L’Ève future/Livre 1/03

Bibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 5-9).


III

Les Lamentations d’Edison.


« Toute tristesse n’est qu’un amoindrissement de soi. »
Spinosa.


Il se parlait à voix basse :

― Comme j’arrive tard dans l’Humanité ! murmurait-il. Que ne suis-je l’un des premiers-nés de notre espèce !… Bon nombre de grandes paroles seraient incrustées, aujourd’hui, ne varietur, ― (sic), ― textuelles, enfin, sur les feuilles de mon cylindre, puisque son prodigieux perfectionnement permet de recueillir, dès à présent, les ondes sonores à distance !… Et ces paroles y seraient enregistrées avec le ton, le timbre, l’accent du débit et même les vices de prononciation de leurs énonciateurs.

Sans prétendre au cliché galvanoplastique du « Fiat lux ! » exclamation proférée, paraît-il, voici tantôt soixante-douze siècles (et qui, d’ailleurs, à titre de précédent immémorial, controuvée ou non, eût échappé à toute phonographie), peut-être m’eût-il été permis, ― par exemple, un peu après la mort de Lilith et pendant le veuvage d’Adam, ― de saisir et d’empreindre, dissimulé derrière quelque fourré de l’Eden, tout d’abord le sublime soliloque : ― « Il n’est pas bon que l’Homme soit seul ! » ― puis l’Eritis sicut dii ! le Croissez et multipliez !… enfin le sombre quolibet d’Elohim : Voici Adam devenu comme l’un de nous : ― etc !… Plus tard, une fois le secret de ma plaque vibrante bien répandu, n’eût-il pas été doux à mes successeurs de phonographier, au fort du paganisme, par exemple le fameux : À la plus belle !… le Quos ego !… les Oracles de Dodone, ― les Mélopées des Sybilles ?… etc. Tous les dires importants de l’Homme et des Dieux, à travers les âges, eussent été gravés ainsi, d’une manière indélébile, en de sonores archives de cuivre : de sorte qu’ultérieurement le doute n’eût jamais été possible sur leur authenticité.

Même parmi les bruits du passé, combien de sons mystérieux ont été perçus par nos prédécesseurs et qui, faute d’un appareil convenable pour les retenir, sont tombés à jamais dans le néant ?… Qui pourrait, en effet, de nos jours, se former une notion exacte ― par exemple du Son des trompettes de Jéricho ?… du Cri du taureau de Phalaris ?… du Rire des augures… du Soupir de Memnon à l’aurore ?… etc.

Voix mortes, sons perdus, bruits oubliés, vibrations en marche dans l’abîme et désormais trop distantes pour être ressaisies !… Quelle flèche atteindrait de tels oiseaux ?

Edison toucha négligemment un bouton de porcelaine, contre le mur, auprès de lui. Un éblouissant jet bleu, parti d’une vieille pile faradique, à dix pas de son fauteuil, et capable de foudroyer une certaine quantité d’éléphants, traversa, de son dissolvant éclair, un bloc de cristal ― puis disparut dans le même cent-millième de seconde.

― Oui, continuait en son nonchaloir le grand mécanicien, j’ai bien cette étincelle… qui est au son ce que la levrace vierge est au chélonien : elle pourrait accorder une avance de cinquante siècles et plus, dans les gouffres, aux anciennes vibrations parties de la terre !… mais, sur quel fil, sur quelles traces la dépêcher vers elles ?… Comment lui apprendre à les rapatrier, une fois ressaisies ? à les rabattre sur le tympan de leur chasseur ?… Cette fois le problème semble, au moins, insoluble.

Edison secoua mélancoliquement, du bout de son petit doigt, la cendre de son cigare : ― après un silence, il se leva, non sans un sourire, et se mit à faire les cent pas dans le laboratoire.

― Et penser qu’après six mille et quelques années d’une lacune aussi préjudiciable que celle de mon Phonographe, reprit-il, quantité de lazzis, émanés de l’indifférence humaine, ont salué l’apparition de mon premier essai !… « Jouet d’enfant ! » grommelait la foule. Certes, je sais que, prise à l’improviste, quelques jeux de mots lui sont d’un soulagement indispensable et lui donnent le temps de se remettre… Cependant, à sa place, en fait de jeux de mots, je me fusse, du moins, efforcé d’en parfaire quelques-uns d’un aloi supérieur à celui des grossiers calembours qu’elle n’a pas rougi de risquer à mon sujet.

Ainsi, j’eusse blâmé, par exemple, le Phonographe, de son impuissance à reproduire, en tant que bruits, le bruit… de la Chute de l’Empire romain… les bruits qui courent… les silences éloquents… et, en fait de voix, de ce qu’il ne peut clicher ni la voix de la conscience ?… ni la voix ― du sang ?… ni tous ces mots merveilleux qu’on prête aux grands hommes… ni le Chant du Cygne… ni les sous-entendus… ni la Voie lactée ? non ! Ah ! je vais trop loin. ― Seulement pour satisfaire mes semblables, je sens bien qu’il faut que j’invente un instrument qui répète avant même qu’on ait parlé, ― ou qui, si l’expérimentateur lui souffle : « Bonjour, monsieur ! » réponde : « Merci, comment vous portez-vous ? » Ou qui, s’il arrive qu’un oisif éternue dans l’auditoire, lui crie : « À vos souhaits ! » ou : « Dieu vous bénisse ! » etc.

Ils sont étonnants, les hommes.

J’accorde que la voix de mes premiers phonographes avait l’air d’être, en effet, celle de la Conscience parlant avec la pratique de Polichinelle ; mais l’on pouvait attendre, que diable ! avant de se prononcer si lestement, que le Progrès les eût rendus ce qu’aux premières plaques de Nicéphore Niepce ou de Daguerre, sont les épreuves photochromiques ou héliotypiques actuelles.

― Eh bien, puisque la monomanie du doute est inguérissable à notre égard, je tiendrai secret, jusqu’à nouvel ordre, le surprenant, l’absolu perfectionnement que j’ai découvert !… ― et qui est là, sous terre ! ― ajouta Edison en frappant légèrement du pied. ― J’écoulerai, de la sorte, pour cinq ou six millions de vieux phonographes ― et puisque l’on veut rire… je rirai le dernier.

Il s’arrêta, songea quelques secondes, puis :

― Bah ! conclut-il avec un mouvement d’épaules : en résumé, il y a toujours du bon dans la folie humaine. ― Laissons là de vaines plaisanteries.

Tout à coup, un chuchotement clair, la voix d’une jeune femme parlant tout bas, murmura près de lui :

― Edison ?