L’Ève future/Livre 1/04

Bibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 9-12).


IV

Sowana


Comment s’étonner de quelque chose.
Les Stoïciens.


Cependant, pas même une ombre n’était là.

Il tressaillit.

― Vous, Sowana ? demanda-t-il à haute voix.

― Oui. ― Ce soir, j’avais soif du beau sommeil ! J’ai pris l’anneau : je l’ai au doigt. Ce n’est pas la peine d’élever votre son de voix habituel : je suis auprès de vous ― et, depuis quelques minutes, je vous entends jouer avec des mots, comme un enfant.

― Et, physiquement, où êtes-vous ?

― Étendue sur les fourrures, dans le souterrain, derrière le buisson des oiseaux. Hadaly paraît sommeiller. Je lui ai donné ses pastilles et son eau pure, de sorte qu’elle est toute… ranimée.

La voix, ― rieuse sur cette dernière parole, ― de l’être invisible que l’électricien venait d’appeler Sowana, bruissait, toujours discrète et basse, en une patère des rideaux violacés. Celle-ci formait plaque sonore et frémissait sous un chuchotement lointain apporté par l’électricité : c’était un de ces nouveaux condensateurs, inventés d’hier à peine, où le prononcé des syllabes et le timbre des voix sont distinctement transmis.

― Dites-moi, mistress Anderson, reprit Edison après un instant de songerie, ― en ce moment seriez-vous sûre d’entendre ce qu’une autre personne me dirait ici ?

― Oui, si vous le redisiez vous-même, très bas, entre les lèvres, au fur et à mesure : la différence de l’intonation, dans vos réponses, me ferait comprendre le dialogue. ― Vous voyez : je suis un peu comme l’un des génies de l’Anneau, dans les Mille et une Nuits.

― En sorte, que si je vous priais de relier le fil téléphonique, avec lequel vous me parlez en ce moment, à la personne de notre jeune amie, le miracle dont nous avons parlé se produirait ?

― Sans aucun doute. C’est une chose prodigieuse d’ingéniosité et d’idéal, mais toute naturelle, ainsi réalisée.

Voici : ― vous, pour que je vous entende, en l’état mixte et merveilleux où je suis, toute saturée du fluide vivant accumulé en votre anneau, vous n’avez nul besoin de téléphone ; mais pour que vous m’entendiez, vous, ainsi que tel de vos visiteurs, ne faut-il pas que le téléphone, dont je tiens en ce moment l’embouchure, corresponde à une plaque sonore, si dissimulée qu’elle soit ?

― Mistress Anderson, dites-moi…

― Donnez-moi mon nom de sommeil. Ici, je ne suis plus seulement moi-même. Ici, j’oublie ― et ne souffre plus. L’autre nom me rappelle l’horrible terre où je tiens encore.

― Sowana, vous êtes absolument sûre de Hadaly, n’est-ce pas ?

― Oh ! vous me l’avez bien enseignée, votre belle Hadaly et je l’ai si bien étudiée que j’en réponds… comme de mon reflet dans une glace ! J’aime mieux être en cette enfant vibrante qu’en moi. Quelle créature sublime ! Elle existe de l’état supérieur où je me trouve en ce moment : elle est imbue de nos deux volontés s’unifiant en elle : c’est une dualité. Ce n’est pas une conscience, c’est un esprit ! ― Quand elle me dit : « Je suis une ombre, » je me sens troublée : ― Ah ! je viens d’avoir le pressentiment ― qu’elle va s’incarner !…

Après un léger mouvement de surprise pensive :

― Bien. Dormez, Sowana !… répondit à demi-voix l’électricien. ― Hélas ! il faut un troisième vivant pour que ce Grand-œuvre s’accomplisse !… Et qui, sur la terre, oserait s’en juger digne !


― Tenez, ce soir, je serai prête ! Une étincelle, et Hadaly apparaîtra !… dit la voix, de l’accent d’une personne qui s’endort.

Il y eut un moment de mystérieux silence après cette aussi étrange qu’incompréhensible conversation.

― En vérité, l’habitude même d’un phénomène pareil ne préserve pas tout à fait d’on ne sait quel vertige !… murmura, comme à lui-même, Edison. Et, décidément, au lieu de l’approfondir, ― je préfère encore songer à toutes ces paroles… inouïes… dont l’Humanité ne pourra jamais contrôler les accents, faute d’avoir imaginé, avant moi, le Phonographe.


Que pouvait signifier la subite légèreté d’esprit avec laquelle le grand ingénieur paraissait traiter, maintenant, le secret ― si singulier ! ― dont il venait d’être question ?

Ah ! les êtres de génie sont ainsi faits : souvent l’on croirait qu’ils cherchent à s’étourdir eux-mêmes sur leur véritable pensée : ce n’est qu’au moment où, comme un flamboiement, celle-ci se dévoile qu’on s’aperçoit… s’ils avaient leurs motifs pour sembler distraits, fût-ce dans la solitude.