombreuses que les brillantes étoiles qui tapissent le dôme du ciel ; car elle est fatalement condamnée à disparaître de la surface du monde ; les visages pâles ne sont que les instruments terribles de la colère implacable du Wacondah contre les enfants de la famille rouge.

— Mon frère ne parle que trop bien : jadis notre race était toute-puissante, maintenant elle est tombée plus bas que les esclaves les plus vils, sans même qu’il lui reste l’espoir de se relever jamais.

— Que sont devenus les puissants empereurs de l’Anahuac qui commandaient à toute la terre ? Des villes sans nombre qu’ils ont fondées, cinq seulement composent aujourd’hui le territoire de Tlapallan[1] ; elles sont les derniers refuges des enfants de Quetzalcoalt[2], qui sont contraints de s’y cacher comme les daims timides, au lieu de fouler hardiment les contrées possédées dans les anciens jours par leurs ancêtres.

— Mais grâces soient rendues au Wacondah, dont la puissance est infinie ; ces cinq villes sont complètement à l’abri des insultes des Gachupines.

Atoyac hocha tristement la tête.

— Mon père se trompe, dit-il : en quel lieu ignoré les faces pâles ne pénètrent-elles pas ?

— C’est possible, elles atteignent tous les buts ; mais jusqu’à présent aucune face pâle n’a pénétré jusqu’à Quiepaa-Tani ; elles n’ont pu franchir les montagnes et traverser les déserts derrière lesquels la ville sacrée s’élève calme et paisible, se riant des vains efforts de ses ennemis pour la découvrir.

— Il y a deux soleils à peine, j’aurais parlé comme mon père, je me serais réjoui avec lui de cette ignorance des faces pâles ; mais aujourd’hui cela ne m’est plus possible.

— Comment cela ? Qu’est-il donc survenu dans un si court espace de temps, qui oblige mon frère à changer aussi brusquement d’opinion ? demanda le chasseur subitement intéressé, et redoutant d’apprendre une mauvaise nouvelle.

— Les faces pâles sont aux environs de la ville : on les a vues. Elles sont nombreuses et bien armées.

— Cela n’est pas, mon père se trompe ; ce sont des poltrons ou des vieilles femmes qui auront eu peur de leur ombre et auront fait courir ce bruit, répondit le Canadien, dont un frisson de terreur parcourut tous les membres.

— Ceux qui ont apporté cette nouvelle ne sont ni des poltrons qui ont peur de leur ombre ni des vieilles femmes bavardes, ce sont des chefs renommés ; aujourd’hui, au grand conseil, ils ont annoncé la présence d’un fort parti de visages pâles, cachés dans la forêt dont les arbres ont étendu pendant si longtemps leurs ramures protectrices devant nous pour nous dérober aux regards perçants de nos ennemis.

— Ces hommes, si nombreux qu’ils soient, à moins de former une véritable armée, ne se hasarderont pas à attaquer une ville aussi forte que celle-ci, défendue par d’épaisses murailles et renfermant un nombre considérable de guerriers d’élite.

— Peut-être ; qui peut le savoir ? Dans tous les cas, si les visages pâles ne nous attaquent pas, c’est nous qui les attaquerons : il faut que pas un d’entre eux ne revoie les terres des visages pâles ; notre sécurité et notre sûreté dans l’avenir l’exigent.

— Oui, cela doit être ainsi ; mais êtes-vous bien sûrs que les chefs dont vous parlez et dont j’ignore les noms ne vous aient pas trompé et ne soient pas des traîtres ?

Atoyac s’arrêta et lança un regard perçant au Canadien, qui le soutint d’un air calme, avec un visage impassible.

— Non, reprit-il au bout d’un instant, le Loup-Rouge et Addick ne sont pas des traîtres !

Le chasseur sembla réfléchir un instant, puis il s’écria d’un ton résolu qui en imposa à l’Indien :

— Non, en effet, ces deux chefs ne sont pas des traîtres, mais ils sont en passe de le devenir avant peu ; les dangers qui nous menacent, ce sont eux qui les ont amassés sur nos têtes pour satisfaire leurs passions et leur soif de vengeance.

— Que mon frère s’explique, s’écria le chef au comble de l’étonnement. Ses paroles sont graves.

— J’ai eu tort de les prononcer, reprit le chasseur avec une feinte humilité. Je ne suis qu’un homme pacifique, auquel le Wacondah tout-puissant a donné la mission de soulager, selon la science qu’il lui a accordée, les maux de l’humanité ; je ne dois pas, faible arbrisseau, chercher à déraciner le chêne noueux dont le poids, en tombant, suffirait pour me renverser. Que mon frère me pardonne, je me suis imprudemment laissé emporter par mon indignation.

— Non, non, s’écria le chef en lui serrant le bras avec force, cela ne peut être ainsi ; mon père a commencé, il faut qu’il termine et qu’il me dise tout.

Avec cette promptitude de conception qui le distinguait, le chasseur avait subitement conçu tout un plan fondé sur la méfiance qui forme le fond du caractère indien ; il feignit de résister aux injonctions du chef et de ne pas vouloir entrer dans de plus grands détails sur ce qu’il avait laissé entrevoir ; mais plus le soi-disant médecin s’obstinait à ne rien dire, plus le chef, de son côté, insistait pour le faire parler. Enfin le chasseur feignit de se laisser intimider par les prières mêlées de menaces que lui faisait son hôte, et, tout en protestant de la crainte qu’il avait de s’attirer la haine de deux chefs renommés, il consentit enfin à donner les renseignements qui lui étaient demandés avec tant d’insistance.

— Voici les faits, dit-il ; je les raconterai à mon frère tels qu’ils sont venus à ma connaissance ; seulement mon frère m’engage sa parole que, quelle que soit la résolution qu’il prendra après m’avoir entendu, il ne me mêlera en rien, moi, homme paisible et craintif, dans cette affaire ; que mon nom même ne sera pas prononcé, et que les chefs dont je vais lui dévoiler la conduite ignoreront ma présence à Quiepaa-Tani.

— Que mon père parle en toute confiance ; je lui jure par le nom sacré du Wacondah et par la grande Ayotl — tortue — que, quoi qu’il arrive, son nom ne sera pas mêlé à cette affaire : nul ne saura de quel façon j’ai obtenu les renseignements qu’il me donnera. Atoyac est un des premiers sachems de Quiepaa-Tani ; lorsqu’il lui plaît de dire une chose, ses paroles n’ont pas besoin d’être confirmées par d’autres témoignages que le sien.

Ainsi que cela arrive souvent, dans la circonstance présente, à part l’inquiétude causée par les habiles réticences du chasseur, le chef n’était pas fâché de l’importance qu’allaient sans doute lui donner les détails qu’il allait apprendre et le rôle qu’il serait indubitablement appelé à jouer dans les événements qui en seraient la suite.

— Och ! reprit le chasseur avec un geste de satisfaction, puisqu’il en est ainsi, je parlerai.

Alors le Canadien fit à son complaisant et crédule auditeur une longue histoire extrêmement embrouillée, où la vérité était si adroitement mêlée au mensonge qu’il aurait été impossible à l’homme le plus fin de distinguer l’une de l’autre ; mais dont il résultait que, si les blancs étaient parvenus aux environs de la ville, c’étaient Addick et le Loup-Rouge qui les avaient entraînés sur leurs traces, en ne cachant leur piste que tout juste ce qu’il le fallait pour que ceux qui les poursuivaient ne la perdissent pas. L’ensemble des faits racontés par le chasseur était si habilement groupé que les deux chefs enveloppés dans ce réseau de mensonges et de vérités, devaient incontestablement être convaincus de trahison s’ils étaient sérieusement interrogés, ainsi que le digne chasseur l’espérait, nous devons l’avouer, dans son for intérieur.

— Je ne me permettrai aucune réflexion, ajouta-t-il en terminant ; mon frère est un chef sage et un guerrier expérimenté, il jugera beaucoup mieux que je ne saurais le faire, moi pauvre vermisseau, de la gravité des choses qu’il vient d’entendre ; seulement je le supplie de se souvenir de ce qu’il m’a promis.

— Atoyac n’a qu’une parole, répondit le chef ; que mon père se rassure ; mais ce que j’ai entendu est extrêmement sérieux ; ne perdons pas davantage de temps, il faut que je me rende auprès du premier chef de la ville.

— Peut-être est-ce dans une bonne intention que les deux sachems ont attiré si près de nous les visages pâles, insinua le chasseur ; ils espèrent peut-être s’en emparer ainsi plus facilement.

— Non, répondit d’un air sombre Atoyac, leur intention ne peut être que perfide ; il faut déjouer le plus tôt possible leurs machinations : sans cela de grands malheurs arriveront, surtout après la décision du conseil, qui donne au Loup-Rouge, sous les ordres du gouverneur, le commandement des guerriers destinés à agir à l’intérieur.

Heureusement pour le Canadien, le chef Atoyac était l’ennemi personnel du Loup-Rouge et d’Addick, ce qui l’empêcha de remarquer avec quelle adresse sournoise le chasseur l’avait amené à écouter son récit.

Les deux hommes reprirent à grands pas leur course interrompue, et au bout de quelques minutes ils atteignirent le palais des vestales. Après quelques pourparlers avec le guerrier chargé de la garde de la porte, le chef et le soi-disant médecin furent introduits dans l’intérieur. Le grand-prêtre vînt avec empressement au devant des arrivants qu’il attendait avec impatience. L’amantzin envisagea le chasseur avec une attention soupçonneuse et lui fit subir un interrogatoire semblable à celui auquel, dans la matinée, l’avait déjà soumis Atoyac.

Ses réponses, préparées de longue main, convinrent au grand-prêtre ; car, quelques minutes plus tard, il le conduisit, suivi par le chef, dans les appartements réserves du palais, afin de constater l’état de maladie des deux jeunes filles.

Le cœur du Canadien était en proie à la plus violente émotion, de grosses gouttes de sueur perlaient sur son visage. Du reste, la position critique dans laquelle il se trouvait était bien de nature à lui inspirer de sérieuses inquiétudes. Ce qu’il redoutait le plus était de ne point conserver son sang-froid et son impassibilité en présence des jeunes filles : il avait un trop grand intérêt à ne pas se trahir pour n’avoir pas la force de rester maître de lui, quoi qu’il arrivât ; mais ce qu’il craignait par-dessus tout était l’effet que sa présence pourrait produire sur les jeunes filles si, malgré la perfection du déguisement qui le cachait, elles le reconnaissaient de prime-abord ou lorsqu’il se serait fait reconnaître ; car il était indispensable, pour le succès de la ruse qu’il devait employer, que celles qu’il allait voir sussent à qui elles avaient affaire et entrassent franchement dans le rôle qu’il voulait leur faire jouer dans la comédie qu’il préparait. Ces réflexions et bien d’autres encore qui venaient en foule au chasseur imprimaient malgré lui à sa physionomie un cachet de sévérité qui était loin de lui nuire dans l’esprit de ceux qui l’accompagnaient.

Ils arrivèrent enfin à l’entrée des appartements secrets, dont la porte, sur un geste du grand-prêtre, s’ouvrit toute grande devant eux. Mais aussitôt qu’ils eurent pénétré dans une vaste salle qui, vu l’absence de tout meuble, pouvait fort bien être comparée à un vestibule, l’amantzin se tourna vers Atoyac et lui intima l’ordre de l’y attendre, tandis qu’il conduirait le médecin auprès des captives.

Nous l’avons dit plus haut, l’habitation des vierges du Soleil était interdite à tous les hommes, excepté au grand-prêtre. Dans certaines circonstances, une autre personne pouvait être exceptée de cette règle, le médecin, et c’était, on le sait, en cette qualité que Bon-Affût devait y être introduit.

Atoyac était trop bien au courant de la loi sévère du palais pour se permettre la moindre observation ; seulement, lorsque le grand-prêtre se prépara à le quitter, il le retint respectueusement par sa robe, et se penchant à son oreille :

— Que mon père revienne promptement, lui dit-il à voix basse, j’ai d’importantes nouvelles à lui communiquer.

— D’importantes nouvelles ! répéta l’amantzin en le regardant d’un air interrogateur.

— Oui, fit le chef.

— Et elles me concernent ? continua lentement le grand-prêtre.

Atoyac sourit d’une façon confidentielle.

— Je le crois, dit-il, elles ont rapport au Loup-Rouge et à Addick.

L’amantzin eut un frémissement imperceptible.

— Je reviens, dans un instant, dit-il, avec un geste gracieux ; puis, se tournant vers le chasseur immobile à quelques pas et en apparence indifférent à ce qui se passait entre les deux hommes : Venez, ajouta-t-il. Le chasseur s’inclina et suivit le grand-prêtre. Celui-ci lui fit traverser une longue cour entièrement pavée en briques scellées sur champ, et, franchissant dix degrés de marbre veiné de bleu et de vert, il le fît entrer dans un petit pavillon isolé, complètement séparé du corps de bâtiment dans lequel les vierges du Soleil étaient renfermées. Le grand-prêtre referma derrière lui la porte qui leur avait donné accès dans le pavillon ; ils traversèrent une espèce d’antichambre, et l’amantzin, soulevant une draperie suspendue devant une porte assez étroite, introduisit le soi-disant médecin dans une salle splendidement meublée à l’indienne. Le grand-prêtre, afin de faire, s’il était possible, oublier aux jeunes filles qu’elles étaient captives, avait doré leur cage avec le plus grand soin en la garnissant de tous les objets de luxe et de confort qu’il supposait devoir les flatter.

Dans un élégant hamac en fils de palmier, entièrement garni de plumes, suspendu à deux anneaux d’or, à environ cinquante centimètres de terre seulement, était couchée une jeune femme dont le visage, d’une pâleur excessive, portait l’empreinte d’une profonde douleur et les traces évidentes d’une grande maladie.

Cette jeune femme était doña Laura de Real del Monte. Auprès d’elle, les bras croisés sur la poitrine et les yeux remplis de larmes se tenait doña Luisa, son amie, ou plutôt sa sœur par la souffrance et le dévouement ; l’état d’accablement dans lequel était plongé doña Luisa prouvait que, malgré la force de son caractère, elle aussi avait enfin depuis quelque temps abandonné tout espoir de sortir de la prison dans laquelle elle était renfermée et que la maladie s’était emparée d’elle.

Cette pièce, ne recevant pas de jour du dehors, était éclairée par quatre torches d’ocote retenues par des cercles d’or scellés dans la muraille et dont la lueur vacillante projetait autour d’elle des reflets blafards.

En apercevant les deux hommes, doña Laura fit un geste d’effroi et cacha son visage dans ses mains. Le chasseur comprit qu’il fallait brusquer le dénoûment de la scène qui se préparait ; il se tourna vers son guide :

— Le Wacondah est puissant, dit-il d’une voix imposante ; l’Ayotl — la tortue — sacrée supporte le monde sur son écaille ; son esprit est en moi, il m’inspire ; je dois rester seul avec les malades, afin de lire sur leur visage la nature du mal qui les tourmente.

Le grand-prêtre hésita ; il lança au soi-disant médecin un regard qui semblait vouloir lire ses plus secrètes pensées au fond de son cœur ; mais, bien qu’habitué depuis de longues années à abuser ses compatriotes avec ses jongleries mystiques, cependant il était Indien, et en cette qualité aussi accessible que ceux qu’il trompait aux craintes superstitieuses : il hésita.

— Je suis amantzin, dit-il avec un accent respectueux ; le Wacondah ne peut voir qu’avec satisfaction ma présence ici en ce moment.

— Que mon père demeure si tel est son plaisir ; je ne puis l’obliger à se retirer, répondit résolument le Canadien qui, coûte que coûte, voulait en finir ; maintenant je l’avertis que je ne réponds nullement des conséquences terribles que causera sa désobéissance ; l’esprit qui me possède est jaloux, il veut être obéi : que mon père réfléchisse.

Le grand-prêtre courba humblement la tête.

— Je me retire, dit-il ; que mon frère me pardonne mon insistance.

Et il sortit de la salle.

Le Canadien l’accompagna silencieusement jusqu’à la porte du vestibule, la referma soigneusement derrière lui, puis il courut vers les jeunes filles.

Celles-ci se reculèrent avec épouvante.

— Ne craignez rien, leur dit-il d’une voix entrecoupée, je suis un ami.

— Un ami ! s’écria doña Luisa qui s’était blottie toute tremblante dans un angle de la pièce.

— Oui, reprit-il rapidement, je suis Bon-Affût, le chasseur Canadien, l’ami, le compagnon de don Miguel.

Doña Laura se dressa dans son hamac, et un cri de surprise et de joie s’échappa de sa poitrine.

— Silence ! fit le chasseur, on nous écoute peut-être.

Doña Luisa considérait avec des yeux égarés cette scène dont le sens lui échappait.

— Vous ! Bon-Affût ! dit enfin Laura avec un accent impossible à rendre. Oh ! nous pouvons donc être sauvées ! nous ne sommes pas abandonnées de tous !

Se laissant glisser sur le sol, elle s’agenouilla pieusement, et, joignant les mains elle murmura avec ferveur pendant que son visage était baigné de larmes :

— Oh ! mon Dieu ! merci ! merci ! pardonnez-moi d’avoir douté de votre ineffable bonté.

Puis, se relevant vivement, elle saisit les mains du chasseur, et les lui serrant avec force :

— Don Miguel, lui dit-elle, où est-il ?

— Il est près d’ici, il vous attend. Mais, de grâce, écoutez-moi, les instans sont précieux.

— Oh, caballero, emmenez-nous ! emmenez-nous vite ! dit enfin doña Luisa complètement remise de l’émotion qu’elle avait éprouvée.

— Bientôt.

— Oui, oui, sauvez-nous ! s’écria doña Laura, mon père vous récompensera.

Bon-Affût sourit.

— Votre père sera bien heureux de vous revoir, dit-il doucement.

Doña Laura leva sur lui ses beaux yeux rayonnants de joie.

— Mon père, où est-il ? lui demanda-t-elle ; puis elle se reprit : Non, je ne puis le revoir, il est loin ! bien loin d’ici !

— Il est avec don Miguel dans la forêt ; tranquillisez-vous !

— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria la jeune fille, c’est trop de bonheur.

En ce moment, on entendit les pas pesants d’un homme qui montait les degrés de marbre.

— On vient, fit vivement le chasseur, prenez garde.

— Mais que faut-il faire ? demanda doña Laura à voix basse.

— Attendre et avoir confiance.

— Quoi, vous allez partir ?

— Nous quitter déjà ?

S’écrièrent-elles ensemble avec un mouvement d’effroi.

— Je reviendrai ; laissez-moi agir ; encore une fois, espoir et patience.

— Oh ! si vous nous abandonniez, si vous ne nous sauviez pas, s’écria Laura tout éplorée, nous n’aurions plus qu’à mourir !

— Oh ! ayez pitié de nous ! murmura doña Luisa.

— Fiez-vous à moi, pauvres enfants, répondit le chasseur plus ému qu’il ne voulait le paraître de cette naïve et profonde douleur. Retenez bien ceci : quoi qu’il arrive, quoi qu’on vous dise, quel que soit le bruit que vous entendiez, reposez-vous sur moi, sur moi seul ; car je veille sur vous, j’ai juré de vous sauver, et je réussirai.

— Merci ! firent-elles.

Les pas entendus précédemment s’étaient arrêtés après s’être rapprochés encore. Bon-Affût, après avoir fait un dernier geste aux jeunes filles pour leur recommander la prudence, composa son visage, ouvrit brusquement la porte et, sans prononcer une parole, il passa devant le grand-prêtre qu’il n’eut pas l’air d’apercevoir, en donnait les marques d’une agitation extrême, et courut vers l’endroit où était resté Atoyac à l’attendre, en faisant des gestes incompréhensibles. L’amantzin était muet de surprise ; au bout d’un instant il referma la porte que le chasseur avait laissé ouverte et suivit le médecin, mais comme s’il n’eût osé se rapprocher trop de lui.

Les jeunes filles ne savaient si elles n’étaient pas le jouet d’un rêve ; dès qu’elles se retrouvèrent seules, elles tombèrent dans les bras l’une de l’autre en éclatant en sanglots.


  1. Littéralement « pays rouge, » de tlapalli, rouge.
  2. Civilisateur du Mexique ; ce nom vient de quetzalli, plume, et coalt, serpent ; il signifie « serpent couvert de plumes. »