L’Âme enchantée/Mère et fils/Partie 3

Albin Michel (3p. 201-332).
Mère et fils

TROISIÈME PARTIE


L’acte d’Annette fit grand bruit. On le discuta dans toutes les maisons. S’il n’eût été publiquement approuvé par la jeune Mme  de Mareuil, on l’eût condamné sans discuter. Sur une telle caution, quelques-uns acquiescèrent. Beaucoup furent scandalisés. Tous en conservèrent une irritation cachée. En admettant qu’elle eût raison, on ne saurait tolérer qu’une étrangère au pays vienne vous donner — et sur quel ton ! — des leçons de dignité.

On se tut, cependant, quand on sut — (tout se sait, en quelques heures, dans la petite ville) — que Mme  de Mareuil était venue le lendemain faire visite à Annette, qu’elle ne l’avait point trouvée et lui avait laissé une invitation. Annette était sous l’égide. On remit la rancune à la prochaine occasion. Le principal du collège, qui manda Mme  Rivière, se contenta de lui adresser un avertissement discret : — « Son patriotisme n’était pas en question ; qu’elle s’abstînt de l’exprimer extra muros ! Faire son devoir, à son rang, quand et comme on vous le demande. Ne quid nimis !… » — Au premier mot d’Annette pour répondre, le principal se replia, d’un geste affable… « Non un blâme : un conseil !… » — Mais Annette savait que le conseil d’un maître est une première sommation.

Pour le moment, elle n’avait qu’à reprendre le collier et rentrer dans sa niche. Ce qu’elle avait dû faire, elle l’avait fait. Demain lui dicterait le devoir de demain. Aujourd’hui lui épargna la peine de choisir entre deux. Car lorsqu’elle voulut se présenter de nouveau, à la porte de l’hôpital, la porte lui resta fermée. Une consigne interdisait l’accès des salles à toute personne étrangère aux deux organisations locales de la Croix-Rouge et des Femmes de France (d’ailleurs, âprement rivales entre elles, comme chien et loup). Plus tard, elle sut que l’interdiction la visait spécialement.

Mais si cette porte se fermait à son besoin de servir, une autre porte s’ouvrit, où sa maternité nouvelle devait trouver un emploi. Et nul ne pouvait prévoir les chemins hasardeux où la conduiraient ces obligations, dont allait se charger sa conscience renouvelée.

À sa première visite chez Mme  de Mareuil, la jeune veuve qui, sans se départir d’une réserve un peu froide, témoignait d’une estime affectueuse pour Annette, lui exprima le désir qu’avait un de ses beaux-frères, grand blessé, soigné dans sa famille, de voir Mme  Rivière. — Annette se rendit aussitôt à l’invitation.


Germain Chavannes n’était apparenté à Mme  de Mareuil, née Seigy, que par le mariage de sa sœur avec un des frères de Seigy. Mais les deux familles étaient depuis longtemps en rapports étroits d’intérêts et de sympathie. Toutes deux, très anciennement enracinées dans le pays. Leurs terres se touchaient. Leurs différences d’opinions avaient toujours été plus apparentes que réelles. Le républicanisme des Chavannes avait les pâles couleurs ; le rouge discret des premiers temps s’était atténué graduellement ; il en restait un rose qui, s’il n’allait jusqu’au blanc, se mariait avec lui fort agréablement. Leur richesse, honorable et solide, ne contribuait pas peu à combler les fossés qui bornaient, plus qu’ils ne séparaient, leurs propriétés. (En tout temps, en tout lieu, les propriétés sont parentes.) Surtout, le goût de la terre, qu’ils exploitaient eux-mêmes — une vingtaine de fermes, comme une couvée de poussins picorant la contrée — l’attachement au pays et le culte de l’ordre, qui, s’il n’est la religion, en est bien la moitié — (bien entendu, nous parlons de la seule religion qui soit en Occident une puissance d’ordre : celle de Rome) — ces traits essentiels, qui leur étaient communs avec les de Mareuil, de Thésée, de Seigy, et la petite noblesse terrienne de la province, n’avaient laissé subsister de différences entre eux que juste ce qui pouvait flatter l’amour-propre de chacun, en le persuadant qu’elles lui étaient une marque de supériorité sur son voisin. C’est le faible de tout homme. Les de Seigy et Chavannes étaient trop bien élevés pour en rien laisser voir. On doit le garder secret, pour son agrément particulier. Qu’Annette Rivière fût invitée en ce milieu, pouvait, à bon droit, surprendre. Non pas Annette, qui n’avait point le sentiment des distances. Mais la province. — De fait, elle ne l’était que par ces deux seuls membres des familles Chavannes et de Seigy, à qui les circonstances actuelles prêtaient, dans leurs maisons, des droits indiscutés : Mme  Louise de Mareuil et Germain Chavannes. Tous deux avaient durement payé leur dette au nom et à la patrie. Et tous deux étaient, dans ce milieu, d’exception. Il fallut peu de jours à Annette pour le reconnaître.

La maison des Chavannes était une vieille demeure aux murs gris, dans une rue tortueuse, au pied de la cathédrale. Le silence l’entourait, rompu de loin en loin par la mélancolie des cloches et par les cris des freux. Quand on avait passé la porte étroite en bois de chêne vernissé, aux ferrures bien frottées, qui, dans la façade poudreuse, seule luisait froidement, on traversait une cour dallée, avant d’arriver au principal corps de logis. Les fenêtres des appartements donnaient sur cette cour sans jardin, sans une feuille d’arbre, sans un brin d’herbe, qu’enfermaient les quatre murailles grises. Il semble que ces bourgeois de province, après de longs mois passés sur leurs domaines, dans leurs maisons des champs, lorsqu’ils rentrent en ville, cherchent à s’y murer, de telle sorte que la nature ne puisse les y trouver. Les Chavannes n’habitaient ici que quelques mois d’hiver ; mais les événements, la guerre, le devoir de participer activement aux services publics, la maladie du fils, les avaient décidés à s’installer en ville, jusqu’à ce que l’avenir se fût éclairci.

La famille était alors presque réduite aux femmes. Le père était mort. Et tous les hommes valides, fils ou gendres, étaient partis. Restait un garçon de sept ans, fils de la jeune Mme  Chavannes de Seigy, qui se morfondait, le nez contre les carreaux, à guetter les entre-bâillements de la porte d’entrée, les rares visiteurs, en sommeillant au son des cloches, aux cris des freux : il rêve de drapeaux, de gâteaux, de tombeaux… Il fut le premier visage qui accueillit Annette, à son entrée dans la maison. Elle trouva sur son passage, chaque fois qu’elle revint, l’enfant aux yeux avides et désœuvrés, qui s’éclipsait après l’avoir frôlée.

L’ombre baignait la chambre du premier, à haut plafond, à alcôve profonde. Un homme jeune, assis près de l’unique fenêtre, en ce jour pauvre de novembre, se leva de son fauteuil pour saluer Mme  de Mareuil et la visiteuse qu’elle présentait. Mais bien qu’au premier coup d’œil, on vît que, dans cette chambre, la mort tissait sa toile, l’ombre avait épargné le masque du blessé. C’était un de ces visages de la France du centre, qui semblent tout en clarté. Une figure aimable aux traits réguliers, le nez aquilin, la bouche bien dessinée, les yeux très bleus, la barbe blonde. Il sourit à Annette, et remercia sa belle-sœur, d’un regard affectueux.

La conversation courtoise débuta par des considérations vagues sur la santé et le temps. On ne sortait point des prudentes constatations. Mais après un moment, Mme  de Mareuil, discrète, s’éclipsa.

Alors, Germain Chavannes, dont les yeux pénétrants avaient, par touches rapides, étudié les traits d’Annette, lui tendit la main et dit :

— La bonne Louise m’a conté vos prouesses. Vous n’êtes pas de ceux qui, le combat fini, prolongent le combat sur l’ennemi abattu. Vous avez cette faiblesse d’épargner le vaincu. J’ose donc espérer qu’il vous en restera encore pour le vaincu que voici.

— Vous ? dit Annette.

— Moi. Grand blessé. Grand vaincu. J’ai toutes les vanités.

— Vous guérirez.

— Non. Laissez l’illusion aux autres et à moi ! Nous suffisons à la tâche. Ce n’est pas pour cela que j’ai besoin de vous. La défaite pour laquelle je demande votre indulgence n’est pas celle de mon corps, mais celle de mon esprit. Ce ne serait rien d’être vaincu, si l’on croyait au vainqueur.

— Quel vainqueur ?

— Le destin qui nous sacrifie… Non, ce n’est pas assez dire… Le destin, à qui on se sacrifie…

— Vous voulez dire : la Patrie ?

— Ce n’est qu’un de ses visages. Le masque d’aujourd’hui.

— Moi aussi, je suis vaincue, et je ne crois pas au vainqueur. Mais je ne me rends pas. Tout n’est pas dit.

— Vous êtes femme. Vous êtes joueuse. Même quand elle perd au jeu, une femme croit qu’elle finira toujours par gagner.

— Non, je ne le crois pas. Mais gain ou perte, tant qu’il me reste, au jeu de la vie, une livre de chair à jouer, je la jouerai.

Germain examina Annette, en souriant :

— Vous n’êtes point d’ici.

— Et d’où donc, sinon de France ?

— Quelle province ?

— Bourguignonne.

— Il y a du vin dans votre sang.

— Il y a du sang dans notre vin.

— Eh bien, j’en lamperai volontiers un verre, de temps en temps. Voulez-vous m’accorder quelquefois, quand vous aurez un trop-plein d’énergie et un peu de patience, un quart d’heure d’entretien ?

Annette promit et revint. L’intimité s’établit.

Et l’on causa de tout — sauf de la guerre. Dès les premières questions, le blessé, d’un geste, avait arrêté Annette. Route interdite. On ne passe pas !…

— Non, ne parlons point d’elle ! Vous ne pouvez pas comprendre.,. Je ne dis pas seulement vous… Vous tous, qui êtes ici… Ici… Là-bas… Deux mondes ; l’en-deça, l’au delà… On ne parle pas la même langue.

— Ne puis-je pas l’apprendre ? dit Annette.

— Non. Même pas vous, avec votre chaleur de sympathie. L’amour ne supplée pas au manque de l’expérience. On ne traduit pas ce qui est écrit au livre du corps.

— Pourquoi ne pas essayer ? J’ai un tel désir de comprendre, — non par curiosité — mais pour aider ! Je voudrais me rapprocher, humblement, de vos épreuves.

— Je vous remercie. Mais le mieux pour nous aider est de nous les faire oublier. Même entre camarades de « là-bas », dans nos entretiens d’un mutuel accord, nous écartons « là-bas ». Les récits de guerre — livres et journaux — nous ont dégoût. La guerre n’est pas littérature.

— La vie non plus.

— C’est juste. Mais l’homme a besoin de chanter. Et la vie est un thème, qui se prête aux variations. Chantons !

Il s’arrêta pour suffoquer. Annette lui soutint la tête. Il reprit haleine, et s’excusa en la remerciant. Sur ses traits creusés, le sourire était de retour. Une goutte de sueur, au front. Ils attendirent sans parler. Ils se regardaient affectueusement…

Germain Chavannes avait un peu moins de trente ans. Il avait grandi dans ce milieu de bourgeoisie provinciale, bien pensante, libérale, mais imbue des préjugés d’esprit, d’ailleurs solides et sains, qui forment, avec le travail et l’amour de la terre, l’ossature de ces pays du centre. (Si elle n’avait ces préjugés, la facilité de vivre, le laisser-vivre, prendraient le dessus.) — Germain connaissait bien et ceux-ci et ceux-là. La pâte de son corps était faite de cette eau et de cette farine. Mais le boulanger inconnu y avait mêlé un levain, qui n’était pas d’ici.

Ce jeune bourgeois riche, dont l’avenir semblait fixé, dès sa naissance, heureux, facile, et paissant dans le gras enclos de ses propriétés, était allé étudier à Paris, aux Écoles des Sciences Orientales et des Sciences politiques. La carrière consulaire l’attirait beaucoup moins que « l’invitation au voyage ». Cependant, il aimait son pays, en gourmand, — le ciel et l’air, le parler, le manger, la bonne terre, les bonnes gens… Et il ne rêvait que de s’en échapper ! En attendant une désignation lointaine, il avait parcouru l’Europe dans tous les sens. Singulier goût, au jugement de ses concitoyens casaniers ! Mais des goûts et des couleurs, (surtout quand ils sont d’un riche), inutile de discuter !… La guerre était venue interrompre les projets de voyage. Et maintenant, la maladie : il avait été « gazé » ; les tissus intérieurs lentement étaient rongés. Maintenant, il ne lui restait plus que le voyage autour de sa chambre — (même pas ! depuis quelques jours, il restait étendu) — le voyage intérieur. Ce n’est pas le moins lointain, ni le moins mystérieux… Terre inconnue… Il l’explorait, en conscience… Mais d’où lui étaient donc venus cette vocation, ce goût de fuir ?…

Il expliquait à Annette, sur le ton enjoué et moqueur, dont il habillait ses pensées :

— Je vivais aux champs. J’aimais à chasser, moins pour la chasse que pour le contact avec la terre et les vivants, bêtes et plantes. Aimer les bêtes ne m’empêchait pas de les tuer. Mais tuer les bêtes ne m’empêchait pas de les aimer. Quand je tenais dans ma main la perdrix encore chaude, ou que je serrais le ventre du lapin au cul blanc, afin de lui faire rendre son déjeuner de rosée, je me sentais plus proche d’eux, peut-être, que de moi, — de l’homme. Je ne m’attendrissais pas. On est toujours content d’un beau coup de fusil. Et je pense qu’eux étant à ma place, moi étant à la leur, ils ne m’eussent point raté. Mais je cherchais à connaître eux et moi. Ensuite, je les mangeais… Pourquoi froncez-vous le nez ? Est-ce pour mieux les humer ? Un plat de perdrix aux choux, tranches de lard bien doré, est un repas des dieux. Vous ne l’eussiez point boudé… Mais les dieux, avouons-le, sont d’étranges animaux.

— Des animaux affreux.

— Ne jugeons point ! Mangeons ! Soyons mangés ! (Pour l’instant, c’est mon tour). Et tâchons de connaître !… Les dieux ? C’est trop loin. Mais ceux que j’ai sous la main. Les bêtes et les gens… — Ma première découverte fut que, depuis des millénaires, gens et bêtes aient vécu si proches, sans faire effort pour se connaître… Oui, leur poil et leur viande… Mais ce qu’ils pensent, ce qu’ils sentent, ce qu’ils sont, — les gens ne s’en sont point souciés. Ils ne sont pas curieux ! Ils n’aiment pas à être troublés. Pour ménager leur pensée, ils la refusent aux animaux… — Mais voici qu’ouvrant les yeux, j’aperçois, ébahi, que les hommes entre eux ne se connaissent pas mieux. Ils ont beau se mêler. Chacun vit plein de soi, et ne s’inquiète pas de toi. Mon voisin, si ton rythme, s’accorde avec le mien, tout va bien, tu es mon prochain. S’il s’en écarte, tu es l’étranger. Et s’il le heurte, l’ennemi. Le premier, je le gratifie généreusement de ma propre pensée. Le second n’a plus droit qu’à une pensée du second degré. Et quant au troisième, ainsi que dans Malborough, — « le troisième ne portait rien », — il n’a droit à rien du tout : je lui dénie la pensée, ainsi qu’aux animaux. (Les Boches sont-ils des hommes ?)… Au reste, que « l’autre » soit du premier, du second, ou du troisième degré, dans les trois cas, je ne le connais pas, et je n’essaie même pas. Je vois moi, j’entends moi, et je cause avec moi. Moi grenouille. « Mo-a ! »… Quand m’enfle la passion ou bien le sentiment de mon importance, la grenouille se fait bœuf, je m’appelle Nation, Patrie, Raison, ou Dieu. C’est un état dangereux. Retournons à notre mare !… Hélas ! Je n’ai jamais su y coasser en repos, boutonné jusqu’au cou dans l’imperméable de ma peau. Du jour où le démon de la curiosité (ou bien de la sympathie ?) m’a touché, j’ai voulu les connaître — (je ne dis point, les comprendre : qui pourrait s’en flatter ?) — mais au moins les toucher, palper la chaleur vivante de leur esprit, comme sous mes doigts le corps tiède et douillet de la perdrix. Je l’ai palpée. Je l’ai goûtée. En les aimant. En les tuant. — Car j’ai tué aussi.

— Vous avez tué ! dit Annette, s’écartant.

— Il l’a fallu. Ne m’en voulez pas ! Ils me l’ont rendu !…


Ainsi, il se racontait, en voilant de gauloise ironie le tragique de sa pensée. Elle semblait sans espoir, sans pitié. C’était le pays des ombres. Mais sur la terre riait le soleil des vivants. Le contraste faisait plus sombre sa vision de l’univers. Il voyait l’erreur originelle de la création ; mais il ne pensait pas qu’elle pût être rachetée. L’instinct passionné d’Annette se révoltait. Elle croyait au mal, au bien, elle les projetait fougueusement de son cœur sur la toile de l’espace constellé de vie. Et elle avait pris parti dans la grande mêlée. Si elle ne songeait pas à vaincre, si vaincre n’était pas son but, son but était combattre. Ce qu’elle jugeait mal était mal ; le mal était l’ennemi. Et elle ne transigeait pas avec l’ennemi.

Mais il est bien facile de combattre, quand on met tout le mal de l’autre côté, et tout le bien du sien. Les yeux bleus de Germain, qui caressaient affectueusement cette âme entière et emportée, embrassaient un bien autre champ de bataille ! Krichna combat contre Krichna ; et il n’est point du tout certain que le fruit du combat soit la vie, ou la mort, la totale destruction. Germain voyait l’incompréhension mutuelle, il la voyait universelle, il la voyait éternelle. Et il n’avait pas la chance d’y participer. Il avait le don funeste de dire oui à sa pensée, et de ne pas dire non à la pensée des autres : car il la comprenait. Et il était plus attentif à la pénétrer qu’à tâcher de la changer.

Il n’avait pas toujours été ainsi. Il était parti dans la vie, avec son moi entier, qui ne se souciait pas, lui non plus, de comprendre, mais de prendre. Ses yeux s’étaient ouverts, aux doigts des déconvenues. Il conta l’une, tranquillement, à Annette. (Avec elle, point de gêne ! Elle lui paraissait une camarade intelligente, qui connaissait la vie, qui avait dû passer par des expériences analogues aux siennes.)

Il avait aimé une femme, aimé tyranniquement. Il prétendait l’aimer selon son cœur à lui, et non son cœur à elle. Ce qu’il jugeait bon pour lui, il le jugeait bon pour elle. Puisqu’ils s’aimaient tous deux, n’étaient-ils pas le même ? Elle l’aima, et se lassa. Un jour, rentrant chez lui, il trouva la cage vide. Elle avait fui. Quelques lignes d’adieu lui expliquèrent pourquoi. L’expérience fut rude, mais elle porta. Il apprit que les autres veulent être aimés de vous, non pas pour ce que nous sommes, mais pour ce qu’ils sont…

— Quelle prétention, n’est-ce pas ? Mais il faut l’accepter… Et depuis, j’ai tâché…

Il contait l’aventure, comme toujours, en plaisantant.

— Tout accepter de ceux qu’on aime, dit Annette, ce n’est point malaisé, quand seule, on paye les frais. Mais quand c’est eux qui payent, ou que ce sont les voisins, peut-on s’y associer ?

— Vous voulez dire, la guerre ?

— La guerre, la paix, qu’importe ! Cette forêt de Bondy, où les forts mangent les faibles, et trouvent de plus forts qui les mangent, à leur tour !

— Il n’y a que des faibles, vous venez de le dire. Au bout du compte, ils seront tous mangés.

— Je suis avec ceux qu’on mange !

— Hé hé ! vous vivez, et vous avez de belles dents !

— Je voudrais n’avoir que des lèvres, pour baiser tous les vivants. Mais puisque l’Innommable m’a mis dans la bouche ces couteaux, que ce soit seulement pour défendre mes enfants !

— Vous voici la guerre en personne !

— Non, c’est contre la guerre que je les défends.

— Ils sont tous comme vous… Disons : les neuf sur dix ! Et privé des neuf autres, le dixième ne pourrait rien.

— Oui, la guerre pour la paix… Ce n’est point ce que je veux dire… Vous ne croyez pas, je pense, à cette sinistre mômerie ?

— Je n’y crois pas. Non. Mais eux y croient. Je respecte leur foi.

— Leur foi ? Un masque, dont ils cachent leurs instincts de malfaisance, de jalousie, d’orgueil, de convoitise, pillardise, paillardise…

— N’en jetez plus !

— Il en reste.

— Que savez-vous de toute cette marchandise ?

— Je connais tous les articles. Je les ai. Je les tiens dans mon coffre.

Germain s’arrêta, pour envelopper d’un regard de connaisseur, la femme, devant son lit, qui parlait de paix, et qui soufflait le feu. Puis, il dit (il ne dit pas exactement les mots qu’il pensait) :

— Vous avez de la race. Il ne vous manque rien !… Mais dites-moi, dame Judith, puisque vous prêtez au Philistin une partie de vos vertus, ne restez pas en chemin, et faites-lui aussi largesse des autres, du meilleur !…

— Que voulez-vous dire ?

— Eh bien, oui, votre amour, votre foi, votre sincérité… Vous rejetez ces gens, vous les rejetez en bloc, comme menteurs et malfaisants. C’est bientôt dit, hélas ! Si c’était vrai, la vie serait trop facile ; ils ne seraient pas si forts ! Regardez de plus près !

— Je ne veux pas les voir.

— Parce que ?…

— Parce que je ne veux pas.

— Parce que vous avez vu.

— J’ai vu.

— Mais vu en passionnée… Je vous comprends : cela vous gêne pour agir… Mais agir ou non… voir d’abord ! Je vous prête mes lunettes. Regardez ! Vous vous arrangerez, après…


Elle vit, bon gré mal gré. Germain ne lui fit point de grands discours sur l’humanité. Ce n’était point son style ; et l’Homme en général ne valait pas, à ses yeux, un radis. Il ne s’intéressait qu’à ce qui passe : un être, une heure. Ce qui ne passe, ce qui ne meurt, c’est, selon lui, qu’il ne vit point, qu’il est mort.

Il lui parla simplement de la petite ville et du pays. Il avait, depuis l’enfance, dans ses cartons amassé une provision de « crayons », au vieux sens français : — portraits croqués, repris, creusés, où l’esprit était happé sous la peau. Gens de la ville, gens des champs, ses gens… ah ! il les connaissait, le dehors et le dedans, face et pile ! Il n’avait qu’à choisir. Il exposa certains de sa collection qu’Annette croyait connaître, — de ceux dont l’étroitesse et l’égoïsme la suffoquaient. Tels de ces hommes et de ces femmes s’étaient, le jour d’arrivée des prisonniers, montrés des loups enragés. Ils avaient leur bonté, leurs vertus domestiques. Sous l’opaque enveloppe, ces lourdes vies n’avaient pas été incapables d’actes de dévouement. Et chacun de ces sacs d’ossements, pour qui aucun Dieu ne semblait être mort, chacun portait sa croix. Annette le savait bien ! Mais elle portait la sienne ; et, comme eux, elle avait tendance à croire que la sienne seule était la vraie. Elle voyait d’un côté des bourreaux, de l’autre des victimes. Germain la forçait à voir que chacun à la fois est victime et bourreau. Ce Gaulois incroyant faisait surgir devant elle une extraordinaire montée au Golgotha : un peuple de porte-croix, qui jettent l’injure et la pierre à l’homme sur la croix !…

— Mais c’est affreux ! fit-elle. Ne peut-on les détromper ? Au lieu de se lapider entre eux, retourner leurs forces unies…

— Contre qui ?

— Contre le grand bourreau !

— Nommez !

— La Nature !

— Connais pas…

Germain souleva légèrement l’épaule. Il reprit :

— La Nature ?… Ce serait encore plus facile d’avoir affaire à un Dieu ! Un Dieu serait capable de raison… (Du moins on se plaît à l’espérer !…) Mais la Nature, qui est-elle ? Qui l’a vue ? Où sa tête ? Où son cœur ? Où ses yeux ?

— Ici. Mes yeux. Mon corps. Mon cœur. C’est moi, et mon prochain.

— Votre prochain ?… Tenez, regardez bien !… Non, ne vous en allez pas ! Attendez, un moment !…

Une visite entrait. Un gros garçon rubicond. Il avait la face poupine et débonnaire des anges joufflus du portail de Bourges. Il portait la capote bleue. Un compagnon de Germain, le fils d’un riche propriétaire du chef-lieu de canton voisin. Il était en permission, et il avait fait cinq lieues pour venir voir Germain. Il embrassa le malade. Il salua respectueusement Annette. Il se mit à dégoiser. Il crevait de bonne humeur et de santé. Il apportait les nouvelles d’un tel, d’un tel, dont les noms bonhommes et hilares étaient comme des valets de comédie. Des camarades de « là-bas ». Il y en avait de morts. Il y en avait de vivants. L’accent nasillard et chantant du pays égayait le récit. Le visiteur était préoccupé d’atténuer la verdeur d’expressions pour les oreilles d’Annette (respect aux dames !) Il se surveillait. Quand il s’adressait à elle, c’était d’un ton affable, onctueux et suranné. Il se retrouvait à cœur ouvert, quand il parlait, à pleine bouche, des siens, de sa mère, d’une petite sœur qu’il adorait. Il avait l’air d’un gros enfant, affectueux, bien sage, et tout rond.

Après qu’il fut parti, Germain demanda à Annette :

— Qu’en dites-vous ? N’est-ce pas un beurre ? On l’étendrait sur son pain.

— Il n’y a point de fraude, répondit Annette. De lait tout pur, non écrémé. Il fleure l’herbe grasse de vos prés.

— Que diriez-vous si vous l’aviez vu, ce gros poupon, ce bon garçon, bon fils, bon frère, bon compagnon — (on lui donnerait le bon Dieu sans confession, et il le prendrait sans façons ; il ne ment point : franc comme l’or) — si vous l’aviez vu, comme je l’ai vu, un jour d’assaut dans les tranchées, qui rigolait, avec son couteau de boucher !

Annette fit un geste de répulsion.

— Apaisez-vous ! Vous ne verrez point, je vous épargne, je ferme le volet. Tout est clos. Nuit, dehors. Dans la chambre, nous ne sommes plus que deux.

Annette, encore effarée, disait :

— Et il peut rire ! Il est en paix !

— Il ne se souvient plus de rien.

— C’est impossible.

— J’en ai vu d’autres qui, après avoir fait, le jour, des choses sans nom, dormaient la nuit comme des enfants. De remords, point trace. Ajoutons qu’ils seraient prêts, une heure après, à embrasser l’ennemi, qu’ils ont égorgé ! Et qu’ils oublient aussi vite l’accès de bonté que l’autre accès. C’est trop difficile à mettre d’accord ; ils n’ont pas le temps. Il faut garder toutes ses forces pour l’instant présent, vivre au fur et à mesure, par morceaux découpés, au hasard, et sans suite, comme un puzzle extravagant…

— Les malheureux !

— Ne les plaignez pas ! Ils se portent bien.

— C’est moi que je plains en eux.

— Toujours le vieil égoïsme ! Gardez votre moi pour vous, et laissez-leur « le sien » !

— Non, je ne puis croire que ce soit leur vraie nature…

— « Homo additus naturae… » La nature, édition revue et augmentée par la société. Il semble que la guerre soit l’exercice normal d’un instinct naturel, consacré par l’usage. Et qui sait ? Elle est peut-être aussi un exutoire aux forces destructrices qui sont déposées en l’être : après les avoir satisfaites, il se retrouve rasséréné.

— Vous ?

— Je ne suis pas en question. Je suis rayé du cadre.

— Non ! C’est vous que je veux entendre.

— Pas encore ! Attendez ! Le tour de Germain Chavannes viendra… Et d’abord, pour le connaître, il faut voir par ses yeux.

— Je voudrais voir dedans.

— Patience ! Je l’ai bien eue !… Imaginez ce qu’il en a fallu, pour qui se voit pris au filet, et n’est point dupe de qui le tient !

— S’il en est ainsi, comment avez-vous pu vous mêler au combat ?

— Je pourrais vous répondre : « On ne me laissait pas le choix… » Mais si on me l’eût laissé, c’eût été pareil : j’aurais choisi le filet. Je ne veux point me flatter : ce que je pense aujourd’hui, je ne le pensais point alors. Ce don fâcheux que j’ai d’être poreux, qui fait que filtrent en moi les âmes du dehors, m’a trop souvent fait oublier la mienne. On est Français, on vit ensemble, on est curieux les uns des autres, on s’écoute penser tout haut, on pense à deux, à vingt, à mille ; et l’on n’est plus qu’à tout écho une caisse de résonance. Vous ne pouvez pas, nul ne pourra imaginer le merveilleux enthousiasme qui nous souleva, aux premiers jours… Le Chant du Départ. Il ne sortait pas de nous. Nous sortions de lui. Il planait, comme à l’Étoile, l’ange gueulard de Rude. Mais cent fois plus beau ; et l’on aurait donné sa peau, pour la frotter contre la sienne. Il nous enveloppait de ses ailes. On ne marchait pas, on était porté, on allait, planant, délivrer le monde. C’était l’ivresse, comme en amour, avant l’étreinte… Quelle étreinte ! Effroyable duperie ! … Tout est duperie. L’amour aussi. Il nous sacrifie. À ceux qui viendront : à l’avenir. Mais celle-ci, mais cette ivresse de la foi guerrière ! Quel est son but ? À quoi, à qui elle nous sacrifie ? Quand dégrisés nous commençâmes à nous le demander, le sacrifice était déjà consommé. Le corps entier était happé dans l’engrenage. Il ne restait que l’âme. L’âme éreintée. De l’âme sans le corps, de l’âme contre le corps, que peut-on faire ? Se martyriser ? C’est assez des autres bourreaux ! Il n’y a plus qu’à voir, à savoir, et à accepter. On a fait le saut. On a fait le sot. Une, deux… Allons ! Jusqu’au bout ! La vie ne délivre pas de billets d’aller et retour. Une fois parti, on ne revient plus… Et quand je l’aurais pu, je ne reviens pas seul ! On est ensemble. On meurt ensemble… Je sais que c’est absurde, que cette mort, c’est pour rien. Mais se sauver seul, non ! cela ne se fait pas ! Je suis du troupeau. Je suis le troupeau.

— Et le troupeau vous suit.

— Moutons de Panurge.

— Quand donc l’un de vous refusera-t-il de sauter ?

— Il ne viendra pas de nos prés.

— Qui sait ?

— Sera-ce du vôtre, Annette ? Votre petit mouton ?

— Mon fils !… Ah ! Dieu !… ne m’y faites pas songer !

— Vous voyez ! Vous n’oseriez pas le lui conseiller.

— Que la guerre lui soit — me soit — épargnée !

Amen ! Mais ce n’est pas nous qui disons la messe. On ne nous demande que d’y répondre. Le rite sanglant s’accomplit. Et nous sommes pris.

— Je veux bien l’être. Mais non pas lui !

— Vous apprendrez la sagesse des bonnes mamans de France, d’Allemagne, de l’éternelle humanité. Elles se résignent, aux pieds de l’autre, la Dolorosa…

— Jamais ! J’ai mon petit. Je le garde.

— Contre tous ?

— Contre tous.

— Et contre lui ?

Annette baissa la tête, le souffle coupé. Il avait touché au bon endroit. Ses troubles, ses craintes, les doutes secrets, qu’elle ne voulait pas s’avouer. Elle n’en révéla rien. De ce fils, elle ne parlait jamais ; Germain savait seulement qu’il existait. Mais son silence parlait pour elle. Germain feignit de ne pas l’entendre. — Je les connais, nos petits cadets ! Ceux de la classe 18… Et que seront ceux de la classe 20 ?… Ils ne sont pas gênés, comme leurs aînés, ces empotés, par l’illusion ! Il n’y a pas de risque qu’ils soient déçus. Ils prennent la guerre comme une affaire. Il ne s’agit plus de billevesées : droit, justice, liberté. Il s’agit de gagner. Chacun pour soi. Soi tout entier. Soi carnassier. Struggle for life. Life for struggle. L’odeur de la femme, l’odeur de la gloire, l’odeur du sang. Et le mépris de tout. Le songe du tigre réveillé.

— Vous êtes le diable ! dit Annette.

— Un pauvre diable, dit Germain, Je m’en vais de table, sans avoir mangé.

— Le regrettez-vous ?

— Non. Je suis d’une espèce qui a fait son temps. Je ne me plains pas. Il faut comprendre. Tout comprendre.

— C’est accablant ! Tout comprendre, c’est ne plus agir. Mon cœur réclame. Je suis femme. Que me reste-t-il ?

— L’indulgence.

— Ce n’est pas assez ! Je veux aider. Je veux sauver.

— Et qui ? S’ils ne veulent pas être sauvés ?

— Qu’ils veuillent ou non ! Mais moi, je veux. Je sais bien que je ne suis rien, je ne puis rien. Mais je veux tout. Il faut. Quand tous les dieux et tous les diables, et les pires diables qui sont les hommes, quand le monde entier dirait : « Non ! » je dirais : « Oui ! »

— Martine qui veut être battue !…

— Ne vous y fiez pas ! Je rends les coups.

— Tous vos efforts ne déplaceraient pas un grain de poussière sur la pierre dure du destin.

— Peut-être… Non… Mais cela soulage.

— Je vous l’ai dit : vous êtes Bellone. Votre nom, Anne, est un faux nom.

— C’est le nom de la grand’mère de Celui qui vainquit la mort.

— Et il est mort.

— Mais le troisième jour, il ressuscita.

— Vous le croyez ?

Annette s’arrêta, stupéfiée :

— Je ne l’avais jamais cru, avant…

— Et maintenant ?

— Je ne sais pas… Cela m’a transpercée.

Germain contemplait l’étrange femme, que visitaient, inattendus, des hôtes mystérieux. Assise près du lit, sur une chaise basse, elle appuyait son front penché contre les draps, comme prosternée. Il lui posa doucement la main sur le casque blond de ses cheveux. Elle releva le front. Ses yeux étaient étonnés, mais calmes. À mi-voix, Germain demanda :

— Vous croyez donc ?

Elle dit :

— À quoi ?

Elle était sincère. Elle ne savait plus. Elle reprit :

— Je crois qu’il me faut agir, aider, aimer.

— Bien, dit Germain. C’est pour cela que je vous ai appelée. Je ne voulais point d’abord vous le dire. Je voulais vous voir et voir en vous. Maintenant, j’ai vu. Assez parlé de ce qui n’est pas moi ! Pardonnez-moi cette ironie dont je m’habille ! J’ouvre la porte. Sœur Anne, entrez !

— Quand le feu a pris dans un quartier et qu’on se sent trop faible pour tout sauver, on lui fait sa part, on abandonne ce qui doit brûler, on coupe les ponts, et on se cantonne dans le donjon, où le plus précieux est enfermé. On sauve sa vie, sa vie profonde. Ou l’on attend que sur ses cendres, le feu fasse crouler l’habitation… Je l’ai sauvée. Mais le feu vient. Anne, au secours !

Il ne pouvait s’empêcher de garder encore le mode plaisant ; mais l’accent trahissait l’anxiété. Elle lui prit les mains :

— Voici mes mains ! Que faut-il sauver ? Elles l’iront chercher dans le feu.

— Ma joie, ma foi, et mon moi. Celui que j’aime.

— Celle ?

— Celui… Mon ami.

— Où est-il ? Que ne vient-il ?

— Il est prisonnier.

— En Allemagne ?

— En France.

— Il est « ennemi ? »

— Vous l’avez dit. Mon frère, mon ami, et mon meilleur, ils me l’ont pris, et ils m’ont dit : — « Oublie, et tue ! C’est l’ennemi. »

— Et vous vous êtes battu ?

— Jamais contre lui. Quand je faisais face à la frontière, je savais qu’il n’était point de l’autre côté. Avant de partir je l’ai embrassé, en France. Il y est resté.

— On l’a arrêté ?

— Il est dans l’Ouest, enfermé dans un camp de prisonniers. Et depuis trois ans — si près, si loin ! — je n’ai rien de lui, je ne sais rien de lui. Vit-il encore ? Et moi, je meurs…

— Quoi ! Ne peut-on avoir de nouvelles ?

— Ce n’est pas ici que j’en puis demander.

— Les vôtres vous aiment. Que pourraient-ils vous refuser ?

— Non, je ne puis pas leur en parler.

— Je ne comprends pas.

— Vous comprendrez… Pour le moment, je vous ai trouvée. J’ai la douceur de vous en parler. Parler de lui avec un autre qui puisse l’aimer, c’est déjà presque lui parler. Vous l’aimerez ?

— Je l’aime en vous. Faites-le moi voir ! Parlez-moi de lui !…

— Il a nom Franz, et moi, Germain… Germain, le Français, et Franz, l’Allemand !… Je l’ai connu, deux ans avant la guerre. Il habitait Paris depuis plusieurs années. Il faisait de la peinture. Nous étions dans le même quartier. Nos chambres avaient vue sur le même jardin. Nous avons, des mois, passé l’un près de l’autre, sans nous parler. Une fois, au coin d’une rue, un soir, distraits, nous nous sommes heurtés. Mais ce n’est que plus tard que je me suis rappelé… Dans le courant giratoire de Paris, qui emporte les hommes et les femmes comme des feuilles, on se rencontre, on se touche, longtemps avant de se voir. Mais il suffit d’un choc, pour découvrir qu’on s’était vus… Un jour, un ami commun me l’amena. Et je le reconnus…

…Il avait vingt-trois ans, mais il paraissait bien moins. Il portait encore empreinte en lui la femme, — la mère, qu’il avait perdue, enfant. Un tendre visage, ému, inquiet, livré à tous les vents de l’espoir et du soupçon. On y voyait passer sans transition les ombres et la lumière. Du confiant abandon au découragement ombrageux. Tantôt il s’offrait, tout, et tantôt il se repliait, hostile, inaccessible. Mais j’étais le seul à le voir et à en chercher la cause. Aucun de ceux avec qui il avait eu contact ne s’en était soucié. On aime, ou on n’aime pas. On n’a pas le temps de savoir qui on aime. Je ne m’en étais pas soucié longtemps, moi non plus. Mais la vie venait chèrement de me le faire payer (je vous l’ai conté). J’avais appris à mes dépens, qu’il ne faut jamais aimer le prochain comme soi-même, mais comme un autre, qu’il est, qu’il veut être, et qu’on doit découvrir…

Non, il ne me ressemblait pas, le petit étranger… C’est justement pour cela !… J’avais besoin de lui. Il avait besoin de moi…

Il avait été cruellement comprimé dans son milieu d’enfance et d’éducation : école de hobereaux militaires, cléricaux, avec leur rigorisme et leur anormalisme de caste antisociale. Sa nature féminine y fut brutalisée. Trop faible et trop seul pour réagir, il dut plier sous la contrainte des mœurs et des pensées. Mais, pour toute la vie, il en garda la blessure, comme d’un viol une fille forcée. Il en était resté timide et susceptible, sans confiance en soi, sans volonté, mal adapté, misanthrope, avec un besoin affamé d’aimer, d’être aimé, de se livrer — et la douleur, constante, d’être joué. Car ces natures sont faites pour qu’on en abuse. Elles montrent trop naïvement le défaut de la cuirasse. Les gens ne résistent pas au plaisir d’y enfoncer la pointe, afin de faire crier. Mieux vaut ne pas s’armer que s’armer à moitié…

À la mort de son père, Franz s’échappa de son pays d’origine. Il vint à Paris, et il tâcha d’oublier le mauvais rêve de son enfance. Mais le passé dont on souffre est une peau de chagrin. Le temps la rétrécit. La chair n’en est que plus meurtrie. Paris exerça pourtant son attrait sur le jeune garçon, sevré de beauté plastique. Elle y est l’élément naturel, on le respire tout pur ; et son amoralisme même est un bienfait de plus. Mais Franz était trop habitué à la vie intérieure, pour n’en point sentir le manque, autour de lui ; il souffrit de l’ironie et de la sécheresse de cœur. Il avait des croyances ; elles chancelèrent toutes. Contre le scepticisme et le souffle du plaisir, il était incapable de se défendre seul. Ils n’étaient point dangereux pour les amis, qui se faisaient un jeu de déniaiser le Huron. Rien n’est dangereux pour ceux qui ne prennent rien au sérieux, car rien ne les prend au sérieux. Mais lui, il a beau faire ; tout, pour lui, est sérieux… Il coulait à fond, avec le dégoût mortel de ne pouvoir résister.

C’est à cette heure que je le rencontrai. Les amis, braves gens, point délicats, qui me le présentèrent, l’aimaient bien : ce qui, chez cette sorte d’hommes, était une raison pour le traiter sans façons. Ils s’amusaient des confidences qu’ils lui avaient extorquées, et, bons garçons, ne gardaient point pour eux leur amusement ; leur cercle en profitait. Franz était exhibé en société, comme une curiosité sympathique et comique. Naturellement, ses « patrons » (ils s’estimaient tels) exploitaient sa complaisance et sa timidité. Madame le faisait trotter pour ses commissions ; ou bien, elle l’emmenait dans les grands magasins, afin de la conseiller et de porter ses paquets. Monsieur lui infligeait la lecture de ses élucubrations, et se déchargeait sur lui des démarches ingrates auprès des bureaux de rédaction. Il était le famulus, corvéable à merci. En échange, on le poliçait, dressait, on le bourrait de conseils qu’il ne demandait pas, on cambriolait ses pensées, on crochetait la pudeur de ses sentiments cachés, on les étalait, ridicules et tout nus, pour son bien : il eût fallu être un ingrat, pour s’en plaindre.

Il ne se plaignait de rien ; mais, grâce à Dieu, il fut, pour son bien, un ingrat… Je le vis, sur-le-champ. Sous le sourire contraint, dont il devait accepter les paroles flatteuses et dérisoires qui le présentaient, je lus la souffrance irritée et l’ombre de l’accablement. Je n’eus pas besoin d’explications pour comprendre. D’un regard, j’avais mesuré, entre son patron et lui, la distance. Et quand l’autre eut parlé, je m’adressai, sans répondre, à celui qui s’était tu, — avec la pitié et le respect que j’aurais eus pour le jeune Oreste, tombé aux mains des barbares de Tauride. Je voudrais que vous eussiez vu l’illumination qui se fit dans ses yeux, et dès mes premiers mots. Il reconnaissait la langue de la patrie. La patrie qui survit à toutes les Ilions : celle de l’Amitié… Et ce respect, que l’âme de tout humain doit à ses compagnes, mais qu’elle est si parcimonieuse à leur accorder, le toucha jusqu’aux larmes. Je feignis de ne point les voir, et je continuai de parler, afin de lui laisser le temps de dominer son trouble. Il comprit mon intention ; et quand il eut repris sa maîtrise, l’entretien s’engagea, grave et tendre, sous les yeux de Thoas, qui n’y entendait rien. Nous ne nous parlions que de choses indifférentes. Mais la voix était tout. Au regard qui demandait :

— Est-ce toi ?

elle répondait :

— C’est moi, frère.

À peine rentré chez lui, il m’écrivit une lettre exaltée. Je le revis seul, le lendemain… En vérité, je n’avais point mesuré le retentissement qu’aurait dans ce cœur affamé l’élan de sympathie que je lui avais montrée. J’imaginais moins encore la place que le nouveau-venu prendrait dans ma vie. J’avais eu, comme tout le monde, deux ou trois amitiés ; je ne leur avais jamais beaucoup demandé ni donné. On avait plaisir sincèrement à se voir, à se rendre service ; mais tacitement on savait les limites qu’il n’était pas prudent de dépasser. L’égoïsme des jeunes gens les trouve naturelles. On n’attend pas des autres ce qu’ils n’attendent pas de vous. Un Français prend la vie et les hommes, — comme il est. Rien de trop. Savoir se contenter…

Il ne se contentait point, le jeune Oreste, que j’avais déchaîné ! Il ne le sut jamais. Il ne prenait point mesure de ses sentiments sur la vie. Il m’apporta une amitié faite à la taille d’une espèce disparue. Pour l’ajuster à la mienne, il a fallu me grandir. Je n’y ai pas trop réussi ; mais j’ai fait de mon mieux, puisqu’il le voulait. Car il me donnait tout. Et il exigeait tout… Et, mon Dieu, je crois bien que tout — peu ou beaucoup — il a tout pris…


Après ce long récit, qu’il avait fait sans hâte, pour lui-même, beaucoup plus que pour Annette. — ralentissant le pas, à de certains moments, afin de mieux les revivre, — il s’arrêta, rêvant.

Annette, penchée vers lui, s’abstenait de faire un mouvement qui pût briser le charme. Ses yeux, qui reflétaient le mirage passant, continuaient d’écouter, après qu’il eut fini. Germain les regarda. Quelques minutes s’écoulèrent, dans un muet entretien. Elle l’entendait très bien. Un peu gêné. Germain dit, comme pour répondre à la pensée d’Annette : (il semblait s’excuser)…

— N’est-ce pas curieux ? Depuis que l’on est né, on vit avec soi, on se connaît, on le croit… Cela paraît tout simple et tout d’une pièce, un homme ! Ils se ressemblent tous, ils ont l’air de sortir tout faits, complets, du magasin… Mais, à l’user, que l’on découvre d’êtres divers, sous son étoffe ! Qui m’eût dit que je me trouverais une âme inemployée de mère ou de sœur amoureuse ?… Vous riez…

— Je ris de moi, dit Annette. Je ne manque pas non plus d’âmes sans emploi.

— Oui, j’en vois quelques-unes. Vous êtes la bergère de tout un petit troupeau.

— Bien heureuse, dit Annette, quand ce ne sont pas mes moutons qui me mènent !

— Il faut que chacun vive, dit Germain. Laissez-les pâturer !

— Et le garde-champêtre ?

Ils rirent.

— Diable de société ! dit Germain. Elle ne comprend rien autre que le Code.

Il réfléchit un instant, puis reprit :

— Ainsi, notre pauvre amitié. Est-il rien de plus humain, quand on voit un être qui se noie, que de lui tendre la main et, lorsqu’il l’a saisie, de l’emporter dans ses bras et de veiller sur lui ? Il était, depuis l’enfance, sevré de toute affection vraie, et la sienne s’était amassée derrière un barrage de souffrance. Quand il m’a rencontré, l’écluse s’est ouverte : ç’a été un torrent. J’ai voulu résister. Mais peut-on refuser le don d’un cœur noble et naïf qui croit en nous ? On lui est reconnaissant de cette foi, qu’on n’avait pas. On tâche de s’en rendre digne. Et voici que cette grande affection m’a fait sentir combien, à moi aussi, elle avait manqué !… Quand on ne l’a jamais eue, on s’habitue à vivre dans la modicité ; et, sage par dénuement, on n’attend rien de plus de la vie. Mais quand elle paraît, celle qui de deux esprits fait une pleine harmonie, on voit bien qu’on l’attendait dans la mélancolie ; et l’on ne conçoit plus comment on avait fait pour vivre sans elle, — l’Amitié ! … Mais cette découverte, on ne peut la partager qu’avec ceux qui l’ont faite. Aucun des miens n’a pu comprendre les raisons de notre intimité… Les raisons ? Point de raisons ! On a besoin l’un de l’autre, pour être soi. On n’est complet qu’ensemble… C’est bien là ce que les autres ne peuvent pardonner ! Car si l’on est complet ensemble, les autres se jugent lésés.

— Je n’ai pas ce sentiment, dit Annette. À défaut de l’amour, qui m’a toujours manqué, j’adopte celui des autres. Tous ceux qui s’aiment, m’aiment.

— Quel appétit ! dit Germain.

Annette répondit :

— Je n’ai rien à manger.

— C’est justement pour cela. Heureux ceux qui n’ont rien, car tout leur sera donné ! Annette hocha la tête, d’un air désabusé :

— C’est une parole de riche. On persuade le pauvre qu’il est le plus comblé.

Germain lui toucha la main :

— Vous n’êtes pas si pauvre ! Votre grenier est plein.

— De quoi ?

— D’amour à donner.

— Ils n’en font rien.

— Donnez m’en une gerbe ! Je saurai l’employer.

— Prenez. En quoi puis-je vous aider ?


La famille de Chavannes n’avait jamais vu d’un bon œil cette amitié anormale, qui ne reposait sur la communauté d’aucun intérêt social : patrie, milieu, carrière, et, qui, très impertinemment, montrait qu’elle pouvait s’en passer. Déjà avant la guerre, on trouvait de mauvais goût, dans le cercle provincial, cette intimité avec un Allemand. On l’attribuait, comme d’autres traits de Germain à son désir de se singulariser. Plutôt que de se fatiguer à comprendre, la flemme goguenarde du pays explique par la pose ce qui, chez quelqu’un des siens, s’écarte des us et des coutumes. Du moins, jusqu’à la guerre, les us et les coutumes étaient, la part une fois faite à la goguenardise, de tolérer ce qu’on ne comprenait point : car on ne s’en souciait point. Mais depuis 1914, adieu la belle indifférence, qui, dans la société, rend la vie supportable ! Tous s’arrogèrent un droit de contrôle sur chacun ; et jusqu’aux sentiments furent soumis au visa. Défense d’aimer sans passeport ! Il n’était plus permis d’avouer une amitié allemande. Aux yeux du beau-frère et de la sœur de Germain, il eût été moins exorbitant de coucher avec un voleur de grand chemin. Ils étaient braves gens, solides et bornés.

Mme  de Seigy, née Chavannes, plus âgée que son frère, de sept à huit ans, possédait la décision de pensée qui manquait à Germain. Elle n’avait pas l’embarras du choix : sur chaque objet elle était nantie d’une — une seule — pensée, nette et délimitée. On la lisait, du premier regard, sur ses traits fermes et bien dessinés, d’un jet, sans repentir : le nez long et mince, qui va tout droit — on ne le ferait dévier d’une ligne — et quand il s’arrête, c’est décidé : il pince les narines. Le front rond, sans plis. Les cheveux tirés, rien qui dépasse, dénudant oreilles et tempes. Le sourcil mince et arqué, l’œil précis. La bouche petite : la porte étroite, qui semble faite pour être fermée. Le menton gras, mais les tissus sont serrés ; pas une maille n’a bougé : il n’est de plis, sur ce visage, que des lignes droites de volonté. Il est écrit, du haut en bas : — « Inutile de discuter ! » — Polie d’ailleurs, et réservée. Laissez l’espoir de l’irriter ! Elle est sûre. Elle est un mur. On ne discute pas avec un mur, on fait le tour ; il borne et enferme : c’est son rôle. Et ce qu’il enferme n’est pas pour vous : domaine privé, propriété. Chacun chez soi, et vous dehors !…

« Chez soi » était Seigy-Chavannes, d’abord, — la ville ensuite, puis la province, et la France. Du tout la guerre avait formé un bloc : la patrie. Mais Seigy était au centre. Elle était présidente de l’organisation locale des Femmes de France. Elle se jugeait donc autorisée à parler au nom de toutes les femmes. Et qui dit la femme en France, dit la maison. Mme  de Seigy-Chavannes n’était pas féministe, pas plus que ne le sont la plupart des Françaises, parce qu’elles ont le pouvoir en fait : elles n’ont pas besoin du droit, le droit leur semble une béquille pour infirmes. Mme  de Seigy-Chavannes se tenait répondante de tous les mâles de sa maison. Ils lui donnaient satisfaction. L’un s’était fait tuer (M. de Mareuil), l’autre était grand blessé (son frère) ; et quant à son mari, commandant d’artillerie, il était, depuis six mois, sous l’orage de Verdun. Ce n’était pas qu’elle fût Cornélienne. Elle aimait ses Horaces. Elle ne tenait pas à ce qu’ils mourussent. Elle les soignait avec dévouement. S’il eût dépendu d’elle, elle eût partagé leur sort. Mais elle ne leur eût épargné aucune de leurs épreuves. La France, le pays, la ville, Seigy, ont raison. Il s’agit de prouver par le fait la raison. La raison n’est rien sans le fait. Et mon droit — (juste, injuste) — est le droit. Tout Seigy — et la France — y mourra, plutôt que je renonce… Elle était de la lignée des plaideuse héroïques des temps passés. La guerre, la vie, la mort, est un procès. J’y perdrai tout ce que j’ai, mais je ne transigerai pas…

On pense qu’à une telle femme on ne va point parler des droits de la partie adverse !… Elle est fière de son frère : il a défendu la France, et elle le défend vigoureusement contre la mort qui vient. Mais elle le laisserait mourir, plutôt que de donner la main à cette honteuse faiblesse : une amitié allemande. Elle la connaît, — s’il lui plaît. Mais il lui plaît de l’ignorer. Et Germain y souscrit. Entre eux, entente tacite. Qui aime, évite d’exposer à l’injure — sinon des mots (Mme  de Seigy est maîtresse de soi), mais (c’est pis !) — des pensées, le nom de qui vous est cher.

Mme  de Chavannes, la mère, seule connaît la persistance de l’attachement de son fils ; et, parce qu’elle le chérit, elle ferme les yeux, mais c’est sans l’approuver ; et son silence fuit les confidences, que Germain n’est pas tenté de lui accorder. Elle est une femme âgée, qui s’est fait, toute sa vie, une loi de prudence de ne jamais contester les opinions régnantes, usages ou préjugés. Peut-être, son cœur est libre, ou le fut, ou l’eût été. Mais il y a si longtemps qu’elle ne le laisse plus parler !

Après une vie active, où peu de place au cœur fut accordée, une lassitude morale dispose au quiétisme, qui fuit ce qui peut troubler. Le cœur n’a point perdu sa tendresse profonde ; mais elle est submergée par un immense besoin de repos. Et elle serre la main de son grand fils malade, autant parce qu’elle sait ce qu’il pense, qu’afin de le prier de ne point lui en parler.

Annette est la première à qui Germain puisse confier l’affection, l’inquiétude, qui l’occupent bien plus que le sort des batailles. Et comme Annette s’étonne :

— Mais Mme  de Mareuil ?

(Elle se sent attirée vers la jeune femme, qui se tient à l’écart, et vers son sourire triste) Germain fait un faible mouvement des mains, découragé :

— À elle, moins qu’à tout autre.

Elle est bonne. Elle est pure. Il l’aime, la jeune belle-sœur. Une chaste affection les lie, qu’ils n’ont pas besoin d’exprimer. Mais entre eux, tout un monde…

Il dit :

— Regardez-la bien !

— Je la regarde, dit Annette. Elle ressemble à la bonne Dame du Marthuret.

Germain sourit :

— Ce tendre oiseau, au cou ployé, qui de ses yeux un peu clignés, ses doux yeux myopes, couve l’Enfant, en caressant son petit pied ? C’est son front rond, le nez délicat, le menton long, le fin sourire du jeune regard et des lèvres amenuisées. Mais la tristesse a tendu son voile autour d’elle. Où est l’Enfant ? Elle le cherche. Elle l’attend. Il est aux cieux. Tout son amour y est parti. Qu’en reste-t-il pour nous, ici-bas ? Elle est patiente, elle ne se plaint pas, elle fait son devoir ici-bas. Mais, sans le vouloir — (car elle ne voudrait pas nous attrister) — elle montre trop qu’ici, bas pour elle est un passage. Et nous lui sommes des passants.

— Qu’importe ! si à ceux qui passent elle offre l’aumône de son sourire ?

— Elle l’offre. J’en sais le prix. Mais ne vous y trompez pas ! Annette, ce sourire veut dire : « Acceptez ! »

— C’est la sagesse.

— Ce n’est pas la vôtre.

— Je ne suis pas sage.

— Il dit : « Acceptez tout : — le sort, la mort, l’éloignement de ceux qui vous aiment ! » Elle est sans haine, mais elle croit que la guerre, puisqu’elle est, elle est de Dieu ; et elle l’honore. Elle ne permettrait pas — (vous l’avez vu) — qu’on la déshonore par la cruauté, la déloyauté, l’abus de la force envers le vaincu. Elle est vraiment noble. Mais elle est noble, au sens ancien. Ce qui a été, doit être, sera toujours. Car ce qui a été — mal ou bien — a ses quartiers de noblesse. Il est de race. Il est de Dieu. Elle ne ferait rien pour le changer. L’honneur est d’accepter.

— Je n’accepte. Je ne suis point de race. Je rejette, ou je prends.

— Prenez ma cause ! Elle est perdue.

— Les causes perdues sont celles que j’aime.

— Défaitiste !

— Point ! De gagner, malgré le sort, cela fait chaud au cœur.

— Et si vous perdez ?

— Je recommencerai.

— Mais moi, Annette, je suis pressé, je ne puis attendre que l’on recommence. Je n’ai pas, comme vous, une vie illimitée.

— Qui sait ?

— Non. Je ne me nourris pas de chimères. Je suis sur la terre. Je n’y suis plus pour longtemps. Il me faut aujourd’hui, ou jamais.

— Eh bien, nous jouerons tout sur aujourd’hui. Et moi, comme enjeu. Montrez-moi le jeu !


Annette s’engageait imprudemment. Cette femme, qui avait besoin d’agir, qui ne se satisfaisait point de la pensée pure, de l’intention, et qui, depuis le début de la guerre, n’avait pas trouvé la voie de son action, — la découvrait soudain ici, dans le don absolu de soi à la cause des affections sacrées, de l’amour le plus désintéressé : une amitié entre deux jeunes hommes étrangers. Le bouillonnement de forces qui était en elle, elle les mit à leur service, avec sa passion propre, dont il ne faut pas dissimuler le caractère un peu fou. Elle-même le reconnaissait, sa raison lui disait :

— Tu le paieras !

— Je paierai plus tard. Pour le moment, j’achète…

— Plus que tu n’as.

— On verra !…

Folie ! Mais quoi ! Il lui fallait se donner ; et elle ne demandait rien, elle n’attendait pas de retour. C’était assez pour son bonheur de donner le bonheur, — et de risquer… Risquer !… Elle était joueuse… (Germain l’avait bien vu.) En d’autres temps, elle eût joué sa vie, avec transport. Et, avouons-le, du moment qu’il l’eut vu, Germain en abusa. Il ne la ménagea plus. Il oublia les risques où il l’engageait. La maladie n’a point de pitié.

Annette se mit en marche ; et elle réussit à retrouver la trace du jeune prisonnier. Il était enfermé dans un camp de concentration, près d’Angers. Par l’entremise de l’Agence Internationale des Prisonniers, à Genève, elle fit passer une lettre ; et le fil de la vie fut renoué entre les deux amis. Annette envoyait et recevait, sous son nom, les lettres de l’un et de l’autre. Elle allait secrètement les prendre et les remettre, chez Germain.

Quand ses yeux se posèrent sur les premières lignes de la première lettre de Franz, elle ne put les en arracher : c’était un tel cri d’amour qu’elle en fut enlacée, comme avec les deux bras. Elle essaya de se dégager ; mais la force lui manqua : elle lut jusqu’au bout. Et quand ce fut fini, la lettre sur ses genoux, elle restait hors d’haleine, comme après un assaut. Elle eut beaucoup de peine à cacher aux Chavannes le rayonnement qui l’entourait. Mais seule avec Germain, une telle joie l’éclairait que Germain comprit sur-le-champ ; les mains tendues vers elle, d’une voix impérieuse, qui tremblait d’impatience, il dit :

— Donnez !

Elle s’écarta, pendant qu’il lisait. Le silence tomba dans la pièce. Annette, debout, regardait sans voir par la fenêtre, dans la cour sans soleil. Elle écoutait les feuilles froissées, le souffle oppressé. Puis, tout se tut. Dans la rue, derrière les murs, un char à bœufs, lentement, passait. Il semblait rouler sans avancer. Il évoquait l’immobilité des plaines du Centre, le temps arrêté. Le cri du toucheur, un cri d’oiseau, planait, devant. Le roulement décrut lentement. Les vieux murs ébranlés reprirent leur immobilité. Et dans les âmes le temps se remit à couler. La voix de Germain appela :

— Annette !

Elle se retourna, elle vint à lui. Il était couché, contre le jour, la face au mur. La lettre était ouverte sur le lit. Il dit :

— Lisez !

Elle avoua :

— Pardon ! J’ai lu, déjà.

Sans la regarder, il lui tendit la main.

— C’est votre droit. C’est à vous. Je vous le dois. Et, sans un mot qui trahît son émotion, il prit un pan de la robe d’Annette, il le baisa.

Sur sa demande, elle lut désormais les lettres des deux amis. Le flot de tendresse passait par elle. Elle y mêlait sa couleur propre et son feu. Chacun des deux n’aimait que pour soi. Elle aimait pour deux et pour elle. Elle était l’arbre où se rejoignaient les deux oiseaux. Elle écoutait dans son feuillage le chant de l’ardente amitié. Un air nouveau, un ciel plus jeune, baignaient ses branches allégées. L’âge et la guerre étaient effacés…

Duo étrange et merveilleux ! Quand Annette, pour mieux l’entendre, fermait les yeux, il lui semblait que l’une des voix fût d’une jeune fille, l’autre d’une femme maternelle Celle-ci avait les bras tendus. Celle-là s’y jetait.

Le premier chant de Franz avait été de délivrance éperdue. Le refuge, enfin ! Il étouffait, depuis trois ans, dans la promiscuité écœurante des âmes et des corps entassés. Nul n’en avait, plus que lui, le dégoût aristocratique… N’être jamais seul ! La pire solitude !… On se perd soi-même ! … Il n’avait pas l’humanité débordante de ces cœurs trop riches qui, ce qu’ils ont de trop, le ruissellent autour d’eux… Perdu, ou non… « Troupeaux, buvez, ou pataugez ! Si ce n’est vous, la terre boira !… » Il craignait de partager sa vision de la vie avec des yeux incapables de la refléter. — Et, d’autre part, il lui manquait la magnifique plénitude des grands artistes solitaires, qui se suffisent : soi est un monde. — Il était un tendre garçon de vingt-sept ans, resté adolescente, que dévore le besoin d’épancher en un cœur accueillant et plus fort la source de son cœur comprimé. Le ruisseau est trop faible pour aller à son but, s’il ne trouve la rivière d’amour qui l’emporte. Il se donne, par égoïsme. Car être pris, c’est prendre. C’est remplir de son flot une âme qui creuse pour vous la vallée… Il l’avait retrouvée. Il exultait.

Pour peu d’instants… En quelques jours, cette première joie fut épuisée, et le cœur impatient ne sentit plus que l’éloignement. Il cria de désir et de dénuement. Ses lettres sans précision décrivaient peu, appelaient. Et sans doute, la censure eût prohibé tout détail précis sur la vie du camp. Mais de toutes les contraintes, c’était celle qui pesait le moins sur le jeune prisonnier. Son moi absorbant avait peu le temps de songer à ceux des autres. Il se racontait avec une confiance naïve, touchante, excessive. Il avait cette sentimentalité fiévreuse, indolente et dolente, de certaines âmes d’Autriche, un peu mignardes, un peu geignardes, que sauvent la grâce et la jeunesse. Son chant était un lied, en forme de rondo perpétuel, d’une tendresse élégiaque. Le rossignol s’y épuisait. Mais il s’écoutait chanter. Son cœur saignait. Il pleurait sur son cœur. Même celui qu’il aimait plus que lui-même, c’était lui-même qu’il aimait en lui, — l’écho vivant et la réponse qui recueille, et qui prolonge, son frêle chant.

Le chant de Germain était plus ferme. Sa mélodie allait, d’un souffle, sans se briser. La ligne nette ne se fleurissait point de ces vocalises et de ces trilles. Il se dominait. Il parlait peu de lui. Il ne disait rien — presque rien — de son état ; car il songeait à l’autre, et il craignait de l’alarmer. Mais ses lettres étaient pleines de questions sur la santé de l’ami, sur son hygiène, sur sa conduite avec les chefs et avec ses compagnons Il consolait, il conseillait, il apaisait, il n’était jamais las de répéter ses admonestations tendres, patientes et pressantes, au grand enfant, qui ne les écoutait qu’à moitié. Cette insistance minutieuse était un peu ridicule. Mais à ce railleur, il était indifférent qu’on en rît. Et si Annette souriait, en le lisant, c’était de retrouver en cet homme ses propres obsessions, cette maternité du cœur qui ne sait se borner dans son besoin inquiet de protéger. Elle découvrait en ces deux garçons la femme éternelle, qui est en chaque être ; mais l’éducation de l’homme l’étouffe ; il rougirait de l’avouer. Elle en était attendrie, car elle en reconnaissait la pureté.

Rien d’équivoque. Une clarté de cristal. Une passion aussi naturelle, aussi fatale qu’une loi de gravitation. Deux âmes, deux mondes, dont les orbites autour du soleil sont entrelacés, comme un filet par les mains du cordier. Deux solitudes qui se conjuguent, pour faire un rythme, et respirer. La solitude de celui qui ne comprend rien au troupeau des hommes, qui est perdu dans la forêt des singes et des tigres, qui appelle à l’aide. La solitude de celui qui comprend tout, qui comprend trop : il ne tient à rien, nul ne le tient ; et qu’un être, un seul, ait besoin de lui pour exister, donne à sa vie une valeur rédemptrice. Le sauveur sauve, et est sauvé par ce qu’il sauve.

Mais ce refuge, l’un et l’autre, comment ne l’ont-ils pas cherché dans les bras de celle que la nature nous a donnée, pour y verser le flot brûlant de nos désirs et de nos tourments — ou pour mêler les siens aux nôtres ? La femme… C’est leur secret. Annette ne peut que l’entrevoir, à peine. Chez Franz, un éloignement, une peur. Chez Germain, peut-être une déception précoce, une rancune (il n’est pas le seul à connaître ce sentiment, parmi les compagnons dans les tranchées !) Chez tous deux, l’instinct vrai ou faux, puissant, que la femme est un monde différent. Germain a pour Annette une estime affectueuse, il se confie à elle. Mais Annette ne s’y trompe pas : il se confie, parce qu’elle est le seul être à qui il puisse avoir recours ; il est certain de sa loyauté à le servir ; il n’est pas sûr qu’elle le comprenne. Annette devine que, plus d’une fois, les paroles qu’il lui adresse ne sont pas pour elle, mais, par-dessus sa tête, vont à l’invisible ami. Et quand elle lit leurs lettres, elle mesure la différence des harmonies, entre ses entretiens avec Germain, qui sont un contrepoint de motifs différents, cordialement tressé, — et le duo de la mélodieuse amitié, où chaque note éveille par ses harmoniques un accord fraternel. Elle n’en est pas jalouse. Elle en est allégée. Il est des heures où l’on goûte plus de bienfait à écouter un beau concert qu’à s’y mêler.

Elle s’y mêle pourtant, — et sans qu’elle s’en doute — puisque c’est en elle que les deux voix se rejoignent. Elle est l’âme du violon.


La famille de Chavannes ne voulait pas connaître ce mystérieux échange de pensées. Elles passaient sous les voiles de la messagère, qui entrait et sortait.

Les yeux fureteurs du petit ennuyé de sept ans, qui épiait et rêvait, avaient saisi le troc des deux correspondances. Il n’en avait rien dit. Il menait une vie cachée, sans en faire part aux grands. Il y enregistrait, sans comprendre, tout ce qu’il observait, on bâtissant dessus, de curieux romans. Il croyait à un commerce furtif d’amour entre Annette et Germain ; et comme il était attiré par cette femme aux cheveux blonds, qui apportait sa lumière dans la maison, il en ressentait au cœur un étrange tourment : il la détestait, il l’aimait rageusement.

Mme  de Seigy-Chavannes, hautaine, détournait les yeux. Elle ne voulait rien savoir.

Mme  de Mareuil ne savait rien, vraiment. Son âme loyale n’eût jamais soupçonné ce que sa conception rigide du devoir lui eût fait condamner. Elle estimait trop Germain pour ne pas croire qu’il n’eût point fait, comme elle, sacrifice de son cœur à l’exigence exclusive de la patrie. Et pourtant, elle était, de tous, la plus près de comprendre la douceur impérieuse de ces liens d’amitié. Mais comment Germain eût-il osé en revendiquer les droits devant elle, dépouillée de ce qu’elle aimait, et qui, sans une plainte, offrait stoïquement à son Dieu sa douleur et son renoncement ?

Mme  de Chavannes, la mère, était seule dans le secret de Germain. On n’avait pu le lui taire. Elle le voyait écrire et relire les lettres ; elle en était la discrète dépositaire. Elle ne pouvait approuver, ni blâmer. Elle voyait ce grand fils, que la maladie ravageait. Elle ne jugeait plus. Elle voulait qu’il eût au moins cette unique joie. Elle tremblait que le secret en fût éventé, et qu’entre le malade et le reste de la famille un conflit éclatât, où son cœur serait également piétiné, des deux côtés. Car, d’une part, elle pensait que la famille avait raison contre son fils. Mais, de l’autre, son fils était son fils. Il y a la loi. Et l’au delà de la loi.

Si intraitable que fût Mme  de Seigy-Chavannes, elle aussi connaissait — sans l’avouer — ce droit privilégié qui va contre le droit. Elle était sœur. Elle voyait la mort sur les traits de Germain. Et elle se taisait devant Celle qui venait. Il lui était impossible d’ignorer qu’on lui cachait quelque chose. Mais elle s’arrangeait de façon à ce que ce lui fût caché. Elle prenait garde, avant d’entrer dans la chambre du malade, de s’annoncer en parlant fort, pour qu’on eût le temps de ne rien laisser voir de ce qui ne devait point être vu.

Son ressentiment se retournait contre Annette, dont les visites devenaient plus fréquentes. Elle ne le trahissait que par une froideur glaciale, sans s’écarter jamais de la stricte politesse. C’était assez entre deux femmes aussi averties de ce que ne point parler veut dire. On tenait Annette responsable de l’aventure, où elle n’était qu’un instrument. Elle acceptait sans sourciller. Elle ne venait dans la maison que pour Germain. Le reste lui était indifférent.

Mais ce qui ne le lui fut point, ce fut de constater son impuissance à aider les deux amis.

Les lettres du prisonnier, brusquement, s’arrêtèrent. Une épidémie dans le camp, des raisons de représailles, firent bloquer toute la correspondance, pendant plusieurs semaines. Ce silence inquiétant enfiévrait le malade. D’avoir perdu la source, après l’avoir retrouvée, exaspérait la soif. Il était asséché, brûlant comme un désert. Chaque jour, il accueillait Annette, d’un regard exigeant et furieux. Il lui en voulait de tromper son attente. Cette excitation morale ralluma la maladie ; et celle-ci redoubla l’excitation à son tour. Après une période d’immobilité apparente, où l’intoxication paraissait enrayée, elle reprit, avec une vigueur accrue, s’attaquant aux organes intérieurs. Quelques journées d’un répit trompeur étaient suivies d’une brutale recrudescence ; et l’on ne savait jamais de quel côté la destruction allait se porter, car elle affectait toutes les formes. Quand on croyait l’avoir repoussée sur un point, elle surgissait d’un autre. L’incendie ronge au cœur de la maison. On éteint du dehors les flammes, quand elles sortent. Mais on n’atteint au foyer qu’après la maison ruinée. — Pour tous, il fut visible qu’on n’en viendrait plus à bout.

Germain le savait mieux que personne. Il s’épuisait en luttes secrètes contre l’ennemi caché, et il se sentait vaincu. À ce combat inutile, son caractère s’altéra. Le malade, tassé sur soi, dans une attitude perpétuelle de défense, n’a plus égards aux autres ; son égoïsme est son recours. Il ne pense plus qu’à lui, à son mal, à son désir. Dans ces nuits où Germain, sur son bûcher, assistait, impuissant, à la montée du feu, il était pris d’une fureur de revoir l’ami, avant d’être consumé.

À contre-cœur, sa mère laissait Annette pénétrer dans la chambre, car le malade l’exigeait ; mais ils ne se parlaient guère ; la visite se passait maintenant en une station silencieuse. Lorsque Annette entrait, les yeux de Germain la fouillaient, puis s’éteignaient déçus ; et toute sa force se ramassait sur sa souffrance. Annette vainement essayait de le distraire. Rien ne l’intéressait. Elle s’interrompait, au milieu d’un récit. Mais quand, se sentant inutile, elle voulait se lever pour partir, il la retenait du geste, avec un dur reproche. Et ce reproche, elle ne pouvait le repousser. Elle s’accusait d’avoir fait luire une espérance, qu’elle n’était pas à même de réaliser.

Un jour — ils étaient seuls : la mère reconduisait le médecin, qui avait, une fois de plus, tenté de le leurrer — il prit le poignet d’Annette, et dit :

— Je suis perdu.

Elle essaya de protester. Il répéta :

— Je suis perdu. Je le sais. Je veux, je veux le revoir.

Elle fît un geste découragé. Il ne lui laissa pas le temps de parler :

— Je veux, dit-il durement.

— Que sommes-nous pour vouloir ? fit-elle.

— C’est vous qui dites cela ? Vous ?

Elle baissa la tête, accablée. Il poursuivit, avec une âpre rancune :

— Toutes vos protestations ! Cette jactance de femme ! Vous mentiez !

Elle ne se défendit point :

— Mon pauvre ami, je ferai tout ce que vous me direz. Mais quoi ? Mais quel moyen ?

— Trouvez-le ! Vous ne me laisserez pas mourir, sans l’avoir revu.

— Vous ne mourrez pas.

— Je meurs. Contre la mort je ne me révolte pas. On ne peut rien. C’est la loi… Mais la bêtise des hommes, je ne l’accepte pas !… Il est là, près de moi, lui, mon unique ami ; et je ne pourrais pas le voir, toucher sa main, l’étreindre une dernière fois !… Ce serait monstrueux !

Annette se taisait. Elle pensait aux milliers de malheureux qui se tendaient les bras, de l’étal des tranchées où s’égouttait leur vie, à leur foyer lointain, où dans le lit solitaire se retournait sans sommeil l’angoisse des aimés… Germain lut en elle. Il dit :

— Que d’autres s’y soumettent, moi, non ! Je n’ai qu’une vie, et ce n’est plus qu’un instant. Je ne peux pas attendre. Je veux ce qui est mon droit.

Annette, le cœur serré, continuait de se taire ; ses mains compatissantes tâchaient de le calmer.

Il la repoussa, colère, et lui tourna le dos. Elle sortit.

Mais lorsqu’après une nuit de fiévreux débat, elle revint, le lendemain, elle trouva le malade, immobile, qui lui dit, d’une voix morne et calme — (un calme plus oppressant que la fureur d’hier !)

— Je vous demande pardon. J’étais fou. Je parlais de justice, de mon droit. Il n’y a pas de justice, et je n’ai aucun droit. Malheur à ceux qui tombent ! Ils n’ont qu’à s’enfoncer la face dans la terre et à s’en emplir la bouche, pour étouffer leurs cris. Le ver se contorsionne sous le pied qui l’écrase. Sottise ! Je me tais, et ne résiste plus.

Annette, lui posant la main sur le front en sueur, dit :

— Non ! Il faut résister. Rien n’est encore perdu. Je viens de rencontrer votre médecin. Il conseille à votre mère de vous faire transporter dans un sanatorium de Suisse. Ici, l’air est trop mou, tiède, humide, anémiant ; et l’atmosphère morale n’est pas moins déprimante : on y est, quoi qu’on fasse, infecté par la guerre. Là-bas, dans le souffle des montagnes et l’oubli qui fleurit sur les cimes, vous vous rétablirez, sans doute. Il me l’a dit.

— Mensonge !… Oui. il me l’a dit aussi. Comme il me sait perdu, il m’expédie crever au loin. Il se débarrasse… Mais je dis : « Non ! » Je mourrai ici !

Annette s’efforçait de le convaincre. Mais il répétait :

— Non !

Et il serra les dents, refusant de parler, enfoncé dans sa résistance entêtée.

Annette, penchée sur le lit, dit, avec un sourire triste :

— C’est à cause de lui ?

— Oui. Si je sortais de France, je serais encore plus loin de lui.

Annette dit :

— Qui sait ?

— Quoi ?

Annette se pencha davantage :

— Si c’était, au contraire, un moyen d’être plus près de lui ?

Il lui saisit les poignets, et la maintint courbée :

— Que dites-vous ?

Elle voulut se dégager ; mais il ne lâchait pas prise. Ils étaient souffle contre souffle.

— Il faut aller en Suisse. Mon ami, acceptez !

— Parlez ! Expliquez-vous !

— Vous me faites mal. Laissez-moi me relever !

— Non. Expliquez, d’abord !

Courbée sur l’oreiller, dans une pose instable, appuyée des deux paumes sur le corps du malade, pour ne pas tomber, elle dit, à voix basse et pressée :

— Écoutez !… Ce n’est pas sûr… Ce n’est qu’une chance… J’ai peut-être tort de vous dire… Mais je vais essayer. Je suis prête à tout risquer…

Il lui serrait les poignets :

— Dites, dites !

— J’ai pensé, cette nuit… Et, en entrant ici, quand j’ai entendu parler du projet de voyage en Suisse… S’il pouvait s’évader !

Germain étreignit Annette. Elle tomba sur le lit, la face contre la sienne. Il baisa furieusement, au hasard, ses yeux, son nez, son cou. De saisissement, elle resta quelques secondes avant de pouvoir faire un mouvement. Elle glissa à genoux devant le lit, et se releva enfin. Il n’avait pas conscience de ce qu’il venait de faire. Soulevé dans ses draps en désordre, il criait :

— Vous le ferez évader ! Vous me l’amènerez en Suisse !

— Silence !

Il se tut. Bouleversés, tous deux reprirent haleine.

Quand elle put de nouveau remuer et parler, elle lui fit signe de se recoucher. Il obéit. Elle remit en ordre les draps et l’oreiller. Docilement il laissait faire, sans bouger. Après qu’elle eut terminé, elle s’assit au pied du lit ; et tous deux oubliant ce qui s’était passé — (il s’agissait bien d’elle ! il s’agissait bien de lui !) — ils reprirent à mi-voix, le projet qui venait de se lever.


Annette se rendit à Paris. Elle vit son ancien ami, Marcel Franck, qui s’était fait habiller d’un bien bel uniforme. Haut fonctionnaire aux Beaux-Arts, il rentrait d’on ne sait quelle mission à Rome, sans péril, mais non sans gloire ; et il se trouvait, pour l’instant, attaché à un bureau confortable, où l’on s’occupait, à l’arrière et sans fièvre, du sauvetage des œuvres d’art. Il n’apportait aucune exagération de zèle au service de cette guerre, qu’il jugeait stupide, c’est-à-dire naturelle : car la stupidité lui paraissait la mesure normale de l’humanité. Sans exagération, il s’intéressa à la démarche d’Annette.

Tout de suite, il l’avait reçue, avec le sourire de secrète entente, le sourire d’autrefois. Il arborait maintenant une superbe calvitie ; mais il s’en faisait une élégance de plus. Le visage était jeune, les yeux vifs, de belles dents : très à l’aise dans le costume de guerrier, bleu-tendre, qui le gantait.

Ils étaient seuls ensemble. Les paroles d’accueil échangées, Annette exposait, par des chemins un peu lents, l’objet de sa venue. Et elle regardait les dents de Marcel qui riaient. Il la laissait parler, amical et distrait, et son regard se promenait sur elle, du haut en bas. Elle s’interrompit :

— Mais vous ne m’écoutez pas !

Il dit :

— Naturellement, non. Quand on vous voit, enfin, on a mieux à faire. Pardon ! Mais tout de même, j’entends. Je sais bien que si vous venez, ce n’est pas pour me voir, c’est que vous avez quelque chose à me demander, et que je serai trop heureux si je puis vous l’offrir. Alors, puisque c’est d’avance une affaire entendue, je vous regarde, je me paie d’avance.

— Ne me regardez pas trop ! Je suis vieille, à présent.

— « Midi, roi des étés… »

— Vous pouvez dire : l’automne.

— Le plus riche plumage est des arbres d’automne.

— On aime mieux les fleurs.

— J’aime les fleurs et les fruits.

— Oui, oui, vous aimez tout… Voulez-vous m’écouter ?

— Parlez ! Je suis tout yeux !

— Vous avez trop bien vu que je viens en quê

teuse. Après un si long temps que nous sommes séparés, j’aurais honte que ma première visite fût pour vous demander aide. Mais ce n’est pas pour moi.

— Alors, c’est sans excuses.

— Soit ! répliqua-t-elle. Quand il s’agit d’un autre à qui je m’intéresse, j’ai toute honte bue.

— Un autre qui vous intéresse, c’est encore vous.

— Peut-être. On ne sait pas où moi commence, où moi finit.

— Le communisme du moi ! Eh bien donc, ce qui est à vous est à moi. Partageons ! Contez-moi votre histoire.

Annette lui parla du jeune prisonnier. Marcel le connaissait de nom. Il avait même vu de lui, dans quelque exposition, deux ou trois petits « machins », qui ne lui avaient pas laissé grand souvenir. Mais un peintre, quel qu’il fût, était de son rayon. Il ne fut pas fâché de faire montre à Annette, en même temps que de son crédit, de sa largeur d’esprit. Il obtint pour elle le permis de visiter Franz, au camp de prisonniers.

Annette profita de ses congés de Pâques, pour cette petite expédition. Au lieu de les passer avec son fils, comme il s’y attendait, elle se rendit à Angers. Il s’agissait, d’abord de reconnaître la situation, et, avant tout, de connaître Franz : car tous ses projets futurs étaient subordonnés à ce qu’il était, lui.

Depuis tant de jours déjà, elle le voyait au travers de l’amour de l’ami, qu’elle n’était pas sans trouble, à l’idée de le rencontrer. À force de partager les pensées de Germain, elle avait épousé son affection ; elle venait, chargée de lui ; ses yeux n’étaient plus libres : c’était lui qui voyait. Tendre plasticité de l’esprit féminin, que la femme connaît, qu’elle combat et cultive : elle en sait les dangers, elle en sent les douceurs ; dès que se relâche le contrôle de la volonté, elle s’y alanguit et s’abandonne à la pente…

Dans le compartiment de chemin de fer, qui approchait d’Angers, Annette calmait dans sa poitrine les battements du cœur impatient de Germain.


Franz avait peu à souffrir de la captivité. Le camp où il se trouvait jouissait d’une certaine liberté. Beaucoup des prisonniers travaillaient en ville et n’étaient guère astreints qu’à la ponctualité pour les appels du matin et du soir. La surveillance était molle : on les jugeait inoffensifs et, si loin des frontières, incapables de les rejoindre, s’il leur prenait fantaisie de décamper. En fait, ils n’y songeaient point. La plupart de ces bonnes gens, installés en France, avant l’année 74, souffraient d’être séparés de leurs parents d’Allemagne, mais ils n’avaient aucun désir d’être rendus à leurs risques et à leurs combats. En ceci, les petits bourgeois du pays — ce gras pays de l’Ouest endormi — les comprenaient parfaitement. Et ils ne se cachaient point pour le leur dire.

Franz était occupé à des travaux de peinture. La femme du commandant l’avait mis à contribution Il repassait au blanc les trumeaux de portes de son salon, et rafraîchissait le rose éteint des culs de bergères lutinées par des amours, qu’avait épanouis au plafond un vieux disciple de Boucher. La tâche n’eût pas été sans agrément, si la commandante n’eût compté parmi ses prérogatives envers un Boche sous le joug, de le traiter en domestique. Fier et timide, hypersensible, l’aristocratique jeune homme souffrait de ces affronts, qui eussent glissé sur le cuir de ses compagnons. C’est peut-être pourquoi la dame y prenait goût. Si vulgaire soit-elle, la femelle est toujours assez fine pour lire en sa victime, quand il s’agit de satisfaire à son instinct de cruauté.

Franz, la journée finie, sortait de là comme un écorché. Au lieu de prendre une bonne bouffée d’air et de pipe, en faisant : — « Ouf ! » — et de rejeter les ennuis, avec la fumée, dans la douceur du crépuscule, — (le ciel était, ce soir, tendre et chaud, comme la joue d’un abricot) — Franz marchait accablé, quand Annette l’aborda.

Il fit un mouvement brusque pour l’éviter. Il avait à l’égard des femmes une sauvagerie, qui s’alliait à l’attrait. Annette l’appela par son nom. Sans interrompre sa marche, il la regarda de côté, les yeux troubles et le sourcil froncé, inquiet et irrité, comme si l’on voulait attenter à sa pudicité. Annette sourit du jeune Joseph, qui défendait son manteau. Elle dit :

— Germain m’envoie…

Il s’arrêta, saisi. Il balbutia :

— Germain Chavannes…

Il quêtait dans ses yeux. Des paupières, Annette fit :

— Oui.

Franz lui saisit la main, l’entraîna.

Il allait le premier, la tirant par le bras, comme un enfant pressé ; et Annette, surprise, n’essayait pas de dégager ses doigts, bien qu’elle pensât au risque d’être remarquée. Mais l’heure était tardive ; ils ne rencontrèrent personne qu’une petite paysanne, qui rit en les voyant. Par une ruelle de traverse, Franz gagna les champs. Un mur à demi-éboulé entourait un verger. Dans une brèche, protégés des regards de la route par un retrait d’angle, ils s’assirent l’un près de l’autre » leurs genoux se touchant ; et, penché vers Annette, sans lui lâcher les mains, Franz implora :

— Germain ?…

À la lueur de ruisseau qui précède la nuit, Annette se sentit happée par ces yeux de mendiant exigeant. En la pressant de parler, ils l’empêchaient de parler. Elle observait ces yeux changeants, qui tantôt soupçonneux se refusaient, tantôt se livraient impérieusement, et soudain s’éteignaient, vagues et somnolents. Il avait les cheveux brun-clair, le front rond, le nez fin, la lèvre un peu gonflée, une expression puérile qui flottait indécise dans l’attente perpétuelle de la joie ou de la peine. Un enfant. Elle le comparait à l’image que Germain lui en avait évoquée ; et elle s’étonnait qu’il eût inspiré un tel attachement…

L’impatiente pression des mains qui la liaient rappela Annette à la réponse qu’il attendait. Elle parla de l’ami lointain, à tout instant interrompue par les questions, arrêtée dans son récit de la maladie par l’anxiété causée, et cherchant à l’atténuer, dérivant du souci de celui qui était absent vers le souci de celui qui était présent et qu’il fallait ménager…

Le clairon du camp sonna ; et tous deux se souvinrent qu’il avait, une fois déjà, sonné. Ils durent se séparer. Ce ne fut pas sans peine qu’Annette obligea Franz à rentrer, lui promettant pour demain un long entretien. Au moment de se quitter, et dégageant ses mains, Franz s’aperçut de celles d’Annette, qu’elles n’avaient point lâchées. Et il les regarda. Il regarda les siennes. Il dit :

— Ces mains l’ont touché…

Et, la face contre les paumes, il aspira ses mains.


Très vite, Annette se rendit compte de l’incapacité de Franz à combiner un plan d’action pratique et à l’exécuter. Non qu’il manquât d’audace : il était prêt à tout risquer ; il fallait plutôt prendre garde qu’il ne courût, d’emblée, au parti le plus fou et le plus désespéré. Aux premiers mots qu’Annette avança d’un projet d’évasion, il prit feu avec une telle extravagance qu’Annette coupa court et garda pour elle ce qu’elle avait imaginé : l’irréflexion de Franz et sa témérité eussent tout détruit. Il fallait tout préparer sans lui, et ne lui livrer l’affaire qu’à l’heure où l’on pourrait agir. Encore était-ce douteux qu’il fût en mesure d’agir seul. Il fallait le guider, pas à pas, par la main. Les chances déjà faibles devenaient presque nulles. — Et cependant, Annette ne renonçait point. Elle était captive de la promesse qu’elle avait faite, elle était prise dans cette étrange passion d’amitié qui la battait de son double courant, comme un îlot, à un confluent.

L’îlot demeure immobile, mais dans le tourbillon, c’est lui qui paraît tourner. Étrangère à l’agitation, Annette en subissait le vertige.

C’était, chez les deux amis, une exaltation de l’esprit qui a perdu contact avec la réalité, — un lien de chevalerie créé par l’âme passionnée contre un monde qui le nie, sous l’empire d’une révolte exceptionnelle contre une exceptionnelle oppression. Cette chevalerie avait un caractère héroïque chez l’aîné, le plus fort, — chez Germain — qui protégeait le plus faible dans la mêlée, et, succombant, reportait sur le jeune compagnon tout ce qui lui restait d’attachement à la vie. Chez le cadet, isolé dans un monde ennemi, elle prenait une couleur d’adoration mystique pour l’ami protecteur, que l’éloignement rend presque surnaturel, comme les saints patrons sur leurs autels. Il avait fallu la guerre pour donner aux sentiments cette déformation, qui les magnifiait. Dans une époque normale, ils se fussent maintenus à ces hauteurs moyennes, où campe la vie quotidienne. Le danger et la fièvre les avaient soulevés jusqu’aux sphères où l’on n’atteint que par les ailes de l’oraison. Pour les cœurs entiers, qui sont déjà plus qu’à moitié détachés de la vie, l’amitié, comme la prière, est un des chemins qui mènent au divin. Aucun des trois qui communiaient en elle — Germain, Franz et Annette — ne croyait en Dieu. Et aucun ne voyait que, tel en ses métamorphoses Jupiter, Dieu avait pris en eux la forme de l’Amitié. Ils étaient pleins de lui. Ils brûlaient de s’y sacrifier.

Des trois, Annette est celle dont la situation est la plus singulière. Elle n’a, jusqu’à présent, ni pour l’un ni pour l’autre, rien qui ressemble à l’amour. Ses sentiments personnels ne dépassent point la pitié fraternelle, ce penchant de toute femme bien née pour l’être malheureux, qui souffre et qui a besoin d’elle, — surtout quand cet être est un homme, car sa force brisée a pour elle un attrait plus touchant. — Mais dans l’incapacité où sont Germain et Franz de se rejoindre et d’agir, elle participe aux émotions qu’ils échangent par son intermédiaire ; ils s’aiment en elle, par procuration. Et ils lui ont délégué, à elle seule l’action.

Lourde entreprise ! N’était-elle pas bien folle de s’en charger ? Elle en jugeait ainsi, quand elle se retrouvait seule ; et elle voulait freiner. Mais la machine était lancée ; et chaque tour de roue l’engageait davantage.

Dans le train de retour qui la ramenait à Paris, Annette s’épouvanta. Elle évaluait les difficultés presque insurmontables et les dangers. Elle n’apercevait aucun moyen de satisfaire aux engagements qu’elle avait pris tacitement avec les deux amis. Elle était comme une fourmi, qui cherche à retirer une paille enserrée sous un bloc. À supposer qu’elle réussisse à la dégager, ce bloc, suspendu sur elle, risque de l’écraser, avec sa prise. Mais ce risque n’a jamais arrêté une fourmi. Et peut-être qu’il était pour Annette un stimulant de plus. Pour une partie de soi : celle qui ne supporte point la menace brutale. — Pour l’autre moi, plus faible, c’étaient des minutes d’effroi :

— Mon Dieu, qu’ai-je accepté ? Ne puis-je m’en dédire, y renoncer, m’enfuir ? Qui m’y contraint ?

— Moi. Je dois.

Elle était seule, en face de cette montagne de l’État. Elle affrontait le visage menaçant de la patrie. Elle se sentait sous le pied des grandes Déesses irritées. Mais si elles pouvaient l’anéantir, elles ne pouvaient la soumettre. Elle ne croyait plus en elles. À partir du moment où elle avait retrouvé, foulées par les colosses inhumains, les affections primitives et sacrées : l’amitié et l’amour, — tout le reste avait disparu. Le reste était la force. Contre la force, l’âme !

Folie ? — Soit ! Mais à ce compte, folie est aussi l’âme. Par cette folie je vis, je marche sur l’abîme, comme l’apôtre sur les eaux.


Elle arrivait, le mardi de Pâques ; elle n’avait plus que cinq jours de congé à donner à Paris. L’indifférent Marc en fut amèrement déçu. Six mois plus tôt, on eût dit qu’il lui manquait sa victime, celle qui souffrait par lui. (C’est humain ! Le cœur qui aime est fait pour qu’on en abuse…)

Mais Marc n’était plus disposé à en abuser. Pas davantage, Annette, à s’y prêter. La situation avait changé. Dans ces six derniers mois, il avait âprement vanné ses affections : amours et amitiés. Il lui en était resté plus de paille que de blé. Il avait le regard dur, singulièrement aiguisé, sans pitié pour l’objet sur lequel il se posait — lui ou les autres, n’importe !… Pas ces yeux un peu myopes, chauds et illuminés de sa mère. Ni ces yeux de moineau malicieux, de sa tante, qui pique au vol chaque ridicule qui passe, et pour qui tout est bon à rire et à manger. Il n’était pas accommodant ; il dépeçait l’objet : après l’opération, ne subsistait point lourd de ses amitiés de rencontre ; Marc s’acharnait à les décortiquer, à trouver au fond du grain le ver, le vide, ou l’ordure. — Et parmi ces déchets, un grain avait résisté, un seul : le cœur de sa mère. Il avait eu beau s’y escrimer, du bec : il n’avait pu l’entamer. Il ne savait pas encore ce que valait la farine. Mais qu’il restât intact, sans trace corruptible, qui inspirait le respect et le désir inavoué d’y entrer… Il aimait bien Sylvie ; mais c’était avec une pointe de mépris affectueux, qui ne manquait pas de retour. Il savait qu’il pouvait compter sur sa complicité, et il lui en savait gré, car il aimait qu’on fût injuste, à son profit — (à condition qu’on ne fût point dupe : il était impitoyable pour les sots). — Mais il faisait la différence entre Sylvie et Annette. Annette était une âme dont il valait la peine de réussir la conquête. Car de ceci il s’est rendu compte aussi, depuis six mois : que sa mère l’aime, mais qu’il ne la tient point. Cet amour maternel est un instinct fort et sûr ; mais Marc veut davantage : plus qu’aimer, — connaître et être connu, posséder le plus secret, le meilleur, non pas la mère, — l’être. La mère est la même pour tous : la couveuse anonyme. Mais chaque être a son essence cachée, qui ne ressemble à nulle autre, qui fait son odeur propre. Il percevait l’odeur. Il voulait parvenir, sous la gaine, au grain d’encens : — « Toi qui es toi, qui n’es qu’une fois ! Je veux ton secret !,.. »

— Pour quoi en faire ? Pour le rejeter, après la satiété ? Les cœurs d’adolescents, ces petits rongeurs, sont avides d’avoir et ne savent rien garder. Il est mieux que le trésor qu’ils convoitent soit à l’abri de leurs dents.

Il l’était, chez Annette. Elle avait beau s’offrir, de ses belles lèvres souriantes, elle ne possédait point elle-même la clef du coffret où reposait le secret de son être, elle ne pouvait en faire don. C’était heureux pour elle. Que de fois, dans sa vie, elle l’eût gaspillé ! L’asile inviolé prenait, pour Marc, l’attrait, pour un petit Northman, d’un sanctuaire à forcer.

Il comptait sur les congés de Pâques pour s’en rendre maître. De ne la voir point arriver, il se rongeait les ongles. Quand elle parut enfin, plus d’une semaine perdue !… Il fallait se hâter de renouer l’intimité, tant de fois offerte par elle, et par lui refusée. Il s’attendait à ce qu’une fois de plus elle lui en fournît l’occasion, comme aux vacances dernières ; et, après s’être fait prier, cette fois, il y condescendrait…

Mais, cette fois, Annette avait l’esprit occupé d’autres pensées. Elle ne lui faisait aucune avance pour parler. Il avait ses secrets ? Fort bien ! Il pouvait les garder. Car elle avait les siens ; et elle les gardait.

Il ne restait à Marc qu’à observer l’  « étrangère », — la plus proche de lui — la lointaine — sa mère. Tâcher de voir du dehors, à travers les volets… Naguère, c’était elle qui voulait voir, et lui qui se barricadait. Échange de positions humiliant !…

Elle ne se barricadait point…

— Regarde, si tu veux !…

Elle ne s’occupait pas de lui… C’était le plus humiliant ! Il lui fallait avaler cet affront innocent, puisque sa curiosité, puisque l’aimant qui l’attirait, étaient plus puissants que l’amour-propre.

Ce qui le frappait, aujourd’hui, dans cette femme, c’était son calme et sa solidité, parmi la poussière d’âmes tourbillonnant aux vents. La maison était pareille à un vaisseau naufragé. La machinerie fêlée, l’équipage harassé, le typhon dans les cœurs. Le signe de la mort s’était de nouveau inscrit — rouge et noir — sur les portes. Apolline s’était tuée, peu après le dernier passage d’Annette ; mais Annette ne l’apprit qu’alors, Sylvie avait volontairement omis de lui en parler. Vers la fin de novembre, on avait retrouvé dans la Seine le corps de l’affolée. D’Alexis, nulle trace : il avait disparu dans le gouffre de l’oubli… Les deux fils Bernardin avaient disparu aussi, mais dans cet autre gouffre, qu’on appelle la gloire, — ces fondrières épiques, où l’on roule, en Andalousie, les cadavres des chevaux qu’ont troués les taureaux. Rien d’eux n’avait surnagé dans la glaise de la Somme, que le pouce infernal des deux artilleries avait longuement malaxée. Le chagrin s’était abattu, en trombe, sur la famille Bernardin. Quelques secondes avaient suffi pour dévaster leur race. Le coup était frais de quinze jours. M. Bernardin père, comme un bœuf assommé, avait l’œil sanglant ; sa fureur et sa foi se livrèrent un rude assaut ; il y eut des minutes, où il se colleta avec Dieu. Mais Dieu fut le plus fort ; et maintenant, l’homme, écrasé, tête pendante, présentait les pouces.

Dans la nuit qui suivit le lendemain de son arrivée, Annette se trouva, avec le troupeau décimé, dans les caves de la maison, où l’alerte d’un raid aérien l’avait entassé. Ce n’était plus l’animation cordiale des premiers temps où, se cherchant les uns les autres, on mettait en commun, afin de les multiplier, sa foi et son espoir. Malgré l’effort qu’on s’imposait pour garder ensemble les formes de la courtoisie et l’apparence d’un mutuel intérêt, on sentait que chaque groupe de famille, et dans chaque groupe, chaque individu s’isolait, au fond de sa cellule desséchée. Sur tous semblait peser une lassitude irritée. Le plus banal échange de paroles courtoises trahissait par l’accent la souffrance agressive. Presque tous ces pauvres gens avaient une longue créance de griefs, déceptions, deuils et amertumes… Mais à qui présenter le relevé de comptes ? Où se cachait le Débiteur ? … À son défaut, chaque prochain payait sa part des rancunes.

Le mécontentement aveugle mûrissait, par toute la France, en cet avril 1917. La Révolution Russe venait d’éclater. De l’aurore boréale, le ciel saignait, aux bords. Les premières nouvelles en étaient arrivées à Paris, trois semaines avant ; et, la semaine précédente, le Dimanche des Rameaux, le peuple de Paris l’avait, dans un meeting, tumultueusement acclamée. Mais il n’avait pas de chefs, il n’était pas dirigé ; d’action commune, point : une multitude de réactions contradictoires, d’égoïsmes qui souffraient et ne savaient pas s’unir : ils seraient faciles à briser. L’esprit de la Révolution s’émiettait en révoltes isolées. En ces semaines d’avril, elles travaillaient sourdement les armées. Ce que voulaient ces régiments, ces insurgés, ils ne le savaient pas plus que les pauvres gens de la maison ; et leurs bourreaux en profitèrent. Mais ce qu’ils savaient tous, c’est qu’ils souffraient ; et ils cherchaient sur qui se venger.

Ce ressentiment perçait jusque dans les gestes et dans la voix — plus que dans les mots — des « encavés ». Au lieu d’associer leurs fardeaux, on eût dit qu’ils les comparaient et qu’ils accusaient le voisin de leur laisser le plus lourd. Bernardin et Girerd tiraient, chacun, son deuil, chacun de son côté. Et, se saluant froidement, ils ne se parlaient pas. La peine avait ses frontières. Ils ne les franchissaient point.

Annette exprima sa chaude compassion à Ursule et Justine Bernardin. Ces filles réservées, qui n’avaient jamais échangé une parole avec elle, furent presque bouleversées par cet élan de sympathie ; elles rougirent d’émotion ; puis, la timidité et la méfiance reprirent le dessus ; et, s’écartant, elles rentrèrent sous leurs voiles de deuil — dans leur coque. Annette n’insista point. Si les autres avaient besoin d’elle, elle était prête ; mais elle n’avait pas besoin des autres. Elle ne cherchait à imposer ni soi, ni ses idées.

Autour d’elle, dans cette cave, s’échangeaient des propos de froid fanatisme. Clapier contait la première du film : « Debout les Morts ! » qui exposait les crimes allemands, épinglés de cette légende : — « Quel que soit ton ennemi, frère, parent, ami, tue ! Sache que chaque Allemand tué est un fléau de moins pour l’humanité ! »

Mme  Bernardin, avec douceur, parlait à une voisine, de la Ligue : « Souvenez-vous ! » pour éterniser pieusement la haine de l’ennemi, — Annette écoutait en silence. Marc surveillait son visage. Elle n’avait pas bronché. Elle ne manifestait rien, quand Sylvie débitait, à son ordinaire, des sottises chauvines, pêle-mêle avec la chronique scandaleuse du quartier. Annette laissait parler, souriait sans répondre, et parlait d’autre chose. Elle ne trahissait rien de ce qui se passait en elle. Même la mort d’Apolline, cette brutale nouvelle, qui aurait dû lui arracher un sursaut, ne se traduisit que par une lueur de pitié dans ses yeux. Marc, dont cette tragédie avait remué les bas-fonds, irrité par la réserve de sa mère, chercha à l’en faire sortir ; et, très surexcité, il commença crûment à raconter ce qu’il avait vu et su. D’un geste, Annette lui ferma la bouche. Elle ne se mêlait aux entretiens que s’il lui plaisait. Tous les efforts pour l’entraîner dans une discussion étaient vains. — Cependant, elle avait ses idées arrêtées : Marc en était certain. Quelques paroles tranquilles avaient suffi à lui faire deviner son détachement intime de ce qui passionnait les autres — de la guerre et de la patrie. Il aurait voulu en savoir davantage… Pourquoi ne parlait-elle pas ?

Marc avait été secoué par la Révolution Russe. Il assistait au meeting du premier avril. Il était venu en curieux, mais il avait subi la contagion de la foule ; il avait acclamé Séverine, et conspué Jouhaux. Il avait vu des Russes pleurer, en écoutant l’hymne de leur Révolution ; et bien qu’il méprisât les pleurs, il n’avait point trouvé ceux-ci dénués de grandeur virile. Mais il ne savait que penser. Quelques essais d’entretien avec ces Moscovites l’avaient aussitôt choqué, dépaysé, irrité ; leur intolérance géométrique, leur vanité nationale qui, sous le bonnet rouge, pointait la longue oreille, leur ironie blessante pour la France et les Français…

— Ah ! Zut ! J’en ai assez !…

Marc, qui ne se faisait pas faute d’exercer son ironie aux dépens des siens, n’aimait pas qu’on s’en chargeât pour lui et contre lui… Et puis, cette familiarité humiliante, sans gêne !… Marc était aristocrate, d’instinct ; il n’était pas tenté par l’idéal de promiscuité avec ces troupeaux de « Judéo-Asiates » — (c’est lui qui parle, l’animal !…) Après s’être emballé, il se rejette en arrière ; il subit toutes sortes de réactions, dont les unes sont peut-être justes, les autres, sûrement mauvaises ; mais il ne les discute pas : elles sont ce qu’elles sont, et il est comme il est. Dictature de la patrie, ou du prolétariat, — il voit le choix entre deux tyrannies, entre deux insanités de la raison qui tranche. Et son cœur n’est pas assez humain, pas assez généreux, pour trancher en faveur du peuple — fût-ce à ses dépens. Il aurait besoin, pour préférer, de comprendre. Et ce n’est pas Pitan et ses compagnons qui l’y aideront ! Pitan, naturellement, s’est engagé à fond sur le nouveau radeau, mais pour des raisons si fumeuses qu’elles écartent le petit Rivière, au lieu de l’attirer : — le mysticisme de la catastrophe et de la destruction, le pessimisme jubilant, l’ivresse du sacrifice…

— Va te promener ! Se sacrifie sans comprendre, qui n’a rien à perdre ! J’ai une valeur immense à sauver : mon moi, mon intelligence, mon avenir, mon butin… Quand j’aurai pris tout ce qui est à moi, quand j’aurai bien tout vu et tout vécu, alors !… Alors, se sacrifier dans la lumière… Oui, peut-être… Mais, dans la nuit, sous le bandeau ?… Merci, mon vieux ! Le sacrifice des taupes n’est pas mon affaire. Offre-moi un autre lumignon que « le règne du prolétariat » !…

Annette a-t-elle une autre lumière ? Marc essaie, en vain, de la démasquer. Afin de la provoquer, il professe, devant sa mère, quelques énormités… Elle ne semble pas entendre ; et le pavé tombe dans le vide. Il ne reste à Marc que la honte d’avoir parlé. Cette femme ne pense donc rien ?… Penser était à Marc une poussée d’urticaire, une irritation de peau. On ne la soulage qu’en la grattant, en la frottant aux autres. Penser, était pour lui, toujours, un acte agressif. Penser, c’était projeter sa pensée, l’asséner sur un autre. Qu’elle y entre, de gré ou de force !… Annette paraît indifférente à ce que les autres pensent, ou non, comme elle…

Indifférente, non, elle ne l’est pas ; mais elle sent, d’instinct, qu’il en est des pensées comme des pousses des plantes. Qu’elles mûrissent lentement ! Si elles devancent l’heure, elles seront brûlées, au premier retour du froid. Autour d’elle, dans ces âmes, c’est encore l’hiver. Il n’est pas temps pour elles de sortir de leur léthargie. Leur léthargie endort leurs souffrances et leurs doutes. Un réveil trop précoce les anéantirait.

Sur le pas de sa porte, Annette entend vociférer, à l’étage au-dessus, Perret, l’ouvrier. Il discute violemment avec un camarade. En permission de quelques jours, il est revenu ulcéré. Tout ce qu’il a vu au front, tout ce qu’il a retrouvé à l’arrière, le gâchage des vies, le gâchage des biens, la perte des illusions, la démoralisation à son propre foyer, la fille qui fait la grue, les femmes qui font les dindes avec l’argent aussitôt gaspillé que gagné dans les usines de meurtre, l’ont enragé de révolte contre les compagnons, contre les chefs, contre le monde. Et pourtant, il s’obstine avec rage dans son : « Jusqu’au bout ! » Au camarade anarchiste qui le nargue et tâche de l’ébranler, il crie :

— Ferme ça ! Ou je te fous en bas !… Qu’est-ce que tu veux de moi ? Est-ce que je n’en ai pas assez, déjà, de toute ma charge ? Tu seras bien avancé, idiot, quand tu m’auras prouvé qu’ils nous ont tous trompés, que la patrie, comme le reste, n’est qu’une sinistre blague, qu’on nous a tués pour rien ? À quoi veux-tu que je croie ? Je ne crois plus à la révolution. Je ne crois pas à la religion. Je ne crois pas à l’humanité : (c’est encore plus bête et plus creux que le reste !) Si je n’ai plus la patrie, où veux-tu que je me raccroche ? Je n’ai plus qu’à me faire sauter le caisson !…

Annette comprend Perret. Marc ne le comprendrait pas…

— Qu’il se fasse sauter le caisson !…

La jeunesse n’a pas de pitié pour la misère du faible, qui a besoin, pour vivre, de tricher avec la vie. Marc ne triche point. Et comme sa jeunesse veut vivre, malgré tout, lui et ses camarades, anarchistes, dadaïstes, ils se vengent à présent par la dérision sans mesure et sans frein de tout ce qui existe, par le ridicule poussé jusqu’à l’extravagance, par l’excès de l’absurde ; ils se vengent par la déraison, de l’inanité meurtrière de la raison…

Et voici ce qu’il comprend le moins : — sa mère, qui est libre (il en jurerait !) de tout ce qui l’entoure, n’a nullement besoin d’attaquer pour se défendre. Elle ne critique rien. Elle ne fait le procès d’aucune autre pensée. Elle a sa pensée propre, sa raison, sa maison, et s’y tient. Elle s’est bâti ses assises… Sur quoi ?

Annette est femme. Son cœur est plein d’une pensée passionnée. Elle ne songe point à l’étendre à l’univers. Le champ de sa vision est entièrement occupé par une action précise, ardue, et limitée. Il ne lui importe pas de résoudre l’énigme tragique, qui se débat dans le monde. Cette énigme, pour elle, et cette tragédie, se résument en le devoir propre qui lui est — qu’elle s’est — assigné : sauver le sentiment sacré qui l’emplit : l’Amitié… Même pas !… Les deux amis, au sort de qui son sort est mêlé. Elle ne le généralise pas au sort des autres hommes. Elle a sa part du destin. Cette part lui suffit ; elle s’y voue tout entière. Pour répondre à cet appel, il n’est pas de respect humain, il n’est pas de loi humaine qu’elle ne soit prête à transgresser : une loi plus haute a parlé…

Si chacun faisait de même, dans son domaine restreint, ce serait la plus grande Révolution de l’humanité.


Elle repartit de Paris, sans avoir rien livré de son secret, — à son fils, moins qu’à quiconque. Car, malgré son désir de se rapprocher d’elle, Marc, selon son habitude d’auto-défense, avait pris constamment le contre-pied des sentiments qu’il lui supposait : il affichait le sarcasme humiliant pour le pacifisme qu’il prêtait à sa mère.

Elle n’avait nulle envie de débattre, là-dessus. La paix, la guerre, n’est pas son fait. C’est trop loin ! Elle tient dans ses mains les mains de ces deux hommes qui se sont fiés à elle, et qu’elle doit réunir. Ce ne sont pas des idées. C’est leur vie et la sienne. Et la sienne est en jeu. Jeu absurde ! Pour la raison, oui. Mais le cœur a ses raisons. Et le cœur a parlé.

De son passage à Paris, elle n’a recueilli, pour son projet, qu’un mot. Marc, incidemment, a parlé devant elle de révolutionnaires russes en France, à qui les Alliés refusent les passeports, pour aller rejoindre là-bas leur poste de combat. Ils n’en passent pas moins. Il est aussi question de colloques secrets, qui s’échangent, par des voies détournées, entre les opposants français à la guerre qui sont en Suisse et leurs camarades de France. Dans le réseau de barbelés qui enserre la pensée française et l’empêche de respirer, des mailles ont cédé, par où circule encore la vie appauvrie : des lettres et des journaux vont et viennent par ces trous de souris dans la frontière. Et Pitan tient les fils de ce jouet périlleux, — qui n’est inoffensif que pour les maîtres du jour ; car ce n’est pas quelques libres propos qui ont chance de pénétrer les oreilles bétonnées et l’épaisse carapace de ce grand saurien : la Nation armée. Mais ils donnent pâture à l’illusion de ceux qui, sous les chaînes, s’efforcent de se prouver encore leur liberté. — Annette retient le nom de Pitan. Il faudra lui parler. Mais ce n’est pas à Marc qu’elle s’adressera pour l’atteindre.

Elle est retournée à son poste en province. Elle a avec Germain de longs conciliabules. Elle lui a porté le message direct, la présence invisible de l’ami. Ils débattent ensemble le grand projet. Elle ne lui dit point ses doutes. Elle n’aperçoit encore aucune possibilité. Mais que Germain n’en sache rien ! Il s’agit, pour le moment, de ranimer en lui la volonté de vivre et de le décider au départ : si peu d’espoir qu’offre ce changement d’air, c’est la chance dernière, et on doit la tenter. Germain est lent à s’y résoudre ; il ne voudrait partir qu’à la veille de l’action, quand il sera tout à fait sûr. Et le projet demeure encore bien vague. Il faut tout l’égoïsme de la passion, pour ne pas voir les dangers mortels où il va jeter Annette et son ami. S’il les voyait, ce ne serait pas avec les yeux des vivants : la mort lui monte déjà jusqu’aux épaules. Afin de l’apaiser, on lui offre, en attendant, le simulacre des approches de l’action problématique. Par Marcel Franck, Annette obtient que le jeune Autrichien bénéficie d’un traitement de faveur. On l’éloigne du camp, pour raisons de santé. On l’autorise à loger en ville, sans contrôle astreignant, sous prétexte d’études qui intéressent l’art français. Ces inégalités de traitement ont été, dans la guerre, moins rares qu’on ne pense. Tel privat-docent de Berlin circule, sans surveillance, dans une ville du Centre. Soixante internés allemands de marque sont dans une bonne pension de Camac, avec leurs femmes ou leurs maîtresses, et ont leurs coudées franches sur un domaine de cent hectares. Après que la fermentation des premières années de guerre est éventée, l’accoutumance se fait, en certaines régions, avec les prisonniers ; ils sont en train de s’intégrer dans l’ensemble de la vie normale de la province ; un ordre tacite s’établit, et la surveillance se relâche. — Franz en recueille les avantages. Ce sont, aux yeux de Germain, les premiers jalons sur la voie de la libération.

Pressé par le médecin, par les siens, par Annette, il consent à quitter le pays. Annette lui a fait entendre qu’il ne devait plus tarder à s’installer en Suisse, afin d’y accueillir le fugitif, après l’évasion. Germain se méfie :

— Annette, ne me trompez pas ! Plutôt, laissez-moi mourir ici. Ce serait lâche d’abuser de la confiance d’un mourant, pour l’éloigner, en le berçant de promesses qu’on ne doit pas tenir.

Annette répond :

— Personne ne peut promettre de réussir. Mais je m’engage à risquer tout, pour vous. Me croyez-vous ?

Il croit.

À la veille du départ, il se rend compte qu’elle va se perdre pour lui. Il est sur le point de lui dire :

— Annette, je vous tiens quitte… Je renonce…

Mais la passion l’emporte… Non ! Il ne renonce pas ! Tant que reste une chance !… À l’instant des adieux, il demande seulement :

— Pardon !…
sans expliquer pourquoi.

Qu’elle se perde pour lui ! Il n’y a plus qu’une heure de jour…

Il est parti au début d’août, sous la garde de sa mère et de Mme  de Mareuil.

Annette se retrouve seule, avec l’impossible dessein, qu’elle s’est engagée à tenter. L’heure est la pire pour une action secrète. Le danger s’est accru. Au relâchement du pouvoir, dans les premiers mois de 1917, a succédé un régime de contrainte et de délations. Le gouvernement, qui s’est piteusement effondré devant les graves révolutionnaires et les insurrections du printemps, — après qu’elles ont avorté, se venge de sa peur et de sa lâcheté. Commence l’ère des faux complots « défaitistes », dont le système hypocrite se généralise dans tous les pays Alliés. Une vaste usine à calomnies remplit de ses fétides fumées le ciel d’Europe et d’Amérique. Ce n’est pas une des moindres industries de guerre ! « Intelligences avec l’ennemi » : le mot-cliché, le mot menteur, qui autorise toutes les basses dénonciations ! « L’Union Sacrée contre la Trahison, » la ligue nouvelle fondée en septembre, cultive ces honteuses maladies de la haine mutuelle et du soupçon. Chacun s’arme contre son voisin. On épie son ombre.

Pendant tout l’été, Annette tâtonne, sans avancer. Tout lui manque. Elle ne peut retourner auprès de Franz, sans attirer l’attention. Et la correspondance est lue. Comment convenir avec lui d’un plan ? Et quel plan ? Il ne saurait être question pour lui de traverser la France à pied : dès le lendemain, il serait arrêté. Il faut aller vite et procéder par surprise. Franz devra rejoindre, au passage, dans un train de grandes lignes, Annette qui l’accompagnera jusqu’à la frontière. Mais les trains pour la Suisse sont filtrés, au départ et à l’arrivée. Et qui conduira Franz, de la ville où il est interné, au train libérateur ? Et qui sera son guide, à travers la frontière ?… C’est trop peu d’un seul, pour exécuter un tel projet. Et Annette n’a personne à qui se confier…

Le hasard vient à son aide. — Elle est rentrée à Paris, pendant les mois de vacances. Elle est dans son appartement, et elle tient dans ses mains une porcelaine de Chine, qui a été brisée, un des rares souvenirs qui lui soient restés de l’élégant décor de la maison du passé : Boulogne, où les deux sœurs filèrent les jours de miel de la première amitié. Et justement, Sylvie est là. Et le beau plat brisé, aux bleus profonds d’Alpes à l’horizon, fait ressurgir le paysage d’autrefois. Sylvie donne à sa sœur l’adresse d’un habile ouvrier, qui pourra réparer le dégât. Et Annette reconnaît le nom de Pitan.

Elle se met à sa recherche. Il y a peu de chances qu’elle le rencontre. Sylvie l’a avertie : Pitan est toujours en course, la boutique est moins souvent ouverte que fermée. Annette va pourtant à l’adresse en banlieue. Et, par exception, Pitan se trouve au logis.

Il est bien étonné de la visite. Le prétexte ne lui en fait pas accroire, — quoiqu’aussitôt les débris de faïence posés entre ses grosses mains, elles se fassent douces et dévotes aux pétales effeuillés de la fragile fleur de feu… Mais on ne vient pas de si loin pour une réparation ! Pitan laisse venir, sans manifester ni hâte ni surprise. Poliment, il fait asseoir Annette et, debout devant elle (debout, il est à peine plus grand qu’Annette assise), il l’écoute et la regarde, de ses bons yeux de velours. Cet homme, dans la vie de qui la femme ne paraît pas avoir eu place, n’a jamais aucune gêne quand il cause avec une femme ; tout naturellement, il se trouve de plain-pied. Ce qu’il y a d’enfantin et d’instinctif, même chez les plus rouées, les rapproche de lui. Ce naïf est capable de lire à livre ouvert leurs ruses et leurs désirs, adroitement maquillés, et de ne pas s’en étonner. Il ne les blâme point ; et même, quand elles lui mentent, il ne les contredit point ; quand c’est « non », et qu’elles disent : « oui », sa tête, en les écoutant, hoche avec bienveillance ; mais ses yeux sérieux montrent bien qu’il entend : « non » ; et, devant son sourire affectueux, elles ne pensent pas à se fâcher. Elles voient en lui un camarade — point dupe et point complice — sincère et indulgent, qui les accepte telles qu’elles sont, et, telles qu’elles sont, qui les respecte.

La confiance ne peut être lente à s’établir entre les yeux du barbet en arrêt et les claires prunelles, fenêtres sans rideaux. Et le nom de Marc, prononcé par Annette, fait fondre le silence. Le visage ocre jaune de Pitan rayonne, dans sa barbe. Il dit :

— Vous êtes madame Rivière ?

Par tout ce qu’il sait d’elle et par ce qu’il a deviné, il a pour la mère de Marc un respect, qu’il s’empresse à lui témoigner.

— Vous me connaissez ? dit-elle.

— Je connais votre garçon.

— Il ne me ressemble pas.

— Naturellement, non. Il est comme tous les garçons. Il se donne beaucoup de mal pour ne pas vous ressembler. C’est pour cela que je vous connais

— Je le gêne. Il me fuit.

— Ne courez pas après ! La vie est comme une piste. Elle tourne en rond. Vous n’avez qu’à attendre. Plus il s’éloigne de vous, plus il se rapproche de vous.

Il s’épanouit. Annette rit. Ils sont en pays de connaissance : Marc. Ils sont amis. Après avoir parlé de lui, Pitan dit à Annette :

— En quoi puis-je vous être utile, madame Rivière ? Est-ce à propos de lui ? Annette rougit un peu qu’il ait démasqué son prétexte mensonger.

— Non, ce n’est pas pour lui. Mais, c’est vrai, je suis venue pour un conseil que vous pourrez me donner. Excusez-moi si j’ai tourné autour, avant de vous en parler !

— Oh ! j’ai bien vu, tout de suite… Il n’y a pas à vous excuser. Avec leur Union Sacrée, ils ont réussi à ce que chacun soit obligé de se méfier de l’autre. « Ne parlez pas ! Motus ! Gare à qui vous écoute !… » Quand vous êtes venue (confession mutuelle !) j’ai tenu ma langue, moi aussi.

— Je ne la tiens plus, dit Annette. Vous ferez de moi ce que vous voudrez.

Pitan ne fut point fat. Il dit avec bonhomie :

— Avec moi, c’est sans danger. Parlez, madame Rivière ! Nous ne sommes point faits, l’un et l’autre, pour cacher notre pensée.

Sans rien voiler, simplement, Annette expose son dessein. Pitan, en l’entendant, a un petit sursaut ; mais il ne l’interrompt pas et la laisse parler. Après qu’elle a fini, il toussote, et dit :

— Mais, madame Rivière, vous savez ce que vous risquez ?

— Ce n’est pas en question, dit tranquillement Annette.

Pitan, de nouveau, toussote. Il se demande quel motif peut pousser cette femme à compromettre sa vie et son honneur. Il hésite à parler. Elle l’a deviné.

— Dites, monsieur Pitan, ce que vous voulez me demander !

— Madame Rivière, pardon ! Mais si c’est ce jeune prisonnier à qui vous vous intéressez, est-ce qu’il ne serait pas mieux pour lui de rester où il est, à l’abri, au lieu de l’exposer ?

— Il ne s’agit pas de sa sécurité, ni de la mienne.

Sans ambages, Pitan poursuit :

— C’est donc l’autre que vous aimez ?

Annette, de nouveau, rougit. (Qu’il est jeune, encore, son sang !)

— Non, point d’amour, Pitan, je vous assure ! Je suis une trop vieille femme. Ce n’est plus de mon âge. Je n’y ai même pas songé. Je ne pense qu’à leur amitié — pas celle qu’ils ont pour moi : je ne compte pas, à leurs yeux — leur amitié mutuelle.

— Et c’est pour elle ?…

Pitan n’achève pas sa pensée. Annette dit :

— Cela ne vaut-il pas la peine de se sacrifier ?

Pitan la contemple. Elle ajoute, comme pour se justifier :

— L’un des deux va mourir… Alors, n’est-ce pas, Pitan, il n’y a pas à discuter.

Pitan ne discute pas. Il a compris. La folie même du généreux dessein est faite pour le persuader. Mais ses yeux couvent Annette, avec vénération.

— Vous ne pouvez pas, seule, dit-il, après réflexion.

— S’il le faut, répond-elle.

Pitan réfléchit encore ; puis, il s’incline devant elle, et il ramasse la poussière du sol avec deux doigts. Il la porte à son front.

— Que faites-vous ? dit Annette.

— Je m’enrôle dans votre bataillon… Voyez-vous, madame Rivière — (il a pris un escabeau et s’est assis près d’elle, pour parler à mi-voix) — il vous est matériellement impossible de tout faire, à la fois, en même temps ici et là. Un aide n’est pas de trop… Et j’ajoute, vous avez d’autres devoirs à ménager. Votre fils. Il ne faudrait pas risquer — si l’on peut autrement — de compromettre lui, son nom et son avenir, en vous faisant pincer. Il ne vous en saurait pas gré. Moi, je ne risque rien, que moi. Un homme seul, aujourd’hui, au marché, c’est pour rien. Laissez-moi, je m’y connais, vous organiser l’affaire ! À mes risques et périls ! Ce qu’on pourra, on le fera.

— Mais, Pitan, dit Annette, émue, vous ne connaissez même pas ceux pour qui vous voulez vous exposer !

— Je connais l’amitié, dit Pitan. Ils sont amis, tous deux. Vous êtes amis, tous trois. Nous sommes amis, tous quatre. L’amitié est un aimant. Il faudrait être plus dur que le fer, pour y résister.

— Le monde d’aujourd’hui y résiste très bien, dit Annette.

— Chacun sait, dit Pitan, que le monde d’aujourd’hui est un monde de géants. Mais nous, madame Rivière, nous ne visons pas si haut. Nous sommes tout uniment des hommes ordinaires.

Ils discutèrent le projet. Et Pitan s’y arrogea, sans réplique, la part du lion. Ils convinrent que ce serait lui qui se tiendrait en communication directe avec le jeune prisonnier. Et, le moment venu, il se ferait son guide, il le remettrait aux mains d’Annette, dans le train pour Genève. Par des amis à lui, il s’occuperait aussi du passage de la frontière. Mais il fallait d’abord étudier le terrain. Ne rien précipiter. Dans les semaines prochaines, Pitan se créerait un prétexte d’aller sur place reconnaître le camp de prisonniers ; il rencontrerait Franz, et poserait prudemment les premières fondations… Pitan parlait de prudence, mais il se passionnait. Le risque énorme qu’un tel acte, surpris, tombât sous le coup d’un jugement sommaire d’espionnage et de haute trahison, ne l’effleurait même pas. Je veux dire qu’il le connaissait, mais qu’il n’en tenait aucun compte… (Qui sait ? En son for intérieur, c’était peut-être un attrait… Pitan avait le goût, nous l’avons vu, d’être « mangé »…) Le côté chimérique du dessein l’avait conquis. Il s’emballait, tête baissée, les yeux brillants, la truffe sur la piste, — quand il s’arrêta, rit dans sa barbe, et dit :

— Madame Rivière, faites excuse ! Nous sommes aussi fous l’un que l’autre. À l’heure où tout est mis en miettes, les villes et les hommes, je m’échauffe à raccommoder les porcelaines cassées. Et vous, vous tâchez de recoller les morceaux d’amitié… Il y a de quoi rire !… Eh bien ! rions ensemble ! Compère Colas a dit : — « Plus on est de fous ensemble, plus on est sages… » Qui sait ? C’est peut-être nous, plus tard, qui serons les sages !…


Dès le lendemain, Pitan commença son travail d’approches. Mais son métier de patience lui avait appris à mesurer ses mouvements. Il allait pas à pas. Tout l’été s’écoula. Quand Annette retourna de Paris à son poste, on ne pouvait encore fixer la date de l’action. Mais les fils étaient attachés solidement entre les trois conjurés. Et, le jour où Annette rentra dans sa province, Pitan partait vers la frontière suisse, afin de préparer l’autre partie du projet.

Germain, dans son « sana », du côté de Châteaud’Œx, naturellement, s’impatientait. Il ne pouvait l’exprimer librement dans ses lettres. Il l’exprimait encore trop, harcelant et fiévreux. Annette lui écrivait :

— Voulez-vous tout ruiner ?

Alors, il lui faisait redire, vingt fois :

— Jurez ! Vous avez juré !…

— « …J’ai juré. Oui. Tu me tiens. Mourant, qui nous entraînes !… Tu fais bon marché de notre vie… Pauvre petit ! Je te comprends… Je ne cherche pas à me dégager… »

Elle avait recommencé une troisième année de cours. Mais la situation, pour elle, avait changé. La maison des Chavannes était fermée. Elle n’avait pas seulement perdu la société d’amis, à qui elle s’était attachée. Leur présence lui était une protection, dont elle avait, sans le savoir, bénéficié. Qu’elle fût admise dans leur intimité avait peut-être avivé la malveillance jalouse de la petite ville ; mais cette malveillance ne pouvait se manifester. Maintenant que le bouclier qui couvrait Annette lui était retiré, on n’eut plus de ménagements à garder. On savait que la sœur de Germain. Mme  de Seigy-Chavannes, seule restée au pays, n’avait aucune sympathie pour Annette ; depuis le départ de son frère, elles ne se voyaient plus. Les médisances rentrées purent se donner de l’air. Depuis deux ans, grain par grain, ainsi que la fourmi, la gent femelle avait amassé en un tas des observations patientes et sans bonté. Au grenier public, chacune apportait les siennes : on les mit en commun. On rapprocha les doutes sur la vie privée d’Annette et sur sa maternité suspecte, des remarques suggérées par la froideur équivoque de son patriotisme et par les complaisances qu’elle avait affichées pour l’ennemi. Sans qu’on fût sur la voie, ses voyages de l’an passé, ses démarches, mal connues, commençaient à faire jaser. Il était temps pour Annette de passer à Pitan toute la partie active des opérations, car ses mouvements étaient espionnés. Elle ne s’apercevait de rien que de la froideur accrue, qui n’empêchait pas, d’ailleurs, sur les visages, le sourire confit, et les politesses mielleuses dans les bouches contournées.

Mais on ne manque jamais d’amis, quand il s’agit de nous avertir du mal qu’on dit de nous. Conter une mauvaise nouvelle à quelqu’un qui l’ignore, est un plaisir charmant. C’est pour son bien ! Le devoir y trouve son compte, avec l’agrément.

De ce devoir, la Trottée se chargea gaillardement. La Trottée (veuve Trottât, ou plus exactement, Tortrat) était cette blanchisseuse, qui avait souffleté l’officier allemand, puis qui, brusquement touchée par l’énergie d’Annette, lui avait, à l’hôpital, manifesté un repentir bruyant. Elle avait une quarantaine d’années : la tête près du bonnet, bonne femme, mais aimant la bouteille. Depuis le jour mémorable, elle faisait montre d’un pacifisme agressif, à la barbe des gendarmes débonnaires ; et elle témoignait pour Annette d’une sympathie éclatante, dont celle-ci se fût bien passé. Mais elles habitaient porte à porte ; la Trottée avait sa clientèle : il fallait subir la blanchisseuse et son battoir

Annette lui concédait beaucoup, en faveur de la vieille belle-maman, qui vivait avec elle. On ne pouvait être plus différentes que les deux femmes : la Trottée, forte en gueule et taillée à la serpe, de gros os, et charnue, un grand nez bourguignon qui enfonce les portes ; et la mère Guillemette, menue, calme et fluette. Elle avait passé la soixante-dixième année. Mariée en secondes noces à un cultivateur de la région d’Arras, elle avait, pendant la guerre, reçu copieusement le baptême du feu. Tout son petit avoir, sa maison, avaient été détruits ; et le vieux mari en mourut de chagrin. Elle, avait accepté. Pendant des semaines, elle se trouva seule sous le bombardement de ses compatriotes, avec des soldats allemands ; elle ne montra aucun ressentiment, ni contre ceux qui anéantissaient son bien, ni contre ceux qui attiraient sur sa tête le désastre. Elle plaignait ses ennemis campés chez elle, qui partageaient ses dangers, et elles les étonna par sa dignité. Quand elle se rendit compte que tout effort était vain pour éluder son sort, et que sa vie de laborieuses économies avait été pour rien, elle indiqua à ses hôtes les cachettes où elle avait réussi à dissimuler le peu qui lui restait de ses provisions, son petit trésor ; elle leur dit :

— Mes pauvres garçons, prenez ! Autant que cela vous profite, tandis que vous êtes en vie ! Moi, je suis trop vieille maintenant. Je n’ai plus besoin de rien.

Annette en eut connaissance par un des blessés allemands, qui étaient en convalescence à l’hôpital, et à qui l’on permettait de petites sorties en ville. Il avait été, chez la Guillemette, près d’Arras, un des hôtes de passage ; et il eut grande joie à retrouver la vieille femme, pour qui il conservait un respect étonné. Il disait :

— Maintenant, vos journaux, et vos épouvantails, Barres et Poincaré, ils peuvent parler au nom de la France ! La vraie France, je la connais, mieux qu’eux !

Annette aimait à s’entretenir avec la Guillemette, — autant que le permettait la terrible trompette de la bru Trottée. Sûrement la vieille femme, de race fine et de manières discrètes, n’avait pas à l’entendre plus de joie qu’Annette. Mais elle n’en montrait rien qu’un sourire malicieux, qui prêtait à ce vieux visage un charme de jeunesse. Elle ne se reconnaissait pas le droit de réclamer. Chaque oiseau a son chant !…

La fréquentation d’Annette chez les deux femmes avait été aussitôt connue et commentée. Des deux, l’une était décriée, l’autre tenue suspecte, parce que, restée trois ans en pays occupés, elle en était revenue sans animosité contre les Allemands, qui l’avaient évacuée. On ne manqua pas de savoir que quelquefois, en passant, un prisonnier allemand s’arrêtait chez Guillemette, et qu’Annette avait pris part à un ou deux entretiens. C’était une note de plus qui s’ajoutait au compte. Mais Annette, devant qui la Trottée avait déballé sa hotte des propos médisants que l’on tenait sur elle, n’en était pas à un blâme de plus ou de moins.

Le Jour des Morts approchait. Le jour sacré. La vraie religion des Français Toutes les autres ne sont que superfétations, tardivement ajoutées, et qui passeront. À ce seul culte, qui tient aux entrailles de la terre, tous ceux qui en sont sortis, tous ceux qui y rentreront, participent : ceux de toutes les confessions et ceux qui n’en ont aucune. Annette n’y était pas plus étrangère que Mme  de Seigy-Chavannes, ou bien que la Trottée. Et, le jour venu, elle suivit, presque sans y penser, le ruisseau des promeneurs, qui s’en allaient en famille faire leur tour de cimetière.

Un peu avant la porte, elle rencontra Guillemette, clopinant. Elle lui donna le bras. Elles entrèrent ensemble. Toutes les tombes étaient fleuries, les allées ratissées. Mais dans un coin là-bas, vers le mur écroulé, parmi les mauvaises herbes, il y avait de la terre remuée, nue, sans une couronne, avec des croix de bois. Le champ des réprouvés. C’étaient les morts ennemis, qu’évacuait l’hôpital. Comme ils étaient chrétiens, ils avaient eu accès dans la vallée de Josaphat, mais on les avait parqués, devançant le Jugement, qui séparera « oves ab haedis. »

La vieille Guillemette n’avait point, elle, sa place retenue d’avance au paradis. Elle confia à Annette :

— J’ai un de mes garçons là-bas. Un petit blond, à lunettes. Il était bien poli. Quand je faisais ma cuisine, il allait au puits me tirer de l’eau. Il me parlait du papa, de la fiancée. Je m’en vas lui faire un bout de causette.

Annette l’accompagna. La vieille ne pouvait pas lire les noms sur les croix. Annette l’aida. Elles finirent par trouver celui que l’on cherchait. Guillemette disait :

— Mon pauvre gars, t’es donc là ? T’as pas été chançard !… Mais autant ici qu’ailleurs !… Tu vois, ta vieille ne t’oublie pas… C’est vrai qu’elle n’a pas pensé à t’apporter une fleur !… Mais je vas toujours te faire une petite prière.

Annette la laissa agenouillée. Elle était saisie par le dénuement grelottant de ces tombes, — parents pauvres, oubliés à dessein par la famille des morts en fête. Elle retourna à l’entrée du cimetière, acheta chez le gardien une brassée de fleurs, et, sans réfléchir à ce que son brusque élan pouvait avoir d’ostentatoire aux yeux qui la voyaient passer, elle revint vers les morts honteux sous leur terre dévêtue, et elle y sema ses fleurs. La vieille achevait tranquillement ses prières. Après qu’elle eut fini, Annette lui reprit le bras, et elles s’en retournèrent.

Alors, elles s’aperçurent qu’à la lisière du terrain maudit, un groupe de gens les observaient. Des femmes du peuple et leurs enfants, de petits bourgeois, les désignaient, parlant avec animation. À quelque distance, par derrière, deux ou trois dames suivaient la scène, sans s’y mêler. Quand Guillemette et sa compagne durent, pour passer, traverser cette haie, elles ne la trouvèrent pas sans épines. Une commère s’exclamait :

— Aller porter nos fleurs à ces charognes ! Le sang d’Annette se mit à bouillir. Elle fit effort pour se taire, et passa, d’un air hautain. On n’osa pas l’apostropher. Mais avec Guillemette, on n’avait pas à se gêner. On l’injuria :

— Vieille salope ! Vendue !

— Parbleu ! disait la commère. Comme si l’on ne savait pas qu’elle a fait commerce avec les Boches !

La vieille femme riotait doucement… « Joli commerce ! Elle a tout perdu !… » Annette n’eut point sa sagesse. Elle prit sa défense, selon son habitude, en attaquant. Elle dit qu’il était ignoble de ne pas faire silence à ses méchancetés devant la mort, et que sous terre on était tous égaux : point de différence entre ceux qui étaient ici, ou là ! — On protesta. Poussée à bout, elle déclara qu’elle honorait autant les morts allemands que s’ils étaient morts pour la France : tous sacrifiés et tous victimes, également…

Elle en dit assez, pour que les trois journaux locaux, des trois couleurs, du rouge au blanc, lui fissent les honneurs, dans le numéro du lendemain, d’un article virulent, qui relatait les paroles scandaleuses d’une professeur de l’Université, fonctionnaire de l’État, et qui appelait sur elle les sanctions du gouvernement.

Le résultat ne se fit pas attendre. Annette fut convoquée chez le principal du collège. Et une enquête sommaire, dont elle n’essaya pas d’atténuer la rigueur, amena sa suspension du poste de professeur. Elle ne répliqua point, et elle plia bagage. Elle était lassée.

L’heure de l’action, d’ailleurs, avait sonné. Il lui fallait avoir les mains libres.


Pitan était prêt. Son plan était au point. Il en avait vérifié sur place tous les détails. Il se chargeait d’aller cueillir Franz à son camp et de le mener au train, où Annette le piloterait jusqu’à la dernière station avant la douane française. Là, un ami de Pitan viendrait prendre l’oiseau et, par des voies détournées, le guiderait à la frontière. Une auberge s’y trouvait, qui, par fortune singulière, chevauchait les deux pays : une porte ouvrait sur la France, et l’autre sur la Suisse. C’était un jeu, de passer. Le plus gros à risquer était le morceau que Pitan s’était réservé. Annette était ménagée. Son rôle n’était pourtant pas sans dangers. Elle devait se munir, à Paris, de deux billets pour la Suisse ; or, pour les obtenir, il lui fallait présenter, au guichet de la gare, deux passeports, régulièrement timbrés pour la destination et la date arrêtées. Pitan s’était fait fort de lui procurer un passeport, dont le signalement répondît à celui de Franz. Mais, pour une raison ou une autre, Annette ne reçut rien. Le temps fuyait. Le jour fixé approchait. Annette prit sur elle de demander deux passeports, l’un à son nom, l’autre à celui de son fils. C’était une idée folle. Marc n’avait point l’âge de Franz, et ne lui ressemblait guère. Mais on ne pouvait plus attendre. Risquons le tout pour le tout ! Annette comptait, d’ailleurs, n’utiliser le passeport que pour retirer le billet.

Elle n’eut pas de peine à l’obtenir, à Paris, par l’entremise de Marcel Franck, — alors que beaucoup d’autres, plus justifiés qu’elle à faire le même voyage, perdaient des semaines à quémander une autorisation, qu’on finissait par leur refuser ! Beauté des règlements ! Ils ne gênent que les innocents. Pour l’excuse d’Annette, il faut dire qu’elle n’avait même pas conscience de sa chance. Quand elle voulait une chose, elle la voulait si fortement qu’il lui semblait naturel que la chose s’accomplît ; et son assurance se communiquait à ceux dont la réalisation dépendait. Le prétexte invoqué dans le cas présent était la santé de son gamin, qu’elle allait conduire en Suisse. Marcel ne s’informa pas de plus près, et s’occupa des démarches. Annette quitta sa province, la veille du jour convenu avec Pitan. Elle s’était arrangée pour que les deux faits se succédassent immédiatement Durant ce court laps de temps, elle n’était fixée nulle part, comme l’oiseau sur la branche ; elle échappait à la surveillance et des yeux de province, et de ceux de Paris. Car à aucun des siens elle ne faisait connaître son passage à Paris. Sylvie savait seulement que sa sœur venait d’être congédiée, et elle en avait appris la cause ; mais elle ignorait la date de son retour. Annette ne ferait que toucher terre, à Paris, juste le nombre d’heures qui lui étaient nécessaires pour les préparatifs de son expédition ; et elle attendrait le succès de celle-ci, pour s’annoncer aux siens. (Si c’était l’insuccès, ils l’apprendraient assez tôt !)

Elle arriva donc, sans qu’on le sût, le soir du 9 novembre, après la nuit tombée ; et elle prit logement dans un petit hôtel, aux abords de la gare du P.-L.-M. La chance encore la favorisa. La frontière franco-suisse était constamment fermée. Elle l’avait été, fin octobre, à la suite des désastres italiens. Elle l’était encore, le 9 novembre. Le 10, elle se rouvrit, — disait-on, pour un jour. C’était le jour fixé. Annette, fiévreusement, passa la matinée et presque toute l’après-midi en formalités, attentes, stations interminables à la Préfecture de Police, puis aux Affaires Étrangères, pour retirer les passeports et les faire viser ; et elle prit à la gare les billets de chemin de fer. Après que ce fut fini, — (la journée de bruine, sans lumière, déclinait) — Annette rentra à l’hôtel, afin de s’y reposer, en prévision de la nuit aventureuse. Mais la chambre était glacée. Annette se tourmentait, maintenant qu’elle n’agissait plus. La fatigue la disposait à ruminer, ce qui pouvait faire manquer l’expédition : la fuite de Franz ne serait-elle pas aussitôt signalée ? Arriverait-il à temps, au passage du train ? Elle-même, tout à l’heure, avec ses deux billets, la laisserait-on passer ?… Paix là ! Tout à l’heure, on verra… À chaque heure son action ! Silence à la pensée !… Elle se rappela qu’elle ne s’était pas munie de provisions de bouche : Franz arriverait, exténué… Elle ressortit, pour quelques instants.

C’était quatre heures passées. Le lumignon du jour s’éteignait. Un souffle humide et mou pesait sur la Ville. On était transpercé par une petite pluie égale et sans arrêt, qui sortait de la chaussée et des murs des maisons, comme du ciel invisible. Paris était englouti sous le brouillard, comme un dormeur sous ses couvertures. On ne voyait pas à quatre pas. Du voile ruisselant émergeaient brusquement les passants qu’on croisait, et qui replongeaient sous la nuée. Pour qui ne voulait pas être vu, c’était une sécurité. C’était aussi un piège…

Et soudain, le carreau de brume fut crevé par une jeune tête ébahie, par un cri ; et, si vite que le cœur d’Annette les eût reconnus, une main plus rapide l’avait déjà saisie par le bras ; et, devant elle, c’était Marc qui disait :

— Maman !… C’est toi !…

Elle resta muette de saisissement… La dernière rencontre qu’elle eût prévue !… Il la regardait, heureux et curieux. Et, sous le parapluie d’Annette, il l’embrassa. Leurs lèvres et leurs joues étaient mouillées de pluie. Elle reprit, avec peine, la possession de soi. Il demandait :

— Tu es donc de retour ? Tu viens à la maison ?

Elle répondit :

— Non. Je ne suis qu’en passant.

Marc s’étonna :

— Comment ?… Mais tu restes, cette nuit ?

— Non, je repars, ce soir.

Il ne comprenait plus :

— Quoi ?… Ce soir, tu repars ?… Pour où, pour quoi, pour quand, pour combien de temps ?… Depuis quand es-tu ici ?… Et tu viens en passant ? Et tu ne m’as même pas averti !

Elle s’était ressaisie :

— Pardonne-moi, mon petit ! Mais je ne l’ai su moi-même qu’au dernier moment.

Il reprenait ses questions, avec une insistance irritée.

— Je t’expliquerai plus tard. Ici, on ne peut pas, dans la rue, sous la pluie.

— Eh bien, rentrons chez nous ! Tu as le temps, jusqu’au soir.

— Non, il faut que je m’en retourne, déjà, à la gare.

Marc, assombri, l’observait :

— Eh bien, je t’accompagnerai jusqu’à ton wagon.

Elle devait rentrer encore à son hôtel. Elle ne voulait pas que son fils sût qu’elle y était descendue. Elle ne pouvait lui confier son plan. Pour mille raisons ! Il ne devait pas être compromis dans cette affaire. Et qu’en penserait-il ? Elle n’avait point confiance en lui, en son caractère ; elle le jugeait incapable de comprendre ses idées, et hostile. Non, elle ne pouvait parler ! Une autre vie était en jeu… Mais ne point parler, c’était autoriser tous les soupçons. Déjà, ils étaient éveillés. Qu’imaginait-il de son passage clandestin ? Elle rougissait devant son fils. Elle dit :

— Rentre chez toi, mon petit. La pluie augmente. Tu seras trempé.

Il haussa les épaules :

— Tu n’es pas venue sans paquets. Où les as-tu laissés ? J’irai les prendre et te les porter.

— Je n’ai besoin de personne.

Il ressentit l’offense, mais il feignit de ne pas entendre. Il voulait savoir où elle allait :

— As-tu pris ton billet ?

Elle ne répondait point. Il lui emboîtait le pas. Elle sentit qu’il l’épiait. Elle cherchait une raison à lui donner, et elle n’en trouva point. Au coin d’une rue, elle s’arrêta, et se força à prendre un ton d’autorité :

— Séparons-nous ici !

Il répéta, buté :

— Sur le quai de la gare.

Elle dit sèchement :

— Je te prie de me laisser.

Il continua de marcher. L’irritation la prit. Elle lui empoigna l’épaule :

— C’est assez. Je te défends de me suivre.

Il s’arrêta, souffleté. Annette savait qu’il ne pardonnerait pas l’offense. Mais elle avait commencé, il fallait qu’elle allât jusqu’au bout, puisque c’était le seul moyen pour l’éloigner. Blessé, il fut blessant :

— Qu’est-ce que tu viens donc faire ? Tu te défies de moi ?

— Oui.

Il tourna les talons.

Elle le rappela :

— Marc, embrasse-moi !

Il ne se retourna pas, et, les mains dans les poches, les épaules remontées rageusement, il s’éloigna, ulcéré. Le voile du brouillard le recouvrit.

Annette, un moment immobile d’émotion, s’élança à sa suite :

— Marc !… Mon Dieu !…

Il avait disparu.

Elle courut, se heurtant aux passants dans la brume. Elle voulait lui dire :

— Pardon !… Je t’expliquerai… Attends !…

Trop tard ! Il était loin. La nuit, la nuée, l’avaient bu. Après quelques minutes, elle revint sur ses pas. Il fallait penser à l’autre. L’autre n’attendrait point.


La question du départ l’empêcha de songer plus longtemps à Marc. Il lui fallait faire timbrer deux billets, à l’entrée du quai d’embarquement. Mais les employés filtraient, un par un, les entrants. Il y avait neuf chances sur dix qu’on ne voulût pointer qu’un seul billet. Pour la troisième fois, la chance fut pour elle. Une famille venait de passer. Père, mère, trois enfants, l’un sur le bras du père, l’autre à la main de la mère. Le troisième, une fillette de douze ans, restait un peu en arrière. Annette la prit par la main, en souriant, et tendit les deux billets à l’employé, qui, distrait, ne remarqua point l’échange. Elle avait passé, disant des mots affectueux à l’enfant, qu’elle remit aux parents.

On s’entassa dans les wagons. Les compartiments étaient déjà pleins. Annette resta debout dans le couloir. Après un très long temps, le train partit dans la nuit, toutes lumières éteintes, de peur des avions ennemis, dont on signalait l’incursion menaçante. Le train s’arrêta dans la campagne, obscure. La pluie persistante tombait, tombait, sur le toit et les vitres. Rien ne remuait plus, il semblait qu’on fût oublié au milieu des champs. Il faisait humide et froid. Annette s’endormit debout, calée entre la paroi et les voisins qui l’enserraient. Ses genoux et ses chevilles étaient endoloris. Elle mourait de fatigue. Elle rêva, — réveillée par les cahots du train qui repartait, — puis retombant, dans d’autres rêves.

Elle rêva de Marc et de Franz. Elle était dans une chambre, — sa chambre de province. Franz était venu la rejoindre. Ils allaient partir ensemble. Ils bouclaient les paquets. Ils étaient prêts… La porte s’ouvre… Marc… Franz disparaît dans la pièce à côté. Mais Marc l’a vu. Il a son mauvais sourire et l’expression fermée. Il s’offre à l’accompagner. Mais Annette sait qu’il veut livrer le prisonnier. Il se dirige vers la pièce, où Franz s’est retiré. Annette se met devant la porte. Marc dit :

— Laisse-moi donc, maman ! Je veux voir ce cher Franz. Nous avons à causer.

Annette lui crie :

— Je sais ce que tu veux. Mais tu ne passeras pas !

Souffle à souffle, ils restaient à se défier. Marc l’épouvantait. Son regard ironique eut une lueur cruelle. Il dit, écartant celle qui lui barrait le passage :

— Allons donc !… On l’aura, ton amant !…

L’indignation, la peur, font surgir dans le cerveau d’Annette une fureur sans nom. Elle se trouve, avec un couteau de cuisine à la main ; et, la seconde d’après, le couteau allait frapper…

Dans l’effort convulsif pour s’arracher à son crime, elle se retrouva debout, dans la nuit du wagon. Haletante. Horreur et honte… Elle suffoquait… L’insulte faite par son fils, l’insulte faite à son fils, le déshonorant soupçon qui les flétrissait tous deux — (lui, elle, c’était le même !) — le vent de meurtre, accablaient ses membres qui tremblaient. Elle se disait :

— Se peut-il ? Se peut-il que, cette pensée, je l’aie seulement conçue, que ç’ait été en moi ?…

Elle se jugeait deux fois criminelle, envers son petit, de ce soupçon infâme, et de son attentat. Et elle ne pouvait pas empêcher sa pensée d’insister :

— Si les choses en étaient venues là, l’aurais-je donc tué ?…

L’idée qu’elle avait parlé tout haut, que ses voisins avaient pu l’entendre, glaça son délire. Elle se dompta, refoula les sanglots qui lui soulevaient la gorge. Et le roulement du train dans la nuit réapparut… Non ! Personne n’avait pris garde à sa fièvre. Chacun avait la sienne. Et dans les ténèbres protectrices, elle essuya les larmes qui la brûlaient. Les propos de deux voisins la rejetaient dans l’action.

Ils disaient que le train avait changé de trajet, et qu’il filait à gauche, au lieu de suivre la ligne du Bourbonnais. Elle trembla. Le rendez-vous était manqué !… Le front collé contre les vitres, ses yeux fouillaient sans voir les masses d’ombres qui fuyaient, et elle ne reconnaissait point le parcours. Mais, au premier arrêt, elle eut un sursaut. C’était la station convenue…

Elle regarda… Deux paysans. Quelques soldats. Nul ne monta, qu’elle attendait. Elle fut certaine que l’affaire avait échoué. Rongée d’angoisse, elle tâcha de parcourir les couloirs des wagons. Mais on pouvait circuler à peine, entre les corps entassés… Le train avait repris sa marche, puis, de nouveau, s’arrêta entre stations, à cause de travaux sur la voie ; et, de nouveau, les lumières étaient éteintes. À l’aveuglette, le front baissé, Annette s’efforçait de remonter le courant figé ; elle se trouvait prise, dans une banquise… Le train s’ébranla, la lumière revint ; et Annette vit, à cette lueur fumeuse de quinquet — debout contre elle, dans le couloir, celui qu’elle cherchait !… Face contre face… Dans la joie qui les illumina, leurs bouches se joignirent… Il y a trop à dire ! L’esprit défaille, et le corps parle… Le frère perdu retrouve la sœur…

Il se croyait égaré sans espoir, et seul, incapable de savoir où aller, quand descendre, comment se diriger, il était affolé. Annette lui apparut un ange envoyé des cieux. Il l’étreignait, comme un enfant. Et elle, heureuse, le couvait : ainsi, la poule son poussin. L’un contre l’autre, ils se contèrent, à voix basse, à demi-mots, leur équipée. Pitan, malin, avait évité la souricière de la station, l’avait conduit à travers champs, jusqu’au remblai où les travaux obligeaient le train à s’arrêter ; et là, dans la nuit, Franz était monté…

Une heure plus tard, on changeait de train. On contrôla les billets. Le plus grand risque était passé. Restait bien le saut périlleux par la frontière. Mais la confiance était revenue dans les cœurs. À présent, Franz ne doutait de rien. Sans transition, il avait passé d’un extrême à l’autre. Et son allégresse de grand gamin avait gagné sa compagne. Elle ne pensait plus à sa fatigue, à ses soucis, à ses mauvais rêves, à son cher garçon, ni aux cheveux blancs dans sa crinière. Très excités, riant, causant, ils étaient deux écoliers qui se réjouissent d’une bonne farce. Ils faisaient le frère et la sœur. Et même, Franz s’amusait à jouer un entretien inventé sur leur commerce d’horloger et sur leurs voisins aux noms saugrenus, dans une petite ville du Jura suisse. Qui eût su le vrai et les eût vus rire, les jugerait fous. Mais leurs nerfs avaient été trop tendus. Il y aura toujours le temps, après, pour la peine !…

Ils finirent par s’assoupir, en causant. Et, brusquement, la tête de Franz s’appuya sur l’épaule d’Annette ; et sur les cheveux de Franz, la joue d’Annette endormie… Mais au milieu d’un rêve, soyeux comme son oreiller, le devoir la réveilla :

— « Lève-toi !… »

(Elle résistait…)

— « Lève-toi ! On frappe… »

— « Qui donc ? »

— « Un que tu aimes !… »

(Elle vit Marc ; mais elle désignait sa figure, d’une suite de noms divers.)

— « …On le poursuit. Lève-toi ! Ouvre !… »

Elle fit effort, elle retomba comme dans ses draps, elle reprit souffle, elle sauta du lit. Ses yeux s’ouvrirent. Il faisait jour. Le train venait de s’arrêter. C’était ici que Franz devait descendre. Elle l’éveilla précipitamment. Elle descendit avec lui. Ils entrèrent, ainsi qu’il était convenu, à la buvette. Un paysan grisonnant vint s’asseoir à leur table. Il était placide et lent, dans son parler et ses mouvements. Il demanda des nouvelles de Pitan. Ils burent ensemble le café noir. Au bout d’un instant, les deux hommes semblaient être venus ensemble du pays, pour saluer au passage Annette. Ils prirent congé et se dirigèrent vers le comptoir. Le paysan connaissait les aîtres et les gens. Il échangea tranquillement avec le buffetier quelques mots traînants. Puis, il sortit, sans se presser, par une porte de côté. Franz portait pour lui un panier de bière en canettes, qu’il venait d’acheter. Annette remonta dans son wagon. Le train partit.

De la vitre de son compartiment, elle aperçut, sous le ciel éteint, parmi les champs luisants de neige, qu’encerclait la dure barrière des monts, la route blanche, où s’éloignait, cherchant la fente dans la haie des nations — ces prisons — une carriole, qui portait l’ami vers l’ami mourant.