L’Âne mort et la femme guillotinée/XXIII


XXIII

LA SALPÊTRIÈRE


Je laissai là la mère, le père et l’enfant, et j’allai me promener sur le boulevard Neuf. — Monsieur le jeune docteur, me disais-je à moi-même, vous avez fait là une belle œuvre. Vous venez de rendre un grand service à l’embryon de la police et de cette fille. Pardieu, vous n’avez pas arraché cet enfant au bourreau pour longtemps ; laissez-le seulement grandir et gagner l’âge où il aura le droit d’hériter et d’avoir la tête coupée. Celui-là a assez peu de chances dans les héritages à venir, mais en revanche il réunit, contre sa tête, toutes les chances de son père et toutes les chances de sa mère. Monsieur le docteur, en vérité, vous avez rendu là un grand service à tous, et pourquoi ? D’ailleurs, cette femme retranchée du monde, quels droits avait-elle encore à être mère ? Et cet enfant, de quel droit vient-il au monde et qu’y vient-il faire ? Sa naissance sera un second arrêt de mort pour sa mère, et cette fois la cour de Cassation n’aura rien à y voir. Encore, si l’on donnait à cette mère le temps de nourrir son enfant ! Mais on lui passe à peine les neuf mois pour le mettre au jour ; le lait qui devait nourrir ce fœtus coulera, à défaut de sang, sous le scalpel de l’opérateur, digne objet de plaisanterie pour nos amphithéâtres. Monsieur le docteur, vous êtes un habile docteur ! Ainsi pensant, et poussé de prison en prison, j’étais arrivé sur la place de la Salpêtrière, l’asile des vieilles femmes de rebut dont la société ne veut plus, même pour en faire des portières ou des marchandes à la toilette. La Salpêtrière est un village entier, populeux comme une ville ; mais, grand Dieu ! quel peuple ! Des femmes sans maris, des mères sans enfants, des aïeules sans petits-enfants ; toutes sortes de décrépitudes isolées sont amoncelées dans ces murs. Cette hospitalière maison n’est ouverte qu’aux femmes vieilles ou aux femmes folles. Véritable catacombe d’ossements vivants, où la femme au bord de sa tombe est séparée des hommes avec plus de soin que s’il s’agissait de protéger et de défendre les printemps les plus jeunes et les plus chastes. La maison s’élève fièrement comme toutes les maisons qu’habitent les pauvres, palais mendiants et menteurs ! On leur donne un dôme doré et une façade de marbre ; mais sous ce dôme le pauvre est seul, et derrière cette pierre de taille, il n’a plus d’autre occupation que de mourir à peu de frais. Les vieillesses entassées dans cet isolement affreux font mal à voir. On compte malgré soi toutes les affections brisées qu’un pareil hôpital représente. Voilà donc où viennent aboutir tant de vertus et tant de vices, tant d’oisivetés et tant de travaux, tant d’amours mercenaires et tant d’amours légitimes ! Je cherchais par quelle fatalité toutes ces vieillesses arrivaient à ce même but, quand au détour d’une allée, vis-à-vis une riante maison, j’aperçus une pauvre femme et ses deux enfants. Cette femme tressait du chanvre pour faire de la corde ; un enfant de sept à huit ans, les pieds nus, les cheveux bouclés, tournait la roue ; sa pauvre mère marchait à reculons, lâchant de temps à autre, d’une main avare, le chanvre que renfermait son tablier. Elle travaillait depuis le matin, et l’ouvrage était peu avancé, car elle était obligée de se régler sur la faiblesse de son ouvrier plus encore que sur la sienne ; au-dessous de la corde commencée, et sur le gazon desséché qui recouvrait la terre, dormait une toute petite fille ; sa jeune tête s’appuyait sur son bras droit, ses cheveux longs et soyeux étaient légèrement soulevés par le vent et retombaient sur sa joue, qui se colorait alors d’une légère teinte rose ; son petit frère la regardait de temps à autre, lui enviant peut-être son repos et son sommeil ; la pauvre femme les regardait tour à tour tous les deux, mais tout à coup elle s’arrachait à sa contemplation maternelle, se reprochant cet instant d’espérance et de repos.

— Pauvre jeune enfant ! me disais-je, à la vue de cette petite fille qui dormait pendant que son jeune frère et sa jeune mère lui gagnaient une goutte de lait ; la misère veille sur ton berceau, tu auras pour soutien la misère, — et pour conseil la misère ! Pas un moyen d’échapper à cette destinée de pauvreté, d’abandon, de vice ! — Nul espoir ! nul bonheur ! — Ta mère qui t’aime tant, à présent qu’elle peut encore te nourrir, te prendra en haine quand le pain lui manquera pour toi et pour elle. Elle n’aura même pas le temps de te parler de Dieu et de l’autre vie, tant vous allez être enveloppés tout à l’heure, elle et toi et ton frère, dans toutes les nécessités de cette vie. Pauvre enfant rose et blond, qui dors au bruit de cette roue qui tourne comme tourne la roue de la fortune, mais sans jamais pouvoir espérer autre chose qu’une corde de chanvre ; pauvre petit être, qui seras trop heureux, après quatre-vingts ans de faim, de travail et d’abandon, d’obtenir enfin un lit à la Salpêtrière et un sac en lambeaux pourlinceul !