E. Sansot et Cie (p. 155-162).

FLORISE

I

Le long de la grand’route où je me suis perdu,
J’ai semé, comme un lis, une fillette blonde.
Ses yeux noirs sont si grands, que, l’autre jour, j’ai cru
En en faisant le tour, faire le tour du monde.

Je la nomme Florise. Et si j’aime ce nom,
C’est qu’il rappelle bien, autant qu’on en convienne,
La douceur de ma mère et celle de la sienne.
Et que Florise est à lui seul une chanson.

File a le corps plus blanc et plus fin que l’ivoire ;
Elle est petite, si petite, que je crois
Qu’elle ferait un couple avec mon petit doigt.
File est petite, je vous dis, à n’y pas croire.

Je ne sais pas ce que plus tard elle sera,
Mais à deux ans à peine elle est grave déjà.

Je ne sais pas pourquoi son front paraît sévère ;
Si c’est d’avoir foulé la tombe de sa mère,

Si c’est d’avoir compris, à sa façon, combien
Mon regard s’altérait en déchiffrant le sien.

Si c’est d’entendre en elle, et d’en être surprise,
La voix qui, dans la mort, a prononcé : Florise.

Ou bien, si, simplement, comme je le prévois,
C’est qu’elle a vu le jour sur un chemin de croix ?

Quand elle sera grande elle viendra me dire
Si je m’étais trompé sur son âme d’enfant.
Et si j’avais vu juste, un soir, en découvrant
Qu’un regret s’endormait au creux de son sourire.

Quand elle sera grande autant que je le suis,
Je serai jeune encor au sein de l’existence.
Et peut-être qu’alors j’aurai pour récompense
La palme qu’à présent pour elle je poursuis.

Si j’ai le rameau vert, elle en aura la gloire,
Mais si je sombre en route, oh ! qu’elle ait la bonté
De devenir un peu ma sœur de charité.
Mon vin de naufragé sera moins dur à boire.

Mais que je sombre ou non, quand elle aura vingt ans,
Ma fille sera bonne à tous ceux de la terre.
Elle aidera le pauvre à monter son calvaire,
Et sa main sera douce au front des indigents.

Et son cœur sera large à toute la souffrance.
Femme libre, elle ira par les sentiers battus,
Laissant à d’autres mains les communes vertus,
Semer la charité, l’amour et l’indulgence.

Puis, lors de son retour à mon foyer, les soirs,
Après avoir rempli sa tâche journalière,
Elle me dira : « Père ! embrasse une guerrière
Qui vient de vaincre encor deux nouveaux désespoirs. »

Et ceux qui m’ont blâmé me porteront envie
De me savoir poète et content comme un roi.
Car n’être que poète est le rêve pour moi
Qui n’aime pas avoir affaire avec la vie.

Comme elle sera grande et sage en même temps,
Je n’aurai plus besoin d’être ni grand ni sage.
Alors, changeant pour moi les règles du ménage,
Elle sera la mère et je serai l’enfant.

II

Quand vous promènerez mon enfant au jardin,
Vous ferez bien en sorte, en passant près des roses,
Que le bois épineux n’égratigne sa main.

Vous tâcherez aussi que les portes soient closes,
Car il ne faudrait pas que l’enfant s’en allât
Porter ses jeunes pas dans le hasard des choses.

Vous veillerez surtout près du bassin. C’est là
Que vous devrez avoir le plus de vigilance,
Car l’eau des cygnes blancs plus d’une en exila.

Vous ne condamnerez jamais son exigence.
Si ma fille se traîne en plein sable, il faudra
La laisser se traîner autant qu’elle voudra.

Quand pour sortir du parc on sonnera la cloche,
Si l’enfant ne veut pas rentrer à la maison,
Vous braverez du garde et la voix et l’approche.

Quand son plaisir sera de fouler le gazon,
Ou d’effeuiller des fleurs, vous la laisserez faire,
Et vous lui donnerez, sur tous les points, raison.

Il faudra la laisser saccager le parterre,
Ou crever son ballon, ou briser son cerceau,
Si telle est son envie unique et passagère.

Quand elle arrachera de rage son chapeau,
Ou qu’elle frappera le banc de sa bottine,
Vous lui direz tout bas : « Ce n’est pas comme il faut ».

Comme déjà l’orgueil à ses trois ans confine,
Elle comprendra mieux, en lui parlant ainsi,
Que si vous lui rendiez bottine pour bottine.

Vous aimerez ses dons et ses défauts aussi ;
Vous ne la gronderez même pour un empire,
Même quand vos gros yeux n’auront pas réussi.

Alors, la nuit venue, à l’heure où tout soupire,
Vous serez bien payés de toutes vos douceurs
En entendant de loin son clair éclat de rire

Qui se prolongera jusqu’au fond de vos cœurs.

III

Que voulez-vous ! on dit toujours à ces enfants
Que c’est leur plus bel âge et leurs plus doux moments,
Alors il faut leur faire un bonheur sans nuage.
Lorsque vous les grondez, c’est beaucoup pour leur âge,
Ce qui n’est rien pour nous, est un chagrin pour eux.
Il faut songer qu’ils ont leur âme dans leurs yeux,
Et que, leurs yeux pleurant, c’est leur âme qui saigne.
Il ne faut pas de loi pour un si petit règne.
Il faut qu’ils soient chez nous comme un oiseau dans l’air,
Libres comme la voile au souffle de la mer.
Ô gardiens de ma fille ! Ayez ce cœur pour elle,
Laissez-la s’envoler au hasard de son aile,
Soyez larges toujours, faibles même, au besoin,
Puisque sa mère est morte et que son père est loin.