Amyot (p. 331-344).
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XXXI.

Le Tlacateotzin[1].

Deux heures après le lever du soleil, l’Aigle-Volant était de retour au camp ; l’Églantine l’accompagnait.

Le conseil fut immédiatement réuni, afin d’apprendre les nouvelles.

La jeune Indienne ne savait pas grand chose. Tout se résumait à ceci :

Les deux Mexicaines étaient encore dans la ville. Addick était absent, maison l’attendait d’un moment à l’autre.

Ces nouvelles, si brèves qu’elles fussent, étaient bonnes cependant ; car, bien que les détails manquassent, les chasseurs savaient que leurs ennemis n’avaient pas encore eu le temps d’agir. Il s’agissait donc de les devancer et d’enlever les jeunes filles avant qu’ils n’eussent les moyens de s’y opposer.

Mais, pour enlever les jeunes filles, il fallait s’introduire dans la ville, et là gisait la difficulté.

Difficulté qui, au premier abord, semblait insurmontable.

Dans ce moment de détresse, tous les yeux se tournèrent vers l’Aigle-Volant. Le chef souriait.

À l’expression d’angoisse peinte sur toutes les physionomies, l’Indien devina ce qu’on attendait de lui.

— L’heure est arrivée, dit-il ; mes frères pâles exigent de moi le plus grand sacrifice qu’ils puissent demander à un sachem, c’est-à-dire de leur ouvrir les portes de l’un des derniers refuges de la religion indienne, du principal sanctuaire où se conserve encore intacte la loi de Ilhuicamina[2], le plus grand, le plus puissant et le plus malheureux de tous les souverains qui ont gouverné le pays d’Hanahuac[3] ; cependant, afin de prouver à mes frères pâles combien mon sang coule rouge dans mes veines et combien mon cœur est pur et sans nuage, pour eux je le ferai, ainsi que je l’ai promis.

À cette assurance donnée par l’Aigle-Volant, dont la parole ne pouvait être révoquée en doute, tous les visages s’éclaircirent.

Le chef continua :

— L’Aigle-Volant n’a pas la langue fourchue ; ce qu’il dit, il te fait ; il introduira le grand chasseur pâle dans Quiepaa-Tani ; seulement, mes frères doivent oublier qu’ils sont guerriers et braves ; la ruse seule peut les faire triompher. Le grand chasseur des visages pâles a-t-il compris les paroles du chef ? est-il résolu à se fier à sa prudence et à son expérience ?

— J’agirai comme vous me l’indiquerez, chef, répondit Bon-Affût, qui savait que c’était à lui que s’adressait le Comanche ; je vous promets de me laisser entièrement guider par vous.

— Ooah ! reprit l’Indien en souriant, tout est bien alors ; avant deux heures, mon frère sera dans Quiepaa-Tani.

— Dieu veuille qu’il en soit ainsi et que ma pauvre enfant soit sauvée, murmura don Mariano.

— Je suis depuis longtemps habitué à lutter de ruse avec les Indiens, répondit le chasseur ; jusqu’à présent, grâce à Dieu, je me suis toujours assez bien tiré de mes rencontres avec eux ; j’ai, cette fois encore, bon espoir de réussir.

— Nous nous tiendrons prêts à vous venir en aide, si besoin était, dit don Miguel.

— Surtout, arrangez-vous de façon à ne pas être dépistés ; vous savez que ce traître de Domingo leur a donné l’éveil.

— Rapportez-vous-en à moi pour cela, Bon-Affût, dit Balle-Franche ; je sais ce que c’est que de jouer à cachecache avec les Indiens ; ce n’est pas la première fois que cela m’arrive, et je me souviens qu’en 1845, à l’époque où j’étais…

— Je sais, interrompit le Canadien, que vous n’êtes pas homme à vous laisser surprendre, mon ami, et cela me suffit ; seulement tenez-vous sur vos gardes, afin d’être prêt au premier signal.

— Et quel sera ce signal ? car il faut bien nous entendre, afin d’éviter un malentendu toujours regrettable qui, dans les circonstances où nous nous trouvons, pourrait avoir des conséquences excessivement graves.

— Vous avez raison ; lorsque vous entendrez le cri de l’épervier d’eau répété trois fois à intervalles égaux, alors il faudra agir vigoureusement.

— C’est compris, répondit Balle-Franche ; rapportez-vous-en à nous.

— Je suis prêt, dit Bon-Affût au chef ; que faut-il faire ?

— D’abord il faut vous habiller, répondit l’Aigle-Volant.

— Comment ! m’habiller ? fit le chasseur en jetant un regard étonné sur sa personne.

— Ooah ! mon frère croit-il donc qu’il entrera à Quiepaa-Tani avec ses vêtements de visage pâle ?

— C’est juste, un déguisement indien est de rigueur ; attendez un instant.

Le travestissement n’était pas long à opérer.

L’Églantine s’était modestement retirée dans l’épaisseur du bois, afin de ne pas assister à la toilette du chasseur.

En quelques minutes Bon-Affût avait tiré de ses alforjas un rasoir avec lequel il avait abattu barbe et moustache.

Pendant ce temps, le chef avait été cueillir une plante qui croissait en abondance dans la forêt. Après en avoir extrait le jus, l’Aigle-Volant aida le Canadien, qui s’était dépouillé de tous ses vêtements, à s’en teindre le corps et le visage. Puis le chef lui dessina, tant bien que mal, une ayotl, ou tortue sacrée, sur la poitrine, accompagnée de quelques ornements fantastiques qui n’avaient rien de belliqueux, et qu’il lui reproduisit sur le visage. Il donna aux cheveux, encore presque tous noirs du chasseur, une nuance blanchâtre destinée à le faire paraître très-âgé ; car on sait que chez les Indiens les cheveux conservent fort longtemps leur couleur ; il noua les cheveux sur le sommet de la tête, à la mode des Yumas, les Peaux-Rouges les plus voyageurs qui existent, et à gauche de cette touffe, afin de bien exprimer qu’elle ornait le chef d’un homme pacifique, il planta une plume de papagallo, au lieu de la mettre au milieu même du chignon, ainsi qu’ont coutume de le faire les guerriers.

Une fois ces préparatifs terminés, l’Aigle-Volant demanda aux Européens, qui avaient suivi avec curiosité les différentes péripéties de cette métamorphose, comment ils trouvaient leur compagnon.

— Ma foi, répondit naïvement Balle-Franche, si je n’avais pas assisté à sa transformation, je ne le reconnaîtrais pas ; et, à propos de cela, je me rappelle une singulière aventure qui m’arriva en 1836. Figurez-vous…

— Et vous, qu’en dites-vous ? reprit l’Indien en coupant impitoyablement la parole au Canadien et en s’adressant à don Miguel.

Celui-ci ne put s’empêcher de rire en regardant le chasseur.

— Ma foi, je le trouve affreux ; il ressemble si bien à un Peau-Rouge que je suis certain qu’il peut hardiment se risquer.

— Och ! les Indiens sont bien fins, murmura le chef ; cependant, je crois que, déguisé ainsi, si mon frère veut bien se pénétrer de l’esprit du personnage qu’il représente, il n’a rien à craindre.

— Je ne demande pas mieux ; seulement je vous ferai observer, chef, que j’ignore encore quel est le personnage que vous me destinez à représenter.

— Mon frère est un tlacateotzin, un grand médecin yuma.

— Pardieu ! l’idée est bonne ; de cette façon je pourrai m’introduire partout.

Le Comanche s’inclina en souriant.

— Je serai bien maladroit si je ne réussis pas, continua le chasseur ; mais, puisque je suis médecin, je ne dois pas oublier de me fournir de médicaments.

Bon-Affût, fouillant alors dans ses alforjas, en retira tout ce qui aurait pu le compromettre, et n’y laissa que sa trousse de voyage et une petite boîte à médicaments qu’il portait toujours avec lui, bagage précieux auquel il avait eu recours dans mainte occasion. Il ferma les alforjas, les jeta sur son dos, et se tournant vers le chef :

— Je suis prêt, lui dit-il.

— Bon ; l’Églantine et moi nous irons en avant, afin de faciliter la route à mon frère.

Le chasseur fit un signe d’assentiment.

L’Indien appela sa femme : tous deux, après avoir pris congé des aventuriers, s’éloignèrent.

Aussitôt que le chef eut disparu, le chasseur fit à son tour ses adieux à ses amis. C’était peut-être la dernière fois qu’il les voyait. Qui pouvait prévoir le sort qui lui était réservé au milieu des Indiens farouches aux mains desquels il allait se livrer sans défense ?

— Je vous accompagnerai jusqu’à la lisière de la forêt, lui dit don Miguel, afin de bien me rendre compte des moyens que je pourrai employer afin d’être à portée d’accourir à votre premier signal.

— Venez, lui dit laconiquement le chasseur.

Ils partirent suivis par les vœux de tous leurs compagnons, qui voyaient s’éloigner Bon-Affût avec un sentiment de tristesse et une anxiété inexprimable.

Les deux hommes marchaient côte à côte sans échanger une parole ; le Canadien était plongé dans de profondes réflexions ; don Miguel, lui, semblait en proie à une émotion dont il ne parvenait pas à se rendre maître. Il arrivèrent ainsi jusqu’aux derniers arbres de la forêt.

Le chasseur s’arrêta.

— C’est ici que nous devons nous quitter, dit-il à son compagnon.

— C’est vrai, murmura le jeune homme, en jetant un regard triste autour de lui. Et il se tut.

Le Canadien attendit un instant ; voyant enfin que don Miguel s’obstinait à garder le silence :

— N’avez-vous rien à me dire ? reprit-il.

— Pourquoi m’adressez-vous cette question ? lui demanda le jeune homme en tressaillant.

— Parce que, répondit le chasseur, ce n’est pas seulement afin de jouir plus longtemps de ma compagnie que vous êtes venu jusqu’ici, don Leo ; vous devez, je le répète, avoir quelque chose à me dire.

— Oui, c’est vrai, fit-il avec effort, vous avez deviné, j’ai à vous parler ; mais je ne sais comment cela se fait, ma gorge se serre, je ne puis trouver de paroles pour vous exprimer ce que j’éprouve. Oh ! si j’avais votre expérience et votre connaissance des langues indiennes, nul autre que moi, je vous assure, Bon-Affût, ne serait allé à Quiepaa-Tani.

— Oui, cela doit être ainsi, murmura le chasseur, se parlant à lui-même plutôt que répondant à son ami ; et pourquoi ne serait-ce pas ? l’amour est le soleil de la jeunesse ; tout aime dans le monde : pourquoi deux êtres beaux et bien faits resteraient-ils seuls insensibles l’un pour l’autre et ne s’aimeraient-ils pas ? Que voulez-vous que je lui dise pour vous, ajouta-t-il brusquement.

— Oh ! s’écria le jeune homme, vous vous êtes donc aperçu que je l’aimais ? Ce secret, que je n’osais m’avouer à moi-même, vous en êtes donc le maître ?

— Ne craignez rien pour cela, mon ami ; ce secret est aussi en sûreté dans mon cœur que dans le vôtre.

— Hélas ! mon ami, les paroles que je voudrais lui dire, ma bouche seule pourrait les prononcer avec l’espoir de les faire peut-être parvenir à son cœur. Ne lui dites rien, cela vaudra mieux ; seulement, apprenez-lui que je suis ici, que je veille sur elle, et que je mourrai ou qu’elle sera libre bientôt dans les bras de son père.

— Je lui dirai tout cela, mon ami.

— Et puis, ajouta-t-il en rompant par un mouvement fébrile une chaînette d’acier pendue à son cou et soutenant un petit sachet de velours noir, prenez cette amulette ; c’est tout ce qui me reste de ma mère, fit-il avec un soupir, elle la suspendit à mon cou le jour de ma naissance : c’est une relique sainte, un morceau de la vraie croix béni par le pape ; donnez-lui cela, qu’elle le garde précieusement ; cette amulette m’a préservé de bien des périls. C’est tout ce que je puis faire pour elle en ce moment. Allez, mon ami, sauvez-la, puisque, moi, je suis condamné à former des vœux stériles pour sa délivrance. Vous m’aimez, Bon-Affût ; je n’ajouterai qu’un mot : de la tentative que vous faites en ce moment résultera pour moi la vie ou la mort. Adieu ! adieu !

Saisissant par un mouvement nerveux la main du chasseur, il la serra avec force à plusieurs reprises, et se détournant brusquement afin de ne pas laisser voir ses larmes, il s’enfonça à pas précipités dans la forêt, où il disparut après avoir fait un dernier signe de la main à son ami qui le regardait s’éloigner.

Après le départ de don Miguel, le Canadien demeura un instant sombre et pensif, en proie à une indicible tristesse.

— Pauvre jeune homme, murmura-t-il en poussant un profond soupir, est-ce donc ainsi que l’on est quand on aime ?

Au bout d’un instant, il vainquit l’émotion étrange qui lui serrait le cœur, et relevant résolument la tête :

— Le sort en est jeté, dit-il, en avant !

Prenant alors la démarche tranquille et nonchalante d’un Indien, il se dirigea à pas lents vers la plaine, tout en jetant autour de lui des regards interrogateurs.

Aux rayons resplendissants du soleil qui s’était levé radieux, la verte campagne que traversait le chasseur avait pris un aspect réellement enchanteur. De même que la première fois qu’il était venu dans cette contrée, tout était en mouvement autour de lui.

Le Canadien, qui, à l’aide de son nouvel extérieur, pouvait examiner à loisir tout ce qui se passait, regardait curieusement le tableau animé qu’il avait sous les yeux ; mais ce qui fixa le plus son attention fut une troupe de cavaliers vêtus ou plutôt peints en guerre, armés de ces longs javelots et de ces longues flèches barbelées qu’ils manient avec une si grande dextérité et dont les blessures sont si dangereuses. La plupart portaient en outre un rifle en bandoulière et une reata à la ceinture, et, marchant en bon ordre, ils s’avançaient au trot vers la ville, paraissant venir du côté opposé à celui par lequel arrivait le chasseur.

Les nombreuses personnes répandues dans la campagne s’étaient arrêtées pour les examiner ; Bon-Affût, profitant de cette circonstance, pressa le pas afin de se mêler aux curieux, au milieu desquels, ainsi qu’il le désirait, il fut bientôt confondu, sans que personne songeât à lui accorder la moindre attention.

Les cavaliers allaient toujours le même train, sans paraître remarquer la curiosité qu’ils excitaient, ils se trouvèrent bientôt à une quarantaine de pas de la porte principale. Arrivés à cette distance, ils s’arrêtèrent.

Au même instant, trois cavaliers sortirent au galop de la ville, traversèrent en deux bonds le pont jeté sur le fossé, et vinrent à leur rencontre.

Trois guerriers se détachèrent alors de la première troupe et s’approchèrent d’eux.

Après quelques paroles échangées brièvement, les six cavaliers réunis rejoignirent le détachement qui était demeuré immobile en arrière et entrèrent avec lui dans la ville.

Bon-Affût, qui le suivait de près, arriva à la porte à l’instant où les derniers cavaliers disparaissaient dans la cité.

Le chasseur comprit que le moment était venu de payer d’audace : prenant alors l’air le plus insouciant qu’il lui fût possible d’affecter, bien que son cœur battit à lui briser la poitrine, il se présenta à son tour pour entrer.

Il avait aperçu à quelque distance l’Aigle-Volant et sa femme, arrêtés à causer avec un Indien qui semblait tenir un certain rang.

Cette vue redoubla le courage du hardi Canadien.

Il franchit hardiment le pont et arriva impassible en apparence devant la porte.

Alors une lance s’abattit devant lui et lui barra le passage.

À un geste de l’Aigle-Volant, l’Indien avec lequel il causait le quitta et se dirigea vers la porte.

C’était un guerrier de haute taille, auquel ses cheveux grisonnants et les rides nombreuses de son visage imprimaient un certain caractère de douceur, de finesse et de majesté ; il dit un mot à la sentinelle qui s’opposait au passage du chasseur ; celle-ci releva aussitôt sa lance et se recula de quelques pas après s’être respectueusement inclinée.

Le vieil Indien fit signe au Canadien d’entrer.

— Mon frère est le bienvenu dans Quiepaa-Tani, dit-il gracieusement en saluant le chasseur ; mon frère a des amis ici.

Bon-Affût, grâce à la vie qu’il menait depuis longtemps dans les Prairies, parlait plusieurs dialectes indiens avec autant de facilité que sa langue maternelle ; d’après la question que lui adressait le Peau-Rouge, il comprit qu’il était soutenu ; alors il prit l’aplomb nécessaire pour bien jouer son rôle et reprit :

— Mon frère est-il un chef ?

— Je suis un chef.

— Och ! que mon frère interroge ; Ometochtli répondra.

En changeant pour ainsi dire de personnalité, le chasseur avait aussi eu soin de changer de nom ; après des recherches longtemps stériles, il s’était enfin arrêté à celui de Ometochtli, comme se rapportant le mieux au personnage qu’il voulait représenter ; car, malgré son apparence formidable, ce nom signifie simplement Deux-Lapins[4], nom des plus inoffensifs, et parfaitement dans l’esprit du rôle adopté par le chasseur.

— Je n’ai pas à interroger mon frère, répondit le chef avec courtoisie ; je sais qui il est et d’où il vient ; mon frère est un des adeptes de la grande médecine, de la sage nation des Yumas.

— Le chef est bien renseigné, répondit le chasseur ; je vois qu’il a causé avec l’Aigle-Volant.

— Mon frère a quitté sa nation depuis longtemps ?

— Il y aura sept lunes aux premières feuilles que j’ai pris les mocksens du voyageur.

— Ooah ! reprit le chef avec un certain accent de respect ; où sont donc situés les territoires de chasse de la nation de mon frère ?

— Sur les bords du grand lac sans rivage — la mer. —

— Mon frère compte-t-il exercer la grande médecine à Quiepaa-Tani ?

— Je n’y viens que dans ce but et dans celui d’adorer le Wacondah dans le temple magnifique que la piété des Indiens lui a élevé dans la cité sainte.

— Très-bon ; mon frère est un homme sage ; sa nation est pacifique, dit-il en relevant la tête et redressant sa haute taille avec orgueil ; je suis un guerrier et on me nomme Atoyac.

Par un hasard étrange, le premier Indien avec lequel Bon-Affût se trouvait en rapport était le même qui avait reçu Addick et dont la femme avait été choisie par le grand-prêtre pour lui servir d’interprète auprès des jeunes filles ; il est vrai que ces deux circonstances étaient complètement ignorées du chasseur.

— Mon frère est un grand chef, répondit-il aux paroles de l’Indien.

Celui-ci s’inclina avec une modestie superbe en recevant cette flatteuse qualification.

— Je suis un fils de la sainte tribu à qui est confiée la garde du temple, dit-il.

— Que le Wacondah bénisse la race de mon frère.

Le chef était complètement sous le charme : les compliments du chasseur l’avaient enivré.

— Que mon frère Deux-Lapins me suive ; nous allons rejoindre ses amis qui nous attendent, puis nous nous rendrons dans mon calli, qui sera le sien pendant tout le temps de son séjour à Quiepaa-Tani.

Bon-Affût s’inclina respectueusement.

— Je ne suis pas digne de secouer la poussière de mes mocksens sur le seuil de sa porte.

— Le Wacondah bénit ceux qui pratiquent l’hospitalité ; mon frère Deux-Lapins est l’hôte d’un chef ; qu’il me suive donc.

— Je suivrai mon frère, puisque telle est sa volonté.

Et, sans plus de résistance, il se mit à marcher derrière le vieux chef, charmé au fond du cœur de s’être si bien tiré de cette première épreuve. Ainsi que nous l’avons dit, l’Aigle-Volant et l’Églantine étaient arrêtés à quelques pas dans l’intérieur, ils les eurent bientôt rejoints.

Tous les quatre, sans prononcer une parole, se dirigèrent vers la maison habitée par le chef et qui se trouvait située à l’autre extrémité de la ville.

Ce long trajet permit au chasseur de jeter un regard sur les rues qu’il traversait et de prendre une connaissance superficielle de Quiepaa-Tani.

Enfin ils arrivèrent à la demeure du chef.

Huilotl — le Pigeon, — la femme de Atoyac, assise les jambes croisées sur une natte en paille de maïs, confectionnait des tortillas, destinées probablement au dîner de son époux.

Non loin d’elle se tenaient trois ou quatre esclaves du sexe féminin appartenant à cette race bâtarde d’Indiens dont nous avons eu occasion de parler plus haut et auxquels, à juste titre, on peut appliquer la qualification de sauvages.

Au moment où le chef et ses hôtes entrèrent dans le calli, le Pigeon et ses esclaves levèrent les yeux avec curiosité.

— Huilotl, dit le chef avec dignité, je vous amène des étrangers : le premier est un grand et renommé sachem comanche ; vous le connaissez déjà, ainsi que sa femme.

— L’Aigle-Volant et l’Églantine sont les bienvenus dans le calli d’Atoyac, répondit-elle.

Le Comanche s’inclina légèrement sans prononcer un mot.

— Celui-ci reprit le chef en désignant le chasseur, est un célèbre tlacateotzin des Yumas ; il se nomme Deux-Lapins ; il habitera aussi avec nous.

— Les paroles que j’ai adressées au sachem des Comanches, je les répète pour le grand médecin des Yumas, dit-elle avec un sourire d’une certaine douceur ; le Pigeon est son esclave.

— Ma mère me permettra de baiser ses pieds, répondit galamment le Canadien.

— Mon frère baisera mon visage, reprit l’épouse du chef en tendant sa joue à Bon-Affût, qui l’effleura respectueusement de ses lèvres.

— Mes frères prendront le pulque de l’arrivée, continua le Pigeon ; la route est longue et poudreuse, et les rayons du soleil sont ardents.

— Le pulque désaltère la bouche aride des voyageurs, répondit Bon-Affût pour lui et ses compagnons.

La présentation était faite.

Les esclaves approchèrent des butaccas sur lesquelles les voyageurs s’étendirent ; des pots en terre rouge, assez semblables aux alcaforas espagnoles, remplis de pulque, furent apportés, et la liqueur, versée par la maîtresse de la maison elle-même dans des vases de corne, fut présentée par elle aux étrangers avec cette charmante et attentive hospitalité dont les Indiens seuls possèdent le secret.


  1. Littéralement homme-dieu. De tlacatl, homme, et teotl, dieu, nom donné par certaines tribus comanches à ceux qui exercent l’art de guérir.
  2. Surnom de Moctecuhzoma Ier : qui lance de flèches jusqu’au ciel. De ilhuicatl, ciel, et mitl, flèche. L’hiéroglyphe de ce roi est en effet une flèche qui frappe le ciel.
  3. Mexique.
  4. Ometochtli vient de ome, deux, et tochtli, lapin.