L’Ère des Georges

L’ÈRE DES GEORGE

The Four Georges, by W. M. Thackeray; 1 vol., with illustrations. London, Smith, Elder and C°, 1862.

De 1714 à 1830, le roi d’Angleterre s’est appelé George. L’ère géorgienne (georgian œra) — ainsi nos voisins désignent-ils cette période historique, — n’a pas duré moins de cent seize ans, c’est-à-dire à peu près huit fois ce grande œvi spatium, la période trois fois quinquennale, qui constitue maintenant en France, au dire des pessimistes, la durée moyenne d’une dynastie. Un romancier qualifié entre tous pour se mêler d’histoire, puisqu’il est l’auteur du meilleur roman historique publié depuis que Walter Scott n’est plus, a voulu rapidement esquisser, dans une espèce de cours public, la physionomie des « quatre George » et celle des temps où ils vécurent. Appliquant à cette esquisse un procédé tout spécial, exclusivement à l’usage de son auditoire aristocratique et lettré, l’auteur d’Henry Esmond a négligé toute la partie politique et militaire de ce vaste sujet. Cent autres écrivains l’ont déjà traitée, cent autres la traiteront encore. Ils ont suivi et suivront la route large et banale qui court sur les hauteurs, et d’où l’œil embrasse un vaste panorama. M. Thackeray, lui, a choisi un sentier à mi-côte, un horizon plus borné. Les perturbations de l’équilibre européen durant ces cent seize années, les bouleversemens subis par les systèmes d’alliances, et même les luttes intérieures, les victoires et conquêtes de chaque parti, les ministères élevés, minés, renversés, tous ces intérêts qui, au jour le jour, passionnent les foules, et plus tard et dès le lendemain s’effacent de leurs souvenirs, M. Thackeray, de propos délibéré, les néglige, se réservant de rappeler de temps en temps par un mot, une rapide allusion, qu’il est loin de les ignorer. La vie intime du monarque, sa physionomie, ses habitudes, son caractère, en un mot le revers de sa pourpre royale, ses vertus ou vices de ménage, comment il fut époux et père, comment il traitait, dans le secret de ses transactions privées, favorites et favoris, quels petits mobiles individuels eurent prise sur ses plus graves déterminations, et sa tournure, et son costume, et quels délassemens d’esprit ou de corps il préférait, et comment autour de lui vivaient les grands seigneurs, et au-dessous d’eux les bons bourgeois, et au-dessous encore le pauvre peuple, — voilà ce que veut raconter le romancier, historien par hasard, chroniqueur par goût, et qui, sans vouloir en trop élargir le champ, transporte dans le passé les précieuses facultés d’observateur qui l’ont fait un des plus excellens parmi les peintres moralistes de l’époque actuelle.

En recherchant, dès le début, l’origine de cette illustre maison de Hanovre, actuellement représentée par la reine Victoria, il arrive de prime saut aux conférences luthériennes de Wittenberg. Le duc Ernest de Zell y assiste, qui fut le père de Guillaume de Lunebourg. Zell, qui est maintenant une ville de dix mille âmes, sur le chemin de fer entre Hanovre et Hambourg, n’avait, au temps de Guillaume le Pieux, que d’humbles maisonnettes en bois, parmi lesquelles se dressait une vaste église de brique, assidûment fréquentée par le seigneur de l’endroit. Ce saint homme en sa vieillesse devint aveugle et perdit la raison. La musique des psaumes, exécutée par les gens de sa chapelle, avait seule le privilège de lui rendre quelques passagères lueurs de bon sens. Il avait eu sept fils et huit filles, quinze enfans fort mal pourvus de biens terrestres. On décida que les garçons tireraient au sort le droit, dévolu à un seul, de se marier et de perpétuer la race des guelfes. Ce privilège échut au sixième enfant mâle, qui devint le duc George, fit son tour d’Europe, visita la reine Elisabeth d’Angleterre, et, rentré chez lui, en 1617, épousa une princesse de Darmstadt. Ses frères, restés autour de lui « par calcul d’économie, » se marièrent de la main gauche ou demeurèrent garçons.

Un simple détail emprunté au docteur Vehse dira ce qu’était la cour de Zell : — « Le repas servi dans la grand’salle, un page portait à la ronde dans tout le château l’ordre exprès de ne plus jurer, blasphémer ou faire du tapage, comme aussi la défense de jeter du pain, des os, de la viande... ou d’en mettre dans sa poche. » Ajoutons qu’il était interdit au grand sommelier de laisser noble ou vilain pénétrer dans les caves.

Le duc George, qui avait étudié d’autres mœurs, s’ennuya de celles-ci. D’ailleurs il était militaire de vocation, et le métier de condottiere n’impliquait encore aucune dérogeance pour un prince souverain. Il fut donc un des généraux de l’armée protestante, et comme tel fit la guerre à l’empereur. Puis, traitant de sa réconciliation, comme tant d’autres, il passa dans l’armée impériale, ce qui ne l’empêcha pas, après plusieurs campagnes en Allemagne et en Italie, de devenir, sous Gustave-Adolphe, un des chefs de l’armée suédoise. Il y gagna la riche abbaye de Hildesheim, enlevée aux catholiques, et qui fut sa part de prise, après quoi, dans l’année 1641, il rendit l’âme (non l’abbaye) et laissa derrière lui quatre fils, dont l’un, le second, voyageur comme son père et fort adonné à la galanterie, épousa, nonobstant l’inégalité de leur naissance, une aimable Française, Éléonore d’Olbreuse, dont le sang coule encore, on va le voir, dans les veines de la reine Victoria.

Éléonore en effet donna le jour à une fille douée de toutes les grâces de sa mère et pourvue d’une riche dot. La fille et la dot furent convoitées par un jeune prince que la mésalliance du duc de Zell avait fait le neveu d’Éléonore et le cousin de sa fille. C’était George-Louis de Hanovre, fils du duc Ernest, premier électeur de Hanovre.

En Angleterre cependant, l’aimable et malheureuse Elisabeth, fille de Jacques Ier, épousait l’électeur palatin, roi de Bohême (Frédéric V), lequel fut, comme chacun sait, dépossédé de ses états. Anne de Danemark, qui semblait avoir le pressentiment des malheurs promis à ces futurs époux, ne négligea rien, alors qu’il en était temps encore, pour empêcher sa fille de se donner au « palsgrave: » mais il était beau, doué de cette faiblesse de caractère qui ajoute une grâce de plus à celles de la jeunesse, et enfin, mérite suprême aux yeux d’Elisabeth, il était bon protestant. Le désir de replacer sa sœur sur le trône fut une des causes qui engagèrent Charles Ier dans cette voie périlleuse au bout de laquelle il rencontra l’échafaud. Il était décapité depuis neuf ans lorsqu’une des filles d’Elisabeth épousa le comte Ernest-Auguste de Brunswick-Lunebourg, duc de Hanovre, lui apportant, avec un trousseau fort mal garni, un héritage magnifique, — à savoir, pour leur postérité, la triple couronne d’Angleterre, d’Ecosse et d’Irlande.

Toutes les autres filles d’Elisabeth Stuart s’étaient converties au catholicisme. Sophie seule, la duchesse de Hanovre, demeura officiellement, sinon de cœur, dans le sein de l’église réformée. Gourville, agent secret de Louis XIV, — et lui-même protestant converti, — demandait un jour à cette spirituelle princesse de quelle religion était sa fille, alors gentille enfant de treize à quatorze ans. « Elle n’a pas encore de religion, » lui répondit tranquillement la duchesse. Avant de lui en donner une, on voulait savoir à qui on la marierait : sage précaution, sans laquelle la lignée hanovrienne eût été exclue du trône anglais, comme les descendances des deux frères de Sophie, l’électeur et le comte palatin (Charles-Louis et Édouard), tous deux rentrés fort mal à propos dans le giron de la papauté.

Le duc de Hanovre, mari de Sophie, prince jovial, mais économe, inventa ou du moins pratiqua largement une industrie aujourd’hui passée de mode. Pour subvenir à son train de maison, qui était magnifique, à ses dîners splendides, à ses fréquens voyages d’Italie, il avait mis ses troupes en coupe réglée, en coupe sombre, pourrait-on dire. Achetait qui voulait les braves lansquenets du Hanovre. La seigneurie de Venise un beau jour en prit du même coup six mille sept cents, qui allèrent sous les ordres du prince Max, fils d’Ernest, combattre le Turc en Morée. Il n’en revint, il est vrai, que quatorze cents, c’est-à-dire un sur cinq : mais l’opération n’en parut pas moins bonne pour ce déchet inévitable, et qui d’ailleurs se pouvait si aisément réparer. Les princes allemands se gardèrent bien de renoncer à ce commerce, où pour eux tout était profit, et George III prouva plus tard qu’il en connaissait les avantages, quand il acheta les dragons hessois pour les expédier en Amérique dès le début de la guerre de l’indépendance.

L’amour paternel tourmentait peu le marchand d’hommes dont nous parlions. Il eut sept enfans, — mauvais garçons pour la plupart, — dont trois allèrent se faire tuer en combattant contre les Turcs, les Tartares et les Français. Un quatrième conspira, se révolta, se sauva chez le pape, et laissa derrière lui un confident auquel on coupa lestement la tête. Quant à la jolie petite personne qui ne savait pas, à treize ans, si elle serait catholique ou protestante, elle épousa l’électeur de Brandebourg, ce qui tranchait la question en faveur du luthéranisme.

Le cinquième fils, dont il n’a pas encore été question, fut George Ier d’Angleterre. Avant d’en arriver là, il avait beaucoup guerroyé, pendant la vie de son père, à la tête du contingent hanovrien, dans les armées de l’empereur. Dur, froid, silencieux dès l’enfance, tel nous le peint la duchesse d’Orléans, qui, nièce de l’électrice Sophie, avait vu naître en 1660, à Osnabrück, ce petit prince allemand promis à de si hautes destinées. Pourtant, devenu électeur, il se fit aimer de ses sujets, et lui-même les aimait beaucoup : tendresse de berger qui tond ses brebis et les vend au boucher après les avoir soignées con amore. Si peu démonstratif en général, il pleura quand il quitta le Hanovre, et dès qu’il le put, il y revint, toujours joyeux d’y rentrer. Aucun enthousiasme pour la grande nation qui d’elle-même se plaçait sous ses lois. Des deux parts on contractait un mariage de raison. Et George, le silencieux, l’avisé, le prévoyant, craignait les fantaisies de la terrible épousée. A Saint-James, à Windsor, il se sentait comme en hôtel garni. Son vrai chez lui était aux bords chéris de la Leine et de l’Ilhme, dans ce palais d’Herrenhausen, où durant ses absences son portrait, le remplaçant sur son trône, recevait chaque dimanche la visite empressée et les graves génuflexions des courtisans, imperturbables dans leur fidélité germanique. Mais après tout l’Angleterre payait bien, et il fallait la bien servir. La bien servir n’était pas difficile, puisqu’elle ne demandait guère qu’à se gouverner elle-même et à faire du métier de roi une belle sinécure, telle que nous la voyons aujourd’hui.

Lady Mary Wortley Montagne, en ses lettres tant vantées, nous décrit ce paradis d’Herrenhausen tel qu’il était en 1716, c’est-à-dire un an ou dix-huit mois après que George Ier l’eut quitté. Elle n’y trouve qu’une pauvre contrefaçon de Versailles, — chaque roi modelant alors sa perruque sur celle de Louis XIV, — une étiquette insupportable et des femmes barbouillées de fard. Tous ces fronts d’albâtre, ces cous de neige, ces joues empourprées sont du même âge et de la même fraîcheur. Les eaux jouent dans le parc comme sous les bosquets de Marly; mais le schweinskopf remplace la marée de Vatel, Mlle de La Vallière s’appelle Frau von Kielmansegge, et le Lauzun qui danse avec elle est un kammerjunker nommé Quirini. Notons que la cour est nombreuse, qu’il y a six cents chevaux dans les écuries, onze pages dans l’antichambre, trois ou quatre chambellans, douze trompettes, quatre violons français, deux musikanten, douze huissiers, vingt-quatre valets à livrée, dix cuisiniers, six marmitons, sans compter deux braten masters ou maîtres rôtisseurs, quatre boulangers, quatre pâtissiers, cinq argentiers, et pour tout ce monde... deux blanchisseuses.

Comment évoquer le souvenir d’Herrenhausen et de George Ier sans se rappeler le drame sanglant qui coûta la vie à l’imprudent Kœnigsmark ? Le verdict de M. Thackeray n’est point aussi indulgent que beaucoup d’autres, et Sophie-Dorothée, à qui du reste il accorde tout le bénéfice des » circonstances atténuantes, » n’en est pas moins déclarée coupable. Le choix désastreux qu’elle fit, en souvenir peut-être d’un amour d’enfance, — car Philippe de Kœnigsmark avait jadis été page à la cour de Zell, — ce choix seul, indépendamment de toute autre charge, ferait planer les plus graves soupçons sur une liaison pareille... « Un pire drôle ne se rencontre pas dans les annales du XVIIe siècle, » dit M. Thackeray après avoir rappelé l’assassinat de Tom Thynne, dans lequel les deux frères Koenigsmark, Johann et Philippe, furent presque également impliqués. De quoi d’ailleurs fut puni l’amant de l’électrice? Non de son bonheur, mais de s’en être vanté à voix haute, après de copieuses libations, et d’avoir ajouté (parlant de la vieille et hideuse Platen, maîtresse de l’électeur) qu’il était en même temps le préféré des deux dames les plus haut placées dans le pays. Soupçonné d’un lâche assassinat, convaincu d’une double trahison amoureuse, d’une intempérance grossière, d’une inexcusable indiscrétion, cet insolent dandy, s’il ne méritait pas de tomber sous le poignard, avait tous les droits imaginables à la flétrissure, et quand la comtesse Platen, dans le triomphe cruel de sa jalousie satisfaite, posa son talon sur la bouche du moribond qui essayait encore de lui cracher au visage une malédiction méritée, elle ne foulait aux pieds qu’une immonde et méprisable créature.

Tout ceci, remarquons-le bien, était antérieur, et de beaucoup, à l’accession de George Ier. Ce ne fut point par ses ordres (car il était absent), mais par ceux d’Ernest-Auguste que Kœnigsmark fut immolé; mais il reste responsable de la longue captivité dans laquelle s’éteignit la pauvre femme qu’il avait répudiée, et qui mourut, après trente-deux ans de prison, sous le nom de « princesse d’Ahlden[1]. »

On sait combien fut précaire, à un moment donné, le droit de succession en vertu duquel George Ier remplaça la reine Anne, que tourmentait, en son for intérieur, un terrible scrupule de légitimité. Les whigs avaient obtenu d’elle, en faveur de George-Louis, et la pairie et le duché de Cambridge; mais au fond elle se sentait un grand faible pour ces débris de la race des Stuarts échoués tristement sur les terrasses de Saint-Germain. Jamais elle ne voulut souffrir que son cousin l’électeur-duc lui vînt offrir ses respects, jamais elle ne le laissa siéger à la chambre haute. La veille du jour où elle mourut, toutes les chances étaient en faveur des tories. Dans ce beau roman dont nous avons déjà cité le titre (Henry Esmond) M. Thackeray résume admirablement leur situation. Ainsi qu’il le dit, « l’incontestable héritier du droit divin,... ayant pour lui les sentimens de la moitié du peuple, de presque tout le clergé, de l’aristocratie terrienne, tant en Angleterre qu’en Écosse, — innocent des crimes expiés par son père, — brave, jeune, beau, en butte aux rigueurs du sort, — sans autre arme que son droit, pouvait largement compter, s’il se présentait seul, sans l’odieux appui de la France, sur la magnanimité généreuse de ceux qu’il lui était permis de considérer comme ses sujets[2]. » Par malheur, comme le dit encore le romancier, le chevalier de Saint-George était loin d’avoir toutes les vertus, toute la dignité de son rôle, et quand le colonel Esmond (cet adhérent fictif d’une conspiration très réelle) va le trouver en Lorraine pour le décider à tenter les chances d’une restauration, il le trouve jouant au tennis avec miss Oglelhorpe, à côté d’un panier de ratafia, — ce qui ne laisse pas que d’atténuer le zèle jacobite du brave colonel.

Laissant de côté la part des circonstances, qu’on fait volontiers trop grande, il faut convenir que le bon sens politique dont le peuple anglais a donné tant de preuves n’éclata jamais mieux que dans cette crise décisive. Au prestige des souvenirs, à l’éclat du nom, à l’attrait de la jeunesse, aux impulsions de la générosité, nos voisins surent préférer les froids et sobres calculs de l’inflexible logique. Le prétendant hanovrien certes n’avait rien de séduisant : sa maussaderie silencieuse, son cortège d’Allemands affamés, ses laides et ridicules maîtresses, la Kielmansegge et la Schulenberg, Mélusine et Sophie (le Mât-de-Cocagne et l’Eléphant) dont la vulgarité n’en ressortit que mieux quand il les eut affublées chacune d’un titre sonore, ses esclaves nègres qu’il étalait comme les vivans trophées de ses guerres d’Orient, tout cela froissait et humiliait la nation qui l’appelait à régner sur elle; mais en somme que lui fallait-il, à cette nation? Des garanties sérieuses contre le catholicisme, une exécution sincère du programme whig, un roi bien à elle, bien étranger au passé, bien gardé contre les influences extérieures, soit du pape, soit de la France. Elle l’eut au prix de quelques déboire d’amour-propre. Et la complète déroute des tories après l’avènement de George Ier dut prouver au pays qu’il était en bonne voie de salut. Ils tentèrent follement le sort des armes, furent vaincus presque sans coup férir, et après qu’une vingtaine de têtes eurent roulé sur l’échafaud, après qu’un millier de rebelles eurent été, sur leur demande, transportés en Amérique, trente ans s’écoulèrent avant qu’ils osassent relever leur drapeau humilié.

A partir de 1715, George Ier est affermi sur son trône; mais il ne pouvait dire, lui, comme ce Bourbon : « Il n’y a qu’un Anglais de plus. » Ses sentimens ne sont pas d’un roi, mais d’un reître, et M. Thackeray lui prête à bon droit cette exclamation que, cent ans plus tard, contemplant Londres du haut du dôme de Saint-Paul, poussait en soupirant le farouche Blücher : Was für plündern (quel beau pillage)! Il exploitait donc sa position, emplissait ses coffres, et laissait sa meute négro-germanique se gorger après lui de cette ample curée. Rien d’élevé, rien de fier n’habitait cette âme grossière : en revanche, dans sa franchise brutale, dans son égoïsme cynique, rien de nuisible, rien de compromettant. Il n’est nullement hypocrite, ni vindicatif, ni insensé. On le raille sans qu’il s’irrite, on le flatte sans le tromper. Il ne s’aveugle pas sur l’amour, la fidélité de ses nouveaux sujets, ne songe nullement à les trahir, les quitte le plus fréquemment qu’il peut, et de cœur ne vit qu’en Hanovre. — « Osnabrück ! Osnabrück ! » criait-il, penchant sa tête livide à la portière de son carrosse, quand, moribond, il traversait la Hollande pour aller rendre l’âme sur cette terre d’élection. On assure qu’il avait alors grand’peur. La captive d’Ahlden venait de mourir, et une prédiction de vieille date avait annoncé à George Ier que les portes du tombeau s’ouvriraient pour lui peu après que sa femme y serait descendue. Autre fantaisie superstitieuse, il avait promis à la duchesse de Kendal (Schulenberg, le Mât-de-Cocagne) de revenir la visiter, une fois mort, s’il pouvait en obtenir la permission. Peu de temps après qu’elle l’eut perdu, un corbeau vint s’abattre, à Twickenham, contre les vitres de)a chambre habitée par la duchesse. Elle ne douta pas que cet oiseau funèbre ne fût l’âme du feu roi, et en l’honneur de cette métempsycose hypothétique hébergea tant qu’elle vécut le noir visiteur.

George II avait trente et un ans quand son père devint roi, et quarante-quatre lorsque la couronne lui échut à son tour (1727). C’était un petit homme, toujours en colère, toujours sacrant, jurant, prodiguant l’injure autour de lui, toujours prêt à mettre le poing au visage des courtisans de son père, fort sujet à déchirer son habit, à lancer loin de lui sa perruque, dans le transport de ses irritations capricieuses; Hanovrien d’ailleurs autant que George Ier et si heureusement préoccupé des affaires allemandes, qu’il laissa les affaires anglaises entre les mains du fameux Walpole, pour lequel il avait professé la plus grande aversion, jusqu’au moment où, mieux avisé, il en fit son premier ministre. Walpole régna et gouverna quinze ans. Ni la vulgarité de ses mœurs, ni sa honteuse immoralité, ni le côté vil de sa politique ne doit empêcher de reconnaître qu’il servit fidèlement son maître, et, grâce au concours vénal d’un parlement corrompu, préserva l’Angleterre d’une seconde restauration. Sous ses maîtres étrangers, dont aucun orgueil n’égarait la raison, et qui laissaient le pays à lui-même, le peuple anglais vit peu à peu se détruire les fermens de désordre que les guerres civiles lui avaient légués. Loyauté (dans le sens de légitimisme), prérogative, haute église (église d’état), devinrent des mots de ralliement surannés, des cris de guerre sans échos. L’exil prolongé des Stuarts fatigua la patience de leurs champions les plus zélés; leur cause vieillit tellement qu’eux-mêmes cessèrent de la défendre, et quand le dernier d’entre eux s’éteignit dans une vieillesse déshonorée, la dynastie nouvelle n’avait plus à s’inquiéter depuis longtemps si Charles-Edouard vivait encore.

Quant à George II, s’il fut accusé d’avarice (accusation mal établie), s’il dédaigna les beaux-arts, s’il professa le mépris des hommes et aussi des femmes, s’il ne fut jamais qu’un assez pauvre esprit, doublé d’une sorte de bon sens épais, encore faut-il lui reconnaître une des qualités du souverain : la vaillance. » Il a le diable au corps, disait son père, mais il se bat bien. » Sous Eugène et Marlborough, à Oudenarde, à Malplaquet, le prince électoral avait brillé. A Dettingen, emporté par son cheval, qui faillit l’entraîner jusque dans les lignes ennemies, il mit bravement pied à terre : « Me voilà certain de ne pas fuir! » disait-il, et, brandissant son épée avec d’énergiques allocutions en fort mauvais anglais, l’intrépide petit magot, ridicule encore malgré son intrépidité, chargeait à la tête de l’infanterie. Les Stuarts, ses compétiteurs au trône, étaient beaucoup plus ménagers d’eux-mêmes.

Du vivant de George Ier, il y avait deux cours, le roi ayant chassé du palais de Saint-James, après une querelle où on faillit en venir aux coups, et ce fils irrévérend et sa belle-fille, Caroline d’Anspach, qu’il appelait familièrement « cette diablesse de Mme la princesse. » Cette « diablesse » fut une femme méritante et dévouée entre toutes. Pour épouser George II et rester protestante, elle avait courageusement argumenté contre les jésuites convertisseurs, qui lui proposaient un archiduc d’Autriche (celui qui fut ensuite Charles VI). Elle avait de l’esprit, une langue acérée, et ne ménageait guère le vieux harem de son beau-père. Une fois retirés à Leicester-House, le roi et la reine futurs y vécurent dans le plus parfait accord, grâce à l’indulgence de la femme pour les « sentimentalités » grotesques du mari. Les Hervey, Chesterfield, Pope et le terrible doyen de Saint-Patrick étaient de leur coterie. La belle et moqueuse Mary Lepell en était aussi, qui eut plus d’une fois à repousser les audacieuses familiarités du prince de Galles, et à lui jeter au nez les poignées de pièces d’or qu’il affectait de compter devant elle pour se mieux faire valoir. Tout ne se passait pas selon les règles du plus parfait décorum à Leicester-House, ni du reste plus tard dans le palais de Saint-James. Lady Deloraine par exemple, que les malicieuses princesses avaient fait tomber en retirant la chaise où elle allait s’asseoir, rendit fort bien la pareille au roi lui-même. Du reste, curieux de ces menus détails, on s’en peut rassasier en lisant les profuses réminiscences de Walpole et de Hervey. L’apparition de ces révélations posthumes fut pour l’histoire intime des deux premiers George ce qu’ont été les fouilles de Pompeï et d’Herculanum pour la vie privée des Romains d’autrefois. Le XVIIIe siècle (anglais) fut révélé au IXe, étonné de ce franc désordre, de cette impudeur si bien affichée, de tant de brutalités mêlées à tant de cérémonies, de tant de laisser-aller masqué par tant de contrainte. Une énigme de ce temps, c’est la passion bien avérée, bien prouvée, de la spirituelle Caroline pour ce mari si disgracieux, si gauche, si peu lettré, si dénué de tout agrément personnel, et, par-dessus le marché, si peu fidèle. Elle l’aima pourtant, et du premier au dernier jour de leur union. Mère attentive et tendre, elle lui eût sans hésiter sacrifié ses enfans, tout comme elle se sacrifiait elle-même, lorsque, tourmentée par la goutte, elle plongeait ses pieds dans l’eau froide pour se mettre en état de l’accompagner à la promenade. À ce métier, elle finit par se tuer, et, « les yeux déjà troublés par l’agonie, crispée par d’intolérables souffrances, elle avait encore un pâle sourire et de douces paroles pour ce maître adoré. » On sait leur dernier entretien, comment elle le suppliait de se remarier, et comment il lui répondait, gémissant et bégayant : « Non, non, jamais !... J’aurai des maîtresses!... » Parole royale qui fut religieusement tenue et jusqu’au bout, plusieurs « sultanes » succédant tour à tour à cette reine, qui resta pour son inconsolable époux l’objet de regrets étranges et d’une vénération sans conséquence. Après avoir contemplé son portrait avec des yeux mouillés de larmes, le veuf inconsolable s’en allait « parler d’elle » avec les maîtresses en titre, et le soir même, déguisé en pacha turc, faisait dans quelque quadrille vis-à-vis à lady Yarmouth, transformée en odalisque. Cette odalisque trafiquait des bénéfices ecclésiastiques impudemment, à bureau ouvert, et le clergé la couvrait de bénédictions respectueuses. Un beau jour (25 octobre 1760), la vieillesse de George II, vieillesse avilie et de fâcheux exemple, fut soudainement close par un simple coup de sang. Le page qui apportait au roi son chocolat du matin le trouva étendu sur le parquet. On alla chercher la Walmoden; la Walmoden elle-même ne put rappeler la vie dans ce cadavre déjà refroidi. L’Angleterre apprit sans la moindre émotion qu’à ce soudard hanovrien, à ce grossier « marchand de saucisses, » qu’elle mésestimait et qui ne l’aimait guère, allait enfin succéder un prince né chez elle, parlant purement sa langue, timide et beau, jeune et de mœurs irréprochables.

Du fils de George II, de ce prince Frédéric de Galles qui fut le père de George III, l’histoire ne dit presque rien. C’est une figure perdue dans la foule malgré les tentatives d’opposition qui l’avaient brouillé avec son père. Sur son tombeau, nous ne trouvons en guise d’épitaphe qu’une épigramme satirique résumée dans les deux premiers vers :

Here lies Fred,
Who was alive, and is dead.

Sa veuve (Augustine de Saxe-Gotha), femme d’esprit grave et sévère, quand elle vit se fermer devant elle le chemin du trône, se réconcilia prudemment avec le vieux roi, puis elle se consacra presque exclusivement (et sauf la faveur du comte de Bute) à l’éducation de sa nombreuse lignée. Celui d’entre ses huit enfans qui devait régner sous le nom de George III n’avait qu’une intelligence médiocre. Elle le maintint longtemps en lisière, et conserva toujours sur lui un ascendant qui plus tard devait la désigner à l’animadversion publique. Les deux premiers George ayant été « libres penseurs, » elle voulut donner au troisième et lui donna effectivement des principes religieux qui devaient, selon elle, l’accommoder au tempérament de la bourgeoisie anglaise. Elle fit de lui un brave gentleman-farmer, simple, candide, et contre lequel s’essayèrent en vain les plus coquettes et les plus belles, entre autres cette charmante Sarah Leanox, que l’historien romancier nous montre embusquée sur le passage du jeune prince et « fanant » à son intention les verts gazons de Holland-House : « Soupirant et dévoré de désirs, il poussait son cheval et s’éloignait. » Avec une jeune quakeresse, Hannah Lightfoot, le roman alla plus loin, et on prétend, mais on n’a jamais établi, qu’un mariage secret les unit. Quoi qu’il en soit, George III, un beau jour ayant lu par hasard une lettre sentimentale — sur les horreurs de la guerre et les bienfaits de la paix, — écrite en belle ronde et en beaux lieux-communs par la princesse Charlotte de Mecklembourg-Strelitz, se sentit attiré malgré lui vers cette honnête médiocrité qui, du fond de l’Allemagne, semblait lui tendre les bras. La demande en mariage arriva, comme un grand prix de thème, à la sage écolière, qui, ses malles faites, partit aussitôt pour aller s’embarquer sur le yacht royal. Elle avait sur le pont, pour charmer les ennuis de la traversée, un « clavecin » et un cahier de romances. Le roi, quand il vit sa petite fiancée, fronça légèrement le sourcil : il s’était attendu à plus de grâces et de beauté; mais après ce premier mouvement, et son parti une fois pris, il devint pour elle un époux exemplaire. Elle charmait leurs loisirs par sa musique naïve, où l’épinette alternait avec le clavecin. Ils dansaient sur l’herbe. La cour étonnée n’avait plus ni les « salons du dimanche, » où l’on jouait si gros jeu, ni les soupers aux flambeaux, d’où l’on sortait à pas vacillans. Puis, grande surprise, le roi aimait les arts, et, sans s’y connaître beaucoup, s’en déclarait le patron. Il voulait fonder un ordre de Minerve, spécialement destiné aux savans et aux littérateurs, ruban jaune pâle, étoile à seize pointes, lequel aurait son rang immédiatement après l’ordre du Bain; mais ce brave jeune homme, cet honnête mari, ce bon et loyal Anglais fut sans le savoir un roi désastreux. Au fond, il n’avait pas plus que son grand-père ou son aïeul la capacité requise pour gouverner l’Angleterre; mais eux du moins ne l’essayaient pas, tandis qu’il prit ses devoirs au sérieux, se crut en état de les remplir, et par sa maladroite intervention dans les affaires publiques, où il portait l’entêtement naturel aux esprits bornés, les compromit gravement. Il héritait des préjugés bigots, des antipathies mal fondées de sa mère; il y joignait le courage têtu de ses ancêtres masculins. Tout homme supérieur lui était suspect. Il n’aima ni Fox, ni Chatham, ni Burke, ni, parmi les marins, Nelson, ni, parmi les peintres, Josuah Reynolds. Beattie fut son poète de prédilection, et tout naturellement il ne comprenait rien à Shakspeare; mais il se plaisait au théâtre, et pâmait de rire devant les clowns, les pantomimes grotesques, les farces violentes auxquelles se délecte la mob britannique. Sa mère le gouverna longtemps. « Soyez roi, George! » lui répétait-elle sans cesse, et pour lui obéir il s’efforçait de commander. Il résulta de cette volonté par ordre mille et mille fautes que l’histoire a dites et redites. Pour gouverner, il fallait arracher le pouvoir à l’aristocratie; pour lutter avec elle, il fallait mettre de son côté les préjugés populaires. De là la guerre avec l’Amérique, guerre faite d’enthousiasme; de là le déni de justice aux catholiques anglais, iniquité saluée par d’unanimes acclamations. Sur ces deux points, les patriciens furent vaincus, et les patriciens avaient raison ; mais le monarque avait pour lui sa conscience. Il se rendait à lui-même ce témoignage sincère de ne vouloir, de ne chercher que le bien du pays. Dès lors quiconque lui résistait devait être nécessairement un mauvais patriote, un méchant homme, un traître, un coquin. Pareils raisonnemens mènent loin, surtout quand l’homme qui les fait, sincèrement religieux, se croit investi d’une mission divine, quand il n’a qu’une intelligence très limitée, quand son éducation a été mal entendue et mal faite.

A mesure que l’ascendant aristocratique décroît, cependant les mœurs s’épurent. On joue moins, on boit moins, on se vautre moins dans ces sensualités grossières qui avaient envahi, comme une lèpre, la noblesse anglaise du XVIIIe siècle. Les Peterborough, les Carlisle, les Queensberry sont passés de mode. La cour donne de si bons exemples ! Sur les vertes pentes de Windsor, dans les jardins de Kew, voyez passer le roi, tenant par la main la petite princesse Amélie, sa fille favorite, enlevée si tôt! La reine suit, accompagnée de miss Burney, toutes deux en justes de mousseline blanche. Ils s’arrêtent au seuil des chaumières, causant avec l’un ou l’autre, sans acception de classe ni d’âge : ici avec un écolier d’Eton (qui sera Canning), là-bas avec le fermier John ou la boulangère Maggie. La générosité des califes d’Orient n’est pas le fait du « brave homme de roi; » mais au besoin il sait tirer une guinée de sa poche, ou bien suspendre au coin de la cheminée du cottage un bon quartier de viande subrepticement apporté: du reste, sans nulle morgue, familier avec les gentilshommes du voisinage, dînant fort bien chez tel ou tel, prenant le thé avec mistress Delany, affable et tout à tous, simplement vêtu, supportant, sans les aimer, les honneurs dus à son rang. Charlotte était plus reine que George n’était roi : elle avait ce sentiment de la grandeur d’apparat, si marqué chez Louis XVIII, et savait dans les grandes occasions s’immolera l’éclat de la couronne. Inflexible sur l’étiquette, elle exigeait des autres autant de patience qu’elle en montrait pour ce genre de supplice si bien décrit par l’ingénieux auteur d’Evelina, que l’on crut honorer et qui crut grandir quand on fit d’elle une des « femmes de chambre » de sa majesté. Interrogez, si vous voulez connaître l’intérieur de cette famille royale, interrogez les bavardes réminiscences de miss Burney, tout comme les correspondances de Selwyn, si votre curiosité s’étend aux mauvaises mœurs de l’aristocratie pendant les premières années de ce règne.

Les dernières furent assombries par la maladie mentale qui vint, peut-être fort à propos, paralyser l’action royale de George III sur les affaires de ses sujets. « Tout le monde, dit M. Thackeray, connaît l’histoire de cette maladie. Il n’y a guère dans les annales historiques du monde entier une figure plus triste que celle de ce vieillard, aveugle et fou, errant par les salles de son palais, adressant des harangues d’inauguration à des parlemens imaginaires, passant en revue des bataillons fantastiques, tenant des levers peuplés d’ombres. Dans l’appartement de sa fille, la landgravine de Hesse-Hombourg, — parmi des livres et des meubles apportés de Windsor, et cent autres souvenirs de la patrie absente, — j’ai vu le portrait de George III, pris à ce moment de sa vie. Le malheureux père est représenté en robe de pourpre; sa barbe blanche ruisselle sur sa poitrine; l’étoile de son fameux ordre y jette encore un vain éclat. Il n’avait pas seulement perdu la vue; une surdité complète le séparait encore du reste des hommes. Toute lumière, toute raison, tout accent de voix humaine, tous les plaisirs de ce monde tel que Dieu l’a fait, lui avaient été retirés à la fois... De temps en temps un éclair lucide, pendant l’un desquels la reine, entrant dans la pièce où il était, le trouva chantant un hymne religieux et s’accompagnant du clavecin. Quand il eut fini, le pauvre homme s’agenouilla, pria tout haut pour sa femme, pour leurs enfans, pour la nation tout entière, terminant par une prière pour lui-même, où il demandait à Dieu, s’il ne détournait de lui la misère infligée, de lui donner au moins la résignation et la patience. Il fondit alors en larmes,... et la raison de nouveau l’abandonna... »

Tous ces jeunes géans auxquels George III et Charlotte avaient donné le jour, et dont deux ont régné sur la Grande-Bretagne, — York et Clarence, Kent et Cumberland, Sussex et Cambridge, — ne supportaient qu’avec peine cette vie patriarcale et monotone à laquelle, près de leurs parens, il fallait s’astreindre. Les sévérités de la reine les en éloignèrent de bonne heure. À la porte du palais, le monde les attendait avec tous ses plaisirs, toutes ses tentations. Ils y succombèrent plus ou moins, mais à l’exception d’un seul ils restèrent hommes. Ce seul-là n’était qu’un dandy et c’est à lui qu’échut le sceptre. Sa vie entière se résume, dit Thackeray, par une révérence et une grimace,… a bow and a grin. Ajoutez-y force vilains traits de basse improbité, d’ignobles trahisons envers ses maîtresses et ses amis, une fatuité ridicule, des instincts de coiffeur, des mœurs qu’un valet de chambre trouverait maintenant au-dessous de lui, et vous avez sous les yeux l’ami et le rival de Brummell, si méprisé par Byron, si déplorablement adulé par Walter Scott[3]. Rien ne le distingue du maître de danse qui lui avait appris le grand art de saluer avec grâce, du tailleur qui l’habillait si élégamment, de « l’artiste » qui échafaudait sur son front les boucles de son toupet aérien. Sa jeunesse avait mieux promis : que ne devait-on pas espérer d’un si beau garçon, si bon écuyer, chantant à merveille, qui jouait du violoncelle et signalait une faute de quantité dans je ne sais quelle citation grecque de lord Bruce, son précepteur ! Le précepteur, ainsi découvert en flagrant délit d’ignorance, prit la mouche, et donna sa démission. En l’acceptant, et par manière de consolation, George III le fit comte, comte pour avoir commis un crime de lèse-prosodie !… Combien d’autres après tout l’ont été moins innocemment ! Mais revenons : au jeune prince qui lui faisait honneur, l’Angleterre ne marchanda pas ses trésors. On construirait plusieurs vaisseaux cuirassés avec ce que ses représentans votèrent en peu d’années « pour son altesse royale le prince de la Grande-Bretagne, prince électoral de Brunswick-Lunebourg, duc de Cornouailles et de Rothsay, comte de Carrick, baron de Renfrew, lord des îles et grand sénéchal d’Ecosse, prince de Galles et comte de Chester. » Elle semblait mesurer le nombre de ses dotations à celui de ses titres.

Cet enfant gâté de la fortune semblait la trouver avare. Ses fabuleuses dépenses eussent épuisé le Pactole. Sa toilette seule lui coûtait plus de 10,000 livres sterling (250,000 francs) chaque année. Tout cela semblait naturel, et sa « bonne grâce » couvrait tout. Ne partageait-il pas avec notre comte d’Artois le beau titre de « premier gentilhomme d’Europe ? » On lui pardonnait donc bien des choses, et même d’avoir inventé, — ce fut sa première invention, — une boucle de souliers. Lorsqu’à sa majorité (1784) il alla s’établir dans ce Carlton-Palace dont la nation énamourée lui faisait présent, il fut question, assez vaguement il est vrai, des plus beaux projets du monde. L’héritier présomptif devait tenir là, des assemblées littéraires, y convoquer les savans, encourager aussi l’astronomie, la géographie, la botanique... Mais ce n’était pas à si bonne intention, — cela se vit immédiatement, — qu’il avait déserté le palais de l’ennui, où son vieux père fredonnait des airs de Händel, près de la reine brodant au crochet. Danseurs et cuisiniers venus de France, bouffons et jockeys, et boxeurs, et marchands de bric-à-brac, affluèrent aux levers du prince, y remplaçant peu à peu Burke, et Pitt, et Sheridan, qui vraiment n’avaient rien à démêler avec un mannequin pareil. Les voyez-Vous discutant contre lui le bill de l’Inde ou l’émancipation catholique? Ils avaient pourtant besoin de lui, et lui accordèrent un moment l’apparence d’un respect qu’il ne pouvait leur inspirer; mais entre eux et cette royale non-valeur, le contrat d’alliance ne dura guère, et ils avaient dû prévoir l’abandon, mérité d’ailleurs, qui vint les punir d’avoir abdiqué au profit d’un pareil personnage les principes dont ils se targuaient, la dignité dont leur rôle avait besoin.

Chose étrange que, pendant la grande tempête européenne, le vaisseau de l’Angleterre, battu de l’orage, ait eu pour pilote, — apparent il est vrai, — ce merveilleux, ce chanteur de chanson- nettes, ce moule à beaux uniformes, qui, de tant de batailles livrées en son nom, n’assista jamais à une seule. Impassible et souriant, il attendait les nouvelles, et distribuait les palmes aux vainqueurs humblement agenouillés à ses pieds. Si l’un d’eux s’avisait de se montrer gauche, emprunté, maladroit, le prince — arbiter elegantiarum — notait au passage l’incongruité commise et la critiquait de haut, avec l’intime sentiment de sa supériorité bien établie. De même triomphait-il à table quand un de ses convives, moins aguerri contre les vapeurs du vin, roulait abruti sur le parquet, ou bien encore quand le boxeur Cribb, battant à plate couture le boxeur Molyneux, lui faisait gagner quelques centaines de livres; mais une des journées notables de sa vie fut celle où, conduisant lui-même son attelage, il franchit en quatre heures et demie les cinquante six milles qui séparent Brighton de Carlton-House. Le club des cochers ou pour mieux dire des Four-in-Hand aurait immortalisé le fait, si lui-même n’eût péri, noble institution bien digne que le temps l’épargnât!

Quant au fatal mariage qui ne fut pas une des moindres infamies de cette existence à la fois insignifiante et souillée, l’histoire est en peu de mots celle-ci : la vieille reine Charlotte voulait donner pour femme à son fils aîné la princesse Louisa de Strelitz qui devint plus tard la « reine Louise de Prusse, » célèbre par sa beauté non moins que par ses malheurs; mais George III se souvint qu’à Brunswick il avait une nièce en âge d’être mariée. Lord Malmesbury, qui fut chargé de l’aller chercher pour l’amener en Angleterre, a laissé sur cette mission de curieux récits. La cour de Brunswick y fait absolument l’effet d’une vue de Lilliput; tout ce qui constitue ailleurs l’appareil plus ou moins imposant de la représentation monarchique, ainsi contemplé par le petit bout de la lorgnette, provoque le mépris et force le rire, d’autant que ces nains et ces naines jouent leur rôle da plus grand sérieux, sans se permettre le plus petit retour sur leur grotesque inanité. Au milieu d’eux, une enfant blonde, aux grands yeux bleus, aux épaules « impertinentes, » bondit et se cabre sous la règle austère; c’est Caroline. Elle a soif de voir le monde, et d’échapper à cet entourage de marionnettes sérieuses, qui l’obsèdent de leurs vaines révérences, de leurs formules respectueuses et surannées. On frémit de la trouver si impatiente quand on sait ce qui l’attend. Le « premier gentilhomme d’Europe » cependant va au-devant de sa naïve fiancée, qui n’a ni maintien, ni beauté, ni coquetterie, et à qui Malmesbury, non sans quelque embarras, avait dû donner certains conseils qui ne sont pas ordinairement du ressort des diplomates. La pauvre enfant, sans y entendre malice, se prosterne devant son seigneur et maître, qui la relève gracieusement, l’embrasse, et, le cœur lui manquant alors,... demande un petit verre d’eau-de-vie[4].

Dans la lutte qui s’engagea plus tard entre ces deux époux si mal assortis, le peuple anglais prit hautement parti pour Caroline. Il se repentait d’avoir prodigué ses largesses et son indulgence à un freluquet de la pire espèce, à un misérable égoïste sans cervelle et sans cœur. Peut-être corrigeait-il une inconséquence par une autre, peut-être Caroline de Brunswick, persécutée avec acharnement, maltraitée à outrance, n’avait-elle pas tous les droits du monde à la généreuse protection dont elle se vit entourée; mais ses torts individuels n’infirmaient qu’à demi les droits méconnus en elle, et les vices de son mari lui enlevaient plus que les privilèges dont il voulait abuser. C’est ce que devina la conscience publique, plus rarement en défaut que ne le prétendent les beaux esprits, volontiers amoureux du paradoxe.

En face du «premier gentilhomme d’Europe, » — parallèle ingénieux, mais inutile et outré, selon nous, — M. Thackeray place successivement la probité antique de Walter Scott, le dévouement conjugal, le désintéressement de Robert Southey, la carrière apostolique de l’évêque Heber (l’apôtre des Indes) : «voilà, dit-il, voilà les vrais ( gentlemen !» Personne certes ne le démentira; mais que lui ont fait Waller Scott, Heber et Southey pour les déprécier ainsi? Et l’Angleterre actuelle est-elle encore si engouée d’aristocratie et de culte monarchique, que, pour rapetisser à ses yeux un George IV, il faille l’écraser sous de telles comparaisons? Si cela est, nous la plaignons de grand cœur, et nous la plaindrions plus volontiers encore, si elle méconnaissait la conclusion générale qui se dégage irrésistiblement de l’étude de ces quatre règnes successifs, quand on les embrasse du même coup d’œil.

On peut la résumer en quelques mots.

L’Angleterre, dans les derniers temps de la reine Anne, avait commencé une intéressante expérimentation, continuée heureusement sous les successeurs que le bon sens des whigs appela au trône et qu’il y sut maintenir. Etrangers au pays, investis d’un droit dont ils doutaient, ne régnant qu’à titre précaire, les princes hanovriens intervinrent moins qu’aucun autre monarque anglais ne l’avait jamais fait dans la direction politique du pays qu’ils étaient censés dominer, favorisant ainsi, un peu malgré eux et sans en avoir pleinement conscience, la consolidation du vrai régime parlementaire.

Du jour où les trois royaumes se sentirent moins gouvernés, ils durent aviser à se gouverner eux-mêmes, et lorsqu’ils eurent contracté cette habitude éminemment salutaire, il devint, — George III en fit l’épreuve, — excessivement difficile de la leur faire perdre. Pressez le sens de cette expérience, bien éclatante, bien complète; vous en extrairez cette formule : que « le meilleur des rois, pour un peuple capable d’émancipation, est celui qui règne le moins; » ce qui revient à cet autre axiome : « la meilleure manière d’apprendre à être libre, c’est de pratiquer la liberté. »

Pour qui ne doute plus de ces grandes et simples vérités, il est illogique et presque impie de souhaiter, tels bienfaits qu’on leur pût devoir, des souverains éclairés, vaillans, justes, énergiques, aptes de tout point à porter la couronne, à manier le sceptre. C’est préférer le roi Grue au roi Soliveau, dont le mérite, longtemps méconnu, n’en est pas moins très supérieur. Voyez plutôt, et comparez. Qu’a-t-il manqué peut-être à mainte nation moderne pour l’investir de cette majesté sereine, de cette sécurité souriante et fière que presque toutes envient maintenant à notre puissante alliée d’outre-Manche? — Quatre « George » de suite, vains simulacres de rois, maîtres de nom, serviteurs de fait, et cent seize années de self-gouvernment obligatoire, utile et glorieux apprentissage dont le bénéfice, une fois acquis, l’est pour jamais.


E.-D. FORGUES.

  1. Ahlden était le nom de la forteresse où depuis l’âge de vingt-huit ans elle était retenue prisonnière.
  2. The history of Henry Esmond, esquire, livre III, chap. 7 et 8.
  3. L’histoire du verre dans lequel George IV avait bu en débarquant à Edimbourg, qu’on avait brisé ensuite, et dont l’illustre romancier mit pieusement les débris dans sa poche, restera malgré tout une tache à la renommée de l’auteur d’Ivanhoe.
  4. ….. Harris, I am not well : pray, get me a glass of brandy. Et Malmesbury répond : Sir, had you not better have a glass of water?