L’Ève future/Livre 1/09

Bibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 24-28).


IX.

Rétrospectivité.


La gloire — est le soleil des morts.
Honoré de Balzac


Edison, s’enfonçant en de nouveaux aspects de sa songerie de plus en plus sombre et railleuse, reprit bientôt :

― Ce qui est positivement surprenant dans l’Histoire ― et, même, inconcevable, ― c’est que, dans la foule des grands inventeurs, depuis tant de siècles, aucun n’ait découvert le Phonographe ! Et, cependant, la plupart d’entre eux ont innové des trouvailles d’une main-d’œuvre mille fois plus compliquée. Il est d’une confection si simple qu’elle ne doit rien aux matériaux de provenance scientifique. Abraham aurait pu le fabriquer et y prendre empreinte de sa vocation. Une barbe d’acier, une feuille de papier à chocolat, ou peu s’en faut, un cylindre de cuivre et l’on emmagasine les voix et les bruits de la terre et du ciel.

À quoi donc pensait l’ingénieur Bérose ? Si, remettant à plus tard ses études sur les formes du gnomon à Babylone, il y a quatre mille deux cents ans, il eût été doué d’un peu de sens et de réflexion, nul doute qu’il eût trouvé mon appareil. Et le subtil Erathosthène ? Au lieu de consacrer près d’un demi-siècle, en son observatoire d’Alexandrie, voici deux mille ans, à mesurer, (comme il l’a fait, d’ailleurs, fort exactement), l’arc de méridien compris entre les tropiques, n’eût-il pas été plus sage de songer, d’abord, à fixer une vibration quelconque sur une plaque de métal ? ― Et les Chaldéens ! Si… Mais non ! Ceux-là vivaient dans le bleu. ― Et le puissant Euclides ? Le logique Aristote ? Et Pythagore, le mathématicien poëte ? Et le grand Archimède, lui, qui défendant Syracuse à lui seul, procréait des grappins qui brisaient, des miroirs qui brûlaient les flottes romaines en pleine mer, n’était-il pas doué des mêmes facultés d’attention que moi ? Si j’ai découvert le Phonographe en remarquant que le son de ma voix faisait vibrer le fond de mon chapeau lorsque je parlais en cet objet, n’a-t-il pas découvert sa Loi des liquides en examinant l’eau de son bain ? Comment ne s’est-il pas aperçu avant moi que les vibrations du son, autour de nous, s’inscrivent en traces que l’on peut fixer comme une écriture.

Ah ! sans le méfait du soudard des hordes de Marcellus, qui l’assassina sur cette équation inconnue, je sens qu’il m’eût distancé dans ma découverte ! ― Et les ingénieurs de Karnac ? d’Ypsamboul ? Les architectes de la citadelle sacrée d’Ang-Kor, ces Michel-Ange inconnus d’un temple où se joueraient une ou deux douzaines de Louvres et dont la hauteur passait de moitié, je crois, celle de la pyramide de Chéops, ― temple visible et palpable, au nord du Cambodge, et dont chaque architrave, chaque parvis, chaque monstrueuse colonne, qui se nombrent par centaines, sont ciselées et découpées à jour, et cela sur une montagne entourée d’un désert de cent lieues !… temple tellement ancien qu’il est impossible d’en découvrir le dieu ni la provenance, ni de reconnaître le nom de la nation, perdue dans la nuit des âges, qui en construisit le vaste miracle ! Est-ce qu’il n’était pas plus facile d’imaginer le Phonographe que ce temple-là ? ― Et les mécaniciens du roi Goudhéa, mort il y a six mille ans, et, qui, au dire des inscriptions accades, n’était fier que d’avoir porté si loin les progrès dans les sciences et dans les arts ?

― Et ceux de Khorsabad, de Troie, de Baalbeck ?

Et les Mages des anciens satrapes de Mycie ? Les physiciens lydiens de Crésus, qui lui changeaient des points de vue en une nuit ? Et les forgeurs de Babylone, qu’employa pour détourner le cours de l’Euphrate, Sémiramis ? Et les architectes de Memphis, de Tadmor, de Sicyone, de Babel, de Ninive et de Carthage ? Et les ingénieurs d’Is, de Palmyre, de Ptolémaïs, d’Ancyre, de Thèbes, d’Ecbathane, de Sardes, de Sidon, d’Antioche, de Corinthe, d’Hiérosolyme ?… Et les mathématiciens de Saïs, de Tyr, de la Persépolis brûlée, de Bysance, d’Éleusis, de Rome, de Césarée, de Bénarès et d’Athènes ? ― Et tous les conditionneurs de merveilles, apparus par milliers, au milieu de ces immenses civilisations antiques, ― de celles dont il ne restait pas même un nom, une pierre, une trace de fumée au temps d’Hérodote, ― où donc ont-ils eu l’esprit de ne pas inventer, d’abord, le Phonographe ? Au moins nous pourrions, aujourd’hui, prononcer exactement leurs langues ainsi que leurs noms. Tant d’autres noms, soi-disant immortels, ne sont plus pour nous que des syllabes n’ayant aucun rapport de son avec celles qui appelèrent les fantômes dont nous voulons parler ! ― Comment le monde a-t-il pu se passer du Phonographe jusqu’à moi ? Je m’y perds. Les savants des nations oubliées ressemblaient donc aux nôtres, qui ne sont bons qu’à constater, le plus souvent, puis classer et perfectionner ce que les ignorants inventent et découvrent ?

Je dis qu’il est phénoménal que des hommes sérieux comme ceux d’il y a cinq mille ans ― (par exemple que les ingénieurs de Rhamsinit, de la onzième dynastie, qui trempaient le cuivre mieux que les armuriers d’Albacète ne trempent aujourd’hui l’acier, si bien que, leur secret ayant été perdu, nous ne pouvons, avec les plus puissants marteaux-pilons de nos usines, forger le moindre de leurs instruments de ce métal) ― il est, dis-je, phénoménal que, parmi des hommes de… cette trempe… enfin, un seul ne se soit pas trouvé qui ait pensé à reproduire sa propre voix d’une manière indestructible !… Après cela, peut-être, mon appareil a-t-il été inventé, dédaigné et oublié. Voici neuf cents ans, paraît-il, que mon téléphone a été mis au rebut dans la vieille Chine, cette patrie archi-séculaire et ressassée des aérostats, de l’imprimerie, de l’électricité, de la poudre, etc, ― et de tant de choses que nous n’avons pas encore découvertes. ― Qui ne sait que l’on a constaté, dans Karnac, des traces de rails datant de trois mille années ? du temps où les peuples ne vivaient que d’invasions ? ― Heureusement qu’aujourd’hui les inventions de l’Homme présentent des garanties de durée « définitive. » ― Certes, on se disait également cela du temps de Nabonassar, du temps même du prince touranien Xixouthros, c’est-à-dire voici environ sept ou huit mille ans, sauf erreur ; ― mais il faut admettre de toute nécessité qu’aujourd’hui ce sera « sérieux. » Pourquoi ? je n’en sais rien. L’essentiel est d’en être bien persuadé, voilà tout. Sans quoi, tout le monde, une fois fortune faite, se croiserait les bras. ― Moi tout le premier.