L’Âme qui vibre/C’est Noël

E. Sansot et Cie (p. 56-60).

C’EST NOËL

Voici Noël ! Et c’est encore un an de plus
Qui vient se joindre au mont des siècles révolus
Depuis qu’à Nazareth, quoiqu’en pense ma ville,
Et quoiqu’en ont écrit les saints de l’Évangile,
Marie a mis au monde un enfant de Joseph.

Voici Noël ! Et je n’irai pas dans la nef
Écouter la chanson des orgues magistrales.
On ne me verra pas au chœur des cathédrales
Venir, en grande pompe, offrir à l’enfant-roi
L’hommage extravagant et dévot de ma foi.

On ne m’y verra pas, car, Jésus, moi, je t’aime ;
C’est ton peuple à genoux, vois-tu, qui te blasphème
En venant à tes pieds marmonner en latin
Des oraisons sans âme et des Pater sans fin.
Ah ! Jésus ! celui qui descend de ta famille,
C’est celui qui supporte et non celui qui brille ;

C’est celui qui se dit : Je souffre, mais au moins,
Je veux souffrir tout seul et non devant témoins.
Ah ! Jésus ! n’est-ce pas qu’il est vraiment ton frère
Celui qui ne fait pas claironner sa misère ?

D’abord, peuple, pourquoi, la tête entre les mains,
Toujours te prosterner aux dalles des chemins ?
Ne crains-tu pas qu’un jour Jésus-Christ ne te dise :
« Ce n’était pas ainsi que je voulais l’Église ;
« Dans mon temple on ne doit pas courber les genoux,
« Même pas devant moi qui suis Dieu, dites-vous. »
Ô peuple ! apprends-le donc de sa voix qui le clame
Qu’en courbant les genoux on avilit son âme[1].

C’est Noël et j’entends monter des cris confus :
C’est Montmartre qui fête, à sa façon, Jésus ;
C’est Montmartre qui passe en battant des cymbales,
Et qui, pour célébrer le doux Seigneur, aussi,
Ouvre ce soir son temple à toutes ses vestales.
Tenez ! juste au moment où j’écris ce vers-ci,
J’entends monter jusqu’à mon quatrième étage,
Minuit Chrétien chanté par Montmartre en tapage.
Aussi, je vais descendre à mon tour : C’est Noël !

C’est Noël et je vais grelottant sous le ciel.
Il fait froid. — C’est Noël. — Mais il fait froid quand même.
Il fait froid. Cependant tout Paris se promène,
Et toute la misère aussi de tout Paris
Tend aux passant joyeux ses dix doigts amaigris.

Et des enfants ont faim ! — C’est Noël ce soir même.
C’est possible, après tout, mais ils ont faim quand même.
Et des hommes s’en vont tournant leurs bras ballants
Comme des moulins noirs tournent les leurs aux vents ;
Car ces hommes sont soûls — C’est Noël ce soir même. —

C’est possible, après tout, mais ils sont soûls quand même.
Et dans la ville en rut les femmes vont offrant
La chaleur de leurs seins douillets et provoquants.
— Allons ! va, mon ami, c’est Noël ce soir même —
C’est possible, après tout, mais ils sont chers quand même.
Et toute la phalange impure de Noël
Fait souffler sur Paris son vent tiède et charnel.

C’est Noël. Délaissant dehors Paris qui rôde,
Je rentre m’attabler à la taverne chaude,
Où, parmi la fumée et la lèvre qui rit,
La débauche, à son tour, fête aussi Jésus-Christ.

Ah ! Jésus ! puisqu’il faut te fêter dans le vice,
Regarde, et sois content de ton jeune novice.
Regarde moi, Jésus, mon bien aimé Seigneur,
Regarde-moi vider mon verre en ton honneur.
Vois : je couche ma tête au bras de cette grue
Pour chercher au plafond que je prends pour la nue
L’étoile qui guida les bergers et les rois.
Allons ! Tiens ! mon Seigneur, sois donc content : je bois.

Sois content, Jésus-Christ, mon Seigneur et mon frère,
Montmartre a bien fêté ton vieil anniversaire.
Montmartre a rendu grâce au jour de ton berceau ;
Le Tzigane, lui-même, au sommet du tréteau,
Voulant, sans doute, aussi, t’adresser sa prière,
Sans repos, et pour toi, pendant la nuit entière
A fait chanter son âme au long de son archet.

Sois donc content, Jésus, Montmartre a bien marché.

C’est Noël et je sors enfin de la taverne.
Paris que je rencontre a le regard si terne
Et les bras si tombés, que l’on dirait, vraiment,
Que c’est Paris qui vient d’accoucher d’un enfant.
Noël ! Noël ! Noël ! Que le siècle est impie
De célébrer ta nuit dans la noce et l’orgie !

Que le temps est païen et l’homme sans grandeur
De se vautrer dans l’auge humaine en ton honneur !
Que la vertu faiblit et que la foi s’affaisse
Pour se plaire au milieu de la ville en ivresse !
Ô Noël ! Ô Noël ! Écoute-moi : Je suis
Peut-être le plus vil des hommes de ta nuit !
Je suis peut-être, aussi, l’âme la plus souillée
Que l’on ait vu passer pendant cette veillée !
Mais au moins, mais au moins, je porte dans cette âme,
Aussi vrai que je crois à l’Art et à la Femme,
Aussi vrai que déjà j’ai des rides au front,
L’amour le plus puissant et le plus innomable
Pour celui qui parla le premier de Pardon.

Et celui-là : c’est toi, doux enfant de l’Étable !

  1. Si ce n’est cependant parfois devant la femme.