Amyot (p. 187-199).
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XIX.

Face à Face.


Après ces paroles, il y eut un moment d’attente, presque d’hésitation. Un silence de plomb semblait planer sur la forêt.

Don Stefano le premier surmonta l’impression de terreur qui, malgré lui, se glissait dans son âme.

— Eh bien, dit-il avec un regard méprisant et une voix claire et incisive, puisque ce n’est pas vous, où donc est-il, cet accusateur ? Se cacherait-il, à présent que l’heure est arrivée ? Reculerait-il devant la responsabilité qu’il a assumée ? Qu’il paraisse, je l’attends.

Don Miguel secoua la tête.

— Peut-être lorsqu’il paraîtra, trouverez-vous qu’il est venu trop tôt, répondit-il.

— Que voulez-vous de moi, alors ?

— Vous allez rapprendre.

Don Miguel était pâle et sombre ; un sourire triste errait sur ses lèvres blémies ; on voyait qu’il faisait des efforts inouïs pour surmonter sa faiblesse et se tenir ferme sur son siège.

Après quelques minutes de réflexion, il releva la tête.

— Comment vous nommez-vous ? demanda-t-il.

— Don Stefano Cohecho, répondit l’accusé sans hésiter.

Les juges échangèrent un regard.

— Où êtes-vous né ?

— À Mazatlan, en 1808.

— Quelle est voire profession ?

— Négociant à Santa-Fé.

— Quel motif vous a conduit dans le désert ?

— Je vous l’ai dit déjà à vous même.

— Répétez-le, reprit don Miguel toujours impassible.

— Je vous ferai observer que ces questions oiseuses et fort inutiles pour vous me fatiguent.

— Je vous demande quel motif vous a conduit dans le désert ?

— La faillite de plusieurs de mes correspondants m’a obligé de faire un voyage afin d’essayer de sauver quelques bribes de ma fortune compromise ; je suis dans le désert, parce que pour me rendre où je vais il n’y a pas d’autre route.

— Où allez-vous ?

— À Monterey, vous voyez la docilité que je mets à répondre à toutes vos questions, fit-il de ce même ton goguenard qu’il employait depuis qu’il avait été amené devant ses juges.

— Oui, reprit lentement et en appuyant sur chaque mot don Miguel, vous faites preuve d’une grande docilité ; je voudrais, pour vous, que vous fussiez aussi sincère.

— Qu’entendez-vous par ces paroles ? reprit don Stefano d’un ton hautain.

— J’entends qu’à chacune de mes questions vous avez répondu par un mensonge, dit nettement et sèchement don Miguel.

Don Stefano fronça le sourcil, son œil fauve lança un éclair fulgurant.

— Caballero ! s’écria-t-il, une telle insulte…

— Ce n’est pas une insulte, continua l’aventurier toujours impassible, c’est la vérité, et vous le savez aussi bien que moi.

— Je serais curieux de savoir ce que cela signifie, essaya de dire le Mexicain.

Don Miguel le regarda fixement.

Malgré lui, don Stefano baissa les yeux.

— Je vais vous satisfaire, dit l’aventurier.

— J’écoute.

— À ma première question, vous avez répondu que votre nom était don Stefano Cohecho ?

— Eh bien ?

— C’est faux, vous vous nommez don Estevan de Real del Monte.

Un frémissement imperceptible agita le corps de l’accusé.

Don Miguel continua :

— À ma deuxième question, vous avez répondu que vous étiez né à Mazatlan en 1808 ; c’est faux, vous êtes né à Guanajuato en 1805.

L’aventurier attendit un moment pour donner à celui qu’il interpellait ainsi le temps de répondre ; don Estevan, auquel nous conserverons désormais son nom véritable, ne jugea pas convenable de le faire ; il demeura froid et sombre.

Don Miguel sourit avec mépris et ajouta :

— À ma troisième question, vous m’avez répondu que vous exerciez la profession de négociant et que vous étiez établi à Santa-Fé ; c’est faux encore ; jamais vous n’avez été commerçant ; vous êtes sénateur, et vous résidez à Mexico ; enfin vous m’avez dit que vous ne faisiez que traverser le désert pour vous rendre à Monterey où vous appellent les intérêts de votre commerce supposé ; quant à cette dernière allégation, je n’ai pas besoin, je crois, de vous en démontrer la fausseté, elle ressort de l’ensemble même de vos autres réponses ; maintenant j’attends votre réponse, si vous en avez une à me faire, ce dont je doute.

Don Estevan avait eu le temps de se remettre du rude coup qu’il avait reçu ; aussi il ne se troubla pas croyant deviner d’où partait l’attaque et par quels moyens ceux devant lesquels il se trouvait étaient parvenus à obtenir les renseignements qu’ils possédaient sur lui ; il répondit d’un ton moqueur en pinçant ses lèvres d’un air narquois :

— Pourquoi donc supposez-vous que je ne puis vous répondre, caballero ? Rien ne m’est plus facile, au contraire, caspita ! Parce que, pendant mon évanouissement, vous avez, dirai-je volé ? non, je suis poli, je dirai donc enlevé adroitement mon portefeuille, qu’après l’avoir ouvert vous y avez trouvé certains renseignements, vous me les jetez à la face, convaincu que je resterai attéré en vous trouvant si au fait de mes affaires ! allons donc ! vous êtes fou, sur mon âme ; toutes ces choses ne sont que des niaiseries qui ne supportent pas l’analyse. Oui, c’est vrai, je me nomme don Estevan ; je suis né à Guanajuato en 1805, et je suis sénateur ; après ? Voilà-t-il pas de puissants motifs pour baser une accusation contre un caballero ! Cuerpo de Cristo ! suis-je donc le seul qui, dans le désert, porte un autre nom que le sien ? De quel droit, vous tous, qui ne vous désignez entre vous que par des surnoms, prétendriez-vous m’obligera ne pas suivre votre exemple ? Tout cela est le comble du ridicule, et si vous n’avez pas de meilleurs raisons à m’opposer, je vous engage à me laisser tranquillement vaquer à mes affaires.

— Nous en avons d’autres, répondit don Miguel d’un ton glacial.

— Je les connais, vive Cristo ! vos raisons ; vous m’accusez, n’est-ce pas, de vous avoir à vous, don Miguel, qui vous nommez aussi don Torribio et que parfois on appelle don José, vous m’accusez, dis-je, de vous avoir fait tomber dans un guet-apens, dont vous ne vous êtes sauvé que par miracle ; mais ceci est une affaire entre vous et moi, dont Dieu seul doit être juge.

— Ne mettez pas le nom de Dieu en avant, il n’a rien à voir dans cette affaire ; je vous ai dit déjà que je n’étais pas votre accusateur, mais votre juge.

— Fort bien ; rendez-moi mon portefeuille et restons-en là, croyez-moi ; car dans tout cela je ne vois pas trop l’avantage qu’il y aura pour vous, à moins que vous ayez résolu de m’assassiner, ce qui serait fort possible, auquel cas à votre aise ; je n’ai pas la prétention de lutter contre les trente ou quarante bandits qui m’entourent. Ainsi tuez-moi, si bon vous semble, mais terminez-en.

Don Estevan prononça ces paroles d’un ton de souverain mépris dont ses juges, en hommes dont le parti est pris d’avance, ne parurent pas s’apercevoir.

— Nous ne vous avons pas volé votre portefeuille, répondit don Miguel, nul de nous ne l’a vu, encore moins ouvert ; nous ne sommes pas des bandits et nous n’avons aucunement l’intention de vous assassiner. Nous sommes convoqués pour vous juger d’après les règles de la loi du Lynch, et nous nous acquittons de ce devoir avec toute l’impartialité dont nous sommes capables.

— Mais alors, puisqu’il en est ainsi, que celui qui m’accuse paraisse, je le confondrai. Pourquoi s’obstine-t-il à se cacher ? la justice doit se rendre à la face de tous. Qu’il vienne, cet homme qui prétend faire peser sur moi la responsabilité de crimes que j’ignore ; qu’il vienne, et je lui prouverai qu’il n’est qu’un vil calomniateur.

À peine don Estevan prononçait-il ces paroles que les branches d’un buisson voisin s’écartèrent, et un homme parut ; il s’avança à grand pas vers le Mexicain, et lui posant résolument la main sur l’épaule :

— Prouvez-moi donc que je ne suis qu’un vil calomniateur, don Estevan, dit-il d’une voix basse et concentrée en plongeant son regard dans le sien avec une expression de haine implacable.

— Oh ! s’écria don Estevan, mon frère ! Et chancelant comme un homme ivre, il recula de quelques pas, le visage couvert d’une pâleur mortelle, et les yeux injectés de sang et démesurément ouverts.

Don Mariano le maintint d’un bras ferme pour l’empêcher de rouler sur le sol, et approchant presqu’à le toucher son visage du sien :

— C’est moi qui t’accuse, Estevan, dit-il. Maudit qu’as-tu fait de ma fille ?

L’autre ne répondit pas : don Mariano le considéra un instant avec une expression impossible à rendre et le rpoussa dédaigneusement par un geste de souverain mépris. Le misérable trébucha, étendit les bras, cherchant instinctivement à se retenir ; mais les forces lui manquèrent ; il tomba sur ses genoux en cachant son visage dans ses mains avec une expression de désespoir et de rage trompée dont nul pinceau ne saurait exprimer la hideur.

Les assistants étaient demeurés calmes et impassibles, ils n’avaient pas prononcé un mot, pas fait un geste ; seulement une terreur secrète s’était emparée d’eux, et ils échangeaient des regards qui, si l’accusé avait pu les apercevoir, lui auraient révélé le sort que dans leur pensée ils lui réservaient.

Don Mariano ordonna d’un geste à ses deux domestiques de le suivre, et l’un à sa droite l’autre à sa gauche, il se plaça au centre de la clairière, en face du tribunal improvisé, et prit la parole d’une voix forte, claire et accentuée,

— Écoutez-moi, caballeros, et lorsque j’aurai dît tout ce que j’ai à vous dire sur cet homme que vous voyez là brisé et confondu, avant même que j’aie prononcé un mot, vous le jugerez sans haine et sans colère avec votre conscience. Cet homme est mon frère : jeune, pour une cause qu’il n’est pas nécessaire d’expliquer ici, notre père voulut le chasser de sa présence ; j’intercédai pour lui et j’obtins, sinon sa grâce tout entière, du moins qu’il fût toléré sous le toit paternel. Les jours se passèrent minute à minute, les années s’écoulèrent, l’enfant devint homme ; mon père en mourant m’avait donné toute sa fortune au préjudice de son autre fils qu’il avait maudit ; je déchirai le testament, j’appelai cet homme auprès de moi, et je lui restituai, à lui mendiant et misérable, cette part de richesse et de bien-être dont, à mon avis, mon père n’avait peut-être pas eu le droit de le priver.

Don Mariano se tut et se tourna vers ses domestiques.

Les deux hommes étendirent en même temps le bras droit, se découvrirent de la main gauche, et tous deux en même temps, comme s’ils répondaient à la muette interrogation de leur maître :

— Nous affirmons que tout cela est strictement vrai, dirent-ils.

— Ainsi cet homme me devait tout, fortune, position, avenir ; car, grâce à mon influence, j’étais parvenu à le faire élire sénateur. Voyons maintenant comment il m’a récompensé de tant de bienfaits et quelle a été sa reconnaissance. Il avait réussi à me faire oublier ce que je considérais comme des erreurs de jeunesse et à me persuader qu’il était entièrement revenu au bien ; sa conduite était en apparence irréprochable : dans différentes circonstances il avait même affecté un rigorisme de principes dont j’avais été obligé de le reprendre, enfin il était parvenu à faire de moi sa dupe, s’appliquant avec une profondeur de scélératesse qui passe toute expression à épaissir le bandeau qu’il avait étendu sur mes yeux. Marié et père de deux enfants, il les élevait avec une sévérité qui, pour moi, était la preuve de sa conversion, et il avait soin de me répéter souvent : « Je ne veux pas que mes enfants deviennent ce que j’ai été. » À la suite d’un de ces innombrables pronunciamientos qui minent et démembrent notre beau pays, rendu, je ne sais par quelle machination ténébreuse, suspect au nouveau gouvernement, je fus obligé de prendre du jour au lendemain la fuite pour sauver ma vie menacée ; je ne savais à qui confier ma femme et ma fille, qui, malgré leur désir, ne pouvaient me suivre ; mon frère s’offrit à veiller sur elles ; un secret pressentiment, une voix du ciel que j’eus le tort de mépriser me soufflait au fond du cœur de ne pas avoir foi en cet homme et de ne pas accepter sa proposition. Le temps pressait, il fallait partir : les soldats envoyés pour m’arrêter frappaient à coups redoublés à la porte de mon hôtel ; je confiai ce que j’avais de plus cher au monde à mon frère, à ce lâche que voyez là, et je m’enfuis. Pendant deux ans que dura mon absence, j’écrivis lettre sur lettre à mon frère sans jamais recevoir de réponse, j’étais en proie à une inquiétude mortelle ; enfin j’allais, en désespoir de cause, me résoudre à rentrer au Mexique, au risque d’être pris et fusillé, lorsque, grâce à certains amis qui faisaient des démarches incessantes en ma faveur, je fus rayé de la liste de proscription, et il me fut permis de rentrer dans ma patrie. Deux heures à peine après avoir reçu cette nouvelle je partis ; j’arrivais à la Vera-Cruz quatre jours plus tard ; sans prendre le temps de me reposer, je m’élançai sur un cheval, et tout d’une traite, ne quittant ma monture fatiguée que pour sauter sur une autre, je franchis les quatre-vingt-dix lieues qui séparent la Vera-Cruz de la capitale ; j’allai descendre tout droit chez mon frère, il était absent, mais une lettre de lui m’annonçait que, contraint par une affaire urgente de se rendre à la Nouvelle-Orléans, il serait de retour au bout d’un mois et me priait de l’attendre ; mais de ma femme et de ma fille, rien ; des intérêts de fortune que je lui avais confiés, pas un mot ; mon inquiétude se changea en terreur, j’eus le pressentiment d’un malheur : sortant à moitié fou de la maison de mon frère, je remontai sur le cheval ruisselant de sueur et à demi fourbu qui m’avait amené, et qui était demeuré à la porte sans que personne songeât a s’occuper de lui, et je me dirigeai, aussi vite qu’il me fut possible, vers mon hôtel : fenêtres et portes étaient fermées ; cette maison que j’avais quittée si riante et si animée, était silencieuse et morne comme un tombeau. Je restai un instant sans oser heurter a la porte ; enfin, je m’y décidai, préférant la réalité, toute terrible qu’elle pouvait être, à cette incertitude qui me rendait fou.

À cet endroit de sa narration, don Mariano s’arrêta, la voix brisée par l’émotion intérieure qu’il éprouvait et qu’il lui était impossible de dompter plus longtemps.

Il y eut un silence.

Don Estevan n’avait pas changé de position depuis le commencement de la narration faite par son frère, il paraissait plongé dans une profonde douleur et terrassé par les remords.

Au bout d’un instant, Bermudez, voyant que son maître était incapable de continuer son récit, prit à son tour la parole :

— Ce fut moi qui ouvris la porte ; Dieu m’est témoin que j’aime mon maître, que pour lui, sans hésiter, je sacrifierais ma vie avec joie. Hélas ! j’étais destiné à lui causer la plus grande douleur qu’il soit possible à un homme de souffrir : contraint de répondre aux questions dont il me pressait, je lui appris la mort de sa femme et celle de sa fille, toutes deux mortes à quelques semaines l’une de l’autre, au couvent des bénédictines. Le coup fut terrible : don Mariano tomba comme foudroyé. Un soir que, selon sa coutume depuis son retour, don Mariano, seul dans sa chambre à coucher, la tête dans ses mains, s’abîmait dans de tristes réflexions en contemplant avec des yeux pleins de larmes le portrait de ces êtres si chers qu’il ne devait jamais revoir, un homme embossé dans un large manteau, le sombrero rabattu sur les yeux, demanda à parler au seigneur de Real del Monte ; sur mes observations que sa seigneurie ne recevait personne, cet homme insista avec une ténacité étrange, disant qu’il avait à remettre à mon maître une lettre dont le contenu était de la plus haute importance ; je ne sais comment cela se fit, mais l’accent de cet homme me parut si sincère que, malgré moi, j’enfreignis les ordres positifs que j’avais reçus et je l’introduisis auprès de don Mariano.

Le gentilhomme releva alors la tête, et, appuyant la main sur le bras de son vieux domestique :

— Maintenant, laissez-moi continuer, Bermudez, dit-il ; du reste, ce que j’ai à ajouter est peu de chose.

Se tournant alors vers les chasseurs toujours impassibles et froids en apparence, il reprit :

— Lorsque cet homme fut devant moi : Seigneurie, me dit-il sans préambule, vous pleurez deux personnes qui vous étaient bien chères et dont le sort vous est inconnu.

— Elles sont mortes, répondis-je.

— Peut-être ! fit-il. Que donneriez-vous à celui qui vous apporterait, je ne dis pas une bonne nouvelle, mais un peu d’espoir ?

Sans répondre, je me levai, et allant à un meuble où je serrais mon or et mes bijoux :

— Tendez votre chapeau, lui dis je. En un instant, ce chapeau fut plein d’or et de diamants ; l’inconnu fit disparaître le tout, et s’inclinant vers moi ;

— Je me nomme Pepito, me dit-il ; je fais un peu tous les métiers ; un homme qu’il est inutile de vous nommer m’a confié ce chiffon de papier, avec injonction de vous le remettre aussitôt votre arrivée à Mexico. Je n’ai su que ce matin votre retour ; je viens ce soir accomplir l’ordre que j’avais reçu. Je lui arrachai le papier des mains et je le lus pendant que ce Pepito se confondait en remercîments que je n’écoutais pas, et se retirait. Voilà ce que contenait ce papier.

Don Miguel étendit le bras vers don Mariano.

— « Un ami de la famille de Real del Monte, dit-il d’une voix vibrante, avertit don Mariano qu’il a été indignement trompé par l’homme dans lequel il avait mis toute sa confiance et qui lui devait tout. Cet homme a empoisonné Doña Sérafina de Real del Monte : la fille de don Mariano a été enterrée toute vive dans un des in pace du couvent des Bernardines. Si le seigneur Real del Monte désire approfondir l’affreuse machination dont il a été victime, et peut-être revoir une des deux personnes que celui qui l’a trompé croit avoir fait disparaître pour toujours, que le señor don Mariano garde le plus complet silence sur le contenu de ce billet, qu’il feigne toujours la même ignorance, mais qu’il fasse en secret les préparatifs d’un long voyage que nul ne doit soupçonner. Le 5 novembre prochain, au coucher du soleil, un homme se trouvera au Teocali de Quinametzin (le Géant). Cet homme accostera don Mariano en prononçant deux noms : celui de sa femme et celui de sa fille ; alors il lui apprendra tout ce qu’il ignore, et peut-être pourra-t-il lui rendre un peu de ce bonheur qu’il a perdu. » Ce billet se terminait là, il n’était pas signé.

— C’est vrai, répondit don Mariano au comble de l’étonnement. Mais comment avez-vous appris ces détails ? C’est vous sans doute qui…

— Lorsqu’il en sera temps, je vous répondrai, fit don Miguel d’un ton péremptoire. Continuez.

— Que dirai-je de plus ? Je partis pour me rendre au rendez-vous étrange qui m’était assigné, nourrissant au fond de mon cœur je ne sais quel fol espoir. Hélas ! l’homme est ainsi fait qu’il se rattache à tout ce qui peut l’aider à douter d’un malheur. Aujourd’hui, Dieu, qui probablement m’a pris en pitié, m’a fait rencontrer cet homme qui est mon frère ; sa vue me causa un étonnement que je ne puis exprimer. Comment se trouvait-t-il ici, lui qui m’avait écrit qu’il partait pour la Nouvelle-Orléans ? Un vague soupçon, que j’avais toujours repoussé jusque-là me mordit au cœur avec une force telle que je commençai à croire, quoique cela me parût bien horrible, que mon frère était le traître auquel je devais tous mes maux. Cependant je doutais encore, je flottais indécis, lorsque ce portefeuille, perdu par ce misérable et retrouvé par le chef indien, l’Aigle-Volant, déchira tout à coup et fit tomber de mes yeux l’épais bandeau qui les couvrait, en me donnant toutes les preuves des odieuses machinations et des crimes commis par cet infâme, par ce fratricide indigne, dans le but ignoble de me dépouiller de ma fortune afin d’en faire jouir ses enfants. Voilà ce portefeuille, parcourez les papiers qu’il renferme, et décidez entre ce frère indigne et moi.

En disant cela, don Mariano tendit le portefeuille à don Miguel. Celui-ci le repoussa doucement

— Ces preuves sont inutiles pour nous, don Mariano, dit-il, nous en possédons de plus péremptoires encore.

— Que voulez-vous dire ?

— Vous allez me comprendre.

Et don Miguel se leva.

Sans bien s’expliquer pour quelle raison il en était ainsi, don Estevan sentit un frisson parcourir tout son corps, devinant par une espèce d’intuition que l’accusation de son frère n’avait rien d’aussi terrible que les faits que don Miguel se préparait à révéler ; il releva un peu la tête, pencha le corps en avant, et la poitrine haletante, les narines dilatées, fasciné pour ainsi dire par le chef des aventuriers, il attendit, en proie à une anxiété toujours croissante, qu’il plût à don Miguel de parler.