L’Âne (Victor Hugo)/L’Âne patience entre dans le détail

III

L’ÂNE PATIENCE ENTRE DANS LE DÉTAIL.


L’âne à ce qu’il disait rêva dans le silence,
Comme on suit du regard une pierre qu’on lance,
Puis ajouta :

Puis ajouta : — Serrons de près les questions.
Veux-tu que nous causions et que nous discutions ?
Soit.

Soit. Quoique le lecteur, à Sainte-Geneviève,
Trouve peu d’os à moelle et peu d’auteurs à sève ;
Quoique, à l’Escurial, où Philippe pria,
Le plafond sépulcral de la Libraria,
Couvrant dossiers, cahiers, brochures, fascicules,
Ressemble à de la nuit noyant des crépuscules ;
Quoique Oxford la savante ait, sous ses hauts châssis,
Moins de textes vivants que de centons moisis ;
Quoique le maréchal vicomte de Turenne,
Caboche de soldat brutalement sereine,
Ait jugé, pataugeant dans les in-octavos,
La Rupertine bonne à loger ses chevaux ;
Quoique l’Arsenal fasse, alors qu’on le secoue,
Tourner tant de néant sur son pupitre à roue ;
Quoique, poussant des cris de triomphe, un essaim
De corbeaux, contemplant l’institut, son voisin,
Perche à la Mazarine, et que la Vaticane
Ait des angles si noirs que le diable y ricane,
Hommes, vous êtes fiers quand vous considérez
Vos bouquins reliés, catalogués, vitrés,
Avec vos rhéteurs dieux et vos pédants principes

Taillés en marbre jaune et juchés sur des cippes,
Et, j’en conviens, on a le vertige en voyant
Ce sombre alignement de livres, effrayant,
Inouï, se perdant sous les bahuts qui tremblent,
Ces vastes rendez-vous de volumes, qui semblent
Les légions du faux et du vrai s’avançant
En bon ordre, sous l’œil trouble du temps présent,
Pour se livrer combat au fond des hypogées,
Et de l’esprit humain les batailles rangées ;
Certes, j’admets que vous, les hommes, soyez vains
De cet entassement épique d’écrivains,
De tous ces papyrus et de toutes ces bibles ;
C’est beau de voir Saumaise, agitant ses vieux cribles,
Tamiser ces monceaux d’esprit sur les pavés ;
C’est beau d’avoir l’Exode avec des bois gravés
Par Alde de Venise ou Windelin de Spire ;
Je conviens qu’on retient son souffle et qu’on respire
À peine quand on voit, dans vos doctes hangars,
Les tombes frissonner sous les piocheurs hagards ;
C’est beau de pouvoir dire : Admirez les estampes ;
Ici Virgile avec un laurier sur les tempes,
Là Chapelain avec plus de laurier encor ;
Voici des manuscrits étalant sur fond d’or
Mainte arabesque pure, inextricable et nette
À rendre Goujon pâle et jaloux Biscornette ;
Çà, c’est Newton ; voyez quel beau Félibien !
Voici le grand, voici le vrai, voici le bien ;
Barmne est là pour ses Lois, saint Thomas pour sa Somme,
Platon pour son Timée ; et l’on comprend que l’homme
Fasse la roue avec tous ses livres au dos ;
Mais, ô dignes humains pris sous tant de bandeaux,
Ce profond répertoire où la doctrine abonde,
Ce sombre cabinet de lecture du monde,
Tous ces textes, qui font le silence autour d’eux,
Depuis l’infortiat jusqu’à l’in-trente-deux,
Et d’où l’odeur des ans et des peuples s’exhale,
Cette bibliopole auguste et colossale

Qu’on voit, jetant au loin sa lueur aux cerveaux,
Flamboyer au-dessus de tous vos noirs travaux,
Comme la cheminée énorme de l’usine ;
Toute cette raison que l’homme emmagasine,
Étageant grecs sur juifs, juifs sur égyptiens ;
Ces volumes nouveaux ajoutés aux anciens
Que le temps sur le tas vient vider par hottées,
Ces Pascals, ces Longins, ces Jobs, ces Timothées,
Doux, sévères, touchants, mystérieux, railleurs,
Qu’est-ce si tout cela ne vous rend pas meilleurs ?
Par mon échine illustre et semblable aux coulées
De laves du Gibel âpres et dentelées,
Par les traductions du vieux père Brumoy,
Par l’honneur que m’a fait Christ en montant sur moi
Comme si l’âne était un degré de Calvaire,
Je le jure devant l’aube et la primevère,
Devant la fleur, devant la source et le ravin,
Digne Kant, je suis prêt à proclamer divin,
Vénérable, excellent, et j’admire et j’accepte
L’enseignement duquel on sortirait inepte,
Ignare, aveugle, sourd, buse, idiot ; mais bon.

Mais apprends par cœur Jove, Ughel et Casaubon,
Baronius, Ibas d’Edesse, Théétête ;
Médie Boctoner à fond ; romps-toi la tête
Au sens qu’Eunapius donne à tel ou tel mot ;
Va de l’abbé Tudesche au cardinal Cramaud ;
Nourris-toi de Bohier, vieille prose bourrue ;
Dévore Ammirato, Walinge, Pellagrue ;
Vide résolument jusqu’à la lie et bois
André Schott, Sylvius autrement dit Dubois,
Massillon qui pérore et Fléchier qui harangue,
Docte Kant, je consens à fourbir de ma langue
Tous ces volumes, ceux qui sont noirs d’encre, et ceux
Qui sont tachés de sang, et ceux qui sont crasseux,
Y compris les fermoirs, la basane et les cuivres,
Si tu te sens, après avoir lu tous ces livres,

D’humeur à me donner un coup de pied de moins.

Si l’on veut faire grâce, en leurs lugubres coins,
À tous ces vieux vélins jargonnant tous les styles,
Ce qu’on peut dire, ô Kant, c’est qu’ils sont inutiles.

Et, philosophe ! au fait, comment tous ces monceaux
De tomes, gravement contemplés par les sots,
Pourraient-ils enfanter un résultat quelconque ?
Un rien les dépareille ou les brouille ou les tronque.
Puis ils se font la guerre entre eux, je te l’ai dit.

Le volume savant hait le tome érudit ;
Le littéraire gourme avec le politique ;
On joute à qui sera le plus paralytique,
Le plus obscur, le plus diffus, le plus pesant,
Et du juste, du vrai, du beau, le plus absent ;
C’est à qui se fera lourd, majestueux, vaste,
À qui sera poudreux avec le plus de faste ;
Car tous ces livres sont des vivants ténébreux ;
L’œil qui les voit croit voir des grands-prêtres hébreux,
Et quand de leurs casiers le jour perce les fentes,
Ils ont sur leurs rayons des airs d’hiérophantes ;
Ils sont l’autorité régnant dans son caveau,
L’esprit de l’homme avec reliure de veau ;
Avoir force feuillets, notes, renvois, chapitres,
Faire pousser des cris terribles aux pupitres,
Être un livre de poids par-dessus tout, voilà
L’ambition, le but, la gloire ; et pour cela
Le bénédictin creuse, édifie et laboure ;
Le volume veut être imposant, il se bourre
De blanc, de noir, de faits, de vent, de vieux, de neuf,
Et la grenouille idée enfle le livre bœuf.

Dans l’olympe farouche et sinistre des livres,
Lieu polaire où l’on prend les vitres pour des givres ;
Dans l’immense grenier du bouquiniste humain

Où l’étude et la nuit scellent leur triste hymen,
Depuis que l’homme écrit, que l’esprit se fourvoie,
Que la première plume a fui la première oie ;
Dans ce dock du grimoire universel, tunnel
Et puits du griffonnage antique et solennel,
Où l’erreur sur l’erreur s’amoncelle, où s’entasse
La savantasserie avec le savantasse,
Gouffre où sans voir l’ennui, ce miasme, on le sent,
Où s’est faite, de siècle en siècle grossissant,
Comme un ulcère croît, comme grandit un chancre,
L’horrible alluvion du déluge de l’encre,
Dans ce dépôt qu’emplit le froid morne des ifs,
Il faut les voir rangés, ces testaments massifs,
Ces volumes titans dont un fort de la halle
Aurait peine à porter la lourdeur idéale,
Ces tomes à stature écrasante, ulémas
Des lutrins monstrueux et des puissants formats ;
Ceux-ci bardés de cuir, ceux-là vêtus de moire,
Ils encombrent des temps la ténébreuse armoire ;
D’autres ouvrages sont éphémères, charnels,
Réels, mortels, humains ; eux sont les éternels ;
La cendre, qui du livre est l’austère rosée,
Leur arrive à travers les astres tamisée ;
Chacun d’eux est un fort, chacun d’eux est un mont,
Chacun d’eux est un culte ; eux des livres, fi donc !
Ils sont des avestas, ils sont des lévitiques,
Chacun d’eux est le Livre ; ils sont les hauts portiques
Et les larges piliers de la maison d’Isis ;
Ils sont les chênes noirs, vénérables, moisis,
De la Dodone obscure et lugubre des âmes ;
On en entend sortir des voix de vieilles femmes ;
Et l’ombre qui descend de leurs rameaux touffus
Va du Philothéos jusqu’au Polymorphus ;
Ils sont les dolmens lourds et branlants ; les registres
Pétrifiés du monde aveugle et fou des cuistres ;
Des espèces de blocs funèbres et bavards ;
Eux des livres, fi donc ! ils sont des boulevards ;

Ils sont les élégants sacrés de la doctrine,
Les sphinx géants ayant l’oracle en leur narine,
Les colosses pensifs de la religion,
Ils sont des dieux. — Mais gare au diable Légion !
Gare à ce gamin sombre appelé petit livre !
Le format portatif est un monstre ; il délivre,
Il proteste, il combat ; c’est hideux, c’est criant ;
Comme avec son épingle il crochète en riant
La serrure de fer d’une bible bastille !
Il a la clef des champs, ce brigand ; il pétille,
Il éclate ; il est clair, rapide, âpre, éloquent ;
Il court, et met le feu partout. Oui, mon vieux Kant,
Poussière fulminante éparse sur les tables,
Les livres légers sont aux pesants redoutables ;
Un frêle Capulet tue un gros Montaigu ;
Un Diderot de poche, imprenable, exigu,
Invisible, détruit la montagne de tomes
Que font les Augustins mêlés aux Chrysostomes ;
Que Laplace ait un jour sur sa calme hauteur
(Mais il ne l’aura point, car on est sénateur)
Le caprice de faire un almanach sauvage
Et sincère, à deux sous, et voyez le ravage !
L’almanach grimpe droit à l’azur, court, descend,
Monte, ôte à saint Michel son nimbe, va chassant
Saint Médard de son ciel, saint Pierre de sa loge,
Extermine Turnèbe, Arnobius, Euloge,
Moïse, Bossuet et l’abbé de Corbeil,
Et casse Josué, gendarme du soleil ;
Et c’est fini, voilà la Légende dorée
Croulant sous l’ironique et splendide empyrée ;
Un tout petit Montaigne, adroit, glissant, rongeur,
Malgré leur profondeur et malgré leur largeur,
Va démolir Gennade et Thégan par la base ;
Un leste Beaumarchais en quelques instants rase,
Avec leur clientèle honorable d’abus,
Les de Maistre les plus caducs, les plus barbus ;
Saint-Évremond accourt, moqueur, alerte, ingambe,

Et maintenant cherchez Symmachus, Alegambe,
Et le père Gretser et le père Poussin !
Paul-Louis colletant saint Luc, quel assassin !
Un essaim de pamphlets qui s’échappe dégrade,
Sur leur lit de justice ou leur lit de parade,
Sigonius, Prudence, Alde et le sieur Pithou ;
D’où viennent-ils ? j’ignore ; — où vont-ils ? Dieu sait où !
Mais ils mangent les saints jusqu’aux dernières plumes ;
Sur les tomes debout ainsi que les enclumes
De la forge du deuil, de l’erreur et du vent,
Ils se répandent gais, cassant, rageant, bravant,
Des révolutions anarchique avant-garde ;
Et l’on entend courir dans la brume hagarde
Le pas tumultueux de ces trotte-menu ;
Et ce désordre est fait par ce peuple inconnu
Au nez du marguillier et sous l’œil de l’édile ;
Ainsi que l’ichneumon détruit le crocodile
Le doute in-dix-huit bat le dogme in-folio ;
Malheur à l’alcoran qu’attaque un fabliau !
Un missel sur qui plane un couplet est malade ;
Je plains l’infortiat qu’une puce escalade,
L’infortiat fût-il plein de rois et de dieux,
Si la puce, agitant son stylet radieux,
Saute, atome effrayant, la largeur de la terre
Et la hauteur d’un siècle, et se nomme Voltaire.

— Mais, dis-tu, ce baudet n’a pas le sens commun.
Il veut un résultat ; n’en est-ce dont pas un ?
Ce combat des penseurs est sublime. — À merveille.
Qu’en sort-il ? Baal meurt, l’ours fuit devant l’abeille,
Soit. On lutte, on s’acharne, assaut, mêlée à mort !
Et la science pique et la sagesse mord ;
Que reste-t-il au cœur, la bataille finie ?
Hélas ! la nudité d’une immense ironie ;
Tous les profonds instincts glacés et grelottants ;
Kant, ce n’est pas cela que de l’homme j’attends.
L’esprit triomphe. À bas le vieux dogme ! on l’écrase,

Il tombe ; le passé s’effondre ; table rase ;
Bien. Plus je suis vainqueur, plus je suis assombri.
Une négation est un sinistre abri ;
Où mettrai-je mon âme ? est-ce dans un décombre ?
Je conviens que je dois à cette troupe sombre,
À ces démolisseurs de l’antique fatras,
Tout le logis qu’on peut avoir dans un plâtras.
La pioche, et pas de toit ; la faux, et pas de gerbe.
Est-ce donc là le but de ton effort superbe,
Homme, architecte auguste, être prédestiné ?
Satan fait avorter Adam, son puîné ;
J’en gémis ; l’homme manque à sa tâche divine.
Je cherche un édifice et je trouve une ruine.