L’Ève future/Livre 1/10

Bibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 28-33).


X

Photographies de l’Histoire du monde.


PHOTOGRAPHIE À LA MINUTE :
Un Monsieur, entrant : ― Monsieur je désirerais avoir ma phot…

Le Photographe, se précipitant : ― N’achevez pas !… La voici. »

Cham.


Ici le regard de l’ingénieur tomba sur le grand réflecteur à magnésium où cette voix d’enfant s’était jouée tout à l’heure.

― La Photographie, elle aussi, est arrivée bien tard ! ― continua-t-il. N’est-il pas désespérant de songer aux tableaux, portraits, vues et paysages qu’elle eût recueillis jadis et dont le spectacle est à jamais détruit pour nous ? Les peintres imaginent : mais c’est la réalité positive qu’elle nous eût transmise. Quelle différence ! ― C’en est fait ! nous ne verrons plus, nous ne reconnaîtrons jamais, en leurs effigies, les choses et gens d’autrefois, ― sauf le cas où l’Homme découvrirait le moyen de résorber, soit par l’électricité, soit par un agent plus subtil, la réverbération interastrale et perpétuelle de tout ce qui se passe, ― découverte à venir sur laquelle il ne faut pas compter outre mesure, car il est plus que probable que tout le Système solaire aura été vaporisé par les fournaises du Zéta d’Hercule, qui nous attire seconde par seconde, ― ou, tout au moins, que notre planète aura été abordée et défoncée, malgré sa croûte de trois à dix lieues d’épaisseur, et réduite, comme tant d’autres, à l’état de sac à charbon par son satellite, ― ou, même, encore, qu’une vingt ou vingt-cinquième oscillation aux pôles nous aura inondés d’une nappe d’écume de trois ou quatre mille lieues, comme par le passé, ― avant qu’il ait été permis à notre espèce de bénéficier, d’une façon quelconque, de ce phénomène, avéré en effet, de l’éternelle réfraction intrastellaire de toutes choses.

C’est dommage.

Il nous eût été si agréable de posséder quelques bonnes épreuves photographiques, (prises au moment même du phénomène,) de Josué arrêtant le soleil, par exemple ? ― de quelques Vues du Paradis terrestre prises de l’Entrée aux épées flamboyantes ; de l’Arbre de la Science ; du Serpent ; etc. : ― de quelques vues du Déluge, prises du sommet de l’Ararat (l’industrieux Japhet, aurait, je le parierais, emporté un objectif dans l’arche s’il eût connu ce merveilleux instrument). Plus tard, on eût cliché les Sept Plaies d’Égypte, le Buisson ardent, le Passage de la mer Rouge, avant, pendant, et après l’épisode, le Mané, Thécel, Pharès, du festin de Balthazar ; le bûcher d’Assur-banipal, le Labarum, la Tête de Méduse, le Minotaure, etc., ― et nous jouirions, aujourd’hui, des portraits-cartes de Prométhée, des Stymphalides, des Sybilles, des Danaïdes, des Furies, etc., etc.

Et tous les épisodes du Nouveau-Testament ! Quelles épreuves ! ― Et toutes les anecdotes de l’Histoire des empires d’Orient et d’Occident ! Quelle collection ! Et les martyres ! et les supplices ! Depuis celui des sept Machabées et de leur mère, jusqu’à ceux de Jean de Leyde et de Damiens, sans omettre les principaux sacrifices des chrétiens livrés aux bêtes dans les cirques de Rome, de Lyon et d’ailleurs !

Et les scènes de torture, depuis le commencement des sociétés jusqu’à celles qui se sont passées dans les prisons de la San Hermandad au temps où les bons fraïles redemptors, nantis de leurs trousseaux de fer, massacraient, en leurs affreux loisirs, pendant des années, les Maures, les hérétiques et les juifs ? ― Et les questions qui ont été subies dans les cachots de l’Allemagne, de l’Italie, de la France, en Orient et dans l’Univers ? ― L’Objectif, aidé du Phonographe, (qui sont connexes,) en reproduisant à la fois la vue et les différents cris des patients, en eussent donné une idée complète, exacte. Quel enseignement salubre c’eût été dans les lycées, pour assainir l’intelligence des enfants modernes ― et même des grandes personnes ! ― Quelle lanterne magique !

Et les portraits de tous les civilisateurs, de Nemrod à Napoléon, de Moïse à Washington et de Koang-fu-Tsë à Mohammed ! ― Et des illustres femmes, de Sémiramis à Catherine d’Alfendelh, de Thalestris à Jeanne d’Arc, de Zénobie à Christine de Suède ?

Et les portraits de toutes les belles femmes, depuis Vénus, Europe, Psyché, Dalila, Rahel, Judith, Cléopâtre, Aspasie, Freya, Maneka, Thaïs, Akëdysséril, Roxelane, Balkis, Phryné, Circé, Déjanire, Hélène, etc, jusqu’à la belle Paule ! jusqu’à la Grecque voilée par la loi ! jusqu’à lady Emma Harte Hamilton !

Et tous les dieux, enfin ! et toutes les déesses ! jusqu’à la déesse Raison, sans oublier monsieur de l’Être ! Grandeur nature !

Hélas ! n’est-ce pas dommage qu’on n’ait pas les photographies de tout ce monde-là ? ― Quel album !

Et en Histoire naturelle ? En paléontologie, surtout ! ― Il est hors de doute que nous nous faisons une idée très défectueuse du mégathérium, par exemple, ― de ce pachyderme paradoxal, ― et que nos conceptions du ptérodactyle, cette chauve-souris, ce chéroptère géant, ― du plésiosaure, ce patriarche monstrueux des sauriens, ― sont, pour ainsi dire, enfantines. Ces intéressants animaux s’ébattaient ou voletaient, cependant, leurs squelettes l’attestent, à cette place même où je rêve aujourd’hui, ― et ce, voici à peine quelques centaines de siècles, moins que rien ; ― quatre ou cinq fois moins que l’âge du morceau de craie avec lequel je pourrais l’écrire sur une ardoise.

La Nature a bien vite passé l’éponge de ses déluges sur ces ébauches informes, sur ces premiers cauchemars de la Vie ! Que de curieuses épreuves il y aurait eu à prendre de toutes ces bêtes, cependant ! ― Hélas, visions disparues !

Le physicien soupira.

― Oui, oui, tout s’efface, en effet ! reprit-il ; ― même les reflets sur le collodion, même les pointillés sur les feuilles d’étain. Vanité des vanités ! tout est, bien décidément, vanité. Ce serait à se briser l’objectif, à se faire sauter le phonographe, à se demander ― les yeux aux voûtes (purement apparentes, d’ailleurs), du ciel, ― si la location de ce pan de l’Univers nous est gratuite et qui en solde le luminaire ? ― qui, en un mot, nous avance les frais de cette Salle si peu solide où se joue le vieux logogriphe ― et, enfin, d’où l’on s’est procuré tout ces lourds décors de Temps et d’Espace, si usés, si rapiécés, auxquels personne ne croit plus.

Quant aux mystiques, je puis leur soumettre une réflexion naïve, paradoxale, superficielle, s’ils veulent, mais singulière : ― N’est-il pas attristant de penser que si Dieu, le Très-Haut, le bon Dieu, dis-je, enfin le Tout-Puissant, (lequel, de notoriété publique, est apparu à tant de gens, qui l’ont affirmé, depuis les vieux siècles, ― nul ne saurait le contester sans hérésie ― et dont tant de mauvais peintres et de sculpteurs médiocres s’évertuent à vulgariser de chic les prétendus traits) ― oui, penser que s’Il daignait nous laisser prendre la moindre, la plus humble photographie de Lui, voire me permettre, à moi, Thomas Alva Edison, ingénieur américain, sa créature, de clicher une simple épreuve phonographique de Sa vraie Voix (car le tonnerre a bien mué, depuis Franklin), dès le lendemain il n’y aurait plus un seul athée sur la terre !

Le grand électricien, en parlant ainsi, plaisantait sourdement l’idée vague, ― indifférente, même, selon lui, ― de la réflexe et vivante spiritualité de Dieu.

Mais, en celui qui la réfléchit, l’Idée-vive de Dieu n’apparaît qu’au degré seul où la foi du voyant peut l’évoquer. Dieu, comme toute pensée, n’est dans l’Homme que selon l’individu. Nul ne sait où commence l’Illusion, ni en quoi consiste la Réalité. Or, Dieu étant la plus sublime conception possible et toute conception n’ayant sa réalité que selon le vouloir et les yeux intellectuels particuliers à chaque vivant, il s’ensuit qu’écarter de ses pensées l’idée d’un Dieu ne signifie pas autre chose que se décapiter gratuitement l’esprit.


En prononçant ces dernières paroles, Edison s’était arrêté dans sa marche méditative et considérait fixement les brumes lunaires sur l’herbe du parc, par l’ouverture de la grande croisée.

― Allons !… dit Edison, défi pour défi ! Puisque la Vie semble le prendre de si haut avec nous et ne daigne nous répondre que par un profond et problématique silence, ― nous allons bien voir si nous ne pouvons pas l’en faire sortir !… En tous cas, nous pouvons déjà lui montrer… ce qu’Elle est devant nous.

À ces mots, l’étrange inventeur tressaillit : ― il venait d’apercevoir, dans le rayon de lune, une ombre humaine, immobile, interposée entre lui et le dehors, derrière la porte vitrée du grand parc.

― Qui est là ?… demanda-t-il très haut, dans l’obscurité, ― en caressant tout doucement dans la poche de son grand sayon de soie violette, la crosse d’un court pistolet.