L’Âme styrienne et son interprète, Pierre Rosegger/02
Nous avons quitté Rosegger à l’heure décisive qui l’éloignait de sa forêt natale pour l’engager dans les sentiers ardus de la carrière littéraire.
Sur cette route difficile, son premier mouvement fut un faux pas, et sa tentative vers le métier des lettres parut devoir se clore par une péripétie analogue à celle qui avait anéanti jadis les espoirs ecclésiastiques des parens du petit Pierre. — En effet, malgré l’accueil cordial et véritablement paternel du libraire de Laybach qui était devenu son hôte, l’incorrigible idéaliste se sentit bientôt mordu au cœur par son mal héréditaire, le Heimweh. Ses paupières rougies, sa contenance lugubre disaient assez le combat qui se livrait en son âme, et qu’il s’efforçait courageusement à prolonger, par égard pour la bonté de ses hôtes. Mais, certain jour, tandis qu’il feuilletait l’un de ces livres que ses fonctions lui prescrivaient alors de manier et de ranger sans cesse, et qui semblaient cependant avoir perdu tout charme à ses yeux depuis qu’ils poussaient en foule autour de lui, comme une forêt touffue si différente de celles dont s’habillent les rochers de la Styrie, son regard tomba sur un poème de Traeger :
« Si tu possèdes encore un foyer, disait ce texte entraînant, prends ton sac et ton bâton, puis marche, marche sans repos jusqu’à ce que tu aies atteint ce réduit si cher. »
Cet incident banal fournit l’impulsion décisive à sa volonté : ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase d’amertume lentement rempli dans le cœur de l’exilé ; et Rosegger prit congé du libraire Giontini, qui ne chercha pas à le retenir, mais lui dit avec une bonté inlassable : « Eh bien, allez avec Dieu, et, quand vous voudrez, revenez ! »
Bientôt le train l’emporta loin de la Carniole, inhospitalière à sa vie sentimentale : « Lorsque, dit-il, nous franchîmes la frontière styrienne à Trifail, je reçus un coup dans la poitrine, comme si mon cœur eût fait un saut de joie. Vite à Alpel, pensai-je, et de nouveau la vie occupée du tailleur, puis, le dimanche, les promenades joyeuses sur les hauts pâturages, parmi les troupeaux et les vertes ramures !… Alors se passa une chose singulière : plus profondément je pénétrais dans notre Styrie, plus s’atténuait mon aspiration vers le foyer natal. Je résolus de m’arrêter un jour à Gratz… » Ce jour fut suivi de beaucoup d’autres, car il ne devait plus quitter cette ville, où il conserva désormais son domicile principal. Le Heimweh ne commençait décidément plus pour lui qu’aux frontières de sa province[2], et cette circonstance a doté l’Autriche d’un de ses écrivains les plus aimés.
En effet, la belle confiance du docteur Svoboda ne fut pas découragée par les lubies d’un protégé si difficile à satisfaire : il lui trouva de nouveaux amis, et parvint bientôt à le faire accepter gratuitement parmi les élèves de l’ « Académie pour le commerce et l’industrie de Gratz. » On désirait, tout en cultivant son esprit, le mettre en état d’exercer une profession commerciale qui lui permît plus tard de gagner sa vie sans lui retirer tout loisir : car nul de ses patrons bénévoles n’aurait osé compter dès lors que sa plume suffirait un jour à le faire vivre. — Et le nouvel étudiant commença d’élaguer suivant les méthodes officielles les frondaisons indisciplinées d’un esprit demeuré jusque-là sans culture : il eut des heures difficiles : entamer une instruction régulière à vingt-deux ans, quand les facultés ont perdu la souplesse première de l’enfance, c’est une entreprise dont on soupçonne à peine les risques parce qu’on en a rarement le spectacle. Pour comble de disgrâce, le jeune poète gardait une aversion instinctive aux sciences exactes, et, généralement, à la plupart des connaissances pratiques enseignées dans l’école professionnelle qui lui avait ouvert ses portes. — À ces soucis d’ordre intellectuel, se joignaient pour lui les angoisses de la question matérielle, posée par son absolu dénuement. Il fallut lui procurer tout d’abord le logement et la nourriture : mais, sur ce point aussi, l’enfant de la montagne rencontra d’incroyables dévouemens, parmi les citoyens de Gratz. Dès le début, six familles de la ville se chargèrent de le recevoir à leur table une fois par semaine : une seule journée donnait donc encore quelque difficulté au paysan sans ressources.
Tant bien que mal, il poursuivit, dans ces conditions précaires, les arides études que lui imposait la nécessité : il parvint à leur terme, mais il n’eut jamais ni le désir, ni peut-être la capacité de les utiliser par la suite derrière quelque comptoir.
Après quelques années de tâtonnemens, il eut enfin la bonne fortune de rencontrer un éditeur intelligent et généreux pour assurer son existence matérielle et l’engager définitivement dans la voie purement littéraire dont il allait parcourir triomphalement les étapes. Heckenhast, de Pest, plaça dans l’avenir du jeune homme, après tant d’autres braves cœurs, une confiance qui ne fut point trompée ; et, soutenu de cet appui cordial, assuré maintenant du lendemain, Rosegger commença dès lors à se faire connaître au-delà des limites de sa province. Il donna même aussitôt des preuves nouvelles de cette fécondité exagérée peut-être, dont son parrain et messager avait jadis senti le poids sur ses épaules, et qui permet d’estimer à plus de soixante-dix volumes l’importance de son œuvre actuelle. Son excuse est qu’à ce moment, la production était devenue pour lui une nécessité matérielle, puisqu’il devait vivre des revenus de sa plume. En huit ans, il publia donc chez Heckenhast quatorze volumes de prose, et, de plus, six années d’un de ces calendriers populaires dont la rédaction avait été, nous l’avons vu, sa première tentative littéraire.
Le seul événement qui nous intéresse au point de vue psychologique, en cette période de son existence, fut, peu après la mort de sa mère, la conclusion de son premier mariage : aventure romanesque, qu’il a contée d’abord, avec quelques modifications poétiques, dans un de ses romans : Haidepeter’s Gabriel ; puis, avec toute la sincérité d’une confession publique, dans une de ses œuvres autobiographiques : Mein Weltleben.
Le 20 juin 1872, il se trouvait en vacances à Krieglach, méditant le premier de ses romans, le Maître d’école dans la forêt, quand la rumeur publique lui apporta une nouvelle piquante. Deux dames étaient arrivées de Gratz par le chemin de fer et s’étaient aussitôt enquises du chemin de sa maison natale, vers laquelle elles désiraient se rendre en pèlerinage ; toutes deux sont jeunes, disait la renommée, mais l’une, un peu plus jeune que l’autre, montre des yeux dignes d’une Madone, des lèvres fraîches et rouges autant que les cerises au temps de l’Assomption. Enfin, ajoutait-on, les étrangères cherchent un guide pour leur excursion littéraire, Pierre n’a donc rien de mieux à faire qu’à s’offrir lui-même et à devenir le metteur en scène et le témoin de sa propre gloire. Nulle aventure ne pouvait être en effet plus flatteuse, semble-t-il, à l’amour-propre d’un écrivain de vingt-huit ans, demeuré, malgré ses succès de curiosité, dans la période des incertitudes et des tâtonnemens. Pourtant, la timidité naturelle du poète l’emporta sur tout autre sentiment ; il se renferma dans sa chambrette et fit répandre le bruit qu’il était absent de la région. Puis, sur les objurgations d’une amie de jeunesse, il prit une demi-mesure, et alla se cacher dans le taillis sur le chemin que devaient suivre les deux visiteuses. Il les vit donc passer de loin, accompagnées par un de ses camarades d’enfance, qui s’était présenté, à son défaut, pour les guider vers Alpel. Devenu perplexe devant un aspect fort engageant sans doute, il retourna déjeuner à Krieglach, perdit encore quelques heures, enfin, n’y tenant plus, se mit en route à son tour vers son foyer natal avec la quasi-certitude d’arriver trop tard pour réparer sa sottise. En effet, il rencontra en chemin le petit groupe de promeneurs qui revenait déjà vers son point de départ. On avait visité la vieille ferme « zum Kluppenegger, » et aussi Lorenz Rosegger qui, veuf depuis quelques mois et de plus en plus appauvri, habitait maintenant une petite cabane sur la pente inclinée de la montagne. Une fois de plus, le brave homme s’était montré accueillant avec simplicité, et fort amusant par son incapacité naïve à comprendre la vocation de son fils : « Ce qu’il a fait, avait-il dit, je ne pourrais pas le raconter en allemand, car je ne le sais pas moi-même. Les gens parlent beaucoup sur le garçon ; ils en parlent beaucoup, et je ne m’y reconnais guère. Il est gentil pour moi, vient me voir ; et, puisqu’il se détournerait facilement du bon chemin, je veux prier assidûment pour lui. »
Enchantées de leur excursion alpestre, les jeunes femmes descendaient maintenant la côte en bavardant ; la plus âgée, une institutrice communale, n’était venue là que pour accompagner son amie, Anna Pichler, fille d’un chapelier de Gratz. Ayant lu dans les journaux la mort de Marie Rosegger, mère du poète populaire dont elle faisait sa lecture favorite, cette jeune personne avait demandé à ses parens la permission de remplacer les bals du carnaval et la dépense de toilettes qu’ils entraîneraient pour elle, par un petit voyage d’été au foyer de Pétri Kettenfeier. A la vue de ce dernier, son camarade qui guidait les étrangères fit la présentation sur le sentier, et l’on rentra de compagnie à Krieglach. Les premiers momens furent embarrassés, mais la jeune fille mit bientôt à son aise le timide écrivain ; sa voix était si calme, son regard rempli d’une si pleine bienveillance ; il semblait que, depuis une éternité, l’on marchât ainsi côte à côte en vieilles connaissances. Les conséquences se devinent déjà, car de pareils débuts ont presque toujours des suites, surtout dans l’imagination des poètes. Une circonstance tragique les remit presque aussitôt en présence ; au cours de la nuit du lendemain, un incendie considérable ayant jeté dans les rues les habitans de Krieglach, anxieux du sort de leurs demeures, les deux jeunes gens, chacun suivant ses moyens, firent bravement leur devoir, et exercèrent côte à côte le ministère de la charité. Aussi, peu de temps après, Rosegger s’enhardissait-il jusqu’à écrire à Mlle Pichler pour lui demander sa photographie, et, l’hiver suivant, le poète fréquenta assidûment chez les parens de la jeune fille, honnêtes bourgeois, qui avaient donné à leurs enfans une éducation solide et élevée. Force fut de marier enfin ces amoureux, bien que les ressources de sa plume ne constituassent pas encore à Pierre un revenu bien considérable pour un père de famille, tandis qu’Anna apportait seulement en dot un logement fourni par les siens. Tout s’arrangeait au mieux cependant pour le jeune ménage, lorsque cette union heureuse aboutit à une catastrophe : deux enfans naquirent, dont le second coûta la vie à sa mère (1875).
Le choc fut terrible pour l’organisation frêle et impressionnable de l’époux, et l’on crut quelque temps autour de lui qu’il ne résisterait pas à ce coup du destin. Il fut sauvé par le travail ; déjà lié à cette époque avec les écrivains et les artistes les plus aimés de son pays, Hamerling, Auzengrueber, Deffregger, assuré de leur concours, il se décida à créer une publication mensuelle, aux tendances saines et moralisatrices, le Heimgarten (Jardin du logis) dont il fut le rédacteur en chef, et qui a fêté récemment la vingt-cinquième année de sa fondation. C’est là, que parurent la plupart des nouvelles et esquisses qu’il a maintes fois réunies en volume, et qui forment le fonds de son œuvre actuelle, après avoir été l’instrument de son influence sur l’opinion publique.
Il se créa une nouvelle source d’activité et de distraction par les « voyages de lecture » qu’il entreprit à plusieurs reprises vers cette époque à travers l’Autriche et l’Allemagne : ce fut en quelque sorte un prolongement de sa première manière littéraire, la peinture malicieuse des gaîtés campagnardes. En effet, ayant eu parfois l’occasion de lire avec applaudissement dans des réunions intimes quelques-unes de ses poésies patoises, il se laissa peu à peu entraîner à le faire devant des assistances plus nombreuses, tout d’abord en faveur d’œuvres de bienfaisance, puis, à son profit personnel ; et il moissonna ainsi lauriers et florins.
Nous nous ferions quelque idée de ces succès par ceux qu’ont rencontrés récemment parmi nous tel interprète de chants de matelots, ou tel barde breton à la voix entraînante : n’est-il pas significatif que toujours la Bretagne s’évoque à notre esprit dès que nous cherchons, plus près de nous, quelque analogie avec ce peuple styrien ?
Rosegger ne chantait pas, il lisait ses vers humoristiques, « pour faire rire beaucoup, et pleurer un peu, » suivant le double caractère de son talent ; de plus les tendances pangermanistes de l’Europe centrale ne furent pas étrangères à la vogue qui accueillit partout l’interprète de l’âme paysanne alpestre. Des personnages illustres ont souvent réclamé le plaisir de l’entendre, et l’infortuné archiduc Rodolphe témoignait une bienveillance toute particulière à sa Muse. Ces voyages de lectures, outre les profits matériels qu’ils valurent à Rosegger, eurent encore l’avantage de faire connaître au loin son nom et sa manière, de lui créer, dans les couches moyennes du peuple allemand, un public nombreux et fidèle que n’a jamais lassé son inlassable production, de le classer enfin parmi les auteurs les plus lus de son pays.
Il trouva une autre diversion à ses tristes pensées, dans la construction, à Krieglach, d’une maison de campagne, simple mais confortable, où il a depuis lors constamment passé les mois de la belle saison. Ce fut l’emploi de ses premières économies, et cette décision lui a permis de garder contact avec le milieu paysan qui seul s’est montré jusqu’ici favorable à l’éclosion des produits de sa Muse. Non qu’il ne s’exposât à des difficultés de tout ordre, en revenant, citadin et « Monsieur, » vivre au milieu des spectateurs de ses humbles débuts. Nous l’avons dit, les plus incultes parmi ces derniers n’ont jamais mieux saisi que ses propres parens la nature précise du métier si lucratif qui l’a enrichi. Il est à leurs yeux, un « Africat, » corruption du mot avocat, qui désigne vaguement dans leur vocabulaire l’ensemble des professions libérales. Le paysan styrien ne comprend pas nettement un travail différent de celui de la charrue, car c’est là le châtiment des fils d’Adam : toute occupation différente de la sienne lui semble métier d’oisif, et, à qui lui parle de « travail de tête, » il répond ironiquement : « Mes bœufs aussi travaillent avec leur tête. » Ajoutez à cette cause de méfiance les scrupules religieux, qui accueillirent les débuts du poète, et qui, longtemps, lui ont montré certains passans se signant à la dérobée sur son passage, avec cette oraison mentale : « Pourvu qu’à la fin le diable ne l’emporte pas dans sa chaudière ! » Il est vrai qu’en revanche, d’autres naïfs, poussés par un excès de crédulité inverse, l’imaginent tout-puissant, à l’égal d’un nécromancien du temps jadis, et viennent le consulter pour guérir une vache qui donne du lait rouge, pour corriger les mauvaises chances de la conscription, pour faire d’un braconnier invétéré un garde-chasse impérial, ou pour amener les Compagnies d’assurances à payer une maison qui n’était pas assurée. N’affirme-t-on pas qu’il fréquente, l’hiver, à la ville, chez les plus grands seigneurs, et qu’il tutoie l’empereur Franz ? Et lui-même raconte, non sans une nuance d’amertume, que certain jour, pressé par les supplications touchantes d’une femme infortunée, il se décida en effet à écrire au souverain en faveur de cette grande misère : la réponse se fit longtemps attendre, et, quand elle vint enfin, elle fut négative. — Un si notoire insuccès enleva d’un coup sa réputation d’influence à Rosegger, mais le rapprocha d’autant de ses compagnons d’enfance : « Depuis cette heure, dit-il, ils m’ont aimé de nouveau sans arrière-pensée : ils avaient reconnu que je suis encore en deçà du fossé qui sépare le paysan du seigneur. » Telles furent, en son pays, les expériences intéressantes d’un homme, qui, s’il n’y passe pas pour prophète, y jouit du moins aujourd’hui de l’estime et de l’affection générales.
C’est à Krieglach qu’il fit, en 1879, la connaissance de Mlle Anna Knaur, fille d’un riche entrepreneur viennois qui lui parut digne d’occuper à son foyer la place de sa première Anna, et d’élever ses deux enfans orphelins. Par un mariage qui lui apportait cette fois de sérieux avantages matériels, il s’élevait encore vers une classe sociale supérieure, tout en s’assurant un complet bonheur. Il a donc su diriger pour le mieux sa barque au gréement rustique sur les flots perfides de la société moderne : et, traversées seulement par quelques défaillances d’une santé toujours délicate et impressionnable, ces vingt dernières années ont augmenté sans cesse son renom, son autorité, et sa considération. Les distinctions de tout ordre se sont accumulées sur sa tête : rues baptisées de son nom dans des villes lointaines, diplômes de citoyen honoraire, traduction de ses œuvres en langues étrangères. Dès 1885, un sculpteur de talent s’est inspiré, pour une statue destinée à l’ornement du parc municipal de Gratz, d’un personnage féminin de son premier roman, Waldlilie, l’héroïne du Maître d’école dans la forêt. Et, de la sorte, l’écrivain fêté a vu s’élever, dès sa jeunesse, comme une ébauche de son futur monument. Cette gloire précoce nous amène à examiner de plus près une œuvre qui procure à son auteur de si exceptionnels témoignages de sympathie et d’admiration et qui conduit l’opinion lettrée à incarner pour ainsi dire en sa personne la race et la pensée styrienne.
Lorsqu’on entame la lecture de cette bibliothèque déjà considérable que forment les ouvrages de Rosegger, on est tenté de le comparer à certains écrivains illustres parmi nous pour des entreprises du même ordre. Ce qu’il a fait pour sa petite patrie, d’autres l’ont voulu faire en France pour la leur, comme Mistral en Provence, et Fabre dans les Cévennes ; ou même pour un temporaire asile, comme Pierre Loti dans cette épopée de la province basque qui est Ramuntcho. George Sand a peint les paysans du Berry, Maupassant et M. René Bazin ceux de la Normandie et du Bocage. Toutefois, le parallèle cesse bientôt d’être profitable : ces écrivains éminens, supérieurs sans doute par le talent au peintre de la Styrie, n’ont pas eu, la plupart, cette destinée de vivre comme lui durant vingt-deux ans, c’est-à-dire jusqu’à l’âge d’homme, la vie de ceux qu’ils ont portraiturés par la suite. Ils ont suppléé à ce défaut d’initiation par la puissance de l’intuition, ou par la pénétration du génie. Mais si l’âme du modèle est clairement portraiturée dans ces œuvres d’origine diverse, on y reconnaît la différence qui sépare l’ébauche révélatrice d’un grand maître, regardant de haut et de loin, du patient travail d’un primitif où tous les traits se retrouvent fidèlement interprétés jusque dans leurs plus intimes détails. Cette parfaite exactitude de la touche chez un peintre qu’on ne peut soupçonner d’à peu près ou d’improvisation fait le prix des tableaux de Rosegger. Ajoutons toutefois qu’on aurait tort de supposer en lui un réaliste à la manière de Bastien-Lepage dans la peinture moderne : car il a souvent réclamé pour le poète le droit de corriger la réalité dans le sens de l’idéal, en sorte qu’on pourrait appliquer à ses propres récits la jolie définition qu’il donne des contes naïfs d’un fantaisiste villageois[3] : « Tout ce qu’il disait était inventé : et tout était vrai pourtant : cela dépendait seulement du fait qu’on l’écoutât avec son corps, ou avec son âme. » — Chez lui, l’optimisme est dans le trait moral, le réalisme dans la fidélité tendre du détail matériel.
Qu’il tienne ce don d’une longue suite d’ancêtres, attentifs à égayer de leur mieux les veillées d’hiver, ou encore, par un héritage direct, de cette mère, dont nous avons dit l’imagination poétique, la mémoire meublée de légendes et de mythes gracieux, Rosegger est, avant tout, un conteur : il a les ressources variées qui soutiennent l’attention, le trait imprévu qui la réveille, souvent la conclusion frappante qui la récompense. Ce sont là des mérites qui se sentent à la lecture plutôt qu’ils ne se démontrent par des preuves.
Nous en prendrons quelque idée par une rapide revue des originaux montagnards, des Sonderlinge dont les portraits se pressent en ses recueils, comme les toiles précieuses aux murs d’une riche galerie d’amateur. Il célébrait récemment encore[4] cet individualisme primordial, ce droit à la personnalité, que la tendance toute sociale de l’esprit moderne opprime chaque jour davantage. Il assure que chacun se ressemble aujourd’hui dans son entourage, au lieu que, en sa jeunesse, il se souvient d’avoir rencontré côte à côte des exemplaires infiniment divers de l’humanité. Nous l’avons indiqué déjà à propos de ses pérégrinations d’apprenti tailleur, en ce cercle étroit qui enfermait sa vie, chaque caractère, chaque costume, chaque visage même lui apportait une surprise ou une nouveauté. L’inconnu qu’il abordait à quelques kilomètres de son village étonnait parfois tout autant son esprit observateur qu’une peuplade asiatique soudain découverte pouvait jadis frapper, par son aspect exotique, un Marco Polo parcourant les terres du fabuleux Prêtre Jean. Diversité de types, qui s’explique sans doute à la fois, et par la vie intérieure si intense que la race et la religion concourent à développer en ces âmes dont l’enveloppe seule est grossière : et par l’absence de toute culture livresque chez une population illettrée dans son ensemble. C’est, en effet, l’imprimerie qui fait l’uniformité moderne en répandant à flots dans les masses les résultats acquis par l’expérience de l’humanité pensante. Qui ne sait lire, et n’a pas dépassé un rayon de quelques lieues reconnaît difficilement les traits généraux en sa personne, et n’en laisse pas atrophier aussi complètement les particularités, nées de l’hérédité capricieuse, ou des hasards du développement intellectuel.
Rosegger a écrit quelque part de lui-même : « Dans ma peau se logent deux personnages essentiellement divers. L’un se montre lorsque je fréquente beaucoup et longtemps la société de mes semblables, et il me paraît souvent à moi-même un insupportable individu. Il est tellement taillé sur un patron banal, il désire tant ressembler à ses voisins ! Ce qu’il peut avoir en plus que ceux-là, il se le coupe ; et ce qu’il a de moins, il veut le coudre à tout prix sur son vêtement, quand cela devrait faire un ensemble tout à fait disparate. J’aurais depuis longtemps congédié ce faquin figé dans son col, et qui semble de bois, si mes relations n’avaient besoin de lui pour me supporter. Il tient ma place dans le monde, et signifie aux yeux de tous : « C’est là quelqu’un de « convenable. » L’autre de mes personnages est un drôle de corps, toujours content de lui-même et pourtant toujours appliqué à s’améliorer encore. Quand je me retire dans la solitude, je le sens près de moi, et il me raconte les histoires les plus merveilleuses… » L’un symbolise évidemment le caractère acquis par le poète, à la suite de sa transplantation dans le milieu urbain : le second, c’est l’âme de sa race, qu’il entend parler dans son cœur dès qu’il prête l’oreille à son murmure séculaire[5].
Que l’on considère, dans sa première œuvre autobiographique, Heidepeters Gabriel, l’entourage qui fut celui de son enfance, et l’on se sentira déjà transporté au milieu d’un monde étrange. Ici, c’est une ferme dont les propriétaires ont pris la femme en méfiance, et renoncé pour jamais au mariage : ils adoptent à chaque génération un enfant trouvé, tiré de quelque hospice du voisinage, en sorte que le bien paysan passe de père en fils adoptif depuis des temps immémoriaux, et que l’héritier futur a pour devoir impérieux de se garder avant tout de l’amour. Voilà qui est déjà romanesque et comme inspiré de la Table Ronde. Là, un singulier aubergiste demeure des journées entières dans les caveaux d’une chapelle voisine, où les cercueils récens ou vieillis lui font une hallucinante compagnie, de bruits étranges et de rêves enfiévrés. Plus haut dans la montagne, au pied de murailles rocheuses verticales, vit une femme presque sauvage, qui a rompu tout lien avec la société des hommes : la Rès s’habille de peaux de bêtes, se nourrit du produit de sa chasse, et, l’esprit troublé par la misère, elle creuse malgré tout avec passion les grands problèmes métaphysiques, toujours présens à ces imaginations inquiètes. Une scène d’une puissance indiscutable nous montre cette exaltée, s’efforçant de prouver au père du héros, le Heidepeter, déjà réduit au désespoir par l’excès de ses infortunes, qu’il n’est pas de Dieu là-haut, puisqu’il n’y a pas de justice ici-bas.
Nous allons glaner çà et là, dans l’ensemble de son œuvre, quelques-uns de ces types originaux qui la peuplent, car si ceux que nous venons de citer furent les premiers à frapper ses regards, ses yeux se sont reposés depuis sur bien d’autres figures étranges.
Voici, d’abord, les singularités physiques : l’Einseitige, l’homme qui n’est complet que d’un côté, pour avoir une épaule trop basse au-dessus d’une jambe trop courte : puis le Semeur sourd, borgne, une main sans doigts, mais qui, de l’autre main, fait à ce point merveille sur les champs confiés à ses soins, que le voisinage ne veut pas d’autre ouvrier au temps des semailles. Il jette toujours la première poignée de grain sur le sable ou sur le rocher, afin sans doute de faire sa part à la nature maternelle, une part désintéressée dont l’homme n’espérera pas, comme du reste, un revenu centuple[6]. Et les oiseaux ne gâtent pas son ouvrage, car ils viennent prendre le blé dans son sac même, pendant à sa ceinture, « comme s’il leur avait chuchoté tout bas que le grain de blé dans le sac rassasie aussi bien que celui qui est tombé en terre, quoique le premier ne représente que lui-même, le second un lourd épi tout entier. »
Les déformations corporelles ne sont d’ordinaire, chez notre psychologue, que le symbole visible et sensible des singularités morales, auxquelles nous devons nous arrêter plus longtemps, car elles tiennent une place considérable dans son œuvre et en font l’attrait principal, par les surprises incessantes qu’elles réservent à l’imagination amusée du lecteur. Comment ne pas s’intéresser à l’homme aux treize thalers, qui, frappé dès sa jeunesse par une catastrophe où périt tout ce qu’il aime, passe le reste de ses jours dans une sorte d’hébétude voulue, et dans l’unique préoccupation de restreindre sans trêve ses modiques besoins ? Nouveau Diogène, il cherche à laisser le moins de prise possible au malheur dont il sait, par expérience, l’acharnement contre sa personne : et par exemple, il a résolu de fermer pour toujours un œil, qu’il pense mettre de la sorte à l’abri des coups du sort, et qu’il ne rouvrira plus jamais qu’involontairement, quand une émotion profonde le secoue jusqu’au fond de l’être. — Un de ses frères en adversité, le vieux Sim, traînant lui aussi une existence misérable, redoute pourtant à ce point le moment de la mort, qu’il rêve sans cesse au sort du Juif-Errant, de l’homme qui ne meurt pas. Or, par une adroite péripétie, le pauvre mendiant s’éteindra précisément non pas dans les affres d’une agonie pleine d’angoisse, mais dans un accès de fou rire causé par quelque futile incident matériel.
Voici encore le tailleur Ferl, beau et honnête garçon qui « dépérit au soleil et prospère dans la tempête : » les mois d’été lui sont une épreuve et les ouragans d’automne lui donnent le signal de vagabondages délicieux. C’était, dit son peintre, « un être naïf et bon qui, sans doute, à titre de contraste avec la paix de son cœur d’enfant, recherchait et aimait les manifestations puissantes de la nature, et se sentait plus près de son Créateur et Rédempteur dans la fureur des élémens qui détruisent et édifient tout ensemble[7]. »
Toutefois, les plus intéressans à nos yeux, parmi ces originaux rustiques sortis de la plume de Rosegger, ce sont ceux qui puisent dans les préoccupations religieuses la matière de leurs singularités : ils apparaissent en effet comme les fruits exceptionnels, comme les produits, précieux au gourmet, d’une véritable culture en serre chaude ; idée qu’éveille en nous cette société immobile depuis le moyen âge, dans laquelle la religion alimente seule toute la vie morale, intellectuelle et artistique[8]. Et, dans leurs rangs, nous distinguerons les mauvais croyans des bons : nous voulons dire ceux qui cherchent, dans l’enseignement chrétien mal interprété, des argumens à l’appui de leurs humaines passions, de ceux qui y trouvent le principe et l’aliment des plus exquises qualités du cœur.
Les premiers sont les moins nombreux, hâtons-nous de le dire, mais ils se présentent parfois avec un relief saisissant. Voyez le portrait effrayant, dans sa tranquille précision, de cette vieille folle que rencontra l’apprenti tailleur chez un de ses hôtes passagers, martyrisant par ses pratiques de dévotion superstitieuse et par ses imaginations démoniaques une charmante fille adoptive[9]. Ou encore celui de Philippe le Haïsseur[10], un autre déséquilibré, qui s’est fait une volupté de la haine et qui, détournant de leur sens, par un dangereux sophisme, quelques bribes mal digérées de l’Ecriture, ordonne à ses valets de saisir son ennemi désarmé afin de le sacrifier sur un autel qu’il assimile à celui d’Abraham. « Dieu juste, dit ce forcené, je te remercie pour m’avoir entendu et pour avoir livré mon ennemi entre mes mains. La vengeance appartient à toi seul et j’aimerai donc mon ennemi suivant ta sainte volonté. Ce n’est pas dans un sentiment de haine que je porterai la main sur lui, et je ne tuerai pas par vengeance… J’aime mon ennemi et je l’embrasserai avant qu’il soit sacrifié au Père céleste… Reçois cette offrande en expiation de mes péchés, pardonne-moi, et m’accorde une longue vie, une heureuse mort et une éternité de bonheur. » Le fou qui réveille ainsi au nom du Dieu d’amour les vieux cultes sanglans du paganisme est pourtant retenu à temps par ses serviteurs, et devient lui-même la victime de son délire. Cette sorte d’aberration n’en est pas moins vraisemblable chez ces races émotives, qui balbutient jusque dans l’hallucination quelque parodie des paroles sacrées.
De même ordre, bien que moins odieuse en son point de départ, est la folie sanglante de la « Mère des fleurs. » Cette femme, demeurée veuve et dans la plus profonde misère, traduit en acte, les paroles attribuées par Joinville à Blanche de Castille : « Mon fils, j’aimerais mieux vous voir mort que coupable d’un péché mortel. » — « Irena Eman, dit Rosegger[11], se livrait souvent au désespoir, car, malgré ses prières et les bonnes maximes qu’elle leur prodiguait chaque jour, ses enfans n’étaient pas assez doux et pieux à son gré. Ils ne différaient guère des autres fils de mendians, étant des polissons légers, rusés, amis des folies et des mauvaises plaisanteries… Pourtant, elle ne voulait pas élever des créatures méchantes et gâtées : il y en a bien assez sur cette terre. Elle priait donc devant les images saintes, afin que Dieu reprît à lui ces petits dans leurs jeunes années plutôt que de les laisser se perdre en ce monde et être damnés dans l’autre. » On peut pressentir quelles seront les conséquences de pareilles rêveries : peu à peu grandit dans cet esprit malade la pensée de se faire lui-même l’instrument de la Providence. « Le mysticisme, — a dit Michelet, qui ne l’aimait guère, — pour enseigner trop l’indifférence à la mort, et l’indistinction des deux vies mortelle et immortelle, peut fournir aux tentations du crime de merveilleux sophismes[12]. » Il n’est pas sans danger d’exagérer outre mesure la pensée du néant d’ici-bas. Et, en effet, quand la Mère des fleurs (c’est un surnom qu’elle reçoit plus tard et qui est sans aucun lien avec son crime) a mis à exécution ce massacre des Innocens, annoncé par ses hallucinations meurtrières, il se trouve un paysan pour dire à son voisin, trop violent dans son indignation : « Si tu avais seulement feuilleté une légende de saints dans ta vie, tu saurais que les bienheureux sont plutôt morts que de commettre un péché. Tu verras chaque jour des parens chrétiens demander à Dieu de reprendre leurs fils dans les années de la jeunesse, s’ils doivent grandir pour être des hommes de péché[13]. Mais tu en trouveras peu qui, par pure tendresse, aient le courage de les sauver à temps du danger. On devrait canoniser cette femme, qui, en vue du ciel, a sacrifié ce qu’elle avait de plus cher, comme le fit jadis le père Abraham sur la montagne sainte. » Une fois de plus reparaît ici le souvenir obsédant des sacrifices abrogés de l’Ancien Testament. Ajoutons-le dès à présent, car nous aurons à y revenir, les conclusions de ce récit étrange sont tout entières de religion, de paix et de pardon.
Souvent, grâce à Dieu, les aberrations mystiques des héros de notre poète sont moins répugnantes et offrent plutôt une couleur attendrie et sentimentale, qui est profondément germano-celtique.
Beaucoup moins tragique et plus humain déjà apparaît dans les souvenirs d’enfance de Rosegger un vieux tailleur, converti sur le tard, qui se mit en tête de ramener après lui dans la bonne voie ses concitoyens de la petite communauté d’Alpel. Non qu’ils en eussent très grand besoin : une vie sobre et rude les préservant assez des plus dangereuses tentations de la chair. Mais il est des degrés dans la perfection, et l’on ne saurait aspirer à s’élever trop haut sur cette voie. Le brave homme se découvrit donc pour la prédication un véritable talent, qu’il développa, tel jadis Démosthène au bord des flots, dans la solitude de son grenier à foin ; en sorte qu’il se sentit bientôt en mesure de commencer son apostolat. « Presque aveugle quant aux yeux du corps, dit son ancien disciple, il possédait la clairvoyance de l’âme, et contemplait le ciel tout grand ouvert ; l’enfer aussi parfois, lorsque quelque incident désagréable troublait son égalité d’humeur. Quant à l’Eternité, que nous autres ne parvenons guère à nous figurer nettement, il la voyait tout entière sous une forme sensible. Comme j’étais son favori déclaré, il m’expliqua certain jour la chose d’une manière saisissante. Je ne sais trop si j’ai bien compris la leçon du voyant aveugle ; je me souviens seulement que je me représentans dès lors l’éternité de la façon suivante : une très large et très longue galerie de mine s’enfonçant dans la terre, éclairée par des cierges de cire rouge, et dans laquelle les âmes des morts vont et viennent vêtues de leur suaire. Afin d’estimer la longueur de cette galerie, le tailleur employait une autre image : « Si, disait-il, toute la sphère terrestre n’était qu’un peloton du fil le plus fin, et que quelqu’un vînt, qui déroulât le fil afin d’en mesurer l’éternité, ce mètre-là, mes chers chrétiens, serait encore beaucoup trop court. » — On conçoit qu’un orateur si clair et si expressif devait recruter de nombreux auditeurs. Et, en effet, dès qu’on entendait dire : « Le tailleur va prêcher aujourd’hui, » les gens se réunissaient dans sa chaumière.
Cette chaumière est le théâtre d’une des plus jolies descriptions de notre poète. Quand on pénétrait dans la maison, le propriétaire était d’ordinaire invisible ; mais on entendait en revanche, dans le grenier au-dessus de la chambre, des murmures, des soupirs et des sanglots, des souffles et des bruissemens. Nul n’ignorait donc que l’apôtre terminait en ce moment sa préparation ; et peut-être était-il déjà en extase. Aussi, les conversations d’abord bruyantes et profanes s’éteignaient peu à peu ; une sorte d’horreur sacrée pénétrait les âmes quand il descendait enfin les degrés de son échelle. C’était un véritable squelette, dont les os semblaient s’entre-choquer jusqu’à ce qu’il eût atteint le sol ; il marchait alors vers la table, montait sur un escabeau, croisait les bras sur sa poitrine, fermait les yeux et restait quelques minutes sans mouvemens. Puis le prêche commençait enfin : « Le Seigneur éternel m’a envoyé vers vous au nom de sa croix, de ses trois clous, de sa couronne sanglante. L’Evangile est écrit avec le sang pourpre de la divinité ; ouvrez vos oreilles, car c’est ainsi que parle le Seigneur. »
Les assistans sanglotaient ou éclataient de rire suivant leur humeur ou leur disposition nerveuse. Pour moi, dit Rosegger, et cet aveu confirme ce qu’il nous a rapporté ailleurs du rôle intellectuel de la religion dans cette société primitive ; « pour moi j’étais toujours profondément attentif au sermon, parce que, — je n’y songeais pas alors, mais je le comprends mieux aujourd’hui — les idées de l’orateur pouvaient bien être baroques, c’étaient, après tout, des idées, et, à ce titre, des choses rares en ce temps parmi nous. Quant aux images fantastiques dont il illustrait ses argumens, je ne voudrais pas même à présent les dédaigner, car je les ai retrouvées maintes fois depuis sur les vieilles toiles du bon Breughel d’Enfer. »
Ne croyez pas cependant, d’après ces traits sévères, que la disposition des esprits restât toujours sombre autour du vieux mystique. Par une réaction inévitable, l’humour de la race, un instant comprimé sous l’émotion religieuse, reprenait bientôt ses droits. C’est là, nous l’avons dit déjà, que Pierre rencontrait l’une de ses petites amies d’enfance, et que leurs pieds nus se pressaient réciproquement sous les bancs ; là, qu’une servante de ferme, toujours jeune de caractère malgré ses cheveux grisonnans avait une réputation de boute-en-train irrésistible, en sorte qu’autour d’elle une bonne farce était toujours en préparation ou en voie d’exécution. L’une de ces plaisanteries tourna cependant à la confusion de ses auteurs. Les ingénieurs d’un chemin de fer voisin, anathématisés par le prédicateur pour leur œuvre diabolique, eurent un jour la curiosité de l’entendre ; entreprise fort délicate, car il ne tolérait pas les étrangers dans son auditoire, et, moins que tous autres, de pareils impies. On s’entendit pour les dissimuler à ses yeux affaiblis dans les rangs pressés des villageois ; mais ils furent décelés au voyant par l’odeur particulière de leur tabac, marchandise raffinée de citadins, que l’aveugle flaira dès son premier pas dans la pièce, et qui le fit renoncer à la parole pour ce jour-là. Il faut avouer aussi qu’avec les meilleures intentions du monde, le saint homme allait souvent à l’encontre de son but d’édification, et introduisait lui-même des élémens de trouble dans l’atmosphère dévote qu’il s’efforçait de créer autour de lui. Cela arrivait surtout quand il abordait le chapitre des tentations de la chair, genre de développement qui piquait d’une façon toute particulière la curiosité de la portion la plus jeune de ses auditeurs. « Nous apprenions bien des choses édifiantes sur les saints et les saintes demeurés vierges ; mais aussi toutes sortes de raretés sur les désirs et les luttes de la chair, sur leurs conséquences et sur les instrumens de torture infernaux, au moyen desquels les coupables seraient pincés, grattés, écorchés, enduits, hachés et tourmentés, en un mot, de diverses manières. » L’assistance prit à la longue de si mauvaises habitudes de dissipation que l’illuminé dut renoncer à son apostolat volontaire.
Un dernier type de ce genre, crayonné par la plume alerte et fine de Rosegger fera rêver mieux encore sur les mystères de l’âme populaire, si fort identique à elle-même au cours des siècles, et sur la persistance des dispositions ethniques, si peu touchées dans leur fond par les enseignemens du christianisme. Les conjurations de la mère Stanzel vont éveiller en notre mémoire le souvenir du plus antique épisode de l’Odyssée, de celui qui ouvre peut-être les perspectives les plus lointaines sur les primitives croyances de l’homme. Nous voulons parler du chant onzième où se déroule l’évocation des morts. On se souvient de la scène :
« Cependant, nous arrivions aux limites du profond Océan. Là se trouvent la ville et le peuple des Cimmériens, toujours enveloppés de brouillard épais. Jamais le brillant soleil ne les éclaire de ses rayons… Tirant du fourreau mon glaive aigu, je creusai une fosse d’une coudée dans tous les sens… Je saisis les victimes et les égorgeai au-dessus de la fosse, dans laquelle se répandit un sang noir. Et, de l’Erèbe, accouraient les âmes des morts, jeunes femmes et jeunes hommes, et vieillards accablés d’infirmités. De toutes parts, ils se pressaient autour de la fosse en poussant des cris terrifians… Le fer à la main je demeurai, et ne permis pas aux ombres des morts de s’approcher du sang avant que j’eusse entendu Tirésias… »
Écoutons à présent le moderne poète du pays brumeux des Cimmériens : « Près de la haie de l’enclos[14], sous un bouquet de sureaux, était assise sur une souche une petite vieille à l’air avenant. Vêtue d’étoffe bleu foncé, elle portait sur la tête un chapeau noir tout rond ; son visage était régulier, délicat et pâle ; et les milliers de rides qui le sillonnaient semblaient si fines qu’on les remarquait à peine, et que son aspect demeurait tout de jeunesse. Ses yeux, quand elle les relevait, brillaient clairs et doux ; sa bouche avait des lèvres minces et exsangues. Ses mains tenaient une béquille, dont elle caressait lentement le gazon, défi ; ci de-là, comme si elle eût écrit des mots mystérieux avec l’extrémité. Parfois, il semblait que, de ce bâton, elle cherchât à éloigner doucement quelque importunité. Pourtant, on ne voyait rien devant elle que des tiges de graminées, poussées par hasard en cet endroit… Si l’on s’approchait, on pouvait reconnaître que ses gestes s’accompagnaient d’un murmure, tandis que ses regards erraient capricieusement sur le sol : « Allons, allons, pas tant de presse ; un peu de patience. Tous voudraient venir à la fois ; mais cela ne peut pas être, mes bons amis. L’un après l’autre, s’il vous plaît. Vous arrivez tous ensemble, oui, tous ensemble ; cela ne va pas ainsi. Viens, toi ! il y a déjà si longtemps que tu es dans le poêle ; ta dernière messe a été dite aujourd’hui. — Et toi, là, pas tant de gémissemens ; il te manque encore quelques aumônes, mais après, tu auras fini. Allons, vous êtes vraiment trop à la fois. Patience pour un moment, je vous prie. — Elle parlait d’un ton amical, comme si elle voulait apaiser, consoler, et, pourtant, il n’y avait personne autour d’elle. »
Cette victime d’une douce folie, qu’on appelle la « Stanzel des pauvres âmes, » et qui pense converser sans cesse avec les hôtes du Purgatoire, passe volontiers ses nuits dans le cimetière, pour être mieux à la portée de ses protégés : « Elle était étendue sur un tombeau récent, imparfaitement couverte de mauvais haillons. Elle avait un bras posé sur le tertre, et sa tête se collait au sol comme si elle écoutait : Mon Dieu, soupirait-elle, comme ils gémissent encore aujourd’hui, les pauvres êtres. Chacun appelle à l’aide, et voudrait sortir. Mon Dieu ! Je le crois bien. — Est-ce toi, Catherine Thalbacher ? Tu as mal, bien mal. Sans doute, mon enfant, mais tu n’en as plus que pour trois mois ; après, c’est fini. La Trogerin est bien plus à plaindre ; elle a encore toute une année, et personne ne pense à elle. Hier, je lui ai envoyé sept Notre Père que quelqu’un m’avait confiés pour les âmes abandonnées. C’est à peine une goutte d’eau, il est vrai. — Oh ! cela, c’est la voix du Barnbacher : il crie à fendre l’âme, le pauvre homme. C’est bon, c’est bon ! J’ai déjà fait dire à ton fils de replacer la borne que tu avais reculée à ton profit. Mais c’est un obstiné ; il ne veut rien faire, ni rien savoir de tes tourmens. Barnbacher, voici un peu d’eau bénite pour toi. — Et toi, mendiante Waberl, Dieu merci, tu as fini aujourd’hui même ; un petit effort pour monter ; aide-toi seulement un peu. Personne n’a pensé à toi, pauvre femme, et tu t’en es pourtant tirée, avec le temps ; maintenant cela va te faire joliment de bien, le ciel. Allons, aide-toi seulement un peu pour monter. — Laisse-la donc, vieux Poelli, ce sera ton tour une autre fois. — Console-toi, la mère Ahen ; il est vrai que la nuit est longue ; je le sais bien. Les voilà qui pleurent encore terriblement aujourd’hui ! — O Seigneur, donne aux pauvres âmes le repos éternel. »
Sauf le rite sanguinaire imposé à Ulysse au début de son évocation, que d’analogies dans ces deux scènes ; et, par un trait qui apparaît aussi dans les développemens du poème homérique, alors que les héros défilent pour avouer leurs fautes et exhorter leur descendance, la bonne vieille Stanzel est une moraliste à sa manière. De l’expiation des morts, elle fait une leçon et un enseignement actuel pour les vivans. C’est ainsi que, dans le récit où Rosegger la met en scène, elle décide fort habilement au mariage un couple qui se disposait à se passer de la consécration des lois et de l’autel. — De la sorte, jusque dans ces superstitions naïves, persiste cet élément touchant de compassion, de bonté et de solidarité dans le sens social du mot, qui est l’une des vertus du catholicisme, ainsi que l’établissait magistralement jadis un des guides de la pensée contemporaine.
Ces vertus apparaîtront toutefois plus évidentes chez les originaux montagnards dont nous avons dit qu’ils puisaient leurs inspirations dans l’enseignement religieux, bien compris cette fois. Auprès de ceux-là, il n’y a guère qu’à admirer et à apprendre.
C’est un membre de cette famille morale que le vieux mendiant Wast[15], dont la dévotion est à ce point empreinte de tendresse et de mansuétude qu’il s’attarde aux Calvaires du chemin, afin de consoler la victime céleste, en murmurant à demi-voix : « C’est un moment pénible à passer, mon cher Jésus. Je comprends que tu ressentes de l’angoisse, car il est dur de mourir : mais prends patience, Notre-Seigneur Dieu a dû souffrir lui aussi. » Et il va jusqu’à réclamer, en faveur du Christ mourant, l’intercession de la Vierge sa mère, et même de l’ange gardien de Jésus. Ce mendiant-là ne vaut-il pas mieux que son collègue Hiesel[16], qui, lorsqu’on s’avise de lui refuser quelque part une aumône à son gré, demeure durant des heures sur le seuil à vouer d’une voix sépulcrale aux châtimens temporels et spirituels le riche sans entrailles. Il est vrai que si, pour s’en débarrasser, on lui donne enfin quelque chose de plus, il remontera sans désemparer vers le Paradis, par des vœux interminables, tous ceux qu’il plongeait précédemment dans l’Enfer.
Les femmes sont plus touchantes encore dans ce coin des bonnes âmes que l’imagination émue de Rosegger a peuplé de si charmante manière. Voici, dans son dernier roman, Erdsegen, la femme Michel, qui, cinquante ans auparavant, a perdu son enfant unique, égaré et gelé dans la montagne au cours d’un hiver rigoureux. Or, jamais elle n’a accepté ce malheur comme définitif, ni abandonné l’espoir de voir reparaître un jour plein de vie devant ses yeux le fils de sa jeunesse. Et l’auteur, s’inclinant devant ce miracle de la foi qui fait heureuse en esprit une existence misérable en réalité, note pieusement la petite oraison jaculatoire si touchante de ce cœur résigné : « Jésus, viens bientôt, nous t’attendons. Frappe, Seigneur, frappe, mais souris aussi. Merci de ce que tu sois notre roi, Seigneur Jésus-Christ. »
Voici la servante Ludmilla, qu’on a surnommée la bonne femme « Guderl[17]. » Estropiée pour la vie dans un acte de dévouement, elle emploie ce qui lui est demeuré de forces au soulagement des misères les plus maussades et les plus ingrates, avec une angélique douceur, une gaieté cordiale que rien ne rebute. Et le peintre délicat qui a fixé pour nous ses traits rayonnans d’une bonté surnaturelle, adresse en sa faveur au Ciel cette jolie prière : « O cher Père céleste, si je puis me permettre un vœu près de toi, prépare à Guderl une bonne place bien douce là-haut dans ton Paradis, peut-être tout auprès de la Chère Dame, qui n’aura pas à s’offusquer du voisinage de cette humble fille du pays de Styrie. Cependant, rien ne presse, et nous garderions volontiers encore un bon bout de temps parmi nous la vieille Ludmilla : elle-même, quelque pauvre et cassée qu’elle soit aujourd’hui, ne désire pas jusqu’à présent échanger cette vallée de misères contre les joies éternelles. Elle craint de ne trouver là-haut personne à qui faire du bien, puisque, à ce qu’on dit, tout le monde y est si terriblement à son aise. Cela lui gâte d’avance son Paradis. Peut-être pourtant, quand elle y entrera, saint Laurent sera-t-il assez bon pour la laisser oindre ses brûlures avec de l’huile de lin fraîche, ou saint Sébastien, pour lui permettre de retirer délicatement les flèches de ses blessures, ou sainte Ottilie l’aveugle, pour se faire promener dans le ciel, tandis que sa compagne lui racontera les splendeurs bienheureuses et lui offrira de temps à autre quelque bon fruit cueilli à son intention sur les arbres célestes… En attendant, elle est plus utile sur cette terre… »
Voici, enfin, la bonne Aja, qui inaugure les souvenirs d’enfance du poète, dans son ouvrage intitulé Waldheimat. Au début de sa vie, elle a payé son tribut aux entraînemens des sens : séduite, et mère à dix-huit ans, elle perdit la vue en mettant au monde un fils. Et, dans la stupeur de cette catastrophe inattendue, elle n’a pas voulu croire tout d’abord à son malheur : « Apportez-moi vite mon enfant, » a-t-elle dit. C’est seulement lorsque, penchée sur le petit être, elle n’a pu distinguer sa forme et son visage qu’elle a poussé ce cri de détresse : « Aveugle, je suis aveugle ! » Trait d’une puissance homérique, qui ne surprend pas sous la plume du peintre de ces âmes simples. Alors, devenue mendiante à la charge de la commune, Aja a commencé une vie errante de séjours successifs dans chacune des fermes du hameau ; nous avons décrit déjà cette organisation patriarcale de la charité. Mais, loin de déchoir par une existence parasite, il semble qu’elle croisse avec le temps en dignité et en considération. Elle n’a pas de foyer sans doute, mais elle possède au moins son petit mobilier portatif, ses ustensiles de ménage brillans de propreté, et, de plus, une pharmacie de remèdes simples, afin de venir en aide à son prochain. Partout où elle s’arrête, elle sait si bien se rendre utile, et se faire aimer, qu’on la garde bientôt plus longtemps qu’il n’est nécessaire, et que les voisins viennent réclamer auprès d’elle leur droit d’hospitalité. La pensée religieuse est le rayon consolateur pour cette créature privée de la lumière du jour ; mais ne croyez pas que sa dévotion soit celle des longues prières et des pratiques superstitieuses. Non : les grandes fêtes de l’Eglise auxquelles Aja ne peut plus prendre souvent sa part active de chrétienne la mettent dans une disposition solennelle et recueillie, à laquelle l’être entier participe. Noël surtout, la naissance de l’Enfant-Dieu, car, « là où l’enfant est en jeu, la femme est toute conquise, et combien davantage quand cet enfant est le propre fils du Père céleste, né pour racheter l’univers. La servante aveugle et misérable, qui n’avait sur terre nulle famille et nulle joie, à qui l’on avait enlevé jadis son enfant à la mamelle, qui ne conservait aucun souvenir d’une jeunesse riante, aucun espoir en des jours meilleurs, était capable de sentir jusqu’au fond de l’âme le bienfait de la Rédemption. Et, ce soir-là, elle priait plus longtemps que de coutume, avec la conscience de faire, par ses Paters sans nombre, une joie véritable à l’Enfant-Dieu dans sa crèche. »
Les quelques sous qu’Aja gagnait au cours de l’année par les petits services rendus çà et là autour d’elle, elle les répandait en aumônes, gardant toutefois une petite somme pour le touchant usage que voici. Deux fois par an, elle s’en allait remplir ses devoirs religieux à la paroisse lointaine ; c’était pour l’aveugle un grand voyage qu’elle préparait longtemps d’avance : mais elle trouvait facilement un guide, car celui qui lui rendait ce service l’accompagnait aussitôt après l’office divin vers l’auberge du village, et là, se voyait servir, aux frais de la bonne femme, un repas copieux que nul riche paysan n’eût méprisé. « Ces heures d’auberge, où elle pouvait régaler quelqu’un de bon vin et de bonne viande, se tenir assise à son côté, et jouir par sympathie des joies du gourmet, ces heures-là semblaient les plus glorieuses de sa vie. »
Avoir rencontré tout enfant des âmes ainsi faites, c’est une empreinte qui demeure indélébile sur un caractère plastique et sensitif comme celui de Pierre Rosegger. Il ne pourra jamais accepter la conception matérialiste de la vie contemporaine, ni condamner comme arriérée une organisation sociale qui produisit sous ses yeux de tels fruits. Et ses lecteurs s’étonnent après lui devant ce contraste, d’une vie matérielle réduite à sa plus simple expression, telle que les moins exigeans parmi nos campagnards ne la supporteraient pas aujourd’hui, et d’une vie morale si singulièrement riche et féconde. On contemple ici des êtres dont l’existence est plus dénuée que celle des sauvages de l’Australie ; par le cœur, ils sont peut-être les égaux des plus grands génies religieux de l’humanité, et c’est le triomphe du catholicisme que cette culture exquise de l’âme simple. Nulle part mieux que chez Rosegger on ne saurait goûter ce poème admirable de la vie humble qui fut l’œuvre du christianisme, poursuivie depuis dix-neuf siècles.
Ajoutons que de semblables figures ne sont pas nouvelles pour nous. Nous les reconnaissons pour les avoir rencontrées déjà, par exemple, dans les pages ingénieuses qu’inspirent chaque année aux maîtres de notre littérature les fondations de M. de Montyon. Celles de Rosegger présentent peut-être un charme plus pénétrant encore, parce qu’il a fréquenté ses modèles en personne, et qu’il a pénétré plus parfaitement dans l’intimité de ces âmes bénies. Néanmoins, telle paysanne bretonne ou bourguignonne qui sommeille dans nos souvenirs académiques offre un évident air de famille avec ces Styriennes exquises. Et ce seul fait fournirait un argument puissant contre les passionnés qui s’acharnent à creuser des fossés infranchissables entre les races sœurs de notre vieille Europe. Quand nous comparons en effet les humbles héros de la charité en deçà et au-delà de nos frontières, comment ne penserions-nous pas avec émotion : ces braves cœurs sont les réservoirs du même sang, et le christianisme, qui a façonné les uns comme les autres a achevé de les sacrer frères en humanité.
L’impression des vertus paysannes est, disions-nous, demeurée indélébile dans l’âme de Rosegger. L’empreinte de son primitif entourage n’a pas moins profondément marqué son talent : à ce point, que, en dépit de son changement d’existence, il ne s’est plus montré apte à recevoir par la suite une impulsion plus moderne et plus raffinée.
Vivant depuis près de quarante années la vie urbaine, il a tenté souvent de transporter au sein des villes le théâtre de ses récits, ou encore de mêler des citadins aux paysans dans ses créations : il faut oser dire que ces tentatives lui ont en général peu réussi. Il juge mal les bourgeois, ces produits de la culture contemporaine, tardivement apparus sur son horizon intellectuel : il semble ne jamais pénétrer nettement les véritables mobiles de leurs actions ; il les implique volontiers dans des aventures tragiques ou sanglantes[18], a ce point qu’on croirait voir naître sous sa main une de ces vieilles images d’Epinal, qui illustraient quelque crime célèbre de larges taches rouges de sang, débordant copieusement leurs Contours, afin d’inspirer aux bonnes âmes un salutaire effroi devant la malice des hommes. — Conscient de son insuccès sur ce terrain, Rosegger s’est persuadé d’abord qu’il régnait dans le public une sorte de préjugé sur son incapacité littéraire en dehors du terrain montagnard : il s’est piqué au jeu et s’est efforcé de tâter incognito l’opinion à ce sujet. En 1881, il publia, sous le pseudonyme de Hans Malser[19], un volume de nouvelles citadines, les donnant, dans une préface signée de son nom, pour l’œuvre d’un ami supposé dont il recommandait les débuts à ses fidèles. Mais la supercherie n’eut aucun succès, et il ne paraît pas que le jugement des connaisseurs ait été modifié par cette tentative. Il existe, du reste, un monument frappant de cette native incompatibilité d’humeur entre l’enfant de la forêt et le bourgeois citadin, qu’une cohabitation prolongée n’a pas suffi à réconcilier : c’est le recueil intitulé Bergpredigten (Sermons sur la Montagne) ; , car, si l’on reconnaît au passage quelques vérités utiles dans cette bordée d’anathèmes lancée sur les cités perverses, la critique s’y fait souvent si amère et si peu clairvoyante, qu’elle manque son but par un trop vif désir de l’atteindre. On dirait que l’auteur s’est souvenu que la Muerz est l’affluent d’un fleuve plus illustre, et qu’il ait voulu s’acquérir quelques droits au titre de paysan du Danube. Et d’ailleurs le véritable Sermon sur la Montagne n’est-il pas une suite de bénédictions, bien loin de présenter une litanie de reproches ?
Rosegger s’est résigné par la suite à une incapacité qu’il ne parut pas vouloir accepter tout d’abord ; bien plus, il s’en fait gloire aujourd’hui, et, dans une profession de foi dont il accentue, avec les années, la rigueur, il proclame volontiers qu’il est demeuré un paysan de goût, presque de culture. — A l’en croire, il progressa fort peu et avec la plus grande difficulté, au cours de ses études à Gratz ; sa mémoire demeura mal exercée ; il assure n’avoir jamais réparé son défaut d’instruction première, qui l’a laissé pour toujours inexpérimenté dans la théorie, et dans la classification des idées. « Souvent, écrivait-il récemment, on m’a conseillé d’abandonner pour un temps le village et la forêt, de tirer mes sujets du vaste monde, et de les approfondir par des études philosophiques. Je l’ai tenté. J’ai tiré de ces essais beaucoup d’avantages pour mon expérience personnelle, mais les traces de ces préoccupations livresques ont gâté mes histoires. villageoises, quand elles s’y laissent apercevoir… Lorsque j’ai voulu adapter mes matériaux ordinaires à l’esprit du temps, sont nés sous ma plume ces produits dont ma conscience littéraire m’assure qu’il eût mieux valu ne pas les mettre au jour. » Voici des aveux plus caractéristiques encore, bien que marqués d’une nuance de coquetterie, dans leur humilité affectée et certainement exagérée à plaisir : » Oui, braves gens, je suis un ignorant… Peu de personnes connaissent combien je demeure au fond sans culture[20] ; seuls les initiés savent, par exemple, à quoi s’en tenir sur mon orthographe, et que de fois il m’arrive de mettre un x pour un u ! » Et ailleurs : « Ce que j’ai toujours regretté c’est l’éducation, l’instruction intégrale et systématique dans l’enfance et dans la jeunesse ; cela ne se répare pas… Les choses les plus simples et les plus courantes vous manquent au moment du besoin… Ainsi, ayant écrit peut-être trois cents fois le mot « anecdote » dans ma vie, je ne sais pas encore si c’est « anectode, » ou « anecdote » qu’il faut mettre. » Enfin, déroulant sans vergogne la liste des grands écrivains qu’il n’a pas lus, Cervantes, Homère, Dante, Voltaire, il conclut par cette confession dont ses compatriotes doivent frémir : « Je suis honteusement demeuré en route dans Wilhelm Meister[21]. »
Et, de fait, ses vues sur certains interprètes de la pensée contemporaine, sur Ibsen, Tolstoï, sur Schopenhauer, plastron ordinaire de ses railleries, sont d’une sorte de Sarcey[22] au bon sens robuste, mais peu compréhensif. Le socialisme contemporain, pour lequel il semble éprouver parfois quelques sympathies, lui est, au fond, lettre close, et il fait volontiers de ses apôtres théoriques des farceurs, toujours prêts à se contredire devant l’appât d’un bon verre de vin. — Mais, après tout, malgré des lacunes intellectuelles qui sont une partie de sa force sur son terrain favori, Rosegger sait beaucoup et juge finement la vie ; sa science est moins celle d’un mandarin de lettres que celle d’un autodidacte aux allures capricieuses : elle n’a que plus de saveur pour ses fidèles, et le malin nouvelliste s’en rend fort bien compte. C’est même pour ces persistans caractères que, malgré sa réputation presque européenne, malgré son existence aujourd’hui bourgeoise, il est demeuré à nos yeux, comme aux siens propres et à ceux de ses lecteurs ordinaires, un des interprètes autorisés de l’âme du peuple en sa province.
Nous allons retrouver plus d’une fois ces efforts, tout ensemble intéressans et infructueux, pour marier la pensée urbaine moderne à des conceptions paysannes presque médiévales, dans les nouvelles plus développées que Rosegger a baptisées du nom de romans. A sept reprises déjà, il a cédé à la tentation d’élargir ainsi le cadre habituel de ses productions, généralement dans une intention réformatrice, afin d’étudier plus à loisir quelque question morale ou sociale, à son avis litigieuse ; et l’examen de ces écrits plus ambitieux, sinon plus achevés que ceux que nous avons appris à connaître déjà, nous fera pénétrer de quelques pas plus avant dans l’intimité de sa pensée.
Nouvelles développées, avons-nous dit, contraint de faire ainsi dès notre première mention une réserve significative à propos de leur exécution technique. C’est que, en dépit de la tolérance ordinaire de l’Allemagne sur ce sujet, depuis que Goethe lui a laissé l’exemple de ses récits décousus et sans plan défini, les romans de Rosegger y ont suscité des critiques pour avoir dépassé tous les précédens par le négligé de leur ordonnance. — Les moins choquans à ce point de vue sont encore ceux qui affectent la forme d’un journal quotidien tenu par le héros du livre : artifice qui est cher à l’auteur, qui lui a procuré son premier succès et auquel il est plus d’une fois revenu.
Les écrits du Maître d’école dans la forêt retracent, nous l’avons dit, la création d’une communauté villageoise dans la montagne, au sein d’une population sauvage et nomade de charbonniers et de bûcherons, qu’un homme de bonne volonté se donne la mission de grouper autour de lui, de civiliser et d’évangéliser, au cours d’une longue vie de dévouement. Sous la même forme se présente encore la Lumière éternelle, journal d’un curé de campagne[23] qui, par une sorte de contre-partie pessimiste au précédent ouvrage, raconte la lente décomposition morale d’un village alpestre, sous l’influence des chemins de fer, des entreprises industrielles, et de l’affluence des touristes bourgeois.
Tel se développe, enfin, ce roman utopique d’Erdsegen (La Bénédiction de la Terre), dernier-né de la série, où nous contemplons la régénération d’un journaliste sceptique, guéri par la vie campagnarde, les rudes travaux des champs et la saine atmosphère de la pensée paysanne. — En tout cela, on ne s’étonnera pas trop de rencontrer, sous prétexte de roman, une série des aimables nouvelles qui coulent si facilement de la plume de Rosegger, comme d’une source inépuisable. Car les incidens villageois de chaque jour amènent le personnage, qui est supposé porter la parole, à enchaîner au hasard de sa verve les historiettes humoristiques ou touchantes. L’attention est ainsi soutenue, distraite, et l’on marche d’un pas allègre, au prix de quelques détours en une pittoresque région, vers le point de vue qu’a choisi notre guide afin de nous édifier. On sourit en passant aux épisodes rencontrés souvent déjà dans ses œuvres, car il a de ces thèmes favoris auxquels il revient sans lasser ni lui-même ni ses lecteurs. C’est, par exemple, le soldat déserteur que les gendarmes viennent attendre à son foyer ; le champ couvert de débris rocheux par une avalanche ou par une inondation, mais que le patient travail de son propriétaire va rendre lentement à la culture ; l’orage dans la montagne ; la forêt minée par les insectes rongeurs ou dévorée par l’incendie ; le muet musicien ; l’enfant disparu qui revient homme au village. — Néanmoins, quelques maladresses trop choquantes gâtent parfois le plaisir des délicats, et les conclusions, en particulier, offrent un dangereux écueil au nouvelliste devenu romancier, soit qu’il entasse pêle-mêle, vers la fin, des événemens improbables, qu’on eût au moins voulu voir préparés et amenés par le début ; ainsi des aventures singulières de Waldlilie, qui déparent les dernières pages du Maître d’école forestier ; soit qu’il interrompe, au contraire, l’évolution d’événemens tragiques et entraînans pour insérer quelque banale facétie ; ainsi du dénouement de Martin der Mann, dont nous parlerons tout à l’heure, et qu’alourdit soudain une puérile anecdote[24].
Le récit qui est intitulé Jacob le Dernier échappe à la plupart de ces reproches, parce qu’il n’est véritablement qu’une nouvelle villageoise, dans la forme où l’auteur excelle, et seulement un peu plus développée. Il y met en scène avec une réelle puissance tragique, la lutte suprême d’un vieux paysan, amoureux de la terre, et qui verra pourtant disparaître autour de lui sa commune natale, parce qu’un riche propriétaire du voisinage s’est avisé d’en transformer le territoire en domaine de chasse, et, de rendre à la forêt primordiale les champs jadis conquis sur les futaies par la sueur des générations agricoles. — Ce Crésus achète à tout prix les terres des villageois, et l’un après l’autre, malgré leurs préjugés de race, ceux-ci cèdent à l’appât de l’or ; ils tombent bientôt, d’ailleurs, dans la plus noire misère, privés qu’ils sont du contact vivifiant de la terre maternelle, et de la nécessité saine du travail quotidien ; désormais déracinés sans retour possible, ils vont au prolétariat des villes et aux angoisses du salariat. Seul l’un d’entre eux, Jacob, résiste longtemps sans faiblesse aux séductions comme aux persécutions du tentateur ; mais il succombe enfin, le dernier, dans cette lutte inégale contre toutes les puissances de l’argent. C’est là un symbole assez frappant de l’antagonisme entre le passé patriarcal et le présent individualiste ; et, inspirée sans doute en partie par la décadence d’Alpel, cette page de critique sociale rappelle certains chapitres du Capital, de Karl Marx. Le théoricien du collectivisme avait, lui, aussi, constaté en Écosse cette expropriation de l’homme par le gibier, et signalé les conséquences également tragiques de pareilles fantaisies sportives, des cantons entiers ayant été dépeuplés par les landlords au profit des daims et des grouses. — Nous ignorons si ce danger menace d’une façon bien sérieuse la vie paysanne en Autriche ; mais le récit des dévastations commises par les cerfs, ou des démêlés sanglans entre paysans et gardes-chasse revient souvent sous la plume de Rosegger.
Martin der Mann (Martin l’Homme) (1889) est peut-être la plus hardie de ces expériences littéraires, auxquelles l’auteur assagi faisait allusion, dans la phrase que nous avons citée, et qui disait ses regrets d’avoir cherché quelques inspirations chez les philosophes de profession. — Une jeune princesse, née dans la ligne collatérale d’une maison souveraine, se trouve appelée inopinément au trône par l’assassinat du duc régnant. Elevée jadis à la campagne, de la façon la plus simple, elle demeure en relations affectueuses avec une amie d’enfance, la paysanne Marie : elle lui rend compte des actes de son gouvernement, et réclame les conseils de cette humble ménagère pour mieux guider le char de l’Etat. — Voilà qui nous transporte déjà vers les rêveries de Rousseau, et nous fait songer aux romans socialistes de George Sand. Mais voici mieux encore : la princesse Juliana qui retourne (aux champs de temps à autre, afin de se retremper dans la saine atmosphère où s’épanouirent ses premières années, rencontre soudain, au fond d’une forêt presque inexplorée, un beau jeune homme mystérieux. Enfant du peuple, dont il incarne les énergies saines, Martin a pourtant étudié dans les villes, mais il a renoncé, pour des raisons que nous connaîtrons tout à l’heure, à poursuivre une carrière libérale, et il vit, dans la solitude, du travail de ses mains. — Alors se déroule une idylle rustique qui évoque invinciblement dans notre mémoire certaines fantaisies de la Grande-Duchesse de Gérolstein, car Juliana se décide enfin à épouser, malgré l’étiquette et la raison d’Etat, le beau garçon qui, le premier, a fait parler son cœur ou plus exactement ses sens. Soudain, au moment de la cérémonie nuptiale, Martin avoue à sa fiancée qu’il a lui-même assassiné le précédent duc par conviction démocratique, et que telle fut la cause de sa retraite au fond des forêts. La princesse se tue, et le singulier héros de ce récit disparaît sans laisser de traces.
Rosegger assure, dans la préface de ce bizarre roman, qu’il fut conduit à l’écrire par une sorte d’impulsion plus forte que sa volonté. Il a vécu, dit-il, par l’imagination, durant de longues heures, cette histoire de sang, et ne s’est senti soulagé d’une telle obsession qu’en confiant ses rêveries au papier. Il avoue lui-même très franchement cet élément d’inconscience et de mystère qui entre parfois dans la conception de ses œuvres et que nous retrouverons dans le « Chercheur de Dieu. » Un récit préparé dans son esprit de façon plaisante et joyeuse peut se développer triste et tragique malgré sa volonté[25]. Chez lui, la tête fait le plan, mais le cœur l’exécute et le bouleverse à l’occasion, n’obéissant qu’aux lois « divines ou démoniaques » du sentiment. Après tout, il est bon que l’écrivain, loin de devancer sa Muse, se laisse guider aveuglément par elle : « J’ai contemplé, dira-t-il, les figures de ma nouvelle, et je les ai vues soudain agir devant mes yeux d’une manière bien différente de celle que j’avais précédemment combinée. » Qui donc est responsable des fantaisies du beau Martin ? Toujours est-il quelles attirèrent à son père légal des critiques sévères en un pays de loyalisme tel que l’Autriche ; les ennemis de Rosegger l’accusèrent, sans beaucoup de bonne foi d’ailleurs, d’avoir fait l’apologie du régicide. C’était grossir singulièrement la portée d’un conte allégorique, qui demeure avant tout un curieux monument des idées gouvernementales de son auteur : aspirations naïves d’un paysan que la culture contemporaine a si peu modifié dans son fonds qu’il semble retarder d’un siècle, et marquer l’heure à l’horloge genevoise du sensible Jean-Jacques. Oui, c’est l’âme même de leur race qui parle malgré eux, plus haut que leur raison individuelle, dans les rêveries communes de ces deux utopistes. Il faut lire, pour se convaincre du parallélisme de leurs conceptions sociales, la « Parabole des Forts, » qui est le bréviaire politique de la Princesse Juliana[26]. C’est la légende d’un petit royaume pacifique, enserré entre des voisins dont les armées sont redoutables par leur masse, leur force brutale, leur ruse et leur mauvaise foi. Néanmoins, cet empire heureux ne « connaît pas la crainte. » La famille est le fondement de la société : l’homme y est le guide, la femme, la ménagère soumise : les enfans sont élevés non par des paroles, des récompenses et des châtimens, mais par l’exemple des parens. Le fils, vigoureux, se montre plein de respect et de soumission devant son père aux cheveux blanchis : lorsque, dans le cœur de la jeune fille s’éveille un entraînant amour, elle l’avoue aux siens sous le voile de la pudeur, et l’alliance est aussitôt conclue. Nul désir de gain parmi ces sages : ils parleraient volontiers comme l’héroïne paysanne du roman : « J’aime mieux peu d’argent et beaucoup de travail que beaucoup d’argent et peu de travail. » Le citoyen met tout son orgueil dans l’observation de la loi, et, pour comble de perfection, il n’existe pas d’armée permanente : en paix, tout homme est travailleur ; en guerre, chacun est soldat. Aussi ce peuple remarquable peut-il dire en toute sincérité : « Nous ne connaissons pas la crainte ; nous sommes les Forts. » Voilà presque du Saint-Just ; et l’expérience des Républiques Sud-Africaines vient d’établir une fois de plus la portée d’un tel idéalisme. Décidément Rosegger a bien jugé lui-même la valeur de ses tentatives philosophiques : il garde d’ailleurs toute sa supériorité dans la peinture de l’âme paysanne, et, au sein de ce roman mal venu, la villageoise Marie apparaît aussi fraîche, aussi agréablement dessinée, aussi véritablement éloquente sur les questions de morale domestique, que la princesse Juliana est à la fois conventionnelle et brutale en ses instincts mal dirigés.
Il nous reste à parler du roman le plus célèbre de Rosegger, Der Gottsucher, le Chercheur de Dieu. L’élément inconscient, héréditaire, intuitif y tient une place plus considérable encore que dans Martin l’Homme, et en rend l’étude singulièrement intéressante. Ses amis remarquèrent sans peine l’obsession mentale à laquelle il semblait en proie durant l’incubation de cette œuvre dans son esprit[27] ; et nous allons nous efforcer d’analyser, telles que nous avons cru les apercevoir, les différentes impulsions psychiques auxquelles il a cédé. Il a raconté, dans ses souvenirs du village natal[28], que, conduit tout enfant dans une vallée assez voisine cependant de la maison paternelle, celle de Tragoess, il reçut du sombre paysage qui frappa ses regards une impression inoubliable. Un vaste cirque de forêts sauvages couronnées par des landes stériles ; puis, dominant ces solitudes, un rempart de rochers gigantesques, grisâtres et dentelés : c’est ainsi que le poète a décrit plus tard, au début du roman qu’il y a déroulé, cette contrée plus âpre encore que ses horizons familiers, et il lui a donné dans son œuvre d’imagination le nom à peine modifié de Trawies. Comment, d’une simple émotion esthétique née devant un paysage qui, cette fois plus que jamais, « fut un état d’âme, » a pu procéder dans son esprit toute une légende angoissante et sinistre. Il faut, pour le mieux comprendre, tenir compte ici de certaines confidences personnelles, que l’attachante sincérité de notre auteur ne nous a pas ménagées. Dès l’enfance, cette âme vibrante se sentait mise en mouvement par des impulsions inexplicables à sa raison ; des associations d’idées naissaient sans contrôle en ce cerveau si actif. « Il y avait, dit-il[29], dans notre maison, une sombre pièce de débarras, où s’entassaient vieux meubles, fers rouilles, cuirs hors d’usage… Chaque fois que j’y pénétrais, il me fallait penser à une roue dentelée de moulin, sans qu’il y eût rien là ; dont l’aspect pût m’amener, même de loin, à cette représentation. Quand je regardais la paroi escarpée de la haute montagne nommée Veitsch, le nom de « Michel » me venait toujours à l’esprit : et le son des cloches lointaines de Hauenstein me rappelait la sensation d’un bol de lait… » On étudie volontiers de nos jours ces répercussions inattendues entre sensations diverses d’origine, et l’audition colorée en est un cas particulier devenu célèbre en littérature par un sonnet décadent qui a valu un monument à son auteur. Elles semblent à certains un argument en faveur de la métempsycose, à d’autres un phénomène encore mal connu d’hérédité cérébrale, qui ferait reparaître, atténuées chez les enfans, les impressions marquantes et décisives dont furent affectés les organes des pères[30].
Les associations d’idées sont plus libres encore au cours des songes dont nous avons signalé déjà le rôle dans la vie morale de notre auteur. Il a tracé quelque jour la silhouette amusante d’un vieux charbonnier qui sait diriger ses rêves et s’assurer ainsi une existence nocturne toute de splendeurs et de pompes. Chaque nuit, il se voit monarque absolu trônant dans son palais royal ; mais, comme nulle joie n’est ici-bas sans mélange, il a le regret de s’éveiller sans exception à l’instant précis où, sur son ordre souverain, on va lui présenter son plat favori, la choucroute au lard. Cet original en est même venu à se demander si sa misère ne serait pas le rêve ; sa couronne, la réalité ? Et la philosophie contemporaine, si embarrassée à distinguer des chimères du songe les apparences du monde extérieur, ne le contredirait peut-être pas avec trop d’assurance. Rosegger attache, lui aussi, un véritable prix à cette seconde vie du sommeil, et il a plus d’une fois puisé des inspirations dans ses rêves qui, par une pente naturelle, reproduisent souvent les émotions puissantes de la vie montagnarde, ressenties par ses pères comme par lui-même, et devenues les thèmes favoris de sa Muse. C’est, par exemple, l’orage dans la montagne, ou plus fréquemment encore, et ceci nous ramène à notre sujet, l’incendie des granges de la ferme paternelle, avec son cortège de terreurs et de désespoirs.
Car la préoccupation, l’obsession, enfin l’adoration du feu, tel sera le thème fondamental de ce singulier roman du Chercheur de Dieu. Nous l’avons dit, l’incendie est le danger permanent qui menace les constructions de bois des vallées styriennes. Or, beaucoup d’entre nous peuvent savoir par expérience quel effroi se dégage du spectacle de ce fléau, même dans des conditions moins pénibles d’isolement, avec une moindre appréhension de ruine matérielle. « L’Occident, a écrit M. A. Leroy-Beaulieu dans son bel ouvrage sur la Russie, où il rencontra des phénomènes analogues, l’Occident peut à peine comprendre l’impression de l’incendie dans ces régions. » Que de telles catastrophes laissent à travers les générations des traces indélébiles dans les imaginations paysannes, il n’y a pas lieu de s’en étonner ; et leur souvenir se précise encore sous l’influence de ces représentations, trop matérielles sans doute, qu’éveille en des âmes naïves la crainte de l’enfer et du purgatoire chrétiens. Aussi trouvons-nous à plusieurs reprises dans les écrits de Rosegger l’écho de semblables préoccupations. Voyez l’Homme du Feu[31], hypnotisé dès son enfance par la lueur du foyer qu’il fixe sans cesse au point d’en devenir aveugle à l’exemple de ces fakirs indiens qui perdent la vue par la contemplation du soleil ; et l’Homme aux treize thalers[32], recevant d’un incendie une commotion qui en fait pour toujours un malheureux déséquilibré. Ce dernier se représentera dès lors le fléau dont les ravages ont détruit son existence comme un monstre avide de pâture, une « bête aux cheveux rouges » qui vient, à intervalles réguliers, réclamer sa proie, ainsi que jadis le Minotaure.
Notons-le d’ailleurs, les antiques superstitions païennes qui se rapportent à cet élément menaçant ont été conservées avec soin dans les districts germaniques. Les feux de la Saint-Jean n’y sont qu’une transformation de la vieille solennité du solstice, et M. Sudermann, dans une récente œuvre dramatique, prenait précisément cette coutume populaire pour symbole des libres désirs charnels que le christianisme s’est efforcé de régler[33]. « Dans beaucoup de communes styriennes, dit Rosegger[34], on fait, le samedi saint, au cimetière un amas de planches de cercueil pourries, et on les allume. Les chefs de famille cherchent alors à en transporter sur leur foyer domestique un tison, dont ils ne laisseront plus éteindre la flamme jusqu’à l’année suivante. Ils possèdent ainsi un feu sacré, qui préserve de l’éclair, de l’incendie, et autres fléaux. »
Enfin, nous aurons terminé l’énumération des élémens inconsciens dont s’est édifié le singulier monument du Gottsucher, si nous ajoutons au paysage frappant de Tragoess, et à l’obsession du feu, certaines réminiscences vagues des troubles politiques de 1848. Rosegger, en effet, nous a donné quelque part[35] les confidences intéressantes d’un ancien révolutionnaire, qui, émigré en Amérique, vers 1850, lors du triomphe définitif de l’ordre, revient, après trente ans d’absence, vers son village alpestre, où il ne trouve plus que des ruines. Il proclame amèrement alors la responsabilité qui lui incombe dans ce résultat néfaste des convulsions populaires : car, jadis, étudiant à la tête chaude, il a formé parmi ses compatriotes un parti de bûcherons, de valets de ferme, de petits propriétaires, qu’il ameuta contre les riches paysans. L’édifice social et les idées religieuses furent défendus en ce lieu par un prêtre, entier et orgueilleux peut-être, car il n’a pas su se faire aimer de ses ouailles, mais zélé cependant, courageux, fidèle à son devoir, et de cœur généreux dans le danger. La lutte éclata bientôt, acharnée, sanglante entre les deux partis, déchaînant l’émeute et l’anarchie. Bien que la possession des biens de ce monde fût surtout débattue, c’est au vocabulaire religieux qu’on emprunta des mots d’ordre en ce milieu chrétien par tradition : « Dieu n’existe pas, clamaient les assaillans de la Bastille sociale ; fou qui ne jouit dès cette heure. » Enfin l’incendie dévora les demeures séculaires de Dreiwalden, la fumée voilà les astres du ciel, tandis que la vieille communauté, grandie et cimentée par la foi de ses membres, s’écroulait pour une heure d’aveuglement et d’incrédulité.
Nous allons retrouver une intrigue tout à fait analogue à celle de cette esquisse dans le Chercheur de Dieu. Ce roman, dont les pages semblent éclairées d’une rouge lueur de cauchemar a trouvé en Allemagne des admirateurs passionnés. Un des plus récens historiens de la littérature contemporaine chez nos voisins y saluait hier encore l’aurore d’un symbolisme purement national, dont les leçons, recueillies à temps par la jeune école berlinoise, l’eussent dispensée de s’aller abreuver à de troubles sources françaises[36]. Nous allons voir s’il est permis de ratifier ce jugement sans réserves.
L’ouvrage est divisé en trois livres : l’Erreur, les Sans-Dieu, la Rédemption. Nous considérons tout au moins la première partie, prise à part, comme une des nouvelles les plus puissantes qui soient sorties de la plume de Rosegger. C’est, en soi, un tableau achevé et poignant, dont la tonalité au sombre éclat, le coloris puissant dans le clair-obscur laissent une impression inoubliable. A une époque indéterminée, car le récit est donné pour extrait d’une chronique sans date, vers le XVIIe siècle peut-être, la communauté forestière isolée de Trawies montre une race rude et énergique, profondément chrétienne de croyance et de pratique, mais non moins fanatique dans son attachement aux antiques coutumes léguées par ses pères, et héritées du lointain paganisme. Le « feu des ancêtres » tient une place prépondérante dans les préoccupations de ces hommes. Chaque année, à la Saint-Jean, tandis que sont allumés les bûchers traditionnels, on s’en va au cimetière « éveiller » symboliquement son père et sa mère, pour les inviter à la fête nocturne, dont ces ombres n’entraveront guère la liberté par leur invisible présence, et, vers la fin de cette réjouissance assez orgiaque, un homme de confiance, désigné par le choix de ses pairs, emporte le « feu des ancêtres » pour le conserver avec soin durant l’année sur son foyer. L’an prochain, cette même flamme servira à rallumer les bûchers joyeux, et, de la sorte, elle vit depuis des milliers d’années, sans s’être jamais éteinte à Trawies[37]. Le « gardien du feu » y demeure exempt d’impôts, et jouit d’une considération exceptionnelle, car on voit en lui le représentant de la tradition, le prêtre du passé de la race. Au début du roman de Rosegger, celui qui tient cet emploi est un des gros propriétaires de la commune, Gallo Weissbucher.
Dans l’organisation, toute féodale encore, que nous offre ce récit, et que justifierait, s’il était nécessaire, en une société immobile depuis des siècles, l’époque indéterminée de ces événemens, le curé de la paroisse est en même temps le seigneur temporel du pays, possédant droits de chasse, de dîme et de justice. Et les choses ont ainsi marché sans trop de secousses, de temps immémorial, lorsqu’un nouveau pasteur est envoyé à Trawies par l’évêque suzerain. Le Père François, notons-le dès à présent, a été engagé dans les ordres contre sa volonté, par quelqu’une de ces considérations de famille souvent décisives autrefois ; il a supporté impatiemment les épreuves monacales, et la rude discipline du noviciat ecclésiastique. Aussi, devenu enfin maître de ses actes, par sa nomination à Trawies, entend-il se conduire à sa guise. Non que sa foi, ou ses mœurs même prêtent le moins du monde à la critique : c’est un bon prêtre et un prêtre convaincu, mais c’est de plus un homme actif et énergique, qui a besoin de distractions violentes, de chasse, de jeux de hasard, et qui tient sur toutes choses à l’obéissance passive d’ouailles dont il ferait volontiers des serfs.
Pour saisir l’actualité de ces pages, en somme bien plutôt critique sociale que critique religieuse, il faut songer à l’état contemporain de l’église autrichienne, qui garde, qui gardait plus encore dans l’enfance de Pierre Rosegger, un esprit quelque peu féodal. Les hauts dignitaires ecclésiastiques y sont fréquemment de grands seigneurs par la naissance et de puissans personnages par la fortune, tandis que les bénéfices considérables dont ils sont pourvus leur font la vie luxueuse et brillante. Spectacle dont nous sommes désaccoutumés en France depuis plus de cent ans, mais qui, à toute époque, a suscité dans l’Eglise le scandale des petits et l’intervention de l’autorité suprême. Dans une nouvelle, toute moderne celle-là[38], Rosegger a ainsi mis en scène l’existence princière d’un prélat aristocratique, d’ailleurs excellent prêtre et homme de cœur, et les conséquences morales désastreuses de ce voisinage éblouissant sur l’âme d’un prêtre sorti des rangs du peuple.
Quoi qu’il en soit du temps présent, le Père François est bien du sien lorsqu’il parcourt, botté et éperonné, les forêts de son domaine sur les traces de quelque bête fauve traquée par sa meute bruyante, sans respecter trop scrupuleusement les semences de ses ouailles, ou les clôtures de leurs vergers. Et de telles peccadilles seraient peut-être absoutes si le conflit n’éclatait dans la paroisse pour un motif plus futile en apparence, et plus sérieux en réalité. Dès le début de son ministère, le prêtre s’est senti choqué par l’inspiration païenne et par les abus matériels qu’il devine dans la fête du feu des ancêtres. Il prétend l’interdire à tout prix, et, si ses intentions sont pures, ses procédés ne sont pas fort évangéliques, il faut l’avouer, puisqu’il va jusqu’à faire décharger sur les récalcitrans les mousquets de ses hommes d’armes. Ses efforts demeurent vains d’ailleurs, car, tandis qu’il s’efforce d’arracher en personne aux mains de Gallo Weissbucher le brandon que ce dernier emporte à la dérobée pour perpétuer, malgré tout, le feu éternel, le « gardien, » plutôt que de faillir à son office, met le feu à sa propre grange. L’incendie éclate, se communique même à quelques hectares de forêt ; et, de la sorte, chaque paysan peut rentrer chez lui ce jour-là avec un tison allumé au feu des ancêtres.
On conçoit que, porté à ce diapason, le différend ne puisse se vider par la tolérance réciproque. Il s’aigrit chaque jour au contraire, et les paysans de Trawies prennent enfin la résolution de supprimer l’ennemi juré de leurs vieilles coutumes dont les autorités ecclésiastiques refusent le changement à leurs supplications. Le prêtre mourra, et, dans une assemblée secrète, on tire au sort entre les plus décidés, afin de choisir celui qui exécutera la vengeance commune. Le hasard désigne le menuisier Wahnfred. C’est un exalté, nourri de la Bible, et qui ne rompra pas le serment prêté ; mais c’est un chrétien fervent qui s’effraye des conséquences spirituelles du meurtre pour le condamné, Aussi, et ce trait caractérise bien l’état d’âme de ces races profondément religieuses, sa préoccupation est-elle, dès lors, de ne pas frapper son ennemi en état de péché, afin de lui épargner les châtimens de l’au-delà. Aux yeux de ce scrupuleux, David lui-même fut coupable pour n’avoir pas pris soin du salut éternel de Goliath. « Que ses fautes soient effacées par sa mort violente, dit-il, en songeant au pasteur de Trawies, et qu’il entre dans la vie bienheureuse… Je suis sans haine et sans envie, je renvoie seulement qui ne peut agir ici-bas pour l’honneur de Dieu vers la patrie céleste, où il sera reçu avec miséricorde. » Aberrations mystiques qui, moins odieuses en leur principe, rappellent toutefois celles de Philippe le Haïsseur. Wahnfred va jusqu’à soigner de ses mains le prêtre au cours d’une maladie épidémique qui a frappé ce dernier, tandis que tous ses serviteurs à gages l’ont abandonné par crainte de la contagion, car l’artisan veut encore espérer que l’oppresseur de ses frères s’amendera de lui-même, et l’instant décisif ne lui semble pas venu. Mais non ! malgré cette preuve sublime de dévouement donnée par l’un de ses paroissiens les plus endurcis durant cette crise redoutable, le Père François s’entête dans sa volonté inflexible de déraciner leurs erreurs. Ces rudes forestiers l’irritent par leur obstination : « Il lui semblait qu’il avait besoin de se venger sur quelqu’un pour la violence qui lui avait été faite lorsqu’on lui imposa les ordres sacrés. » Il faut donc voir en tout cela un conflit de passions humaines plus encore que des dissentimens dogmatiques. Wahnfred doit enfin se décider à agir, car son serment l’a lié sans recul possible : il prend alors la résolution de tuer le prêtre après sa messe, à l’instant où la conscience d’un ministre du culte doit être supposée pure. Pour plus de sûreté même, le menuisier fait demander au curé un Rorate destiné à obtenir une bonne mort à un anonyme. Quand le Père François aura chanté inconsciemment à sa propre intention cette prière expiatoire, Wahnfred plus rassuré l’enverra dans l’autre monde.
La scène de la messe suprême, en présence de la paroisse frémissante d’attente, d’angoisse, de remords peut-être, est grandiose et imposante. Il règne une foi profonde dans les esprits qui préparèrent un si odieux attentat. Voici les sentimens qui agitent cette assemblée tragique au moment de l’Elévation : « Tout orgueil, tout mépris, toute dureté semblaient envolés, toute attache terrestre dénouée chez le prêtre à l’heure où il s’inclinait dans la prière, dans l’humilité, devant celui dont il allait accomplir le sacrifice rédempteur. Lentement, il se redressa, et monta en pensée le chemin rocheux du Calvaire ; puis, il fléchit le genou, et d’une main frémissante, éleva bien haut l’hostie… En cet instant de silence solennel, chacun songe à ce qu’il a de plus cher ici-bas, un époux, un enfant, soi-même peut-être… Le célébrant souleva ensuite le calice ; un véritable prêtre sent alors dans les nerfs de sa main couler la source chaude ; qui s’échappe de la sainte blessure vers le vase de l’oblation : il voit le pâle visage du Crucifié se lever au ciel ; Tout est consommé, mon Père, je remets mon âme entre vos mains. »
Cependant la messe, puis le Rorate s’achèvent, et, à la porte de la sacristie où il rentre dans le recueillement, le Père François tombe, la tête fendue d’un coup de hache. Le meurtrier a d’ailleurs disparu si vite, que nul, pas même les initiés, ne l’a vu, ni reconnu.
Peu de temps après, s’assemble à Trawies un tribunal ecclésiastique présidé par le prélat suzerain. Les membres en sont peints sans doute en traits peu sympathiques, mais, à eux aussi, ce que l’auteur reproche ce sont défauts de seigneurs féodaux, que l’Eglise elle-même condamne, tels que goûts de plaisir ou de violence, et nul soupçon n’est élevé sur leur foi ou sur leurs mœurs. Voici en quels termes le gardien du feu, Gallo Weissbucher, vient cependant défendre lacté désespéré de ses compatriotes : « Nous sommes à Trawies des paysans libres de temps immémorial, et nous périrons plutôt que de devenir les valets du bon plaisir. Cet homme nous a foulés aux pieds et insultés sans cesse ; il nous a dénié nos vieux droits sur la forêt et sur les pâturages ; il n’a pas épargné nos moissons ; il a blessé nos antiques coutumes. Fut-ce orgueil, négligence ou mauvais vouloir ? A plus d’un il a refusé les derniers sacremens et le viatique du lit de mort. Ouvrez les yeux : sur ces parois est écrite toute l’histoire de sa vie. Bois de cerfs, fouets à chiens, boutoirs de sangliers, couteaux de chasse, et même, Dieu me confonde, carnassières encore toutes remplies. Là où fut jadis gardé le Ciboire, vous verrez se balancer un épieu ; où l’on trouvait l’Evangile, vous ramasserez un jeu de cartes. Et voilà quel fut notre modèle ? Donnez-nous un maître juste, donnez-nous un véritable prêtre. Nous sommes d’honnêtes gens et de bons chrétiens. »
Encore une fois problème social plutôt que religieux jusqu’ici, et dont la solution serait dans une séparation nécessaire entre le spirituel et le temporel. Même quand le tribunal impitoyable a prononcé la sentence qui sacrifie douze habitans tirés au sort et excommunie la paroisse de Trawies, l’auteur trouve les accens religieux les plus pénétrans pour décrire la procession solennelle qui emporte loin du village maudit le sacrement de l’autel. « Les branches des arbres s’inclinaient sous la neige pesante au passage du cortège majestueux et sombre : les merles et les petits oiseaux voletaient au-dessus des têtes, comme s’ils voulaient donner la conduite au Seigneur à travers la campagne. Une femme criait d’un ton lamentable : « Mon Jésus s’en va, cela est impossible ; justement mon enfant est malade, mon enfant se meurt. » D’autres se voyaient séparés pour jamais de leurs morts chéris qu’ils ne rejoindraient plus dans le ciel. » Mais la sentence s’accomplit malgré tout : un long fil de chanvre est tendu autour des limites de la commune, on y met le feu, et ce mince cordon de cendres séparera désormais Trawies de la communion des fidèles.
Oui, ce premier épisode est un des plus émouvans qui soient sortis de la plume de Rosegger ; là, tout est vraisemblable, profondément humain, fondé sur le jeu des passions les plus enracinées dans notre cœur. Le problème est posé de façon magistrale. Qu’advient-il lorsque, par l’orgueil des guides spirituels du peuple et par l’obstination grossière de la foule, leur religion est arrachée aux âmes simples ? Ce qu’il en arrive, c’est l’anarchie sociale d’abord, et de plus, à Trawies, l’aberration mentale qui va ramener ces chrétiens égarés au vieux culte des races sauvages, à l’adoration du feu. Resserrée en quelques chapitres aussi heureusement venus que les premiers, cette peinture agirait tout aussi puissamment sans doute sur nos facultés émotives. Par malheur, à notre avis du moins, on retrouve dans les deux longs développemens qui s’intitulent les Sans-Dieu et la Rédemption, tous les défauts qui sont ceux de Rosegger quand il prétend allonger de façon artificielle une matière qui ne comporte qu’un court exposé ; ou, tout simplement, lorsqu’il s’abandonne aux séductions de sa dangereuse facilité littéraire : digressions incessantes, anecdotes puériles, contradictions, répétitions, piétinement sur place ; le tout mêlé certainement de pages émouvantes et de détails exquis sur les conflits nés du besoin de croire et du désir de vivre sans frein. Mais qu’on lise, pour nous donner raison, l’épisode du jeune homme qui fait le mort afin d’échapper aux importunités des bandits que sont devenus les habitans de Trawies, et qui, sur le point de trahir sa vitalité par un éternuement intempestif, se voit sauvé par ses hôtes couvrant du bruit de leur métier à tisser l’incongruité du faux défunt. Ou encore les farces de ces deux maris malheureux, qui, n’osant châtier eux-mêmes les mégères dont ils sont les victimes, se rendent réciproquement ce service après s’être masqués de noir ; et vingt autres facéties analogues. Cela est populaire sans doute et fait songer une fois de plus à quelque récit de veillée, au ton bon enfant et décousu ; mais ce laisser aller jure avec l’art sévère qui marquait le début du roman.
Le drame s’achève, comme nous l’avons indiqué, par la singulière folie de Wahnfred, l’auteur du crime, qui, devenu contre son gré le chef des Jacobins de Trawies, imagine, afin d’imposer un frein à ces égarés, l’institution d’une religion nouvelle, que les faits démontrent si nécessaire à la discipline sociale de la communauté. Utilisant à cet effet la manie qui les a plongés dans l’anarchie, il propose à ses compatriotes le culte officiel du feu des ancêtres, et il bâtit un temple à cet élément. Enfin, ayant reconnu l’impuissance de ce remède suprême, le Chercheur de Dieu se brûle lui-même dans le temple du feu, avec tous les habitans de la vallée maudite. Seul un jeune couple, innocent des folies de ses frères, échappe par miracle à la destruction et s’en ira créer au loin une race nouvelle.
Telle est cette très curieuse inspiration, mêlant les plus belles qualités morales et littéraires de son auteur à tous ses défauts d’origine et d’éducation : l’absence d’ordre et de méthode ; le goût du violent uni au tendre, du sanglant joint à l’attendri, du mystique marié à l’étrange. Et ce sont bien là sans doute quelques-uns des élémens du symbolisme ; mais le maniement de ce procédé poétique est infiniment délicat. Il ne semble pas qu’au-delà du Rhin la première et spontanée tentative en ce sens ait offert un exemple bien supérieur aux suggestions de ces modèles étrangers que les critiques patriotes voudraient voir céder devant elle. Ce n’est pas non plus, croyons-nous, aux pages mal pondérées du Gottsucher qu’il faut demander l’expression des tendances religieuses de son auteur, mais plutôt à l’ensemble de son œuvre ; et c’est la tâche qui nous reste à accomplir pour terminer cette étude.
ERNEST SEILLIERE.
- ↑ Voyez la Revue du 15 novembre.
- ↑ Il continua d’en souffrir au-delà, car ayant accompli, vers 1870, un voyage en Italie qui le conduisit jusqu’à Naples, il se sentit saisi dans cette ville joyeuse d’un si violent accès de mal du pays, qu’il sauta dans un express, et regagna tout d’une traite ses montagnes natales.
- ↑ Geschichtenbuch des Wanderers.
- ↑ Dans la Revue Der Tuermer, avril 1899.
- ↑ Sonderlinge aus dem Volke der Alpen : Un Philosophe dans la forêt.
- ↑ Sonderlinge aus dem Volke der Alpen.
- ↑ Allerhand Leute.
- ↑ Als ich jung noch war.
- ↑ Geschichtenbuck des Wanderers.
- ↑ Hoch vom Dachstein.
- ↑ Dorfsunden.
- ↑ Histoire de France, XV, 229.
- ↑ Rosegger nous l’apprend du grand chrétien que fut son père : « Parfois il priait que ses chers petits-enfans mourussent jeunes, afin d’échapper aux dangers du monde. » (Mein Weltleben.)
- ↑ Der Schelm aus den Alpen, 1. — « Pauvres âmes. »
- ↑ Waldvogel.
- ↑ Meine Ferien.
- ↑ Hoehenfeuer.
- ↑ Voir, par exemple, le Geschichtrnbuch des Wanderers.
- ↑ Rabenlechner, loc. cit., p. 68.
- ↑ Mein Weltleben, p. 410.
- ↑ Am Wanderstabe.
- ↑ Il rappelle le fécond journaliste français par sa réelle influence morale sur l’opinion moyenne de son pays.
- ↑ M. de Wyzewa a analysé ce livre dans un chapitre de son recueil d’études intitulé le Roman européen, Paris, 1900. Perrin.
- ↑ Elle a été popularisée chez nous par la version de Berquin, l’Ami des Enfans. Un coupable se voit trahi par sa mauvaise conscience ; car un connaisseur du cœur humain, se donnant pour magicien, noircit secrètement de poudre de charbon les plumes d’une poule enfermée dans un panier. Puis il fait défiler dans l’obscurité les auteurs présumés du méfait qu’il s’agit de punir, et les prévient que l’animal poussera son cri au contact de la main du criminel. Or ce dernier se trouvera seul avec la main blanche, pour avoir seul craint le pouvoir magique de la poule.
- ↑ Hoch vom Dachstein, l’Hôte de Kirçhbrunn.
- ↑ Lire aussi, l’Évangile de la Nouvelle Alliance. Ce petit conte démocratique et enfantin fait songer à ceux que le parti socialiste allemand édita naguère pour façonner les générations nouvelles à ses vues utopiques et dont nous avons eu l’occasion de parler ailleurs. (Littérature et morale dans le parti socialiste allemand. Plon, 1898.)
- ↑ Persoenliche Erinnerungen an Robert Hamerling.
- ↑ Als ich jung noch war, p. 66.
- ↑ Waldheimat, II, p. 146.
- ↑ Rosegger a cité dans ce sens (Idyllen aus einer untergehenden Welt) une anecdote personnelle, peut-être un peu embellie, il est vrai. Il assure que, tout enfant, il croyait se souvenir d’un Calvaire dressé jadis près de la haie de leur enclos, alors que son père Lorenz lui affirmait n’en avoir jamais connu lui-même en ce lieu. Or un très vieux mendiant raconta un jour par hasard qu’une croix s’élevait en effet jadis en cet endroit, et en avait été enlevée avant la naissance de Lorenz Rosegger. — Mais, objecterons-nous, quelque récit de sa grand’mère n’en avait-il pas transmis la tradition inconsciente au poupon qu’elle berça dans ses bras ?
- ↑ Sonderlinge aus dem Volke der Alpen.
- ↑ Ibid.
- ↑ Ainsi fit plus récemment encore le Viennois Schoenherr dont le drame Sonntagswende a trouvé un succès retentissant. L’atmosphère en est tout à fait roseggerienne. On y retrouve la valeur symbolique des feux païens du solstice, la mère vivant de l’espoir du sacerdoce pour son fils, le séminariste hésitant, le curé conciliateur, l’étudiant révolutionnaire et son rôle finalement néfaste.
- ↑ Volksleben in Steiermark, p. 69.
- ↑ Hochenfeuer, le Village anéanti.
- ↑ Bartels. — Die Deutsche Dichtung der Gegenwart, p. 152. — Voir aussi notre étude sur « l’Influence française dans la littérature allemande contemporaine. » Revue des Deux Mondes du 15 avril 1900.
- ↑ C’est le vieux culte aryen du feu, l’ « Agni » du Rig-Veda, le feu perpétuel sur l’autel domestique des Grecs et des Romains, centre réel de leurs conceptions religieuses.
- ↑ Buch der Novellen, « III. Jean le Favori. »