L’Âne (Victor Hugo)/La nuit autour de l’homme

IV

LA NUIT AUTOUR DE L’HOMME.


J’ai des objections à l’homme, tu le vois.
Qu’il existe une loi, mêlée aux vagues lois
Que nous entrevoyons par nos pâles fenêtres,
Qui, dans l’échelle obscure et tremblante des êtres,
Place au-dessus de nous ce pleureur, ce rieur,
Qui fasse l’âne aux fils d’Adam inférieur,
Qui mette moins de verbe en plus de bouche, et rende
L’entendement plus court dans l’oreille plus grande,
C’est possible ; après tout, ça regarde l’auteur ;
Que l’homme ait ou n’ait pas le droit sur sa hauteur
D’être traité par nous d’une façon civile,
Et d’être salué roi par la longue file
D’animaux que Noé dans son arche classait,
Par le lion ayant dans sa griffe un placet,
Par le corbeau tenant dans son bec un hommage ;
Qu’il dise : — Dieu n’a fait qu’Adam à son image ; —
Peu m’importe ; je parle à cette majesté
Crûment, je ne suis pas de bassesse frotté,
Je suis franc ; ma parole est âpre, mais certaine,
Car je préfère, étant frère de La Fontaine,
Et quelque peu cousin d’Agrippa d’Aubigné,
Le réel, même rude, au faux, même peigné,
Les toisons de la brute aux perruques de l’homme ;
Je ne fais pas ma cour, Kant, je suis économe
D’admirer sottement et lâchement le roi,
Et je trouve en Dangeau plus d’âne que dans moi.

Si l’homme est majesté, cette majesté boite.
Quand la mort a serré ce pantin dans sa boîte,
En sort-il un esprit qui s’envole ? Psyché

Jaillit-elle à travers l’arlequin démanché ?
Je n’en sais rien. Cherchez. Il fait nuit.

Je n’en sais rien. Cherchez. Il fait nuit. Ce qui reste
Évident dans la brume adorable ou funeste,
C’est que c’est un vivant médiocre et mauvais.
Je deviendrais méchant, si je ne me sauvais,
Rien que pour avoir vu de près ce pauvre hère.

Je n’estime pas plus son grelot que sa haire,
Et son austérité que son relâchement ;
Quand sa bouche dit vrai par hasard, son œil ment ;
Fumée, il s’évapore en toutes les emphases ;
Son ventre et son cerveau n’ont point les mêmes phases.
La terre a son instinct, la lune a sa raison ;
Entre l’air et son souffle il met une cloison ;
Au lieu d’être le vaste esprit cosmopolite,
Il est toujours d’un lieu quelconque satellite,
Juif, grec, anglais dans l’Inde, au Brésil portugais ;
Il rêve des édens et fait des paraguays,
Il se tient hors du code ou hors de la nature ;
Las, refroidi, blasé, s’il veut par aventure
Devenir vertueux, quels lugubres essais !
Il ne sait que passer de l’excès à l’excès,
De l’abus au défaut, de l’alcôve à la haine,
D’Ève au cloître, et que fuir don Juan dans Origène.

Voletant vaguement de la Trappe à Paphos,
Mouche heurtant de l’aile au soupirail du faux,
Bourdon de tous les dieux et de toutes les vitres,
Donnant pour moule aux fronts les casques et les mitres,
Forgeron d’imposture, ouvrier de fureurs,
Fabriquant au mensonge une armure d’erreurs,
Il n’est pas d’épithète outrageuse, honnie,
Vile, dont on ne puisse orner sa litanie.

Certe, on se tromperait de croire que l’azur,

Les sphères, les levers d’étoiles, l’éther pur,
Et le nimbe solaire et l’auréole astrale
Filtrent dans l’âme humaine en lumière morale.
Kant, c’est un malheur d’être une voûte à cachot,
Une cave fermée au ciel splendide et chaud,
Une maison de nuit. Hélas ! l’homme en est une.
Il a cette mauvaise et fatale fortune
Que son obscurité résiste obstinément
Au lys, à la colombe, à l’aube, au firmament.
Rien, ni l’Etna qui semble en braise se dissoudre,
Ni le passage vaste et fuyant de la foudre,
Ni la lune, ébauchant quelque sacré contour,
Pas même l’évidence éclatante du jour,
Pas même le feu noir qui dévore Sodome,
Rien ne peut éclairer l’intérieur de l’homme.

Ô Kant, l’homme est drapé de rêves mal tissus.
Vêtu d’un haillon sombre, il porte par-dessus
Une pourpre d’orgueil prise aux fausses sagesses.
Il est fils des géants mariés aux singesses ;
Il a plus de grimace encor que de grandeur ;
Son profil de beauté d’un profil de laideur
Se double, et son sublime adhère au ridicule
De si près qu’on le croit fait pour le crépuscule.
Aussi quelle ombre en lui ! quelle ombre autour de lui !
Il sent sous tous ses pas trembler le point d’appui,
Ce qu’il espère étant presque ce qu’il redoute ;
Un flot de trouble passe après un flot de doute ;
Tout se résout en gouffre, en chute, en tremblement
Sur on ne sait quel vague et blême escarpement,
En ouverture sombre, en cécité muette,
Tâtonnement au docte et vertige au poète ;
Et toujours, au-dessus du lugubre horizon,
Et de votre savoir et de votre raison,
L’idole, le cromlech, l’autel, dressent leur cime
Que blanchit un rayon monstrueux de l’abîme.

Mais du moins faites-vous ce qu’il faudrait pour voir
Un peu plus de clarté dans votre cerveau noir ?
Point. La routine au fond du néant vous isole.
Vous avez tout, parole, écriture, boussole,
Vapeur, imprimerie, et scalpel et compas ;
Faites-vous donc du jour avec cela. Non pas.
Avez-vous des esprits, des plongeurs, des génies,
De grands cerveaux ouvrant des portes infinies,
Des puisatiers géants creusant au ciel des trous,
Des penseurs, des trouveurs ? — Pardieu ! — Qu’en faites-vous ?