Amyot (p. 199-212).
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XX.

Le Jugement.


Le soleil avait disparu à l’horizon, l’ombre avait remplacé la lumière, les ténèbres, tombant du ciel, avaient couvert la forêt d’un impénétrable linceul de brune ; les gambucinos s’armant de branches d’ocote les allumèrent, et alors la clairière où se passaient les faits que nous rapportons se trouva fantastiquement éclairée de torches aux reflets sanglants, dont la lueur tourmentée se jouait sur les arbres et les individus réunis sous leurs larges ramures, et imprimait à tout un cachet étrange et sinistre.

Don Miguel, après avoir jeté autour de lui un regard pour solliciter l’attention, prit enfin la parole :

— Puisque vous avez trouvé ce portefeuille, dit-il, je n’ai plus rien à vous apprendre. C’est en effet votre frère qui a commis les crimes affreux que vous lui reprochez ; heureusement son but n’a pu être complètement atteint ; votre femme est morte, il est vrai, don Mariano, mais votre fille vit encore ; elle est en sûreté, c’est moi qui ai été assez heureux pour l’aracher à ses bourreaux et l’enlever de l’in pace horrible dans lequel ils l’avaient enfouie toute vivante ; votre fille, je vous la rendrai, don Mariano, je vous la rendrai pure et immaculée comme je l’ai prise dans son tombeau.

Don Mariano, si ferme dans la douleur, fut sans force pour la joie ; la commotion qu’il reçut fut tellement violente, qu’il roula sans connaissance sur le sol en joignant par un dernier effort les mains avec ferveur pour remercier le ciel de lui donner tant de joie, après l’avoir accablé de tant de souffrances. Les domestiques du gentilhomme, assistés par plusieurs gambucinos, s’empressèrent autour de lui et lui prodiguèrent tous les soins que réclamait son état.

Don Miguel laissa à l’émotion causée par la chute de don Mariano le temps de se calmer, puis après avoir, d’un geste, réclamé le silence :

— À nous deux, maintenant, don Estevan ! dit-il. Furieux de voir une de vos victimes vous échapper, vous n’avez pas craint de la poursuivre jusqu’ici, sachant que c’était moi qui l’avais sauvée ; vous m’avez dressé une embuscade, dans laquelle vous espériez me faire périr : l’heure est venue de régler nos comptes.

En reconnaissant qu’il n’avait plus son frère pour adversaire, don Estevan avait repris toute son audace et toute sa forfanterie. À cette interpellation, il s’était froidement redressé, et fixant sur le jeune homme un regard railleur :

— Oh ! oh ! dit-il avec ironie, monsieur l’homme de bien, vous ne seriez pas fâché de m’assassiner, n’est-ce pas ? pour me faire taire. Croyez-vous donc que je suis la dupe des beaux sentiments que vous étalez complaisamment ? Oui, vous avez sauvé ma nièce, c’est vrai, et je vous en remercierais si je ne vous connaissais pas aussi bien.

À ces singulières paroles, les assistants firent un mouvement de surprise qui n’échappa pas à don Estevan : satisfait de l’effet qu’il croyait avoir produit, il continua :

Le misérable avait jugé la question du premier coup d’œil : ne pouvant pas complètement s’innocenter, il résolut de tourner la difficulté, ce qu’il comptait faire d’autant plus facilement que le seul qui aurait pu le démentir était incapable de l’entendre, et par conséquent de lui imposer silence, en rétablissant les faits sous leur véritable jour. Prenant alors une physionomie placide :

— Mon Dieu, dit-il avec bonhommie, nul de nous n’est infaillible ; qui ne se trompe pas au moins une fois dans sa vie ? Loin de moi la pensée de chercher à amoindrir ce que l’action qu’on me reproche a d’odieux ; oui, j’ai menti à la foi jurée ; j’ai trompé mon frère, l’homme auquel je devais tout. Vous voyez, caballeros, que je fais bon marché de moi-même et que je n’essaie nullement de me disculper ; mais, de cette faute à commettre un crime, il y a un abime, et, grâce à Dieu, le reproche d’assassinat ne peut m’être fait, et je renvoie à qui de droit la responsabilité de cet acte inqualifiable.

— Mais à qui donc alors ? lui demanda don Miguel, étonné malgré lui et effrayé de l’astuce de cet homme.

— Eh ! mon Dieu, reprit-il avec un aplomb imperturbable, j’en rendrai responsables les gens trop zélés, qui toujours comprennent beaucoup plus qu’ils ne devraient comprendre, et qui, soit par convoitise, soit pour tout autre motif, vont toujours plus loin qu’il ne le faudrait ; certes, je l’avoue, je désirais m’emparer de la fortune de mon frère, mais je prétendais en devenir maître par les voies légales.

Les gambucinos, tous hommes de sac et de corde, doués d’une conscience extraordinairement élastique, qui, naturellement, les rendait fort peu scrupuleux en fait d’actions plus ou moins répréhensibles, étaient cependant épouvantés d’entendre une semblable théorie : ils se demandaient tout bas, avec cette naïve crédulité d’hommes à demi sauvages, si l’individu qu’ils avaient devant eux et qui parlait ainsi était réellement leur semblable, ou si plutôt l’esprit du mal n’avait pas pris cette enveloppe pour les tromper.

— Comprenez-moi bien, cabellero, reprit don Estevan dont la voix se raffermissait de plus en plus : la supérieure des bénédictines est ma parente, cette femme a pour moi une affection sans bornes ; lorsque je lui eus laissé entrevoir mes projets de fortune, elle m’engagea à y persévérer, m’assurant qu’elle connaissait un moyen infaillible de faire réussir ces projets ; je crus d’autant plus facilement à ses paroles, que pour moi ce moyen était des plus faciles et consistait simplement à obliger ma nièce à prendre le voile et à se faire religieuse ; je ne voyais pas plus loin, je vous le jure. Pauvre chère fille, je l’aimais trop pour désirer sa mort ! Tout marcha au gré de mes désirs, sans que je me mélasse de rien absolument ; ma belle-sœur mourut ; cette mort me parut toute naturelle, après les chagrins sans nombre qui l’avaient accablée. On m’accuse de l’avoir empoisonnée, c’est faux ; peut-être l’a-t-elle été, je ne soutiendrais pas le contraire ; mais, dans ce cas il faudrait accuser de ce crime ma parente, dont le but était évidemment de rapprocher de moi cette fortune que je convoitais. J’écrivis aussitôt à mon frère pour lui annoncer cette mort qui me peina réellement ; il ne reçut pas ma lettre ; je ne vois rien d’étonnant à cela, d’autant plus qu’il ne faisait pour ainsi dire que passer dans les villes où le menait son caprice. Souvent j’allais au couvent des bénédictines visiter ma nièce ; elle me paraissait assez décidée à prendre le voile ; la supérieure, de son côté, me répétait sans cesse de ne m’inquiéter de rien : je laissais donc aller les choses sans m’en occuper. Le jour où ma nièce devait prononcer ses vœux, j’allai au couvent : alors il se passa quelque chose d’inusité et de scandaleux ; au moment de faire profession, la jeune fille se ravisa et refusa net d’entrer en religion ; je me retirai, désespéré de ce contretemps. Le soir, une religieuse se présenta à mon hôtel et m’annonça que ma nièce, à la suite d’une scène fort vive avec la supérieure, avait été frappée d’une congestion cérébrale et était morte subitement. Cette nouvelle me causa une douleur inouïe ; toute la nuit je marchai dans ma chambre à coucher, déplorant ce nouveau et irréparable malheur qui accablait mon malheureux frère ; en y réfléchissant, un soupçon germa dans mon esprit ; cette mort me parut extraordinaire ; je redoutai un crime. Afin d’éclaircir mes soupçons, au point du jour j’accourus au couvent ; là, une nouvelle incroyable m’attendait : la communauté était bouleversée, l’effroi se montrait sur tous les visages ; pendant la nuit, une troupe d’hommes armés s’était introduite dans le couvent ; ma nièce avait été enlevée de son tombeau et emportée par ces hommes qui, en même temps, avaient emmené une jeune novice. Alors, convaincu que je ne m’étais pas trompé, qu’un crime avait été commis, je m’enfermai avec la supérieure dans sa cellule, et, à forces de menaces et de prières, je parvins à lui arracher la vérité ; mon horreur fut au comble en apprenant que mon infortunée nièce avait effectivement été enterrée toute vive. Une chose me restait à faire, un devoir à remplir ; découvrir ses traces, la retrouver afin de la ramener dans les bras de son père ; je n’hésitai pas : deux jours plus tard, j’étais parti. Voilà la vérité tout entière ; ma conduite a été répréhensible, coupable même ; mais, je le jure, elle n’a pas été criminelle.

Les assistants avaient écouté cette justification hasardée avec un silence glacial ; lorsque don Estevan se tut, pas un geste, pas un signe approbateur ne vint lui donner l’espoir d’avoir convaincu son auditoire.

— En supposant, ce que je n’admets pas, car il existe trop de preuves du contraire, que ce que vous dites soit la vérité, répliqua don Miguel, pour quelle raison avez-vous donc voulu m’assassiner, moi qui ai sauvé celle dont vous déploriez le malheur et que vous vouliez ramener dans les bras de son père ?

— Ne le comprenez-vous donc pas ? s’écria don Estevan avec un feint étonnement, faut-il donc tout vous dire ?

— Oui, tout, répondit sèchement le jeune homme.

— Eh bien ! oui, j’ai voulu vous assassiner, parce que, au presidio de Tubac, on m’avait assuré que vous n’aviez enlevé ma nièce que dans le but de la déshonorer ; je voulais venger sur vous l’outrage que je croyais que vous lui aviez fait.

Don Miguel pâlit à cette insulte.

— Infâme ! s’écria-t-il d’une voix tonnante ; osez-vous proférer une aussi odieuse calomnie !

Les assistants s’étaient récriés avec horreur aux paroles de don Estevan qui, malgré son audace, se sentant vaincu, fut contraint de baisser la tête sous le poids de la réprobation générale.

Bon-Affût se leva alors.

Caballeros, dit-il, vous avez entendu l’accusation portée contre cet homme par son frère. Pendant tout le temps qu’a duré cette accusation, vous avez remarqué sa contenance ; maintenant vous venez d’entendre sa défense ; nous l’avons laissé libre de tout dire, sans l’interrompre et sans chercher à l’intimider ; or l’heure de prononcer votre jugement est arrivée ; c’est toujours une chose sérieuse que de condamner un homme ; cet homme fût-il le dernier des misérables ; la loi du Lynch, vous le savez tous comme moi, ne connaît pas de moyens termes : elle tue ou elle absout. Bien que choisis pour juger cet homme nous ne voulons pas encourir seuls la responsabilité de cet acte ; réfléchissez donc sérieusement avant de répondre aux questions que je vous adresserai, et surtout souvenez-vous que de vos réponses dépendent la vie ou la mort de ce malheureux : caballeros, dans votre âme et conscience, cet homme est-il coupable ?

Il y eut un instant de silence suprême ; tous les visages étaient graves, tous les cœurs battaient avec force.

Don Estevan les sourcils froncés, le front pale, les bras Croisés sur la poitrine, mais la contenance ferme, car il état brave, attendait en proie à une anxiété que par la seule force de sa volonté, il parvenait à renfermer en lui-même.

Bon-Affût, après avoir attendu quelques minutes, reprit d’une voix lente et solennelle :

Caballeros, cet homme est-il coupable ?

— Oui, s’écrièrent les assistants d’une seule voix.

Cependant don Mariano, grâce aux soins de ses domestiques, commençait à donner quelques signes de vie, précurseurs de son retour à la connaissance.

Balle-Franche se pencha à l’oreille de Bon-Affût.

— Est-il convenable, lui dit-il à voix basse, que don Mariano assiste à la condamnation de son frère ?

— Non certes, répondit vivement le vieux chasseur ; d’autant plus que maintenant que le premier moment de colère est passé, il est probable qu’il intercéderait en sa faveur ; mais comment faire pour l’éloigner ?

— Je m’en charge, je vais le conduire au camp des gambucinos.

— Hâtez-vous.

Balle-Franche se leva et s’approcha de Bermudez avec lequel il échangea quelques mots oreille à oreille ; puis les deux domestiques, prenant leur maître dans leurs bras, disparurent avec lui dans les taillis, suivis par le chasseur et par l’Églantine, à laquelle le Canadien avait fait signe de venir. Dans l’état d’agitation et de surexcitation où se trouvaient les gambucinos, nul ne remarqua ce départ, le bruit des pas de plusieurs chevaux qui s’éloignaient ne fut même pas entendu.

Don Estevan seul s’aperçut de cet enlèvement dont il comprit la portée.

— Je suis perdu ! murmura-t-il.

Bon-Affût fit un geste, le silence se rétablit comme par enchantement.

— Quelle peine a mérité le coupable ? dit-il.

— La mort ! répondirent les assistants comme un écho funèbre.

Alors se tournant vers le condamné, le chasseur reprit :

— Don Estevan de Real del Monte, venu au désert dans des intentions criminelles, vous êtes tombé sous le coup de la loi du Lynch ; la loi du Lynch est la loi de Dieu : œil pour œil, dent pour dent, elle n’admet qu’une peine, celle du talion. C’est la loi primitive des anciens jours rendue à l’humanité. Vous aviez condamné une malheureuse jeune fille à être enterrée vive, et à mourir de faim. Vous allez être enterré vif, pour mourir de faim ; seulement, comme vous pourriez longtemps appeler la mort avant qu’elle daignât vous répondre, nous vous donnerons les moyens de faire cesser vos souffrances lorsque le courage vous manquera pour les endurer davantage. Nous sommes plus cléments que vous ne l’avez été vous-même envers votre malheureuse victime, vous ne serez enterré que jusqu’aux aisselles ; votre bras gauche sera laissé libre, et à votre portée on placera un pistolet afin que vous puissiez vous faire sauter la cervelle lorsque vous aurez assez souffert. J’ai dit. Cette condamnation est-elle juste ? ajouta-t-il en s’adressant aux assistants.

— Oui, dirent-ils d’une voix basse et concentrée, œil pour œil, dent pour dent.

Don Estevan avait écouté avec épouvante les paroles du vieux chasseur : l’horrible supplice auquel il était condamné le frappa de stupeur ; car bien qu’il s’attendit à recevoir la mort, celle-là lui semblait tellement épouvantable que dans le premier moment il ne put y croire ; pourtant lorsqu’il vit sur un signe de Bon-Affût deux gambucinos se mettre en devoir de creuser une fosse, ses cheveux se hérissèrent de terreur sur sa tête, une sueur froide perla à ses tempes, et d’une voix étranglée il s’écria en joignant les mains :

— Oh ! pas cette mort atroce, je vous en supplie, tuez-moi de suite.

— Vous êtes condamné, il vous faut subir votre peine telle qu’elle est prononcée, répondit froidement le vieux chasseur.

— Oh ! donnez-moi ce pistolet que vous m’avez promis, pour que je me brûle la cervelle à l’instant ; vous serez vengés.

— Nous ne nous vengeons pas ; ce pistolet vous sera remis lorsque nous partirons.

— Oh ! vous êtes implacables, s’écria-t-il en se laissant tomber sur le sol, où il se roula avec une rage impuissante.

— Nous sommet justes, dit encore Bon-Affût.

Don Estevan, arrivé au paroxysme de la fureur, se releva subitement, et, bondissant comme un jaguar, il se précipita tête baissée contre un arbre dans l’intention de se briser le crâne. Mais les gambucinos surveillaient trop attentivement ses mouvements pour lui laisser accomplir cette résolution désespérée ; ils s’emparèrent de lui, et malgré sa résistance acharnée et ses cris de bête fauve, ils le garrottèrent et le mirent dans l’impossibilité de faire un mouvement.

Alors sa colère se changea en désespoir.

— Oh ! s’écria-t-il, si mon frère était là, il me sauverait ! Mon Dieu ! mon Dieu ! Mariano ! à moi ! à moi !

Bon-Affût s’approcha de lui.

— Vous allez être descendu dans la fosse, lui dit-il ; avez-vous quelque disposition à prendre ?

— C’est donc vrai cet horrible supplice ! dit-il avec égarement.

— C’est vrai.

— Mais alors vous êtes des bêtes féroces.

— Nous sommes vos juges.

— Oh ! laissez-moi vivre, ne serait-ce qu’un jour.

— Vous êtes condamné.

— Malédiction sur vous, démons à face humaine ! Assassins ! de quel droit me tuez-vous ?

— Du droit qu’a tout homme d’écraser un serpent ; pour la dernière fois, avez-vous des dispositions à prendre ?

Don Estevan, brisé par cette effroyable lutte, garda un instant le silence : puis deux larmes tombèrent lentement de ses yeux brûlés de fièvre, et il murmura d’une voix douce, presque enfantine :

— Oh ! mes fils, mes pauvres chéris, que deviendrez-vous lorsque je ne serai plus là !

— Finissons-en, reprit le chasseur.

Don Estevan fixa sur lui son œil hagard.

— J’ai deux fils, dit-il, parlant comme dans un rêve ; ils n’ont que moi, moi seul, hélas ! et je vais mourir ! Écoutez, si vous n’êtes pas tout à fait une bête fauve, jurez-moi d’accomplir ce que je vais vous demander ?

Le chasseur se sentit malgré lui ému par cette douleur poignante.

— Je vous le jure, dit-il.

Le condamné parut rassembler ses idées.

— Du papier et un crayon, fit-il d’une voix brisée.

Bon-Affût avait encore le portefeuille qui lui avait été enlevé ; il déchira un feuillet et le lui remit avec le crayon.

Don Estevan sourit amèrement à la vue de son portefeuille ; il s’empara du papier et écrivit précipitamment quelques lignes, puis il plia le papier et le rendit au chasseur.

Un changement extraordinaire s’était opéré sur le visage du condamné : ses traits étaient calmes, ses regard doux et suppliants.

— Tenez, dit-il, je compte sur votre parole ; prenez cette lettre, elle est pour mon frère ; je lui recommande mes enfants, c’est à cause d’eux que je vais mourir. Qu’importe ! s’ils sont heureux, j’aurai toujours atteint mon but, c’est tout ce qu’il me faut. Mon frère est bon, il n’abandonnera pas les malheureux orphelins que je lui lègue. Je vous en supplie, remettez-lui ce papier.

— Avant une heure il sera entre ses mains, je vous le jure.

— Merci ; maintenant faites de moi ce que vous voudrez, peu m’importe ; j’ai assuré le sort de mes enfants, c’est tout ce que je voulais.

La fosse était creusée. Deux gambucinos saisirent don Estevan et le descendirent dedans, sans qu’il essayât une résistance inutile : lorsqu’il fut placé debout dans le trou, le sol arriva juste au niveau de ses aisselles, son bras droit fut attaché le long de son corps, le gauche laissé libre, puis on entassa la terre autour de ce vivant, qui déjà n’était plus qu’un cadavre.

Lorsque la fosse fut comblée, un gambucino prit une écharpe et s’approcha du condamné.

— Que prétendez-vous faire ? demanda-t-il avec terreur, bien qu’il devinât l’intention de cet homme.

— Vous bâillonner, répondit brutalement le gambucino.

— Oh ! fit-il.

Il se laissa bâillonner, sans avoir la conscience de ce qu’on lui faisait ; il était brisé.

Bon-Affût plaça alors un pistolet armé sous la main crispée du misérable, et se découvrant :

— Don Estevan, dit-il d’une voix grave et solennelle, les hommes vous ont condamné ; priez Dieu afin qu’il vous fasse miséricorde, car vous n’avez plus d’autre espoir que lui, maintenant.

Puis les chasseurs et les gambucinos remontèrent à cheval, éteignirent les torches et disparurent dans les ténèbres comme une légion de noirs fantômes.

Le condamné demeura seul dans les ténèbres que ses remords peuplaient de spectres hideux.

Le cou allongé, les yeux démesurément ouverts, l’oreille an guet, il regardait, il écoutait.

Tant qu’il entendit résonner au loin les pas des chevaux des gambucinos qui s’éloignaient, un fol espoir demeura au fond de son âme, il attendait, il espérait.

Qu’attendait il ? qu’espérait-il ? Lui-même n’aurait pu le dire ; mais l’homme est ainsi fait.

Peu à peu, tous les bruits s’éteignirent, et don Estevan se trouva enfin seul, au milieu d’un désert inconnu, sans secours d’aucune espèce à attendre de qui que ce fût.

Alors il poussa un profond soupir, referma la main sur la crosse du pistolet et appuya l’anneau glacé du canon sur sa tempe, en murmurant une dernière fois le nom de ses enfants.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cependant les gambucinos s’étaient éloignés en proie à ce sentiment de malaise indéfinissable qui, malgré lui, serre le cœur de l’homme lorsqu’il vient d’accomplir un acte dont tout en reconnaissant la nécessité et même la stricte justice, il sait qu’il n’avait peut-être pas le droit de prendre l’initiative.

Nul ne parlait, tous les fronts étaient inclinés ; ils venaient sombres et pensifs aux côtés les uns des autres, n’osant pas se communiquer leurs pensées et prêtant malgré eux l’oreille aux bruits mystérieux de la solitude.

Ils atteignaient à peine les dernières limites du couvert de la forêt : devant eux comme un long ruban d’argent les eaux du Rubio miroitaient aux rayons blafards de la lune ; ils allaient arriver au gué, lorsque tout à coup le bruit lointain d’un coup de feu résonna sourdement, repercuté par les échos des Quebradas.

Instinctivement, ces hommes cependant si braves et si éprouvés tressaillirent, et ils s’arrêtèrent avec un mouvement de stupeur, presque d’effroi.

Il y eut quelques secondes d’un silence funèbre.

Bon-Affût comprit qu’il fallait rompre le charme funeste qui pesait comme un remords sur tous ces hommes ; domptant avec peine l’émotion qui lui serrait la gorge :

— Frères ! dit-il d’une voix grave, la vindicte du désert est satisfaite, le misérable que nous avons condamné s’est enfin fait justice.

Il y a dans la voix humaine une puissance étrange et incompréhensible : ces quelques mots prononcés par l’éclaireur suffirent pour rendre à tous ces homme leur énergie première.

— Dieu lui fasse miséricorde ! répondit don Miguel.

— Amen ! firent les gambucinos en se signant avec dévotion.

Désormais le lourd poids qui pesait sur leur poitrine en était enlevé ; le coupable était mort, la logique implacable du fait accompli donnait encore une fois raison à la loi du Lynch et supprimait du même coup les regrets et les remords en mettant un terme à l’incertitude cruelle qui jusque-là les avait oppressés.

Don Stefano mort, celle qu’il avait si impitoyablement poursuivie était sauvée ; aux yeux de tous ces hommes au cœur de bronze, cette raison seule suffisait pour éteindre en eux toute pitié pour le coupable.

Une réaction subite s’opéra en eux, et ces natures rebelles un instant domptées se relevèrent plus fortes et plus implacables que jamais.

Sur un geste du Canadien la troupe reprit sa marche et bientôt elle disparut au milieu des dunes de sable qui couvrent les rives du gué del Rubio.

Le désert un instant troublé par le bruit du pied des chevaux sur les cailloux de la plage, retomba dans son calme et majestueux silence.