C’est aujourd’hui que je dois vous écrire à part.
Ma lettre me fera sans doute coucher tard,
Car, lorsqu’on écrivant mon âme s’interroge,
Je ne regarde pas la marche de l’horloge.
Si je vous avertis, mère, c’est que je crains
Que mon cœur, une fois parti, n’ait plus de freins.
Donc, depuis que mon âme à vous s’est confessée,
La cendre du passé d’un an s’est entassée.
C’est ce mont que, ce soir, nous tenant par la main,
Nous allons parcourir sans guide et sans chemin.
Qu’avons-nous bien laissé sur ce mont là nous autres ?
De mon côté, je crois, comme d’ailleurs du vôtre,
Nous ne trouverons pas la trace d’un bonheur.
Alors, qu’avons-nous bien laissé sur la hauteur ?
Nous y avons laissé, dans un vent de détresse,
D’abord, vous, votre mère, et puis moi, ma maîtresse,
Si bien que, de nous deux, on peut voir maintenant
Votre doux fils sans femme et sa « mé » sans maman.
Ne nous étonnons plus, alors, si, dans la vie
Nous allons au hasard de la pente suivie.
Nous sommes de ceux-là dont tout est mort en eux ;
La croyance à la terre et la croyance aux cieux ;
De ceux-là qui s’en vont, les boulets aux chevilles,
Sur la route ou la mort leur ouvrira ses grilles.
Qu’avons-nous bien laissé sur la hauteur encor ?
(Si je fais avec vous le tour de notre sort,
C’est qu’à deux le chemin paraîtra moins pénible).
Qu’avons-nous donc laissé sur ce sommet terrible ?
Nous y avons laissé, dans notre désarroi,
Nos cœurs hurlant ainsi que des chiens aux abois.
Nos cœurs martyrisés et nos âmes errantes,
Veuves cherchant en vain leurs deux pauvres parentes
Et, pour bien leur marquer notre fidélité,
Moi, ma jeunesse entière, et vous, votre santé.
Nous avons tant laissé que nous voilà semblables,
À Jean le Bien Aimé, retiré dans les sables,
Que nous voilà plus nus que Jean du Paradis
Qui possédait au moins sa toison de brebis !
Nous avons tout laissé, nous, sur le mont funeste.
Le regret de nos morts, c’est tout ce qui nous reste.
Pourtant, montons plus haut sur la montagne encor.
Mère, n’y voyez-vous pas briller un point d’or ?
Quelle est cette lueur qui s’élève et se cambre ?
C’est ma fille Florise et ses beaux cheveux d’ambre,
Et ses deux yeux qui font, au travers des dangers,
Les suprêmes signaux à nos cœurs naufragés.
C’est ma fille Florise et ses deux mains levées
Vers l’espoir qui descend à larges envolées
Poser ses rayons bleus sur son front innocent.
Montons donc, maintenant, puisque l’espoir descend.
Montons chercher l’espoir qui s’abat sur la cime,
Arrachons nos regards des herbes de l’abîme,
Arrachons nos pensers des gouffres de la mort
Et nos cœurs déchirés de la dent qui les mord.
Arrachons et montons vers l’étoile qui brille,
Vers l’espoir nouveau-né, vers Florise, ma fille.
Nous formerons à quatre un foyer de douceur :
Père sera l’ami, vous, vous serez la sœur.
Dans notre maison franche aux amitiés robustes,
Nous jouirons du silence et de la paix des justes.
Vous aurez, père et vous, deux délices d’enfants,
Bien sages, bien soumis et bien obéissants.
J’écrirai quelques vers, le soir, à la chandelle,
Pendant que vous ferez vos carrés de dentelle.
Père, de son côté, près d’un bon feu de bois,
Relira son journal pour la deuxième fois,
Ou bien fera jouer l’enfant à pigeon-vole.
Quelquefois, à mon tour, je lui ferai l’école.
Mais, comme vous serez plus sérieuse que nous,
Vous viendrez la chercher sur l’un de nos genoux
Quand l’heure sonnera du sommeil et du rêve,
Vous nous direz alors : « Allons ! je vous l’enlève,
Vous êtes plus enfant que ma fille, vous deux. »
Puis, avant qu’en vos bras elle ait fermé les yeux,
Droite, vous lui ferez dire un bout de prière
Pour le repos certain de l’âme de sa mère.
(Ainsi vous apprendrez à devenir grand’mère).
Redescendons de la montagne, maintenant.
Et, pèlerins guéris, prenons le chemin blanc.
Fuyons par les sentiers bénis de l’espérance
En semant, tout le long, notre ancienne souffrance.
Laissons choir à nos pieds l’urne de nos regrets ;
Que joyeux soit pour nous le fracas de son grès ;
Et que le chemin blanc nous conduise à la ville
Où nous reformerons notre foyer tranquille.
Notre enfant marchera quelques pas devant nous,
Le chemin sera long, mais il sera plus doux.
Nous ferons, par moments, halte près des fontaines
Tour noyer, s’il le faut, le restant de nos peines.
Et nous repartirons de nouveau vers l’espoir.
En attendant, arrêtons-nous ici ce soir ;
Et prenez nos deux mains dans les vôtres, ma mère,
Goûtez à votre tour tous les fruits de la terre,
L’heure en est arrivée et les fruits sont bien mûrs,
Oubliez que les ans vous ont été si durs
Et que le poids du ciel pèse sur votre tête.
Reposez-vous entre l’enfant et le poète,
Et regardez en eux le bonheur s’incarner.
Vous passerez ainsi la nuit sans leur causer.
Et vous aurez souvent de ces heures bénies,
Car nous sommes encor si jeunes dans la vie,
Que nous n’atteignons pas, même en nous unissant,
L’âge auquel on a droit d’avoir un cheveu blanc.
Je ne parlerai pas moi-même davantage,
Et Florise, malgré ses deux ans, sera sage.
Nous penserons peut-être, ensemble, seulement,
Que vous n’avez pas l’air d’être une grand’-maman.
Alors nous poserons, comme en une prière,
Non deux bouches d’enfant sur votre front de mère.
Nous signerons ainsi la paix avec la terre.
Août 1906.
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