L’Âne mort et la femme guillotinée/XXII


XXII

LE GEÔLIER


Cet homme, mais peut-on l’appeler un homme ? avait été vaincu, aussi bien que moi, par cette beauté sans rivale. Pourtant, une rude écorce enveloppait le cœur de cet amant étrange. Il n’avait guère été plus heureux que la misérable dont il était le gardien. Il était né dans cette prison, dont son père était le geôlier avant lui. Une femme des galères l’avait engendré sous le bâton, et pourtant cet être avorté était venu assez à temps et assez intelligent pour être un geôlier à son tour. Il était hideux, surtout quand il riait. Je l’ai vu faire sa déclaration d’amour. D’abord il se plaça prudemment contre la porte entr’ouverte, et, ainsi appuyé, levant sur la malheureuse fille ses deux yeux inégaux, ouvrant une large bouche, dont l’épaisse lèvre laissait à peine entrevoir les dents aiguës d’un vieux renard, il lui parla un inintelligible langage — il lui fit signe qu’avant quinze jours on devait lui trancher la tête ; le signe fut horrible et très-expressif : l’homme se dressa sur ses deux pieds, leva sa lourde main derrière sa tête, baissa son large cou et fit semblant de se frapper ; sa poitrine rendit un bruit sourd, assez semblable à celui du couteau qui tombe... Puis il redressa en même temps sa tête, sa longue barbe, ses épaisses lèvres, ses dents aiguës, et son large sourire qu’il avait conservé précieusement, sans doute pour s’éviter la peine d’en commencer un second.

La condamnée regardait cet homme d’un œil hagard. Lui, cependant, il s’approcha d’elle ; il lui prit la main moins brutalement qu’on eût pu croire, et avec cette éloquence qui n’appartient qu’à la passion, il lui expliqua longuement qu’elle pouvait être sauvée. Je ne sais quelles furent ses paroles, elles n’arrivaient pas jusqu’à moi ; mais enfin elle eut l’air de consentir à tout ; elle ne retira pas sa main des mains de cet homme ; ils convinrent tout bas d’une heure plus favorable ; alors il voulut l’embrasser, mais elle recula d’épouvante ; il sortit enfin, toujours avec cet horrible sourire qu’il avait sténographié sur son horrible visage.

Mon Dieu ! à cette vue j’eus besoin d’appeler tout mon courage à mon aide. Quoi ! dans son cachot ! sur son lit de mort ! son geôlier ! — et encore quel geôlier ! J’étais fou ; fou de malheur, de désespoir, d’étonnement, de rage ! Je croyais tous les filons de la douleur épuisés, et voilà une mine toute nouvelle de corruption ! Je croyais cette longue débauche à sa fin, et la voilà qui recommence de plus belle ! Je me contentais de la laideur morale, elle devait me suffire et au delà, et voilà que, si je veux, je peux assister à l’accouplement de la laideur physique avec la laideur morale, d’un bourreau avec un meurtrier, d’une femme sans cœur avec un homme difforme ! — Et quand ? et quel jour ? et à quelle heure ? Ce soir, tout à l’heure, à présent peut-être ! Et je restais cloué sur mon banc, sans pouls, sans haleine, ému, éperdu. J’aurais donné mon âme, oui, mon âme, prends-la, Satan ! pour que mon regard ébloui pût franchir les ténèbres épaisses de cet affreux cachot ! Que va-t-il donc se passer dans ces ténèbres ? Oh ! malheur à moi qui ai permis à cette femme de se perdre ainsi ! Malheur à moi qui n’ai pas ramassé cette perle dans son fumier ! Mais, Dieu merci ! il fait jour ; silence ! on vient ! La porte s’ouvre, non pas brusquement sous la main brutale du geôlier, mais avec tant de respect que déjà l’amant se devine. C’était bien pourtant le même homme de la veille. Henriette, en le voyant, se pressa au fond de son cachot ; outre la pitance accoutumée, l’homme tenait à la main une botte de paille fraîche, qu’il étendit gravement sur la vieille paille ; puis il sortit impassible et sans même adresser un regard à sa prisonnière. J’entendis le son lointain des verroux qui se refermaient ; je respirai plus à l’aise : Dieu merci ! ce n’était pas encore pour aujourd’hui.

Mais bientôt, après cet instant de calme, l’inquiétude me reprit. Si le geôlier m’avait aperçu ! si c’était pour demain, pour ce soir peut-être ? Il faisait nuit — une de ces nuits trop noires même pour les amants, trop noires même pour le meurtre. Je ne pouvais pas dormir, un pressentiment invincible me poussait ; je descendis à tâtons dans la cour ; l’air était glacé ; le brouillard s’était trouvé emprisonné dans ces longs murs, et retombait en pluie lourde et froide ; le cachot était noir ; figurez-vous une tombe sombre et profonde, sans mouvement, sans qu’on puisse même apercevoir le blanc squelette étendu sur cette terre humide. Tout se taisait dans cette nuit ; il n’y avait à cette heure, dans cette prison, d’autres accouplements que le funèbre accouplement de la nuit et du silence, du remords et du crime. Henriette eût été couchée toute sanglante sur sa dernière paille, qu’elle eût fait plus de bruit peut-être. Je fus rassuré, l’homme avait eu peur, sans doute, d’une nuit pareille ; la femme aussi. Déjà je retournais sur mes pas et j’abandonnais le soupirail, lorsqu’au fond du cachot, à travers le large trou de la serrure, je crus apercevoir, j’aperçus en effet, un faible rayon de lumière, un léger phosphore, un feu follet, le soir, aux yeux du voyageur égaré, le faible éclair d’un ver luisant caché sous une feuille de rose. C’était lui ! c’était l’autre monstre — le mâle ! La porte s’ouvrit lentement, lentement le rayon de lumière s’étendait dans le cachot, lentement le geôlier s’avança, d’une main retenant ses clefs muettes et portant de l’autre main une lampe fétide ; tout d’un coup, à la funèbre lueur, j’aperçus le lit, la paille fraîche, Henriette, étendue, et qui ne dormait pas ! Elle attendait ! elle l’attendait ! Que voulez-vous ? cet homme était son dernier esclave, son dernier amour, son triomphe suprême, le triomphe d’une femme à peu près morte ! La lampe étant posée à terre, torche digne d’un pareil hymen, le geôlier s’avançait d’un pas sûr, sa main pressait déjà cette taille charmante, son horrible visage s’approchait déjà de ce doux visage ; et moi ! moi, je voulais crier, je ne pouvais pas ; je voulais m’enfuir, mes membres étaient glacés ; je voulus détourner la tête, ma tête était fixée là, attachée, clouée, invinciblement forcée de tout voir ; j’allais mourir, quand heureusement la lampe s’éteignit : tout disparut ; je ne vis plus rien, je n’entendis plus rien, je n’imaginai plus rien. Mon Dieu ! le plus grand de tes bienfaits envers l’homme, c’est la folie ou le délire : tant de malheur le tuerait !

Pendant quinze jours j’eus le délire. Quinze jours après je pus m’expliquer ce mystère : Sylvio, pour me faire revenir à moi, fut obligé de me parler d’elle et de la trouver la plus belle et la plus charmante des femmes. — Redis-moi, lui disais-je, bon Sylvio, que tu n’as jamais vu une créature plus accomplie. — En effet, disait Sylvio, elle est la plus belle du monde, et je pense qu’on a eu pitié d’elle et qu’on ne la fera pas mourir. — À ces mots, la fièvre me reprit : — ne pas mourir ! Ah ! si je le croyais, Sylvio, j’irais la tuer de mes propres mains ! oui, qu’elle meure ! qu’elle meure sur l’échafaud ! tombe sa tête coupable ! Que ce tendre regard se glace sous le couteau ! Va me retenir dans un bon endroit une fenêtre à la Grève. Ah ! si tu savais, si tu savais ses crimes, quel abîme ! Ainsi, qu’on l’accusât ou qu’on la plaignît devant moi, je retombais dans le même égarement ! — Cependant il s’agissait pour la condamnée d’un grand délai. Je l’avais aperçue quand elle se livra au geôlier, inquiète, pensive, portant à chaque instant une de ses mains sur ses flancs qu’elle interrogeait avec une curiosité funeste ; quand M. le greffier vint lui lire son arrêt de mort, en ajoutant que quelqu’un demandait à lui parler, elle l’écouta de sang-froid, car elle avait réponse même à la mort ; l’instant d’après, je vis entrer deux hommes en habit noir, deux docteurs en médecine ; l’un sévère, déjà vieux, à l’air soucieux et occupé ; l’autre jeune, riant, évaporé, prenant la main de la condamnée avec grâce et politesse, pendant que son confrère avait l’air de la toucher à peine et montrait plus d’horreur qu’il n’en ressentait en effet. Au premier abord, le vieux médecin dit à l’huissier : — Cette femme n’est pas enceinte, que la loi s’exécute ; et il sortait. Déjà les soldats entraînaient Henriette, quand le jeune homme, rappelant le vieillard : — Cette femme est enceinte, s’écria-t-il, elle est mère ; la loi, l’humanité, tout s’oppose à ce qu’elle meure ; et il parla si vivement, il donna tant de preuves, qu’un sursis fut accordé à la mourante ; elle avait donné, pour neuf mois de cette triste vie, une heure de son amour ; de tous les marchés qu’elle avait passés, elle n’en avait pas fait de plus funeste.