L’Âme enchantée/Mère et fils/Partie 2

Albin Michel (3p. 81-199).
Mère et fils

DEUXIÈME PARTIE


L’Université, décimée, recourait aux femmes. Annette, munie de ses deux diplômes de licence, était nommée à un collège de garçons, dans une ville du Centre.

Elle partit, aux premiers jours d’octobre 1915. Que doux était l’automne ! Aux longs arrêts du train parmi les champs, on entendait les grives qui flûtaient dans les vignes ; et les calmes rivières cheminaient par les prés, semblant porter à la main leur longue traîne, bordée de feuilles d’or. Annette connaissait le pays et les gens, leur parler nonchalant, où passe à fleur d’eau l’ironie. Il lui sembla être délivrée de l’Âme empestée, qu’elle avait fuie. Elle se reprochait de ne pas en avoir arraché son fils.

Mais elle ne tarda pas à la retrouver. Sur ces grasses provinces, qui somnolent, s’allongeait l’ombre de la nuée. À ce moment, se livraient en Artois et en Champagne de furieux combats. On ramenait à l’arrière, des convois de prisonniers.

En passant à une gare, Annette vit, près de la station, une foule qui se pressait, à grand vacarme, autour de palissades encerclant un chantier. On y avait parqué, pour quelques heures ou quelques jours, comme ua bétail, un troupeau d’Allemands qu’on charriait depuis près d’une semaine, sans trop savoir où et quand on arriverait : car on avait mieux à penser. Toute la population de la petite ville s’était ruée, hommes, femmes, enfants, pour voir les bêtes dans leur cage. On eût dit un cirque de passage. Spectacle gratuit. Les prisonniers, brisés de fatigue, s’étaient affalés sur le gravier ; la plupart, muets, insensibles, promenaient de mornes yeux sur le cercle d’yeux goguenards, qui les épiaient entre les fentes de la clôture ; des gueules joviales leur lançaient des jets de salive. Quelques-uns avaient la fièvre ; ils étaient des chiens battus, honteux, haineux, peureux, qui tremblent. Les nuits de froid et de pluies avaient amené la dyssenterie. Dans un coin de l’enclos, en belle vue, sur un fumier, ils se soulageaient. À chaque fois, l’énorme rire des spectateurs rugissait. On entendait glapir les femmes, et les cris aigus des enfants. Se tapant les cuisses, roulant les hanches, contorsionnés, ils étalaient, béantes, leurs mandibules, dans les transports de leur allégresse. Ce n’était pas méchanceté. Totale absence d’humanité. L’animal s’amusait… Le rire d’une foule en goguette est toujours bestial. Celui-là l’était jusqu’à l’effroi. Des deux côtés de la palissade, il ne restait plus que le gorille. L’homme a disparu.

En remontant dans son wagon, Annette fixait, avec un dégoût halluciné, les gueules velues de ses voisins, et sur ses bras le duvet blond.

Cette hantise la poursuivit, les premiers temps, au vieux collège où elle allait enseigner, dans une fosse de Jardin des Plantes… « Jardin des Plantes ! » quelle ironie ! La moindre touffe avait été extirpée de la terre jaune et raboteuse, comme le désert de Tolède. Dans la cour longue, où l’on entrait par une lunette de guillotine, et qu’étranglaient quatre murs de prison, aux yeux chassieux, un arbre unique, un vieux platane, chétif, malingre, et tortu, s’obstinait ; les ongles de ces petits animaux en avaient arraché l’écorce : pas une feuille n’était restée, à portée des griffes, et le tronc était labouré de ruades. On eût dit que grands et petits conspirassent pour arracher la vie. L’État l’arrache aux petits des hommes ; et ils se vengent sur la nature. Détruire ! Détruire !… La paix s’en charge, comme la guerre. C’est la moitié de l’éducation.

De l’autre côté de l’un des quatre murs, coulait un ru empesté par des tanneries. La fétidité fade s’insinuait à l’intérieur des classes humides, où le petit bétail, parqué, puait. Leurs narines étaient calfatées. Ils étaient là une douzaine — vingt au plus — qui se tortillaient sur les bancs durs, dans l’atmosphère jaune de suie, qui filtrait par les vitres verdâtres de la cour fumante des brouillards de fin d’automne. Un poêle de fonte, bourré à blanc, ronflait (le bois abondait, au pays) : quand on était près de suffoquer, on ouvrait la porte (la fenêtre ne s’ouvrait jamais) ; le brouillard entrait, et l’odeur des peaux, — des peaux qu’on tanne. On la trouvait rafraîchissante, après celle des peaux vivantes.

Mais une femme, si habitués que soient ses sens aux raffinements, aux odeurs saines de la propreté, sait s’adapter, plus facilement qu’un homme, aux plus repoussantes nécessités. On le voit bien, devant les maladies : ses yeux, ses doigts, n’ont point de dégoût. L’odorat d’Annette accepta. Elle respira l’odeur de bauge, comme les autres, sans froncer le nez. Mais ce qu’elle eut plus de peine à accepter, ce fut l’odeur des âmes. L’esprit en elle était moins souple que les sens.


Ce n’était pourtant plus l’Âme enfiévrée par les passions, — la lutte, la haine, les tourments. Elle l’avait fuie… Eh bien ! elle aurait dû être satisfaite ! Elle trouvait ici l’indifférence.

La molle terre n’a point souffert. Elle somnole, grasse et mûre, dans la vallée, comme en un lit de plumes que le corps a creusé, tête posée sur le coussin de ses collines, pour mieux ronfler, et sans rêver à l’au-delà de l’oreiller. Terre apaisée, race modérée, d’esprit pratique, point tourmenté. Dieu n’y est point mort pour tous les hommes. Ce n’est point pour elle qu’est crucifiée l’humanité.

Annette la connaît, d’enfance ; le sang paternel en est sorti. Elle en goûtait, jadis, la reposante immobilité. Mais aujourd’hui ?… Elle en enviait la santé. Mais aujourd’hui ?…

Le mot de Tolstoy lui revient en mémoire Mais ce n’est pas seulement des femmes qu’il est vrai : — « L’être qui n’a point souffert, celui qui jamais ne fut malade, le peuple sain, trop sain toujours sain, — mais c’est un monstre !… » Vivre est mourir, chaque jour, et, chaque jour, lutter. Cette province meurt, mais elle ne lutte pas. Elle coule béatement, comme ses rivières sans rides, au ras des rives et des jours, dans son bon sens égoïste et narquois.

Pourtant, il fut un temps où elle brûla, cette terre. Cette vieille ville bourguignonne, aux trois fières églises, tours et flèches gothiques, en pierre blanche bronzée et rongée par le temps comme une armure rouillée, qui dressent leur silhouette de chevaliers du Christ, au-dessus du serpent du fleuve qui s’allonge, — leurs rangées de statues de saints décapités, les caillots de sang noirci de leurs vitraux troués, — leurs trésors de cathédrale, les tapisseries d’Haroun et les orfèvreries massives des empereurs Charles, fils de Charles, pères de Charles, — les ruines de leurs tours pointues et de leurs murs d’enceinte, de l’âge des Anglais, — tout atteste la vie forte d’autrefois, le sang rouge, la crosse d’or des grands évêques, et les luttes épiques, le Duc, le Roi — les rois (quel est le vrai ?) — et le passage de la Pucelle…

Maintenant, les rues sont dépeuplées. Entre les murs des maisons bourgeoises, aux portes étroites surélevées d’une marche, bien fermées, on entend de loin sonner sur le vieux pavé un pas nonchalant qui vient, — et, dans le ciel, les cris des freux, dont le vol lourd encercle d’une auréole noire les cloches de la cathédrale.

La race meurt. Elle est heureuse. La place ne lui manque. La terre est savoureuse, l’appétit satisfait, les ambitions bornées. Tous les aventureux sont, d’une génération à l’autre, partis à la conquête de Paris. Ceux qui restent trouvent qu’on est mieux pour s’étendre. Le lit est vide : on peut s’y retourner. La guerre le rendra plus large encore. Elle prend les fils. Mais non pas tous. L’imagination n’est pas assez vive pour trop s’inquiéter d’avance. Et le sens pratique évalue les profits. La vie facile, le bien manger, le cinéma et le café, le clairon de la caserne pour l’idéal, et les foires de bestiaux pour le positif. On est jovial, on ne s’affecte point du va-et-vient des nouvelles, avance, recul : on n’est point dupe. On dit des Russes, qui toujours détalent devant les Allemands :

— Eh bien, mais, ces gars-là, s’ils continuent, ils vont prendre le Transsibérien, et nous revenir par l’Amérique !…

Le bien-être a émoussé les angles, la dureté, la cruauté… (Stop !… Attention, frère ! il ne faut pas trop s’y fier !…)

Il fait silence. Il fait sommeil. Annette, n’es-tu point à l’aise ? N’est-ce point la paix que tu cherchais ?

— La paix ?… Je ne sais. La paix ?… Peut-être. Mais ce n’est point la mienne. Mais la paix n’est point là…


« Car la paix n’est point l’absence de guerre.
C’est la vertu qui naît de la vigueur de l’âme. »


Et la paix engourdie de la vieille province, calfeutrée dans le cercle de ses coteaux de vignes et de champs, bien calée au Centre de la France, — où le canon de la guerre ne résonne qu’assourdi — d’où le flot des armées se détourne, comme d’un massif immuable un fleuve en ses circuits, — (jusqu’à deux ans plus tard, quand les Américains viendront y installer un camp, dont le mouvement distraira un moment, et ennuiera bientôt l’ennui ensommeillé des habitants) — cette paix a l’odeur de ces classes de collège, où, porte et fenêtre closes, et le poêle ronflant, corps et âmes des petits hommes mijotent dans leur jus.


Ils sont, aux trois quarts, fils de petits bourgeois, ou de gros paysans, maîtres-fermiers des environs, — quelques-uns (par classe, deux ou trois), de notables, vieille bourgeoisie de robe, ou fils de fonctionnaires, l’élite de l’endroit. On les reconnaît assez vite, bien que sur tous soit posé le vernis de sournoiserie, qu’imposent aux figures l’éducation de collège et l’entente tacite en face du professeur, — bien qu’aussi ces museaux, si différents qu’ils soient, tous portent empreint le pouce du sculpteur qui a modelé la race dans la glaise du pays. Il est le même qui tailla les images dans la pierre de leurs églises. On les reconnaît. Leur hure pourrait, sans dommage, dans les niches, être replacée sur les épaules des saints (quels saints !) décapités. Ils sont authentiquement les petits-neveux de leur cathédrale. C’est consolant. « Petit bonhomme vit encore !… » Mais c’est aussi, pas très rassurant. Car, entre nous, les saints des cathédrales sont quelquefois de fiers chenapans. Ou de saintes-nitouches. — Les deux espèces, Annette les a dans son enclos. Mais atténuées. Le vieux vin a trop de bouteille.

Et d’abord, ce qui la frappe en ces figures de garçonnets, à l’âge ingrat, ossues, mafflues, irrégulières, taillées à la serpe, poussées de travers, ce sont deux traits : rudesse et ruse. Ils sont du terroir. Le long nez Valois, qui dévie, les yeux, petits, brillants, bridés, les plis précoces aux tempes quand ils rient, et la gueule de renardeau, canines jaunes, qui avance de côté, pour rigoler, ou pour ronger — une gomme, les ongles, ou une boulette de papier… Annette, dans sa chaire, se voit chasseur en face de terriers. Chasseur, ou chassé ? D’eux eu d’elle, qui sera le gibier ? Ils et elle se guettent. Il faut avoir le doigt toujours sur la gâchette. Gare au premier qui baisse les yeux !

C’est eux. — Après un premier examen, dévisagement, ricanements, bourdonnements, coups de coude à défoncer les côtes, les paupières sont descendues. Mais l’œil est tapi, à l’affût. Et c’est encore pis ! On ne peut l’atteindre, et il vous tient ; il ne laisse rien passer de vos mouvements, sans les souligner d’une grimace, qui se communique à l’autre bout de la classe, comme un sans-fil. Ils ont l’air immobiles, innocents (aux deux sens) ; mais leurs jambes se tortillent sous la table, leurs pieds raclent le plancher, leurs mains farfouillent au fond de leurs poches, ou sur la cuisse du voisin, leur œil clignote, et sous leur joue, leur langue pointe et fait des bosses. Ils ne voient rien, mais ils voient tout. Si l’attention du maître, une seconde, se détend, on sent monter de toute la classe un frémissement.

Tout cela, c’est monnaie courante, pour les professeurs ; et bien qu’Annette en soit à ses débuts — (car elle n’a, jusqu’à présent, pratiqué que des leçons particulières) — elle se trouve d’aplomb, dès les premiers pas ; elle a dans le sang l’instinct du gouvernement. Elle a beau rêver : au moindre choc qui l’avertit du danger, elle est armée, et ces petits loups et ces petits renards, qui, escomptant sa distraction, rampent vers elle, la gueule ouverte de côté, restent en arrêt devant le feu qui s’allume dans l’œil impérieux… Ils comptaient pourtant bien s’amuser de cette femme qu’on leur a donnée pour berger ! …

La femme, pour ces petits mâles, a sa place marquée à la maison et au comptoir. Là, elle gouverne : on voit sa tête (elle l’a bonne), et quelquefois le plat de ses mains ( elle les a lestes !) — Mais si elle sort, ce qui intéresse, c’est le bas du corps. Comme ils la flairent !… Ils ne savent rien, pour la plupart, — si peu que rien. — Très peu ont fait leurs premières armes. Mais pas un ne voudrait passer pour ignorant. Et comme ils en parlent, ces petits manants ! Si les femmes se doutaient de ce qui se dit d’elles, dans ces haras d’adolescents, — d’elles, de toutes celles que peut attraper et palper leur imagination excitée, dans le cercle étroit de leurs journées, — des sœurs, des femmes mariées ou non, maîtresses ou servantes, de tout ce qui porte jupe, fût-ce la jupe de Dieu ! La mère seule, est, par une trêve tacite, à peu près, — pas toujours — épargnée. Et quand une se présente, qui n’a d’attaches avec aucun, qu’aucun homme ne protège (possède : rien pour rien !) mari, ou fils, ou frère, — l’étrangère, c’est la proie. L’esprit s’en donne, et les propos !

Oui, mais la proie, quand c’est Annette, est un rude morceau. Qui commence ? Et par où ?

L’étrange femelle !… Tandis qu’ils goguenardent derrière leurs pattes, en fouillant des yeux, elle a un regard précis, dur ou railleur, qui leur cloue la gaudriole au bec ; ils en restent pantois, quand elle leur dit, avec un éclair diabolique :

— Maintenant, Pillois, essuie ta bouche ! ça ne sent pas bon !

Il demande quoi ?

— Ce que tu viens de dire.

Il proteste qu’il n’a rien dit, qu’il a parlé trop bas pour qu’elle l’entendît.

— J’ai lu dessus… Allez dehors, quand vous voudrez vous soulager ! Si je ne puis rien sur vos pensées, je veux qu’au moins vos bouches restent propres.

Ils sont cloués. Pour un instant. Où a-t-elle pris cette audace du ton et du regard, ces répliques qui tombent comme une claque ? Sans impatience, d’une main juste, qui maintenant caresse tranquillement ses blonds sourcils… Le cercle se reforme autour d’elle, des yeux qui guignent. Elle se sent explorée, de l’oreille au talon ; elle leur fait face et, sans arrêt, par des questions qui tombent, à gauche, à droite, inattendues, elle tient en haleine ces pensées. Elle sait trop ce qui bourdonne sous les petits crânes désœuvrés, l’essaim de mouches qui sortent du mur de glycine, au printemps. Elle sait… Si elle ne sait pas ils se chargeront de le lui apprendre.

Le gros Changnois, le fils d’un marchand de chevaux, quinze ans, mais il en paraît dix-sept, trapu, massif, le cuir de la face criblé de taches de rousseur, le crâne carré, le poil blond pâle et ras comme d’un cochon, les mains énormes aux ongles rongés rasibus jusqu’aux racines, rude et matois, rigoleur, querelleur, — quand il chuchote, on entend son creux, comme une grosse mouche au fond d’un pot, — il lorgne Annette, il apprécie ses formes et ses appas, il claque de la langue en connaisseur, il a parié, « mon vieux ! » qu’il lui ferait une déclaration. Quand elle lui parle, il roule des yeux de carpe. Elle fait rire à ses dépens. Alors, il a juré, vexé, qu’il se paierait la tête de la gonzesse ! Il s’est arrangé pour se faire surprendre, tandis qu’il dessinait des graffiti. Et maintenant, il attend l’effet. L’air impassible ; mais son gilet tremble, il rit dans son ventre. Et les autres chienneaux, prévenus, en jappent d’avance, les yeux fixés sur la victime, son front, ses yeux, et ses doigts longs, qui tiennent la feuille de papier. Elle n’a point bronché. Elle replie le papier. Elle achève la dictée commencée ; et Changnois, ricanant, écrit comme les autres.

Quand c’est fini, elle dit :

— Changnois, vous retournerez, pour quelques semaines, à la ferme de Monsieur votre père. Vous êtes malade, ici. Votre place est aux champs, parmi vos chevaux.

Changnois ne rit plus. Son derrière n’a pas envie de refaire connaissance avec le pied de son père. Il proteste, il discute. Mais elle est inflexible :

— Allons, filez, mon garçon ! Votre box est trop étroit, ici. Là-bas, vous serez au large, et l’on vous étrillera. Tenez, voici votre passe, pour M. le Censeur !

Elle inscrit sur la feuille :

— « À renvoyer au foyer. Réformé. »

Elle dit à la classe, qui en demeure bouche bée :

— Mes garçons, vous perdez votre peine. Vous voulez m’intimider, parce que je suis femme. Vous retardez de quelques siècles. Les femmes ont part aujourd’hui aux travaux des hommes. Elles les remplacent à la peine. La vie des hommes est leur vie. Elles ne baissent pas les yeux devant… Vous voulez faire les hommes ? Point d’impatience ! Cette ambition est à la portée du plus borné. Toute la question est de savoir si vous serez des hommes sensés, capables dans votre métier. Nous sommes ici pour vous y aider. Mais si vous ne voulez pas, nous ne vous y forcerons pas. Franc jeu ! C’est pour vous. Oui ou non, voulez-vous ?… Eh bien, alors, marchez !

Après quelques essais, ils se convainquent qu’ils ne sont pas les plus forts. Alors, sans qu’on le dise, un traité est signé. Sans doute, il faut toujours que les frontières restent gardées. Autrement, le traité ne serait qu’un chiffon de papier. Elles le sont. Par-dessus, s’organisent des relations normales. Ils ne discutent plus la force établie. Et leur coalition n’ayant plus d’objet, ils se montrent, comme ils sont entre eux, au naturel, — désunis. Au milieu de la tribu, Annette commence à distinguer les individualités. Il y en a quelques-unes, pas beaucoup, — trois ou quatre, sur le total de six classes, — qui attirent sa sympathie ; mais il ne faut pas la montrer. Ce sont de petits garçons d’une pâte plus délicate, qui réfléchissent un peu ; on voit des pensées plus fines leur rosir sous la peau ; ils sont sensibles à un mot qu’on leur dit, une attention, un regard ; presque toujours, ils sont suspects aux autres, ou persécutés. Leur aristocratie relative attire l’hostilité naturelle de la tribu ; et puisqu’ils sont sensibles, c’est pour qu’on les fasse souffrir. Il ne ferait pas bon leur témoigner une préférence : ils la paieraient. Et pis, ils l’exploiteraient ; ces petits comédiens, si l’on s’intéresse à eux, ils se croient intéressants, ils veulent l’être, et leur nature est faussée ; ils sont, malgré tout, de l’espèce des autres, cyniques naïvement et roués. Annette doit se contraindre à l’impersonnalité… Qu’elle aurait besoin d’en prendre un dans ses bras, — à défaut de celui qui lui manque !… Marc absent est toujours là. Elle le cherche en chacun. Elle le compare. Et bien qu’elle n’en trouve aucun, cette mère ! qui le vaille, elle tâche de se tromper, elle l’imagine à leur place, devant elle, elle le voit ; elle lit en eux, afin de lire en lui. Ce sont, faute de mieux, des miroirs, pas trop déformants du fils perdu, du fils prodigue, qui reviendra. Que reflètent-ils ?… Hélas ! Ils reflètent les grands. Leur idéal ne va pas plus loin qu’à être ce que sont leurs devanciers. d’une génération, (cela s’appelle : « devancer », cette force du passé, qui marche à reculons !…) S’ils avaient, en naissant, des linéaments propres, dès avant d’entrer au collège, on les distingue à peine : ils sont marqués du cachet de leurs propriétaires — les pères — qui sont eux-mêmes timbrés de celui de la parenté et de la communauté. Ils ne s’appartiennent plus. Ils sont à la Force anonyme qui a, depuis des siècles, rassemblé en cités ces chiens de prairies, répétant les mêmes gestes et les mêmes aboiements, rebâtissant pareilles les mêmes huttes de pensée. Le collège est l’atelier qui enseigne le doigté de la machine à penser. Que peut, pour les affranchir, une initiative isolée ? Il faudrait leur enseigner, d’abord, à ne plus chausser les pensées des grands. Or, ils mettent leur orgueil à se camoufler en grands. Moins ils pensent par eux-mêmes, plus ils sont heureux et fiers. — Et, mon Dieu ! avec les grands, il n’en va pas autrement. Ils s’épanouissent, quand ils ont abdiqué leur jugement personnel (cet encombrement !) dans la pensée en gros, dans l’opinion de masse, qu’elle se nomme École, Académie, Église, État, Patrie, — ou qu’elle ne se nomme pas, et qu’elle soit l’Espèce, — ce monstre aux yeux sans lumière, auquel on attribue une sagesse providentielle, et qui rampe au hasard, plongeant sa trompe gloutonne. dans la vase du marais, d’où il sortit un jour, et qui l’engloutira… (Tant de milliers d’espèces, déjà, y ont sombré !,.. Quoi ! n’arriverons-nous pas à racheter la nôtre ?…)

Des feux-follets luisent au-dessus du marais. On a l’illusion de les voir, un instant, briller dans les yeux de quelques-uns de ces petits… Annette cherche à les saisir… Que pensent-ils de la vie ? Que pensent-ils de la mort ? Cette guerre, ces tempêtes, qui viennent battre contre la porte des collines, là-bas, à l’horizon, — qu’est-ce qui en retentit dessous ces petits fronts boutonnés ?

Il ne retentit rien que des taratata, des claironnades, des pétarades, et des images d’Illustration, — un spectacle lointain et qui, prolongé, ennuie : on est blasé !.. Leurs billes et leurs paris les intéressent davantage. Ou leurs intrigues de classes. Et, quand ils sont plus grands, les affaires, gains et pertes, de la maison.

Cependant, ils ont des parents là-bas, dans les tranchées. Plusieurs ont été frappés. Ne pensent-ils pas à eux ?

Sans émoi. Plutôt pour s’en vanter. Ils sont des héros par procuration. Les nouvelles qui arrivent du front sont préalablement filtrées. Ils en voient les misères sous un angle comique. Boudin dit, en se roulant :

— Mon vieux ! mon frère, là-bas, il dit qu’ils en ont jusqu’au bec, dans la merde.

Corveau dit qu’on saigne les Boches avec des couteaux. Il montre comment on fait. Il a vu tuer le cochon.

Ils se racontent, avec des yeux farceurs, les effets des obus. Les clochers, les arbres, les tripes et les têtes, voltigent dans leur pensée, comme des jouets barbares. Ils s’arrêtent au décor. Oui, la chair et le sang, ils l’imaginent, ils y ont même ce plaisir, que trouvent les garçons à patouiller dans la saleté… Mais le cri de l’âme dessous, il n’en est pas question.

Ceux qui reviennent de là-bas ne font rien pour l’éveiller. Le frère aîné de Corveau est en permission. Il conte à ces gamins :

— « J’avais un bon copain qui se faisait des rentes, en vendant les fusées des obus non éclatés. Il était, pour les dévisser, malin de ses dix doigts comme un singe ; il allait les cueillir, à peine refroidis. Je lui disais :

— Méfie-toi !

Il répondait :

— Ça me connaît !

Un jour, je le suivais à vingt pas, en me garant derrière un arbre :

— Laisse ça ! que je lui crie, ça pourrait mal finir…

Il me riposte :

— Eh ! foireux !…

Vlan ! l’obus lui pète au nez… Ce qu’il a pris, le frère !… Il n’en est rien resté… »

Il se tordait de rire. Et les gosses avec lui. Annette écoutait, stupéfiée. Qu’y avait-il sous ce rire ? Le souvenir d’une bonne farce ? Une excitation nerveuse ?… N’y avait-il rien, dessous ?

Elle prit le rieur à part. Elle lui dit :

— Enfin, Corveau, là-bas, est-ce vraiment si plaisant ?

Il la regarda et essaya de blaguer encore. Mais elle ne riait pas. Alors, il dit :

— Pour dire le vrai, ça n’est pas beau.

Et, au bout d’un instant, il déversa des confidences amères. Annette lui demanda :

— Mais pourquoi ne le dites-vous pas ?

Il fit un geste découragé :

— On ne peut pas. Ils ne comprendraient pas… Et puis, ils ne voudraient pas… Et puis, à quoi ça sert ? On ne peut rien.

— Parce qu’on ne veut rien.

— Ce n’est pas à nous, de vouloir.

— Et qui donc, sinon vous ?

Il fut interloqué :

— Mais les autres, les chefs.

Inutile de poursuivre, de lui rappeler :

— Ces chefs, c’est par vous qu’ils sont. C’est vous qui les nommez…

Le soir même, Annette l’entendit qui recommençait ses hâbleries. Il en avait besoin. Ce n’était pas les autres qu’il voulait tromper, c’était lui. Si ceux-là ne sont pas capables de voir et de vouloir la vérité, comment l’attendre de ceux à qui l’épreuve est épargnée, ~ de ces enfants ? Ils ne connaissent pas les choses. Ils sont la proie des mots. Pourvu que les mots ronflent, ils ne regardent pas au sens. Annette leur a demandé d’écrire leur idéal de vie. Bran veut être officier ; un de ses grands-oncles le fut. Il écrit fièrement :

— « Le fleuve ne remonte-t-il pas toujours à sa source ? »

Ils crânent avec la guerre. Les plus âgés, ceux qui, si elle dure encore une ou deux années, ont chance d’être appelés, répètent les fanfaronnades qu’ils ont entendu clamer par quelques vieux fantoches :

— « Les balles, ça vous traverse, mais ça ne fait pas de mal !… Debout, les morts !… »

L’héroïsme futur les dispense de l’effort présent Ils n’en « fichent plus un coup. » Ils disent :

— Après la guerre, on n’aura plus la peine de s’esquinter. Ce sont les Boches qui paieront… Mon vieux, on les attellera… Et ahi donc !… Mon père a dit qu’il en achèterait une demi douzaine, et qu’il leur clouterait aux pieds (les carnes !) des fers-à-chevaux… Hu Hau !…

Les plus lettrés, les fils du président et de l’avoué, se gargarisent du pindarisme des journaux. Lavedan est Corneille, et Capus est Hugo. Les autres en restent aux images truquées des petits illustrés.

Annette tente une épreuve. Elle jette un coup de sonde. Elle leur lit un chapitre de Guerre et Paix, — la mort du petit Petia, — les belles pages trempées de la brume d’octobre et des rêves du jeune arbre, qui ne se réveillera pas…

« C’était un jour d’automne, doux et pluvieux ; le ciel et l’horizon se fondaient en une teinte unique d’un gris terne. Quelques grosses gouttes tombaient… »

D’abord, ils écoutent mal. Ils ricanent des noms russes. Celui du petit héros a le don de les jeter dans une crise de gaieté. Puis, peu à peu, l’essaim de mouches se fixe au bord du bol ; ils se taisent, ils font taire les bavards ; un seul qui gonffle ses joues, chaque fois que revient le nom, persiste jusqu’au bout dans la même ineptie. Les autres restent en arrêt… — Quand c’est fini, il y a ceux qui bâillent. Il y a ceux qui se rattrapent de leur immobilité par un branle-bas bruyant. Il y a ceux qui, gênés, mécontents, chicanent, font les connaisseurs :

— « Les Russes, ils sont mabouls !… »

Il y a ceux qui, sans pouvoir s’expliquer, disent :

— « C’est épatant… »

Il y a ceux qui ne disent rien. Ce sont ceux qui sont touchés. Mais jusqu’où, et comment ? Il est difficile de le savoir. On n’en tirerait point une seule parole du cœur.

Annette couve du regard un petit auditeur, un blondin, maigriot, au nez long, aux traits fins, bien peigné, à la poitrine étroite, qui toussote et regarde d’un autre côté. Il est intelligent, timide, pas très franc, comme les enfants qui se savent faibles et qui ont peur de se livrer. Elle soupçonne en lui le tressaillement de l’âme. Pendant la lecture, quand elle levait les yeux du livre, elle rencontrait ceux de l’enfant oppressé, qui se hâtait de repiquer le nez dans ses papiers. Ce petit est capable de penser parfois à la souffrance, parce qu’il est lui-même maladif et nerveux ; l’égoïsme est souvent la clef de la pitié. Qui souffre pour soi a chances de s’éveiller à la souffrance des autres.

Annette le retient après la classe. Elle lui demande s’il aime Petia, ce jeune frère. Il est rouge, il est troublé. Elle évoque de nouveau le rêve de la dernière nuit de l’enfant poétique. Comme c’était beau la vie ! la puissante vie fragile ! La vie qui aurait été ! la vie qui ne sera pas !… Est-ce qu’il a compris ? — Il hoche la tête, en détournant les yeux. Mais elle les a vus : la lumière a brillé…

— As-tu jamais pensé, si une fois, tu étais à la place de Petia ?

Il proteste :

— Oh ! moi, je ne partirai pas. Je ne suis pas bien portant. On m’a dit que je resterais à l’arrière.

Il est soulagé et fier de sa mauvaise santé.

— Et les autres ? Tes camarades ?

Cela lui est égal ! Il se hâte de chercher dans sa mémoire les phrases qu’il faut penser. « Mourir pour la patrie… » Les autres peuvent se faire tuer. Il est remis d’aplomb. La lumière est soufflée…

Qui sait ?


Annette est injuste. Elle ne voit pas les raisons d’espérer. — Elles ne manquent point.

Ce peuple de bonnes gens, égoïstes, ruminants, a bien le droit de faire un somme. Il marche depuis longtemps. Il a fait les Croisades et la Guerre de Cent ans. Cela ne le rajeunit pas, mais est garant de sa race. Il a tant vu, tant agi, tant subi, tant pâti !… Et il rit ! C’est merveille… Qui rit vit, et n’est point près de renoncer à la vie…

Dans ce monde malcontent de ce qui est, ce qui est le satisfait. Point haineux, point envieux du voisin, convaincu qu’il n’est rien de mieux que chez soi, rien de plus beau que d’y rester ; répugnant à la guerre, habitué à ses aises, quarante-cinq ans de tranquillité… Et du jour au lendemain, il prend le harnois de bataille, sans rechigner ! … Qu’ils sont dociles, ces discuteurs ! Ils sont prêts à tout sacrifier, — sans emballement — parce que « cela se fait » : « cela s’est toujours fait… » — Selon l’angle d’où on les regarde, ils sont absurdes, et ils sont émouvants. Leur fonds d’acceptation bonhomme, indifférent, a son néant ; mais sa grandeur, autant.

Quant aux enfants, qu’en savons-nous ? Ce qui se montre n’est qu’un jeu. Le vrai travail se fait au fond. Les yeux des maîtres et des parents ne voient pas plus loin que la jeune écorce. Vous ne connaissez de l’enfant que ce qui le fait nommer tel. Vous ne voyez pas l’Être éternel, qui n’a point d’âge, dont le feu couve dans les retraites de chaque âme, grande ou petite. Vous ne pouvez jamais savoir si le feu ne jaillira pas… Confiance !… Patience !…

Mais Annette n’en avait pas.

Elle était comme un nageur robuste, qui veut traverser un fleuve, et va contre le courant. Ou comme ces migrateurs, qui foncent contre le vent.

Quand elle sentait autour d’elle, à Paris, l’odeur de fièvre, elle aérait ; elle opposait la volonté du calme. — Quand elle voit ici l’épaisse indifférence, elle entend monter l’appel de la souffrance.

Elle est inquiète. Si elle est mécontente des autres, c’est qu’elle l’est de soi. Ils sont ce qu’ils doivent être, ils sont selon leur nature. Mais elle, est-elle selon la sienne ? Que fait-elle ici ? Depuis un an elle s’est livrée aux destins qui emportent son peuple. Elle y trouvait d’abord une jouissance violente ; bientôt, une habitude. Maintenant, une lassitude. Une force intérieure, cachée, lointaine en elle proteste. Elle ne la distingue pas bien, elle en souffre confusément ; elle se sent coupable envers elle. Et ce remords obscur pèse sur tout ce qu’elle voit, sur ce petit monde qui borne son horizon, — cette humanité en miniature. Elle voit les tares d’hommes sur ces visages d’enfants. Elle voit leurs destinées, leur médiocre avenir, le cul-de-sac de la vie. Elle voit son propre fils perdu dans cette foule anonyme, dans cette fourmilière qui coule comme un flot et ne sait où elle va. Elle se voit elle-même, une fourmi ouvrière, sans enfants, qui accomplit sans joie sa tâche mécanique. Il lui semble que ces enfants sont tous — même le sien — sortis d’une reine monstrueuse et obtuse, la Nature… Elle a la bouche mauvaise et l’âme asséchée.

Tout lui manque. Ce n’est pas seul son fils qui lui manque cruellement. — C’est elle-même.


Et elle manque à son fils. — Mais cela, il n’en conviendra point.

Il s’était séparé d’elle, enragé qu’elle l’eût déserté, mis en geôle, bouclé… Bouclé !… On allait voir !… Quatre semaines, il resta sans lui écrire. Elle lui écrivit une fois, deux fois, trois fois, maternelle et sévère d’abord, laissant entendre que s’il voulait s’amender elle lui pardonnerait — (pardonner ! lui pardonner, à lui !… C’était lui qui ne pardonnait pas !…) — puis, fâchée de ce qu’il n’écrivait point, inquiète enfin, se tourmentant… Il serrait les dents. Il ne se décida à répondre que lorsque Sylvie, à qui Annette demandait des nouvelles du petit, vint au parloir le relancer. Alors, il s’ingénia à lui confectionner un chef-d’œuvre de sécheresse. Pas un mot de reproche ou de plainte. Aucune amertume. (C’eût été livrer un peu de son cœur !) Une froide politesse. Un pensum, auquel il feignit de s’astreindre, désormais, ponctuellement, tous les quinze jours, et qui ne laissait rien savoir de lui et de sa vie que l’extérieur, — dépouillé de tout accent personnel, de saveur, de couleur. Vainement, Annette insistait, demandait des détails. Elle comprenait bien qu’il voulait lui faire sentir sa rancune. Tantôt elle s’efforçait de le désarmer, tantôt elle s’étudiait à la même inflexibilité. Mais venait toujours le moment où l’amour refoulé faisait irruption. Le petit guettait ces heures, et il en triomphait. Elle s’en repentait, après. Car il n’en écrivait que sur un mode plus terne et plus détaché. Maintenant, elle n’ouvrait plus ses lettres qu’avec une souffrance de ce qu’elle allait lire. Et malgré tout, l’espoir. Et toujours, la déception. Elle se lassait de souffrir et d’attendre. Le jour venu d’écrire (il ne répondait qu’après, lettre pour lettre), elle reculait d’un jour, puis de deux, puis de trois… Et puis, une de ces explosions de reproches et d’amour, qu’elle ne pouvait maîtriser… Et puis, elle se tut, un mois… Puisqu’il ne s’en souciait pas !… De son silence d’un mois, il fut presque malade. Il avait beau faire l’homme fort et dédaigner ses lettres. Comme il les attendait ! Ce n’était pas seulement son orgueil qui savourait la vengeance de se dire :

— Elle ne peut se passer de moi !…

Ces effluves d’amour, que le vent lui apportait des campagnes lointaines, il ne pouvait plus s’en passer, maintenant. Tant qu’ils lui étaient arrivés régulièrement, au jour dit, il feignait de les recevoir, avec indifférence, comme son dû. Quand ils commencèrent à s’espacer, il reconnut leur manque ; l’impatience s’alluma ; avec elle, le désir. Lorsqu’ils entraient enfin, avec la lettre attendue, il en jouissait brutalement… Bien entendu, il refusait de le reconnaître !… (Tricheur !…) Il aimait mieux en attribuer le plaisir à l’orgueil, qui se disait, insolent :

— Une fois de plus, je l’ai « eue » !…

Mais lorsqu’elle n’écrivit plus, il lui fallut bien s’avouer l’humiliante vérité : « Il avait besoin d’elle… » S’avouer ? Non ! Non !… « Je ne sais rien, je n’ai rien à avouer… »

La nuit, il rêvait d’elle. Des rêves où elle revenait sans cesse, jamais tendre, jamais aimante, mais hautaine, dure, sarcastique, le blessant, l’humiliant,… Il se réveillait, la détestant, brûlant avec fureur… de quoi ?… De lui dire des choses cruelles, de la tenir sous ses mains, de la faire souffrir, de se venger… Mais le contact de ses mains le faisait tressauter. Il chassait l’image… L’image revenait… Cette belle bouche méprisante… Il cherchait à l’outrager dans son souvenir. Il pensait à la vie libre qu’elle avait pu mener, et qu’elle lui défendait… Il voyait aussi en rêve d’autres femmes qui ne lui ressemblaient aucunement, ni de traits, ni de façons, ni d’âge, — et que pourtant il identifiait à elle, sans discussion : ce qui lui permettait de satisfaire par elle, dans l’abîme sans lumière, ses sentiments refoulés, — l’hydre aux cent têtes…

Quels mois !… Fiévreux et ligoté, dans ce parc à bestiaux !… Enfermé !…


Enfermés, ces pensées et ces jeunes corps en feu ! La prison, — la pension — est pour eux plus dangereuse encore que la rue. L’ennui déprave l’esprit. L’anxiété, l’attente, la luxure, la crainte, la cruauté, travaillent ces petits animaux. La nuée de soufre qui pèse sur la Ville assiégée alourdit leurs cerveaux, empoisonne leurs membres. Elle couve les dortoirs en sueur, où la surveillance s’est relâchée. Le pion a donné l’exemple. Il sort, une nuit sur trois, avec la connivence du porte-clefs. Le surveillant-général ronfle dans une chambre à côté. Pourvu que tout se passe en silence, la galère jusqu’à l’aube est déchaînée. Marc écoute, étouffe, se sauve, écœuré. Il saute, par une fenêtre, dans le jardin de la pension — de la prison…

Nuit sombre. Quatre murs. En haut, ciel opaque. Un rayon de projecteur passe et fouille les ténèbres… Marc a passé dans une autre prison…

Il s’approche du mur qui longe la rue déserte. Maisons éteintes. Tout dort dans ce quartier bourgeois, loin du centre et du bruit. Beaucoup des habitants ont fui Paris. Marc se penche… Trop haut ! Il risque de se casser les jambes. Une rage le pousse à s’évader, quand même. Le voilà à cheval sur la crête ! Il se suspend par les mains, et cherche avec ses pieds une fente où s’accrocher… Dans la rue il entend venir des pas ; il essaie de remonter… Trop tard ! On l’a aperçu. Dans l’ombre au-dessous, une voix lui demande :

— Tu veux sauter ?

Il questionne :

— Qui êtes-vous ?

Mais déjà deux mains, au bout des bras levés, lui ont empoigné les pieds, et la voix dit :

— Vas-y ! Je te tiens !…

Il se trouve dans la rue, les pieds sur le trottoir. Autour, les murs des maisons mornes. Et la nuit, au-dessus… Une troisième prison. C’est comme en un cauchemar. Une boîte à compartiments. On sort, on rentre, on passe de l’un à l’autre ; mais le grand couvercle du dessus reste rabattu… Un inconnu est contre lui, et le tâte. Ils sont presque de même taille. Une allumette craque, et la flamme un instant éclaire les deux visages. C’est un jeune ouvrier, guère plus âgé que Marc. Imberbe, le teint gris, les traits fins, l’expression aiguë, sous les paupières bridées des prunelles mobiles, un regard curieux qui fuit, qui palpe, mais qui ne se pose pas, un sourire équivoque au coin des lèvres pâles… La nuit est retombée entre eux. Mais ils se sont bien vus. L’autre pelote le bras de Marc, et lui dit :

— Où vas-tu ?

Marc dit :

— Je ne sais pas.

— Alors, viens avec moi !

Marc hésite. Son instinct l’avertit. Il sait les dangers de la jungle. Il ne sait rien de l’autre ; mais il flaire que l’autre est de la jungle. Le cœur lui bat. Mais la curiosité l’emporte sur la peur. Et puis, s’il n’est pas brave encore, il est téméraire. (La bravoure s’apprend plus tard, lorsqu’on est en état de peser ses forces, ou sa faiblesse, qu’il n’a pas éprouvées.) Il est curieux de risquer. — Il dégage son bras de la main qui le serre ; et de ses deux mains, à son tour, tenant l’autre, mais à distance, il dit :

— Allons !
sans demander où.

Toute la nuit, ils courent. Ainsi que leurs mains d’abord, leurs esprits se sont tâtés. Gauchement, un peu rudes. Ils ont peur l’un de l’autre ; mais ils ne savent pas que l’autre a peur. — Non point la peur physique. Le premier contact l’a presque dissipée, chez Marc. Elle reparaît par bouffées, quand ils marchent en silence, côte à côte. Marc touche dans sa poche son couteau, — arme inoffensive qu’il ne saurait pas manier. Ils se hâtent de parler. La parole les rassure.

En plein jour, ils auraient été lents à s’approcher. Mais la nuit dans ces rues en deuil, où les lumières sont voilées, comme pour un catafalque, les différences s’effacent, ils sont du même troupeau. Les mêmes désirs les poussent. Les mêmes dangers les menacent. Fatigués de marcher, ou plutôt, parce qu’ils veulent, avant d’aller plus loin, s’étudier, ils s’asseyent sur un banc d’une place obscure.

Il se nomme Casimir. Il roule une cigarette, et il l’offre à Marc. Marc qui n’aime point à fumer, et qui est dégoûté, prend et fume… O honte ! il n’a rien dans ses poches, ni tabac, ni argent : comment fera-t-il tout à l’heure ?… Cette préoccupation l’empêche d’écouter. Mais il entend quand même ; et sa curiosité le reprend. Confiance pour confiance ! Ils se racontent l’un à l’autre…

Ouvrier électricien. Il travaille dans une usine de guerre. Le chiffre de ce qu’il gagne par jour écrase le petit bourgeois, qui ne possède rien, qui ne gagne rien, qui n’est capable de rien que de dépenser. Casimir n’abuse pas de sa supériorité ; il la connaît depuis longtemps ; peut-être l’échangerait-il contre cette infériorité bourgeoise, qu’il méprise et envie, depuis qu’il est né. Mais, cette nuit, il ne pense pas au mépris ni à l’envie. L’attrait est plus fort. Ce visage entrevu tout à l’heure, ce monde humain inconnu… Il l’est aussi, pour Marc. Ils aspirent à s’explorer. Les barrières sont levées. Marc ne vient-il pas de s’évader de sa classe ? (Quelle est sa classe, à cet enfant sans père ?) Entre eux, égalité.

Mais Casimir est l’aîné. — Il ne s’agit pas de l’âge. À quelques mois près, cela ne vaudrait pas la peine d’en parler. — Il l’est par les expériences de la vie des faubourgs, amassées.

Marc se tait, confus et avide d’entendre. Son silence est ce qui le sert le mieux. Il a l’air de savoir ce que l’autre ignore. Et quand il se risque à parler, c’est par mots brefs, hachés, sur un ton d’ironie, qui fait illusion.

L’illusion ne tient pas longtemps. Il ne faut pas la voir de près, et son visage de fille, à la lueur de lampe du café, où Casimir l’entraîne. Sa gêne et sa naïveté s’avouent, au regard de l’autre, ce regard aigu et furtif, en vrille de la vigne, qui s’accroche de côté, qui le guette, qui le sonde, qui lui cause un embarras et un attrait irrités… Il veut le fuir ou le braver ; mais, hésitant entre les deux, il ne sait ni l’un ni l’autre ; il se trahit : il est livré…


Il partagea es randonnées de Casimir dans la jungle !.,. Si Annette se doutait !… Ce que les yeux, les mains, le corps de son petit ont touché !… Mais il y a une grâce d’État pour ces petites âmes dures, dont aucune souillure n’atteint le noyau serré. Elles sont sauvées par ce qui devrait les perdre : par leur curiosité. Elles veulent voir et savoir, elles veulent toucher. — Oui, Mais, « Noli me tangere !… » Elles ne se laissent pas toucher…

— « J’ai touché. Et je passe. Je te reste étranger. Je te l’étais avant que je ne te connusse. Je te le suis plus encore, depuis que je t’ai connu. J’ai dégoût. De toi. De moi. De moi, davantage. J’ai sali mon corps, mes mains, mes yeux. Je les lave avec rage. Mais mon cœur est intact. La boue ne l’a pas touché… »

« …Et dans cette boue de Paris, les parcelles de métal précieux que j’ai ramassées !… »

Chez ce gamin de la rue et de l’atelier, chez ses compagnons, dans ce conglomérat d’âmes qui forme le peuple des Cités, vertus et vices sont mêlés. La pourriture et l’air salin.

Un sexualisme exacerbé par fièvre chaude du troupeau, — des sens érigés, brûlés, blasés, avant l’heure, — une barbare curiosité qui devance, provoque, épuise les désirs, — une frénésie qui retombe, avant d’avoir fécondé, — tout essayé, et tout usé, — la chair flétrie dans sa fleur, — le duvet de l’âme brutalement écrasé, l’herbe foulée, partout l’empreinte, dans le corps, du plaisir sans joie profané, comme les bois de la banlieue, après les dimanches de printemps… Ceci, c’est l’aspect dévasté, le démon charnel qui trait et tarit le pis de la race, le chancre qui la ronge au ventre, dans sa force d’agir et sa fécondité…

Mais sur la terre ravagée passent les vents : après celui qui consume, celui qui renouvelle. Il suffit d’une ondée pour que se relève par plaques l’herbe talée, et que reverdisse le blé avec le chiendent. — La liberté est la lance d’Achille. Elle tue et ressuscite.

Surchauffé précocement par le souffle embrasé de la forge sociale où sa naissance l’avait jeté, — dans le méphitisme de cette fonte chaotique de jouissances et de peines également brutales, meurtrières également, — sous ce régime destructeur, d’hygiène sauvage, de logement empesté. de malpropreté physique et morale, d’alimentation malsaine, de boisson, de travail et de divagations, disproportionnés avec son âge, — Casimir brûlait par tous les bouts.

L’éréthisme de l’esprit n’était pas moins dangereux que celui du corps. Mais il était plus fécond, et ils formaient ensemble un monstrueux équilibre, qui surmenait l’être avant sa maturité et le laissait fourbu, à l’heure où il eût eu besoin de sa pleine force pour agir. Du moins, l’empêchait-il de sombrer dans la sentine charnelle. Oui, même cette folle tension de tous les désirs, cette hystérique liberté, sans aucun frein moral, mais sans les préjugés qui sont la rançon de la morale ordinaire, faisait, par brusques bonds de l’esprit capricant, atteindre aux verts buissons dans la lumière, où bandaient les bourgeons de la pensée à venir. La chèvre n’y restait point ; elle redescendait, d’un saut, mais elle gardait entre ses dents l’amertume tonifiante de la saine mâchée.

Casimir était anarchiste. L’orgueil d’autodidactes, gonflés d’une science mal choisie et plus mal digérée, l’égoïsme dogmatique et le cabotinage, le goût des vaines parlottes, l’aberration sexuelle, la destruction maniaque de toutes les valeurs établies, une forfanterie d’immoralisme, la violence mutuelle des coteries et des individus qui s’envient, — ont toujours fait ravage dans le hautain édifice, qui veut, pour le construire, des mains et des cœurs purs, comme ceux des Reclus et des Kropotkine. Il ne sera jamais habité que par une élite stoïque. La foule qui s’y rue le dégrade, comme elle a dégradé les basiliques du Christ, en les peuplant de ses dégoûtants petits dieux, entremetteurs de Dieu.

Mais le seul mot de Liberté a une vertu magique, même sur les âmes embourbées dans la fondrière de leurs désirs. C’est un souffle d’héroïsme, (Illusion ?… Qu’importe !) qui nie la servitude, toutes les servitudes, dont elles sont ligotées… Épigones lamentables du Titan insurgé contre le « Sic volo jubeo » du Tyran !… En ces épaves, on retrouve le feu sacré de Prométhée.

Marc en vit, sous ses pas, crépiter l’étincelle.

C’était à l’heure d’exception, où les frères ennemis : anarchistes, socialistes, syndicalistes, révoltés contre la guerre, oubliaient leurs querelles pour s’unir sur ce terrain. On était si peu nombreux ! À peine une poignée ! Tous les autres avaient déserté, — par faiblesse devant l’opinion, par peur des sanctions, par vieux instincts réveillés d’orgueil national, ou de sang à laper, surtout par confusion, — l’épouvantable confusion d’idées oratoires, dont sont gavées les démocraties, comme dindons. Jamais Jésuites, aux temps florissants de la casuistique, ne firent un aussi affolant usage du « distinguo », qui, appliqué à tout, réussit à tout embrouiller : la guerre et la paix, le droit et l’iniquité, la liberté et l’abdication de toutes les libertés. Le résultat le plus certain était que la minorité d’esprits qui avaient jusqu’alors tenacement tenté de se libérer, revenaient au banc de chiourme et ramaient, le dos courbé, sous le bâton. Ils n’étaient pas une douzaine, à Paris, vers la fin de 1914, les irréductibles qui se maintenaient hors des fers. Leur nombre avait grossi depuis, peu à peu, ralliés en deux ou trois petits groupes, dont le plus sagace était celui de « la Vie Ouvrière ».

Marc assista, le dimanche, à quelques-unes de leurs réunions. Ce qu’il y entendit l’ébranla.

Jusqu’à cette heure, il n’avait jamais discuté la guerre. Il était bien trop clairvoyant pour n’en pas saisir la cruauté, l’injustice, peut-être même l’absurdité. Mais il n’en jugeait que plus viril de lui faire accueil. Il était à cet âge où la suprême vertu se résume en ce mot : la virilité. Et la force injuste, plus encore que la juste, exerce un attrait caché : car elle paraît plus force, toute brute, toute pure, et elle a plus de danger. Il mettait un orgueil à exalter l’impitoyable loi du combat pour vivre, qui enfermait les hommes dans le panier aux crabes de l’éternelle mêlée. Point de larmoiement. Être le plus fort !… Précisément parce que lui, il était faible, il affichait ce cynisme ricanant, qui avait révolté Annette :

— Tant pis pour moi, comme pour les autres ! Tant pis pour ceux qui tombent ! C’est à moi de m’arranger, ou par la force, ou par la ruse, pour me trouver dessus !…

Il lui plaisait de mépriser les protestations indignées de sa mère contre cette forfanterie d’inhumanité. Il les taxait dédaigneusement de « sentimentalisme » : c’était tout dire !…

— Fadeur et fadaises ! Article de femme Farde ton museau ! Moi, j’ai mes dents à aiguiser…

Il est vrai qu’Annette baignait alors en pleine confusion. Elle acceptait encore la guerre, en se refusant à en accepter l’ignominie, qui est l’immonde haleine du carnassier. Elle s’arrêtait à mi-chemin de la pensée ; elle n’osait pas regarder au fond. Aussi avait-elle peine à motiver ses révoltes par des raisons de l’esprit. Il lui suffisait, pour se guider, de son sens intérieur. — C’était trop peu pour Marc. Un homme a besoin d’idées nettes, — fausses ou non — afin d’étiqueter ses passions.

Des idées nettes, Marc en trouva, à poignées, chez les logiciens de la pensée ouvrière. Toutes leurs révoltes étaient rigoureusement déduites et construites sur des échafaudages de chiffres et de faits. — La parole sans apprêt, lente, tâtonnante, monotone, de Merrheim, qui cherche le mot juste, ne dépassant point la pensée, cette honnêteté grandiose, qui était, comme Phocion, la hache de l’éloquence ; — la tranquille bonhomie de Monatte, qui se désintéresse de soi et de vous, pour suivre exactement la succession des faits observés ; — la précision d’acier, la passion comprimée de Rosmer, qui a peur, en se livrant, de trahir l’idée ; — cette chaleur glacée eut sur l’adolescent sceptique, violent, fiévreux, un effet bouleversant. Le caractère clandestin auquel ces réunions étaient contraintes, le danger incessant qui pesait sur ces petites catacombes, l’oppression de sentir la masse énorme des nations, qui tenait sous son poing ces « vouleurs » de justice, ces chercheurs de vérité, et leur lumière voilée, — soufflaient à la révolte, malgré la froideur des chefs, un esprit religieux. Il transfigurait, par feux de phare à éclipses, ces visages ternes, ces yeux las.

Et l’orgueilleux petit bourgeois se sentit humilié par tel de ces artisans, qui le dépassaient, du cœur.


Pitan, — le père Pitan, comme on l’appelait, bien qu’il n’eût pas atteint la quarantaine, — un petit homme maigre, agile, à la tête trop grosse pour le corps. La première chose qui frappait en lui était la barbe noire, qui mangeait le visage, les grosses lèvres enfouies sous les poils. Il avait le teint jaune, le nez épaté, des yeux bruns en velours, où la pupille se confondait avec l’iris, comme d’un barbet.

Quand Marc, aux réunions, promenait son regard dans la salle, il rencontrait ces yeux et leur grave sourire. Pitan était des rares, parmi les compagnons, qui parût s’intéresser aux hommes, non pas seulement pour l’idée (ou pour son intérêt propre), mais pour ce qu’ils étaient des hommes, par amour humain, — comme un chien. Le jeune bourgeois l’attirait : il devinait sa gêne. Et l’instinct de Marc l’avertit du terre-neuve qui venait à lui, en nageant à travers le courant. Ils se rejoignirent.

Pitan était raccommodeur de faïences et porcelaines, ambulant. Il avait en banlieue un petit magasin, où il effectuait ses travaux plus délicats ; et son ingéniosité lui avait fait adjoindre à son métier la réparation d’objets de toutes matières, bois ou pierre, ou fragiles bibelots. Travailleur libre, il pouvait, mieux que ses compagnons d’usines et d’ateliers, disposer de son temps ; et il le prodiguait, pour la cause. Il s’offrait à porter, d’un bout à l’autre de Paris, les convocations, les brochures, à secouer les oublieux, à réveiller les endormis, à battre le rappel. Marc profita de quelques après-midi de congé dans son lycée, pour accompagner Pitan. Il fut vite fatigué. Ni mauvais temps, ni distance, ne comptaient pour Pitan. Il allait, il allait, de son pas clopinant, dur et sec, de vieux troupier. Il ne s’arrêtait guère, que la tâche ne fût accomplie ; et il ne buvait point. On le plaisantait sur ses vœux de tempérance et chasteté : car on ne lui connaissait pas de liaisons, et il n’était pas marié. Il vivait avec sa vieille mère, qu’il cachait jalousement, et qui le tyrannisait. Fils d’un alcoolique, il avait vu, enfant, les ravages du mal ; et il en portait les tares, dans sa constitution secrètement rongée. Il lui devait, sans doute, d’être réformé. Mais c’était aussi la raison pour laquelle il s’interdisait le mariage. Quoique cette vie ne fût pas gaie, il paraissait heureux. Quelquefois cependant, une brume de mélancolie traînait dans son regard. Il avait des périodes de fatigue épaisse, pendant lesquelles il fuyait, se terrait, léthargique, la langue liée, le cerveau comme paralysé. Après des semaines, il reparaissait, avec son sourire dévoué et son activité. Alors, les camarades qui ne s’étaient pas souciés de lui pendant son absence, trouvaient naturel de le charger, pour la cause, de toutes les tâches qu’ils esquivaient. Et Pitan repartait en courses, rentrant à la nuit tombante, ou au milieu de la nuit, quand la dernière feuille était distribuée, — fourbu, trempé, satisfait.

Marc n’était pas de force. Pitan le prit en pitié : et, sans le lui laisser voir, il trouva des raisons pour faire halte et souffler.

La parole de Pitan était lente, calme, sans arrêt : elle s’épanchait comme l’eau unie d’un canal entre les deux écluses de ses périodes de mutisme ; l’impatience de Marc tentait en vain de l’interrompre : Pitan, souriant, le laissait parler, puis, tenace, se remettait à dévider sa pensée. Il était insensible à l’ironie. Il ne s’en faisait pas accroire sur la valeur de sa parole. Sa parole lui était un besoin d’éclaircir sa pensée. Il ne le pouvait qu’en l’extirpant de la glaise de silence où son esprit était englué. Il lui fallait aérer cette lourde vie intérieure, envasée pendant ses éclipses d’hémiplégie bisannuelles. Penser, pour lui, c’était penser tout haut. Et puis, il avait besoin d’un autre, pour se penser soi-même. Ce solitaire était né fraternel.

Parler ne l’empêchait pas d’observer, d’écouter. Marc s’aperçut, longtemps après, que tout ce qu’il avait dit, Pitan l’avait retenu, médité, tourné et retourné, comme avec une bêche.

Il crut avantageux de faire parade devant lui, ainsi que devant les autres, de ses déboires de petit bourgeois, de ses révoltes de collégien, qui s’émancipe des préjugés et des obligations de sa classe. Casimir et ses compagnons lui en avaient tenu compte, — sans se départir de leur attitude de supériorité. Ils avaient l’air de lui décerner un bon point : ce qui flattait Marc, mais qui le mortifiait. Pitan ne manifesta ni louange ni dédain. Il hochait la tête, tandis que Marc se racontait ; puis, il reprenait son soliloque… Mais plusieurs jours après, attendant la sortie d’ouvriers, à distance d’une usine, entre les hauts murs alignés d’où s’allongeaient les cous rouges des gigantesques cheminées et les anneaux pesants de leurs fumées, — Pitan, sans autre exorde, dit :

— Tout de même, vous feriez mieux d’être chez vous, monsieur Rivière.

(Il était le seul à ne pas le tutoyer.)

Marc fut stupéfait :

— Chez moi ? Où ?

— À votre école.

Il protesta :

— Mais, Pitan ! Vous trouvez que j’ai tort de venir avec vous, d’apprendre comment vous pensez et comment vous vivez ?

— Non, bien sûr, ça ne peut pas faire de mal, de savoir comment nous sommes faits, nous autres… Seulement, monsieur Rivière, voilà !… Vous ne saurez jamais.

— Pourquoi ?

— Parce que vous n’êtes pas des nôtres.

— C’est vous qui dites cela, Pitan ? Je viens, et vous me repoussez !

— Non, non, monsieur Rivière. Vous venez, et je suis content de vous voir. On vous remercie de votre sympathie… Mais cela n’empêche pas que vous êtes et serez toujours chez nous un étranger.

— Vous ne l’êtes pas pour moi.

— Voyons !… Derrière ces murs, il y a des ouvriers. Qu’est-ce que vous connaissez de la vie de ces ouvriers ? On peut vous dire ce qu’ils font, on peut vous dire ce qu’ils veulent, ce qu’ils pensent, et même ce qu’ils souffrent. Mais est-ce que vous le sentez ? Lorsque j’ai mal aux dents, vous vous apitoyez ; mais si vous n’avez pas mal, vous ne sentez pas mon mal.

— J’ai mon mal, moi aussi.

— Sûrement. Je ne m’en moque pas, comme font ceux-là qui disent qu’auprès de la vraie souffrance de ceux qui sont condamnés à une vie de misère, la souffrance bourgeoise est du luxe, fabriqué pour les inoccupés. C’est du luxe, peut-être, — hors la maladie et la mort, bien entendu, — quoique même la maladie et la mort ne soient pas les mêmes pour tous…

— Elles ne sont pas les mêmes ?

— Non, mon petit. Être malade et mourir, bien tranquille, dans son lit, sans avoir à songer à ce qui adviendra des nôtres, — c’est du luxe, ça aussi. Mais ceux qui vivent dans le luxe ne s’en aperçoivent plus ; et pour quoi que ce soit qu’on souffre, réel ou fabriqué, la souffrance n’est jamais du chiqué. Aussi, je les plains tous, les vôtres et les nôtres. Chacun a ses ennuis, qui sont faits à sa mesure… Seulement, ils ne se ressemblent pas.

— On est pareils, Pitan.

— Mais la vie ne l’est pas… Tenez, le travail, qu’est-ce que c’est pour vous ? Vous dites — (vous, les vôtres, aussi bien les meilleurs que les pires, oui, même les sangsues qui vivent de la peine des autres) — vous dites que le travail est beau, que le travail est sacré, et que qui ne travaille pas n’a pas le droit d’exister… C’est parfait. Mais est-ce que vous vous faites seulement une idée du travail par contrainte, sans relâche, sans pensée, sans espoir d’en sortir, le travail asphyxiant, aveuglant, empoisonnant, le travail attaché à la meule, comme une bête qui tourne, — jusqu’à l’heure de liberté, qui est l’heure où on crève ? Est-ce que ce travail-là est beau ? Est-ce qu’il est sacré ? Et ces autres qui en vivent, après l’avoir ainsi déshonoré, est-ce qu’ils ne resteront pas toujours, pour nous, des étrangers ?

— Mais moi, je n’en vis pas !

— Vous en vivez aussi. Votre jeunesse abritée des soucis, de la faim, votre école, vos loisirs d’apprendre tranquillement, pendant des années, sans avoir à songer au pain quotidien…

Du coup, Marc se souvint, pour se défendre, de ce qui n’avait jamais occupé sa pensée :

— Ce n’est pas à votre travail que je le dois, c’est à celui de ma mère.

Pitan, intéressé, se fit raconter la vie courageuse de la mère. En la décrivant, Marc la découvrait ; à sa fierté se mêlait une confusion, qu’un mot de Pitan éclaircit :

— Eh bien, mon ami, dit tranquillement celui-ci, après qu’il eut fini, — l’exploitée, c’est donc elle.

Marc n’aimait pas qu’on lui apprît son devoir.

— Ceci, c’est mon affaire, Pitan. Cela ne vous regarde pas.

Pitan n’insista point. Il souriait.

Les ouvriers sortaient de l’usine. Il se leva et alla à eux. Il en connaissait plusieurs ; il échangea quelques mots, en distribuant ses feuilles. Mais ils étaient pressés d’enfourcher leur bécane et d’aller souper. Ils dépliaient à peine la feuille, ou ils disaient :

— Ça va, ça va !…

Et les mains dans les poches, ils ne la prenaient même pas. Trois ou quatre s’arrêtèrent pour causer. Marc restait à l’écart, et il ne le sentait que trop :

— « Je suis un étranger. »

Quand Pitan revint vers lui, Marc, après un moment, marchant à ses côtés, se remit à parler :

— Vous ne me l’avez pas appris, Pitan. Je l’avais bien vu. Casimir et les autres ne sont jamais avec moi des camarades. Quelquefois, ils me flattent ; et d’autres, ils m’humilient. Ils ont l’air d’être fiers de moi et contre moi. Fiers de m’avoir comme otage de la bourgeoisie à mépriser.

— Héhé ! — (Pitan riait doucement) — il en faut pas à présent exagérer dans le contraire. Mais quelque chose est vrai. Et c’est parce que je l’ai senti, que je vous l’ai dit.

Marc s’arrêta, frappa du pied, et cria :

— C’est injuste !

Il se détournait pour qu’on ne vît pas sa faiblesse : ses larmes près de jaillir. Pitan lui passa son bras sous le bras ; ils continuèrent à marcher.

— Oui, dit après quelques pas Pitan qui avait médité, il y a beaucoup de choses injustes. Presque tout est injuste dans cette société. C’est pour cela qu’il faut la changer.

— Ne puis-je y travailler ?

— Vous pouvez. Vous devez. Comme nous. Chacun avec ses moyens, et chacun dans son cadre. Mais dans la société nouvelle, dans l’ordre prolétarien (je le regrette, monsieur Rivière) vous n’entrerez pas. Ça me fait pitié pour vous. C’est comme cela !… Je n’y entrerai pas non plus, d’ailleurs, moi, car je serai mort.

— Mais les vôtres, ceux de votre classe ?…

— Ceux de ma classe, oui. Ceux-là entreront.

Marc dégagea son bras de celui de Pitan et dit :

— Pitan, vous et les vôtres, vous êtes des nationalistes. Vous combattez la patrie. Mais c’est pour une autre patrie. Et elle est aussi jalouse que l’ancienne.

Pitan dit avec bonhomie :

— Moi, je ne suis jaloux de rien, mon petit. On est blond, on est brun, on est grand, on est petit, on est blanc, on est jaune, — pour moi, tout ça est égal, on aime, on saigne, on meurt de même. Je suis pour toutes les patries. Aucune ne me gêne… Mais voilà ! La nôtre, celle des prolétaires, on ne lui accorde pas le droit de vivre. Il faut bien qu’elle l’arrache aux vôtres.

— En nous arrachant la vie.

— On ne vous en veut pas. Mais votre classe nous prend notre soleil.

— Je n’en prends pas beaucoup, dit Marc, tristement.

— Vous avez les moyens d’aller le chercher. Dans vos livres, vos études, dans les libres et tranquilles travaux de votre esprit. Allez donc le chercher, et ensuite, donnez-nous-le, à nous, qui n’avons pas les moyens de nous payer ces excursions coûteuses ! C’est ce que vous pouvez faire de mieux. Retournez chez vous, et là, travaillez pour nous !

— Ce n’est pas gai, dit Marc. Vivre sans compagnons !

— On est compagnon de tous, on n’est pas compagnon d’un seul !

— Ah ! quelle solitude ! fit Marc.

Pitan s’arrêta, regarda avec une compassion souriante le visage de l’enfant qui cherchait à se dérober. Il redressa le dos, prit une bonne bouffée de l’air empuanti par les relents d’usine, et dit :

— Oui, c’est bon. C’est sain.

Marc fronçait le nez. Pitan lui frappa sur l’épaule :

— Regarde !…

(Pour la première fois, il le tutoyait.)

De la ceinture des fortifs, ils voyaient la vaste plaine pelée, les longues fumées d’usines, que tordait lourdement, comme un linge à la lessive, la bise glacée d’hiver, dans la cuve du ciel boueux, — et, par derrière, la fourmilière des maisons, les millions de vies, la Ville, — la sévère tragédie. Heureux et sérieux, Pitan respirait à l’aise. Et il dit :

— La solitude avec tous, c’est tous être frères de tous.

— Et tous, ils s’entre-dévorent, dit Marc, amèrement.

— Il faut bien qu’ils mangent ! fit simplement Pitan. C’est la loi… Et donc, nourrissons-les ! Nourrir de soi les autres, c’est pour ça qu’on est né. Et de toutes les bonnes choses, celle-là c’est la meilleure !

Marc regardait la face terreuse du petit raccommodeur, illuminée d’un feu interne, et il était saisi de cette muette allégresse qui rêve de s’offrir en pâture. Il pensa que le Dieu chrétien lui-même était venu pour se faire manger… Ah ! quelle barbare humanité !… Il en percevait bien la grandeur. Mais il était trop jeune encore pour y aspirer…

— Non ! Pas être mangé !… Manger !


Ébranlé, mais déçu par ces hommes de l’autre rive, où il ne pouvait prendre pied, il était maintenant un oiseau suspendu entre ciel et terre, qui ne sait où se poser. Il a fui le nid, il n’y veut plus rentrer, il est trop jeune encore pour pouvoir bâtir le sien, — et où ? En attendant que l’heure soit venue de fonder son foyer, où trouver un abri ? Sur quelle branche s’appuyer ? Le doute est entré dans ses préjugés de la veille ; et bien qu’il s’y obstine, parce qu’il n’a rien encore pour les remplacer, il sait qu’ils sont ruinés. Dans ce monde des idées, qui a une importance vitale pour un cerveau surchauffé d’adolescent des villes, ce garçonnet de quinze ans, il est seul et perdu, il n’a à quoi s’attacher.

Il a retrouvé la Perrette, l’échappée, comme lui, de la maison, — Marceline et ses lèvres d’aegipan. Cette fois, il y a goûté. Ils ont repris, de plus près, les entretiens de l’escalier. Il a cherché ses bras pour s’y réfugier. Si détachée qu’elle soit de ce qu’elle a quitté, il est pour elle un messager du pays. Ils sont du même toit. Ils ont pépié ensemble, au bord de la même gouttière. Dans l’immensité de la Ville, les transfuges s’accolent et réchauffent leurs plumes. Marceline becqueté la bouche défaillante de son petit amant. Ce petit garçon est bien ardent ! Il se brûlerait à la lampe. Ce monde du plaisir — ce monde de la souffrance — qu’il vient de découvrir, il s’y livre furieusement. Marceline s’en amuse ; mais cette fille sans scrupules a pour le Chérubin, rougissant, impudent, qui la dévore, un je ne sais quoi qui la trouble et l’étonne, — je ne sais quoi de maternel. Elle qui fait bon marché des sentiments de famille, elle se sent une responsabilité sur ce jeune garçon. Elle le tient sur ses seins, elle scrute ses joues pâles, ses yeux fiévreux, elle a ri d’abord, elle se fait souci maintenant de ses escapades nocturnes, de ses rentrées, moite et transi, à l’aube glacée. Il est peu couvert, et il est imprudent ; il a une toux sèche ; il est violent ; il est brûlant ; un coup de vent le consumera, d’une bouchée. Marceline s’inquiète ; et en même temps, elle souffle sur le feu ; elle joue de lui. Il est jaloux, elle le tourmente, elle n’entend pas qu’il la gêne. Elle a scrupule, mais elle achève, bel et bien, de l’assassiner.

C’est ici que Pitan intervient, juste au bon moment. Il connaît tous, tous le connaissent ; son obligeance et sa naïveté, dont on se raille, ont donné au vieil original le privilège de dire aux gens des vérités qu’on n’aime pas à entendre ; on les entend ; et, qu’on en tienne ou non compte, on ne songe pas à s’en offenser. Pitan dit à la fille :

— Mamselle Marceline, votre frérot, si vous le gardez, vous ne le garderez plus longtemps ; il est en train de s’en aller.

Marceline répond :

— Papa Pitan, je le sais bien, et cela me fâche. Je le vois bien qu’il se mange les sangs ! Mais comment faire ? Ce petit gars n’écoute rien. Il est aveugle et sourd. Il n’est qu’une bouche affamée, comme un nourrisson. Mais on ne peut pas le désaltérer. Il est malheureux. Il est affolé. Il a du mal, et on ne sait comment le consoler.

— Il n’est pas à sa place avec nous. Ce qu’il lui faut, c’est son chez lui.

— Il n’en veut pas.

— Je sais, je sais, il est dans l’âge de révolte.

— Nous y sommes tous.

— Ne vous flattez pas, mamselle Marceline ! Vous aspirez, au fond du cœur, à l’âge où vous flanquerez, à votre tour, des torgnioles à une couvée de petits révoltés.

Marceline rit, et elle dit :

— J’en ai à rendre.

— Occupons-nous de celui-ci !

— Ah ! celui-ci, il ne ferait pas bon y toucher, contre son gré. Au moindre mot qu’on lui dit, pour semoncer, il est un poney qui vous ruade au nez.

— Vous qui le connaissez, n’a-t-il personne à qui le confier ?

— Sa mère est au loin.

— Je sais. La brave femme lui gagne son pain. Elle ignore tout. J’avais pensé à lui écrire. Mais, à ce que j’ai pu voir, ils s’entendent mal, ils sont buttés. Je connais ça : probablement, ils sont trop proches pour se comprendre. Elle a son gros travail et ses peines, cette femme ; il ne faudrait pas inutilement l’inquiéter, s’il y avait moyen autrement. Est-ce qu’il n’a pas, notre gamin, ici, sur place, quelque autre personne de la parenté, qui sache le prendre et le défendre ?

— Si, justement !… Attends, Pitan !… Il y a sa tante, je la connais, elle n’est point prude, elle peut comprendre…

— Eh bien, dit Pitan, il faut aller lui parler. Marceline fit la grimace. Elle n’aimait pas à se dessaisir du pigeonneau. Mais elle était bonne fille, elle se dit :

— En l’absence de l’autre, je suis un peu sa mère. Qu’est-ce que je ferais, si j’étais à la place de l’autre ? C’est vrai, que je ne peux pas le garder ! … Mon petit gosse !… Pour le sauver, il n’y a qu’un moyen, il faut y aller…

Dans ses bras, une nuit encore, elle le garda Puis, elle s’en fut chez Sylvie, et le lui livra.


Sylvie traversait une crise, — la plus aiguë de sa vie, depuis la mort tragique de sa petite fille. Cette femme qui s’étourdissait follement, et que la guerre avait jetée dans une fringale d’excitations et de plaisirs, venait d’être rappelée, par un coup, à la réalité. Pourtant, elle avait pu prévoir ce coup, sans trouble ; mais elle n’en prévoyait nullement le retentissement en elle. — Son mari, Léopold, était mort, prisonnier, dans un hôpital d’Allemagne. Et voici la lettre où le pauvre homme lui annonçait, par avance, la nouvelle :

« Ma chère femme, pardonne-moi, si je te fais de la peine. Je ne vais pas bien fort. On m’a mis à l’hôpital, mais je puis t’affirmer que je suis très bien soigné par les Allemands. Je n’ai pas à me plaindre. Les salles sont chauffées. Car dehors, il fait encore froid. On dit que vous avez là-bas du mal à vous réchauffer, que le charbon vous manque. Comme je voudrais vous aider ! Je vous vois, dans l’atelier, les vitres engivrées : Célestine a l’onglée, elle frotte ses doigts contre le dos du minet. Toi, tu n’as jamais froid, tu vas, tapant du pied et bousculant ton monde, afin de les dégeler. Mais dans notre grand lit, quand il faut se coucher, les draps sont rèches. Enfin ! le jour, au moins, vous pouvez vous promener, aller, venir ; et quand on peut se remuer, c’est encore beaucoup. Si je pouvais bouger ! Je suis obligé de te dire que les médecins ont trouvé qu’ils devaient me couper la cuisse. Alors, que voulez-vous ! moi, je n’y connais rien, et je me laisse faire. Mais comme je suis tellement faible, et que j’ai peur de leur passer entre les mains, j’ai voulu vous l’écrire, pour vous embrasser avant. Quoiqu’il faut avoir toujours espoir de s’en sauver. Je reviendrai, peut-être. Peut-être je ne reviendrai pas. Je t’en prie, ma chère femme, ne te fais pas de mauvais sang, ce n’est pas de ma faute, et sois persuadée que je ferai tout mon possible pour m’en sortir. Mais si le malheur voulait, eh bien, tu es encore jeune, tu peux te remarier, je ne suis pas un objet rare, les hommes comme moi, on trouve le remplaçant. Pourvu qu’il soit honnête, bon travailleur, et qu’il te respecte. Ce n’est pas que ça me réjouisse de te savoir avec un autre. Mais il me faut que tu sois heureuse. Et n’importe comment que ça soit, je dis d’avance que ça sera bien. Ma Sylvie, on a eu bien du mal et bien du bien, ensemble, on a rudement travaillé, on s’est quelquefois querellé, mais on était toujours de solides compagnons. Je t’ai souvent agacée ; je n’étais pas, je savais bien, celui qu’il t’aurait fallu : mais on est ce qu’on est, et j’ai fait de mon mieux. Ne m’en veux pas, si je n’ai pas réussi, comme je voulais. Embrasse Annette et Marc. Nous n’avons pas toujours été pour eux ce que nous aurions dû. Je voudrais que tu t’occupes un peu plus du petit. Nous n’avons pas d’enfant. Tu devrais tâcher de l’associer plus tard à notre maison… Je ne peux pas continuer. Je ne suis pas fort. Et ce papier, qu’est-ce qu’on peut dire dessus ?… Je t’embrasse. Ah ! Sylvie. Je voudrais tenir ta main. Adieu, ou au revoir. Ton mari fidèle qui pense à toi, à vous, et qui pensera à vous, de bien loin, de dessous. Loin ou près, je me dis que c’est la même terre, et que tes pieds marchent dessus. Adieu, ma bonne femme, ma chère vieille, ma petite belle, mon amour. Merci pour tous. Prends courage. Ça me fait gros cœur de partir. — Ah ! mon Dieu !

« Léopold. »

« Il y a une quittance Gribelin, cent quinze francs du onze juin quatorze, qui n’a jamais été soldée. »

Les dernières lignes étaient brouillées. Une goutte était tombée, que le pouce avait écrasée.

La nouvelle de la mort arriva en même temps.

Alors, Sylvie découvrit qu’elle aimait celui qui partageait sa vie depuis douze ans. Elle n’avait guère apprécié en lui qu’un brave homme et un bon associé. La mort lui révélait que l’association allait bien au delà des affaires. À mêler ensemble leurs jours, ils s’étaient entrelacés si fort que les doigts de l’experte couturière n’auraient pu maintenant les débrouiller l’un de l’autre ; le fil qui s’était brisé, elle ne distinguait plus si c’était le mien ou le tien. Tout l’écheveau était rompu.

Et maintenant, elle s’avisa du tort qu’elle avait fait à celui qui avait été une partie d’elle-même… À ce cœur affectueux, l’amour parcimonieux qu’elle avait mesuré ! Les infidélités, dont peut-être il n’avait pas eu connaissance, s’il en avait eu le soupçon… Mais qu’il ne les connût point n’enlevait rien au remords : car elle les connaissait, elle : et elle, maintenant, c’était lui. Elle avait l’impression superstitieuse qu’en mourant il venait de tourner la clef qui permettait de lire en elle. Et ce qui acheva de la bouleverser, ce fut, en rapprochant les dates, de se souvenir à quoi s’était passée pour elle la nuit où il cherchait sa main, dans l’agonie. Elle avait beau se dire :

— Je ne pouvais pas savoir…

Elle avait beau se dire :

— Il n’en a pas souffert…

Elle avait beau se dire :

— À quoi bon y penser ? On ne peut plus changer le passé…

C’était justement pour cela ! Le mal qu’on fait à un vivant, on peut le racheter…

— Mon pauvre homme, tu serais revenu, je ne me ferais pas de reproches ! Ce n’est pas tant ce que j’ai fait ! Ça n’a pas une telle importance ! Si tu étais revenu, je te l’aurais rendu, en affection. Mais à présent que tu es mort, je reste avec ma dette. Je ne peux plus te rembourser. Quoi que je fasse, je garde mon tort. Je me fais l’effet d’une voleuse…

Sylvie avait très fort, comme le peuple de Paris, le sentiment de l’injustice. Naturellement, surtout de celle qu’on vous fait. Mais aussi, sincèrement, de celle que vous faites aux autres. Il lui était pénible de s’avouer qu’elle en restait chargée envers son meilleur compagnon.

Plus jeune, elle eût montré plus d’élasticité. Elle se fût arrangée de ce qu’elle ne pouvait plus changer. Quand on butte et que la vie est longue encore devant vos pas, on se dit qu’on se rattrapera : l’expérience de l’injustice faite à l’un, un autre en bénéficiera. Mais maintenant que le plus long de la route est ce qu’on laisse derrière soi, les erreurs qu’on a faites, on les garde pour soi. On a pris le mauvais chemin, il est trop tard pour changer, on n’arrivera plus…

Elle fit un retour sérieux sur sa vie passée. Tout défila, depuis les premiers temps du mariage : la naissance de l’enfant, la brouille avec Annette, Yvonne, la catastrophe, et la vie qui reprend, la bonté de Léopold qui semble si naturelle qu’on ne songe même pas à la remarquer, la guerre, les amants, et le pauvre homme qui meurt là-bas, au loin, seul et trahi… Et ce n’était pas gai. Et elle chercha, d’instinct, pour se réchauffer à eux, les deux qui lui restaient : Annette, Marc… Elle en était arrivée à ce point de ses pensées, lorsque Marceline vint lui faire sans fard sa confession.

Et le soir du même jour, alarmée de ce récit, comme elle allait chercher le petit à son lycée, entra Marc. Il était renvoyé.


Les événements avaient marché. Une nuit qu’il réintégrait furtivement la pension, il se trouva nez à nez avec le surveillant coupable, qui, lui aussi, rentrait. Attrapé vertement, il répliqua, d’égal à égal, avec une froide insolence. Le maître se trouvait pris entre le devoir de sévir et la crainte que le petit, prêt à tout, qui le menaçait des yeux, s’il était dénoncé, ne le perdît avec lui. Il avait mauvaise conscience. Le devoir l’emporta, aidé par l’amour-propre. Marc fut appelé devant le proviseur, et congédié. Bouche close. Il ne daigna point dire un mot pour s’excuser, ou pour accuser. Au fond, il en estimait plus le maître, de n’avoir pas flanché.

Sylvie fut saisie, en le voyant entrer. De ce côté aussi, sa responsabilité n’était pas petite. Annette le lui avait confié. Elle l’avait priée de veiller sur l’enfant, de la tenir au courant de sa santé, de sa conduite au lycée, de se charger de lui, les jours de sortie, et de lui serrer la bride. Sylvie, qui désapprouvait la sévérité puritaine de sa sœur, et tacitement prenait le parti de l’enfant contre elle, lui avait laissé la bride sur le cou. Elle disait qu’il faut que la jeunesse fasse ses expériences, que rien ne vaut, pour l’instruire, ses sottises, qu’il est sain qu’elle laisse un peu de sa toison aux buissons et qu’elle n’est pas si bête qu’après ses cabrioles elle ne sache se retrouver sur ses pattes. Elle avait même eu l’imprudence de le dire au petit :

— Je me suis tirée d’affaire, toute seule. Tu as bec et ongles comme moi, et tu n’es pas plus sot. Tu sauras te défendre. Tu as des yeux pour voir, qui n’ont à contempler, dans ta boîte à gavage, que tes singes dans leur chaire, collés au tableau noir. Tu as des jambes pour courir, qui sont, six jours sur sept, ligotées à ton banc, devant ton râtelier de grec et de latin. Eh bien, le septième jour, réjouis tes yeux, tes jambes ! Va courir, mon ami, et vois tout ce qu’il te plaît ! Instruis-toi ! Si tu te brûles un peu, tu en seras quitte pour te souffler sur les doigts. Et tu sauras au moins ce que c’est que le feu. Tu seras assuré, après, contre l’incendie.

Elle ne se disait pas que c’était une singulière méthode de prendre l’assurance, quand la maison est brûlée. Elle répétait ce qu’elle avait toujours entendu dire autour d’elle, dans les milieux populaires : « Laisser faire la nature. »

Et elle n’était pas fâchée de se débarrasser du neveu, pour aller à ses affaires. Elle n’en manquait point, dont Marc connaissait l’espèce. Elle ne les disait point ; mais elle ne les cachait point. Il advenait que Marc, venant chez sa tante, le dimanche matin, ne la trouvât point rentrée. Quand elle ne le voyait pas, elle se contentait d’une lettre. Elle lui laissait de l’argent, pour s’amuser. Ils restaient quelquefois trois semaines sans se rencontrer.

Pas plus qu’elle n’était prude, Sylvie n’était hypocrite : c’étaient ses moindres défauts. En pensant aujourd’hui à la façon dont elle avait exécuté la consigne de sa sœur, elle ne se leurrait point des raisons qu’elle avait données au neveu, et qu’on vient de rapporter ; elle se dit qu’elle avait bel et bien perdu la tête, depuis six mois, qu’elle n’avait songé qu’à elle, et que, dans sa folie d’amusements, elle avait totalement oublié celui qui lui était confié.

Quand elle le vit, son teint blême, ses gestes saccadés, qui lui contait, d’un rire forcé, la conclusion de ses exploits, elle dit son mea culpa. Marc attendait une boutade, ou un reproche, ou bien les deux. Il s’étonna de son silence :

— Qu’est-ce que tu en dis ?

Elle répondit :

— Je n’ai rien à te dire, pour le moment. J’ai trop à me dire.

Marc n’était pas habitué à voir Sylvie perdre son temps à méditer :

— Qu’est-ce que tu as ?

— J’ai que j’ai gâché ma vie. J’ai gâché la vie de mon mari. Et je suis en train de gâcher la tienne.

— En quoi cela te regarde-t-il ? Ma vie est à moi. J’en fais ce qui me plaît… Et puis, pour ce qu’elle vaut, la vie !

— Elle vaut ce que l’on vaut… Encore, ce n’est pas juste. Pour celui qui vaut le moins, elle a un prix infini.

— Qu’est-ce qu’ils en font, là-bas, ! Va-t-en voir, aux tranchées ! La vie ne vaut pas cher.

— Je le sais. Elle ne leur coûte guère ! Ils viennent de me prendre celle de Léopold.

— Léopold !…

Marc ignorait encore. La nouvelle le frappa. Il comprit le sérieux de Sylvie. Mais il ne pensait pas que le mort eût jamais occupé dans son cœur une place bien importante. Il s’étonna de l’entendre :

— C’est justement pour cela, parce que je sais à présent tout le prix de cette vie, le meurtre qu’ils ont commis, — et que j’ai commis aussi.

— Toi ?

— Oui, qu’est-ce que j’en ai fait, de cette vie, de cette affection ?… Quelle honte !… Allons ! ce n’est pas la peine de s’attarder maintenant à ce qu’on ne peut plus défaire. Mais ce qu’on peut, il faut le faire. Tu es encore ici. Et j’ai à réparer.

— Quoi ?

— Le mal que je t’ai fait — laissé faire (c’est le même ; ne m’interromps pas !…) Et puis, tu sais, mon petit, n’essaie pas de plastronner devant moi ! Je ne suis pas ta mère. Les sottises que tu fais, et dont tu es si fier, j’en connais l’aune. Il n’y a pas de quoi s’enorgueillir.

— Ni de quoi en rougir.

— Peut-être. Je ne cherche pas à t’humilier. Je n’ai pas qualité. Car j’ai fait pire que toi. Je sais qu’on ne peut pas toujours y résister : ce serait inhumain. Mais je connais le danger ; et moi, j’ai toujours su à temps m’arrêter. Toi, tu ne sauras jamais ; tu es d’une autre espèce, tu es comme ta mère, tu prends tout au sérieux.

— Moi ! je ne crois à rien, dit Marc, se cambrant.

— C’est tout ce qu’il y a de plus sérieux ! Moi, je ne m’inquiète pas de rien, ni de tout ; je suis au moment présent, il me suffit pleinement : ce qui fait que je regarde toujours à mes pieds ; et s’il m’arrive de tomber, ce n’est jamais de très haut. Toi, tu es comme tu es : tu ne fais rien à moitié ; si tu te perds, tu te perds à fond.

— Si je suis comme je suis, je ne puis pas l’empêcher. Et cela m’est égal !

— Mais moi, cela ne m’est pas égal ! Et moi, je l’empêcherai.

— De quel droit ?

— Du droit que tu m’appartiens. Oui, à moi, mon petit ! À ta mère et à moi. Elle ne te le dirait pas, elle qui se sacrifie ; mais je te le dis, moi : nous ne t’avons pas élevé, nous n’avons pas peiné pour toi pendant seize années, pour que tu détruises en un jour, comme un sot, tout ce que nous avons fabriqué. Quand tu seras un homme, quand tu te seras acquitté de tout ce que tu nous dois, tu pourras faire de toi ce qui te plaira. Jusque là, mon ami, tu as ta dette. Comme dit la caille dans les blés : « Paye ta dette ! »

Marc enrageait, criait qu’il n’avait pas demandé qu’on lui prêtât, pas demandé à vivre…

— Tu vis, mon ami. Enrage ! Et marche droit ! Je suis là pour y veiller.

Et, sans permettre qu’il prolongeât la discussion…

— Assez là-dessus ! On ferme…

… Elle examina posément, avec l’enfant qui frémissait de fureur impuissante, ce qu’on allait faire de lui :

— Le mieux serait sans doute que tu ailles rejoindre ta mère.

Marc cria :

— Non ! Jamais ! Je la hais !

Sylvie le regarda curieusement, haussa l’épaule, et ne répondit même pas. Elle pensait : — Le fou !… Race de fous !… Qu’est-ce qu’elle lui a donc fait, pour qu’il l’aime ainsi ?

Elle dit froidement :

— Alors, il n’y a qu’une solution : tu resteras avec moi. Externe à un autre lycée… Quant à ce ce qui s’est passé, je pense que tu ne tiens pas à ce que je mette ta mère au courant ?… C’est bon, je m’arrangerai… Mais quant à l’avenir, rappelle-toi qu’à présent, c’est moi le gouvernement ! Et je connais tous les trucs. N’essaie pas de simuler !… Tu seras libre, à tes heures, — c’est-à-dire à celles que je croirai bon de t’accorder. Je ne t’opprimerai pas. Je sais tes besoins, tes droits. Je ne te demanderai pas plus que tu ne peux donner. Mais ce que tu peux — tout ce que tu peux, tu le donneras, mon ami : je t’en colle mon billet ! Je suis ton créancier.


Elle écrivit à Annette qu’une épidémie avait fait licencier les pensionnaires du lycée, et qu’elle prenait son neveu chez elle. Annette, qui n’était qu’à demi rassurée de savoir Marc sous le toit de sa sœur, s’échappa de sa province, du samedi au lundi, pour venir voir, de ses yeux. Sylvie ne se trompa point sur le motif de la visite. Elle était la première à admettre qu’Annette eût des doutes sur sa valeur éducative, comme guide d’un adolescent. Mais elle avoua si sincèrement ses torts jusqu’à présent et le sentiment cuisant de sa responsabilité, qu’Annette fut tranquillisée. Elles parlèrent longuement de Léopold ; et les deux sœurs se découvrirent, par la mélancolie des souvenirs remués ensemble, plus proches qu’elles ne l’avaient été depuis des ans.

Annette ne trouva point en son fils les mêmes raisons de se rassurer. Sa mauvaise mine l’effraya. Mais Sylvie se fit forte de le mettre d’aplomb avant trois mois. Quant à obtenir du petit la moindre intimité, il n’y fallait pas songer. Il opposa à sa mère le même air butté. Sylvie, prenant Annette à part, l’engagea à ne pas insister. Elle avait déjà eu assez de peine à obtenir que Marc ne décampât point du logis, pendant la journée du dimanche, pour ne pas avoir à causer avec sa mère ; elle avait arraché de lui l’engagement que les apparences au moins seraient gardées. Le reste… on verrait plus tard ! Son instinct lui disait qu’il est des entêtements d’enfant qui doivent être ménagés. C’était un point malade. Sylvie se promettait d’y remédier aussi ; mais la première condition était de ne pas sembler s’en occuper. — Annette était trop passionnée pour pouvoir admettre la sagesse de sa sœur. Sylvie ne lui en fit point part. Elle la regardait comme une autre blessée, qui n’avait pas moins besoin d’être soignée ; mais de cette cure-là, elle ne pouvait se charger. Annette seule devait être son propre médecin. Tout ce que Sylvie pouvait faire, pour l’instant, était qu’entre le fils et la mère le mal ne s’envenimât point.

Annette se résigna à ne point arracher le secret de l’hostilité de son fils. Et la nuit du dimanche, elle repartit de Paris. Dans son affliction, elle emportait du moins l’impression rassurante des mains sages entre lesquelles était remis l’inquiétant adolescent.


Sylvie n’eut pas trop de toute son expérience, de toute son intuition, de sa diplomatie malicieuse, appuyée par une poigne solide de Parisienne énergique et rouée, pour tenir à l’attache, pendant les trois mois qui suivirent, l’ocelot qu’elle s’était juré de dresser.

Elle l’avait logé dans la chambre près de la sienne, au fond de l’appartement. Une porte donnait sur le couloir de sortie ; mais Sylvie en gardait la clef, et n’ouvrait qu’aux jours et heures où elle accordait au neveu de recevoir chez lui ses amis. Alors, Marc était sûr qu’aucun œil indiscret ne contrôlait ses visites : c’était la trêve de Dieu — ou, peut-être, du diable : Sylvie n’y manquait jamais. De même que jamais elle n’eût cherché à connaître ce qu’il faisait, lisait, écrivait, dans sa chambre : il était sur son territoire, elle le respectait. Mais il ne pouvait en sortir, — hors les heures de la trêve, — sans passer par la chambre à coucher de Sylvie : toute autre issue était bloquée… Il est vrai qu’une fois sorti, il aurait pu ne pas rentrer. Il en avait menacé, mi-riant, mi-sérieux, pour tâter le terrain, son Cerbère. Sur le même mode ironique, elle lui répondit, en retroussant sa lèvre sur les canines :

— Mon bel ami, il t’en cuirait.

— Eh ! qu’est-ce que tu pourrais faire ?

— Je te ferai afficher parmi les chiens perdus. Et tu peux être tranquille : où que tu sois, j’ai mes gens, je te trouverai, et je te fais empoigner.

— Alors, tu as des attaches avec la police, maintenant ?

— S’il le fallait absolument. Je ne recule devant aucun moyen… Mais je n’ai pas besoin d’elle. J’ai ma police à moi. Tes amies, mon ami, n’ont rien à me refuser.

Marc bondit d’indignation :

— Qui ? Qui ? Ce n’est pas vrai !… Ainsi, je suis vendu ? Je ne puis avoir un ami, sans être livré ! Je n’ai pas un, pas un, à qui me confier !…

— Si fait, mon beau. Tu en as un sous la main.

— Et c’est ?

— Moi.

Marc fit un geste de colère, qui repousse.

— Cela ne te suffit pas ?… Je le comprends, petit pacha !… Eh bien ! c’est pour ta pénitence. …Va, je ne te dispute pas le droit d’aimer et d’être aimé. C’est le pain quotidien de toute âme vivante. Mais ce pain quotidien, il faut d’abord le gagner. Travaille ! Sois un homme !… Tu ne voudrais pourtant pas être, des trois Rivière, le seul inutile, le parasite ?… Regarde le bout de mes doigts ! L’aiguille y est marquée. J’ai beau aimer mes mains, et aimer qu’on les aime, je ne les ai pas épargnées. — Je ne suis pas une bégueule. J’ai bien joui de la vie. Mais elle ne m’a pas été donnée. Je l’ai achetée, jour par jour. J’ai rudement travaillé. Fais-en autant !… Et défronce-moi ce museau offensé ! Je te fais un honneur, en te savonnant les oreilles avec mon chant ! Je te traite en égal. Dis merci !… Et rompez ! Chenapan ! …

Marc bouillait et écumait, de s’entendre traiter avec cette désinvolture. Il aurait bien mordu la main qui le secouait insolemment par sa laisse, en le faisant souvenir qu’il était l’obligé de ces deux femmes, qu’il mangeait leur pain, et qu’il n’avait aucun droit de se libérer de cette servitude humiliante, avant qu’il ne le leur eût rendu. Mais le plus enrageant était qu’il avait, lui aussi, le sens de la justice, — ce stupide sentiment, ancré chez les Rivière, — et qu’il se disait que c’était vrai : aux insolences de Sylvie, rien à répliquer ! il avait son honneur d’homme à sauver…

Et puis, une autre raison, qu’il s’avouait moins : — cette main, qu’il eût mordue, ne manquait point d’attrait. Sylvie exerçait sur lui une fascination irritée.

Elle la connaissait. C’était une de ses armes. Elle n’avait garde de la négliger.

Les femmes de Paris ont deux ou trois jeunesses. Elles en auraient davantage, si elles n’étaient Françaises, qui savent se borner. Sylvie était dans sa deuxième. Ce n’était pas la moins appétissante. Elle eût tourné la tête à qui elle eût voulu. Elle ne le voulut pour Marc que juste dans la mesure qui était utile à établir son gouvernement. La mesure était honnête. Une ligne de plus, elle eût risqué de ne plus l’être. Il fallait être Sylvie, pour ne point la dépasser.

Elle savait de quelle soif languit l’âme d’un jeune garçon, desséchée de désir, d’orgueil et de ce fatras intellectuel qu’on lui ingurgite à l’école, — quelle soif de la caresse, de l’ombre et de la source, qui irrite et apaise, — ce besoin d’appuyer en rêve son front fiévreux sur une gorge douce et ronde, qui fait chaud, qui fait frais, qui fleure les arômes du jardin au printemps, et de la reine des fleurs, le beau corps féminin ! Et elle savait aussi la curiosité affamée de la vie qu’ont ces jeunes louveteaux. Jouir, pour eux, c’est aux trois quarts connaître. Et connaître, souvent, les dispense de jouir. Connaître !… Cette chasse à courre !… Et la vie est le gibier…

— Eh bien, cours, mon ami ! Je m’en vais te promener. La course te fera oublier le gibier…

Ils étaient tous les deux dans la chambre de Sylvie, assis autour de la table. Le soir. Il avait fini sa tâche. Ils prolongeaient la veillée. Elle, ses doigts toujours en mouvement, modelait la courbe et les bosses d’un casque martial et galant. Elle ne le regardait pas, elle se savait regardée…

— Regarde ! Je suis bonne à voir… Mais je suis encore meilleure à écouter…

Les yeux du petit pouvaient la manger, à leur aise, de la pointe du pied à la pointe de l’oreille (elle l’avait un peu longue et effilée, comme d’une chèvre-femme). Mais elle ne laissait pas à la pensée le silence et le temps de mûrir ses fruits défendus. Sa langue n’arrêtait point ; elle le tenait et menait par une chaîne dorée. Elle se gardait de questionner Marc, elle ne cherchait à rien savoir de ses secrets : le moyen qu’il les dît était de ne point les demander. C’était elle qui se mettait à dévider, au hasard, ses aventures passées, l’histoire humoristique de quelqu’une de ses folles — et sages — équipées, où elle avait perdu quelquefois sa vertu, mais jamais la boussole. La langue malicieuse, tout en mouillant le fil qu’elle cassait entre ses dents, attrapait au passage les silhouettes des gens, leurs gestes, leurs ridicules, — sans épargner les siens. Elle traitait Marc en confident. Elle le promenait dans des situations risquées. Mais la belle humeur sauvait tout, et le riant jugement, qui démontait les sottises et les troubles des sens. Elle avait un naturel parfait : on ne songeait plus si le récit était moral ou non ; il était un spectacle étourdissant : l’esprit était plus fort que le cœur et les sens. — Marc suivait, captif, se rebellant, riant, choqué, séduit, dompté, le roman comique de la vie, que contait l’observatrice sans égale. Elle paraissait désintéressée de ses aventures et mésaventures, tout lui était conte… Ah ! le bon compagnon !… Il avait, certains soirs, une furieuse envie de la baiser au visage ! Mais la fantaisie lui en passait, avant qu’il eût le temps de se la formuler. Tout son élan était fauché, d’un clin d’œil de l’esprit railleur, qui le perçait à fond. Point d’illusion ! Il enrageait de ne pouvoir, sous son regard, se prendre au sérieux. Et, en rageant, il riait. Rire ensemble, et comprendre : c’est délicieux !… Le rire, remède à l’orgueil comme à l’accablement morbides de ces adolescents, qui tantôt attribuent à leur moi tous les droits, tantôt nient l’existence… La boursouflure de ses passions, grandies trop vite avec son corps où se chevauchent, sans proportions, l’enfant et l’homme, — le pli tragique qu’il avait de nature et entretenait devant son miroir, — étaient, comme la courbe du chapeau de velours, corrigés par le pouce de la bonne modeleuse, qui savait, pour l’avoir pratiqué, la vertu tonifiante du rire intelligent… — Nous ne recommandons pas à d’autres sa méthode ! Chaque méthode vaut ce que vaut celui qui l’applique. Qui se risque à imiter la façon de Sylvie, sans avoir son doigté, il s’en mordra les doigts. Article de Paris… S.g.d.g.

La tante et le neveu étaient deux Parisiens. Ils s’ajustaient très bien. La tranquille liberté et la saine ironie de cette confiance sans ombres, moins saines que la lumière, provoquaient peu à peu la confiance de Marc. Il se laissait aller à conter ses propres expériences, — même, à les présenter sous un jour qui n’était pas à son avantage ; et l’ombrageux garçon ne se fâchait pas qu’elle en rît. Bientôt, il n’avoua pas seulement le passé ; il livra le présent, il demandait conseil, quand il était sur le point de faire une sottise. Cela ne suffisait pas à l’empêcher. Mais au moins, qu’il fût un sot, il n’en pouvait plus douter. Lorsqu’elle s’assurait que rien ne serait capable de l’en détourner, elle lui disait :

— Vas-y ! Mais observe, grosse bête !

Et après que c’était fait, elle lui demandait :

— Eh bien, tu l’as vue, la bête ?

Il répondait :

— Je l’ai vue. Je l’étais. Tu avais raison.

Ils allaient et venaient ensemble dans Paris Sylvie n’en ignorait rien, et elle n’en cachait rien…

— « J’appelle un chat un chat… »

Pas de fausse pudeur. Son langage hardi, le sérieux de son travail, sa vigoureuse probité, formaient un équilibre d’ordre et de liberté, où reprenait souffle et contrôle sur soi l’esprit déréglé du jeune garçon. — Et c’est ainsi que de cette intimité constante, qui, à des yeux timorés, n’eût pas semblé sans dangers, sortit une franche camaraderie, où rien d’équivoque n’était mêlé, entre un novice et une aînée.

Aussi bien, cette affection n’était pas le plus sérieux, pour l’adolescent. Elle lui faisait diversion à d’autres pensées.

Sylvie ne parlait point d’Annette à Marc. Les deux sœurs s’écrivaient ; et Marc, soupçonneux, imaginait que Sylvie rédigeait sur son compte un bulletin hebdomadaire. Mais la fine mouche connaissant l’indiscret, lui joua le tour de laisser traîner sur la table une de ses lettres, ouverte, — bien sûre qu’il la lirait. Et Marc constata qu’il n’y était point question de lui. Il aurait dû être satisfait ; il fut vexé. Ne point compter du tout était plus qu’il ne demandait. Il dit, impatienté :

— Mais qu’est-ce que vous avez donc, toujours, à vous écrire ?

— On s’aime, répondit Sylvie.

— Drôle de goût !

Sylvie éclata de rire :

— Pour qui ?

— Pour les deux.

Sylvie lui tira l’oreille :

— Tu es jaloux ?

Il protesta hautement.

— Non ? Tu fais bien. Car il n’y aurait pas de remède.

Il haussa les épaules. Il n’y croyait qu’à moitié ; mais il était intrigué. Comment deux femmes aussi dissemblables pouvaient-elles être sœurs et s’aimer ? … L’énigme de sa mère recommença à l’occuper.

Annette s’était résignée à ne plus tourmenter Marc de son affection soucieuse. Sur le conseil de Sylvie, c’était à elle seule qu’elle la confiait. Marc, moins gêné par sa mère, sentit confusément le manque de cette gêne. Et, les vacances d’été venues, il consentit à Sylvie la grâce d’aller retrouver Annette.

Mais l’épreuve était encore, pour les deux, trop précoce. Annette pouvait de loin modérer son affection. Elle ne le pouvait, de près. Elle avait été trop privée. Depuis des mois, elle mourait de sécheresse. Elle criait dans son cœur après une goutte — non ! des torrents d’amour. Elle avait beau se redire les sages préceptes de Sylvie :

— « Si tu veux que l’on t’aime, ne montre pas trop ton amour !… »

…Est-ce qu’on peut le cacher ? Il faudrait donc qu’on n’aimât qu’à moitié ! Rien à demi ! Pour les deux, mère et fils, c’était tout, ou rien.

— Et puisque c’était tout pour Annette, pour Marc ce fut rien.

Il arrivait pourtant, chargé de sentiments contradictoires, de rancune et d’attrait également brûlants, qui ne demandaient qu’à s’épancher, comme une nuée chargée d’électricité. Mais il n’eut qu’à la rencontrer, cette femme, dont l’âme soufflait comme un grand vent : le feu rentra sous la nuée, et le ciel se vida. Dès le premier contact des mains, des mots, des regards, cette affection absorbante qui posait sur lui sa prise, le fit se rejeter en arrière… Halte-là !… Et ce fut, une fois de plus, le : « Ne me touche pas ! » de l’Évangile…

— Quoi ! même envers ceux qui t’aiment ?

— Surtout envers ceux-là !…

Il ne saurait l’expliquer. Mais la nature le sait. Il ne doit pas se livrer. Ce n’est pas l’heure. Elle le buvait avidement…

— « Cherche ! L’eau a fui. Avec tes doigts, ta bouche, tu peux fouiller le sable… »

Elle le regardait trop ; il sentait ce regard anxieusement inspecter, un à un, tous ses traits ; et, comme toutes les mères, elle s’inquiéta d’abord de sa santé. Les questions minutieuses impatientaient le jeune garçon. Il les écartait, d’un sourire dédaigneux. — De fait, sa santé résistait, malgré l’apparence. Son corps s’était allongé, sa figure amincie ; le visage était hâve, affamé, tourmenté ; quelques fils de lichen commençaient à pointer au-dessus de la lèvre fiévreuse. Son aspect maladif provenait des troubles de l’esprit. Sa mère, qui avait perdu contact, ne savait plus lire en lui. Elle voyait sur cette bouche, sur ce front d’adolescent, des traces d’usure précoce, d’expérience fatiguée, de dureté, d’ironie ; et elle se demandait, le cœur serré :

— Qu’a-t-il fait ? Qu’a-t-il vu ?

Elle tremblait que cette jeune chair sacrée ne connût la flétrissure. Elle se sentait responsable. Pourquoi l’avait-elle abandonné ? Mais il ne voulait point d’elle. Que peut-on pour défendre celui dont l’âme s’est fermée ? Entrer de force ? Déjà, elle s’y était brisée. Cette serrure obstinée ! Dur métal : c’était le sien… Et puis, qu’aurait-elle vu, si elle était entrée ? Elle avait peur d’y penser.

Et lui, qui se sentait épié, il avait rabattu sur son âme ses volets. — Oui, ce que le regard de la mère avait saisi, c’était vrai. Ces flétrissures. L’ombre, sur la peau vierge, de l’arbre de la science. Oui, il avait trop tôt vu et connu… — Mais elle n’apercevait pas les réactions de l’âme ensemencée, les sains dégoûts, les loyales douleurs, et cette parenté de révolte et d’élan passionné, qui se dérobent sous la pudeur du cœur, l’instinct viril qui veut que le petit de l’homme combatte seul, sans qu’on l’aide.

Donc, puisqu’il se refusait à ce qu’elle entrât chez lui, il fallut se résigner à vivre, l’un à côté de l’autre, porte à porte, sans intimité. Et ce ne fut pas gai. Annette ne remarquait plus l’austérité de vie qu’elle menait ; mais Marc en eut, comme par un linge rude, l’épiderme râpé ; et il trouva pesant ce sérieux tragique, dont elle ne s’apercevait plus. Il ne se dit pas qu’il lui refusait le seul rayon qui aurait pu l’égayer, qu’il gelait dans sa pousse la fleur de l’amour maternel. Rejetée dans le drame intérieur, dont elle cherchait à s’évader, elle trahit, sans le vouloir, l’inquiétude de pensée, par où elle passait alors ; et Marc y flaira peut-être trop de ressemblance avec la sienne, pour ne pas s’en garer.

Ce n’était pas dans l’atmosphère engourdie, dans la plate existence de la petite ville, qu’il eût trouvé des ressources, pour faire diversion aux ombres de la maison. La campagne, grasse et riante, en sa blonde maturité, sommeillait, au soleil d’août. Il eût fait bon l’étreindre avec des bras d’adolescent ! Mais le petit Parisien n’était pas encore sensible à la nature. Trop d’autres objets sollicitaient son esprit et ses sens ! L’heure n’avait point sonné, où les yeux s’ouvrent pour lire la muette musique inscrite au livre des champs. Il faut être plus mûr pour découvrir le prix des paysages sans apprêt, et leur odeur de violettes. Si elle s’attache au corps, ce n’est qu’à son insu : le charme opère, après…

Annette l’entraîna dans quelques promenades. La présence d’un autre suffisait à couper le colloque de l’âme avec la nature. Annette pensait tout haut ; elle jouissait fortement de la terre et de l’air. Elle s’interposait entre eux et le jeune garçon :

— Ôte-toi de mon soleil !…

Elle aimait à marcher. Il voyait sa robustesse sa jeunesse réveillée par le rythme rapide du pas et de son sang. Il la voyait courir, crier, se passionner pour une fleur, un insecte… Plus tard, rentré à Paris, ces images reviendront le chercher : cette joie, ce flot de vie, cette bouche, ces yeux, cette gorge en moiteur — (une fois, dans sa gaîté, elle l’étreignit follement ; et lui, fit l’homme froissé de cette familiarité)… Pour l’instant, tout le choque. Cette femme le fatigue. Il est vite essoufflé. Il est humilié. Et qu’elle ralentisse son pas, pour qu’il puisse la suivre, il ne peut le tolérer. — Il mit fin aux promenades, d’un refus sans réplique.

Alors, il ne lui resta plus qu’à s’ennuyer. Il ne se fit pas faute de le montrer. Non point en se plaignant. Non ! Il ne disait rien. Il se sacrifiait…

De toutes les attitudes, c’était celle qu’Annette pouvait le moins supporter…

— « Un sacrifice, mon ami ? Je n’en veux point. Plutôt me priver de toi !… »

Elle fit une dernière tentative…

— « C’est Paris qui lui manque ? Allons donc à Paris ! »

Elle y passa avec lui les trois dernières semaines de ses vacances, malgré la répulsion secrète à y rentrer.

Depuis près d’une année, elle n’y avait conservé de relations, en dehors de Sylvie, qu’avec la petite veuve et vierge endeuillée, Lydia Murisier, des lettres qui se faisaient plus rares et plus lointaines. Les deux femmes s’aimaient ; et pourtant, c’était comme si, dans l’échange de leurs pensées, elles eussent butté sur des mots — des barrières du cœur : — une gêne qu’elles ne voulaient pas approfondir. Elles gardaient l’une de l’autre une tendre image ; il leur eût été doux de s’embrasser ; et elles ne désiraient point une rencontre, qui les eût forcées à s’expliquer. Lorsqu’à son arrivée, Annette apprit que Lydia était, pour quinze jours, absente de Paris, elle en fut à la fois déçue et soulagée.

Mais ce n’était que la moindre appréhension que lui causait son retour dans la maison. Il y en avait d’autres ! Elle aimait mieux n’y point penser, d’avance… — Et ce fut pire encore qu’elle ne l’avait redouté…

Cette rentrée dans son appartement !… N’en usant plus, elle en avait laissé la jouissance aux deux réfugiés, Alexis et Apolline, se réservant seulement sa chambre à coucher et celle de son fils. Ils avaient tout envahi. Ils se considéraient maintenant comme les possesseurs du logis ; Annette leur parut une intruse. Il sembla qu’ils lui fissent une grâce, en lui concédant de loger sous leur toit… Ce mot de « grâce » jurait avec les traits maussades d’Apolline : ils ne consentirent à s’éclairer un peu que quand elle sut qu’Annette ne resterait qu’une vingtaine de jours. Encore émit-elle la prétention de ne lui rendre l’usage que d’une chambre. Elle trouvait que, pour trois semaines, le fils et la mère pouvaient bien coucher dans la même pièce. Marc, indigné, revendiqua ses droits, manu militari, en expulsant de sa chambre les nippes d’Alexis. Le plus pénible fut l’état dans lequel Annette retrouva son logis. Désordre, malpropreté, vaisselle mise au pillage, ustensiles de cuisine brûlés et encrassés, murs éclaboussés d’eau, qui avait, çà et là, ruisselé et pourri le parquet, usure et déchirures des meubles et des rideaux… Ils n’avaient respecté rien. Les meilleures couvertures, la literie, avaient été sans façons enlevées de la chambre d’Annette, pour servir aux envahisseurs. Les portraits, les gravures, dont elle avait fait son horizon domestique, avaient été déplacés, remplacés, les uns posés par terre, tournés contre le mur, les autres portés en tas dans le cabinet de débarras. Apolline y avait substitué des photos de famille, des gueules ahurissantes, et des bondieuseries. Même les livres, les papiers, — hors ceux que défendaient les rares tiroirs fermés à clef — avaient été touchés, moins par curiosité, (Apolline ne lisait point), que par désœuvrement et par fièvre des doigts : leur trace était inscrite aux mouillures des feuilles et aux pages cornées. Dans toutes les pièces traînait une odeur de terrier. — Marc, dégoûté, furieux, parlait de jeter les fouines dans l’escalier. Annette tâcha de le calmer. Elle fît à Apolline quelques observations sévères, qui furent mal reçues ; et, dès les premiers mots, elle fut arrêtée par le sentiment oppressant du désarroi d’esprit, de la crise tragique, au plein desquels elle tombait.

Le frère et la sœur se fuyaient. Il semblait qu’il y eût entre eux hostilité, aversion, colère, ou peur. Le retour subit d’Annette les obligea à faire de nouveau chambre commune. On entendit, dans les nuits, des altercations véhémentes, à voix étouffées, une orageuse mélopée, d’où se détachaient, par éclats, les apostrophes d’Apolline, son souffle emporté. Après, le silence lourd. Depuis une semaine, cela durait… Au milieu d’une nuit, Apolline, criant, sortit de la chambre. Annette se leva, pour imposer silence. Elle la trouva dans le couloir, presque nue, qui se meurtrissait avec ses ongles et se lamentait ; elle avait perdu le sens. Annette la fit entrer dans sa chambre, et s’efforça de la calmer. Elle se recoucha. Apolline, devant le lit, abattue, déversait un torrent de violence sauvage. Annette lui mit la main sur la bouche, pour que le petit, dans la chambre à côté, ne se réveillât pas : (il y avait beau temps qu’il écoutait !…) Et dans le flot désordonné, Annette lut, glacée, la vérité…

La nuit passa. Apolline, accroupie sur le tapis, au pied de l’oreiller, grondait, se taisait, récitait des prières furieuses. Elle finit par s’endormir, bouche ouverte, et ronflant. Annette ne dormit point. Aux premières lueurs de l’aube, penchée au bord du lit, elle regardait au-dessous la dormeuse appuyée, la tête renversée, et son mufle sauvage et peureux de bête traquée. Un masque antique, aux gros traits, terribles et grotesques, de Gorgone sans yeux, dont l’embouchure est comme une clameur muette. Sous le regard d’Annette, la Gorgone s’éveilla. À peine eut-elle vu ces yeux d’en haut qui la scrutaient, elle se releva, farouche, et voulut s’éloigner. Annette la retint par le poignet. Elle grogna :

— Que voulez-vous encore ?… Lâchez-moi !… Vous m’avez arraché de la bouche le pain frotté d’excréments, mon ignominie, mon bien… Que voulez-vous de plus ? Vous me haïssez, vous me méprisez. Je vous le rends. Je suis une ordure. Je vaux mieux que vous !

— Je ne vous hais ni ne vous méprise, dit Annette. Je vous plains.

— Crachez sur moi !

— Je n’ai pas à vous juger. Votre Dieu s’en charge. Et vous êtes folle, et j’ai pitié. La démence est sur le monde. On ne sait pas si demain soi-même on ne sera pas frappé… Mais vous ne pouvez plus rester dans cette maison.

— Vous me chassez ?

— J’ai mon fils à défendre.

— Où voulez— vous que j’aille ?

— Travaillez ! Cherchez un emploi ! Comment pouvez-vous, depuis deux ans, rester tous deux sans faire œuvre utile, dans la détresse du pays ?

— Notre détresse vaut la sienne. Que les autres payent !

— Qui vous aidera, si vous ne vous aidez ?

Votre mal, le chancre qui vous ronge, c’est l’inaction qui l’a causé. Seul, le travail peut vous sauver.

— Je ne peux pas.

— Quoi, vous, robuste et habituée aux durs travaux de la campagne, vous qui souffrez de votre vigueur à dépenser, vous l’enfermez dans l’oisiveté, comme un loup en cage, et entre les barreaux, vous hurlez à Dieu !… Dieu, c’est le travail.

— Je ne peux plus. Il me faut mon bien. Il me faut ma terre. Ils m’ont tout pris, tout détruit : mon bien, ma terre, tous les miens. Il ne me reste rien. Il ne me reste que lui. (Elle montrait la chambre d’Alexis.) Et je le hais ! Et je me hais ! Et je hais Dieu, qui l’a voulu.

— Et moi, je le plains, — qui ne crois pas en lui. J’ai pitié de lui. Vous le trahissez. Haïr, haïr, l’unique mot qui remplit vos bouches. Vous ne connaissez rien d’autre. S’il y a un Dieu, il vous a donné la volonté. Qu’en faites-vous ?

— Je la vautre dans cette bauge, dans cette chair qu’il m’a donnée. Je me venge sur lui. Il est en moi. Je me détruis.

— Votre Dieu est comme le scorpion. S’il ne peut détruire, il se détruit.

— C’est le Dieu de Verdun, le Dieu d’aujourd’hui.

— Vous me faites mal. Laissez-moi ! Voulez-vous me détruire aussi ?

— Je ne vous pèserai plus longtemps.

Elle s’enfuit.

Dans la journée, ils délogèrent de la maison. Toute la maison respira. Leur voisinage était une cause de plaintes incessantes. Annette, qui avait voulu leur départ, s’inquiéta de les voir partir. Elle essaya de connaître leur nouvelle adresse. Apolline la lui refusa, comme elle refusa, d’un « Non » brutal, l’offre d’argent qu’Annette lui fit.

En cette même semaine, leur voisin de palier, le jeune Chardonnet revint en permission de quarante-huit heures.

Ces heures, il les passa, au logis, enfermé. Personne ne le voyait.

Mais, derrière la paroi, Marc écoutait les pas et, d’un regard aigu, il suivait le drame muet du retour.

Clarisse n’était plus Clarisse de l’an d’avant. Le tourbillon de folie qui avait passé sur elle, avait passé… Et elle se retrouvait au bercail, silencieuse, enfermée entre les quatre murs de son appartement et ceux plus hermétiques où se terre la pensée, allant, venant sans bruit, de l’une à l’autre chambres, sans faire grincer un meuble, ni craquer le plancher… La chatte… Et nul n’aurait pu lire, dans ses yeux sans prunelle, tout en velours et luisants du dehors, sans lumière du dedans, ni sous le fard de fruit qui masquait ses joues blêmes, les souvenirs et les songes. Mais le mari affamé, quand il revint pour mordre au fruit de son jardin, il ne retrouva plus le goût de l’âme qu’il avait laissée ; et quoiqu’il fût, en tout, un pauvre observateur, il vit du premier coup que derrière la façade la maison avait changé. Il s’était passé… quoi ? Et comment le savoir ? La façade qui sourit ne livre point son secret. Il aura beau l’étreindre. Il ne tient pas la pensée. Il ne tient que le corps. Et qu’a-t-il fait, ce corps ? Et ce témoin du corps, cette pensée, qu’a-t-elle vu et voulu ? Que sait-elle ? Que cache-t-elle ?… Elle ne dira jamais rien. Jamais il ne saura rien.

Ils parlent tranquillement des choses ordinaires. Et brusquement, la voix de l’homme a des accents colères. Sans motif apparent. Il le sent. Elle retombe. Ils se taisent. Il a honte de s’être trahi, il a rage de ne pouvoir lui arracher son secret. Ils sont, l’un à l’autre, collés, et murés l’un à l’autre. Il se lève, sans un mot, et il sort, faisant claquer La porte sur le palier. Clarisse n’a point bougé ; mais au bout d’un moment, Marc l’entend se moucher : il sait qu’elle a pleuré.

Quand le mari repart, sa permission écoulée.

ils n’ont rien à se dire ; ce qu’ils auraient à se dire ferait couler cette façade de la vie, qu’ils tremblent d’ébranler : car comment vivraient-ils, si dans ce champ de ruines, comme une plaine bombardée, qu’est la vie d’à présent, ils n’avaient, pour se poser et accrocher leur nid, la façade du passé, l’image illusoire de ce qu’ils ont été !… Ils se disent adieu. Ils ont les lèvres sèches. Ils s’embrassent. Ils s’aiment. Ils se sont étrangers.

En cette même semaine, la dernière qu’Annette eut à passer à Paris, revint Lydia Murisier. Les deux femmes retrouvèrent, en se voyant, leur tendre émotion. Et leurs lèvres se joignirent, avant qu’elles se disent un mot. Mais, dès que la parole se fit jour, elle parla derrière un mur. Et elles surent toutes deux que la seule porte pour passer, si elles en avaient la clef, elles ne l’ouvriraient pas. C’était le plus douloureux : une barrière entre elles, elles veulent se toucher, et elles ne veulent rien faire pour enlever la barrière.

Lydia avait perdu cette fleur de franchise et de spontanéité, dont la grâce poétique parfumait chacun de ses mouvements. Elle l’avait sévèrement refoulée, recouverte sous ses voiles de deuil. Elle avait offert au mort sa nature sacrifiée. L’ivresse de mysticisme douloureux des premiers temps n’avait point duré. Son charme déchirant et morbide s’était effacé. De tels états ne peuvent se prolonger que par des moyens factices. Le cœur demande grâce, le cœur veut oublier. Pour le forcer à se souvenir, il faut le mettre à la chaîne et le martyriser. Il est l’esclave attaché à la meule, sous le fouet de la volonté. Lydia se raidissait dans la pensée du mort :

— « Pense à lui ! Pense à lui !… »

Et ce n’était pas assez :

— « Pense comme lui !… »

Elle avait abdiqué toute sa propre pensée, pour épouser toute celle de l’être qu’elle voulait arracher à l’oubli — à son oubli… (tragiques luttes des âmes, dans le silence des nuits, contre la mort qui envahit le trésor de leur amour !…) Elle s’était bardée de cet idéalisme d’idées sèches et brûlantes, qui était le tissu d’âme des Girerd : ils parlaient par sa bouche, sa jeune bouche de tendresse navrée.

Et c’était si étrange et pénible à entendre !… Annette écoutait, glacée, et elle ne pouvait pas répondre. Elle sentait l’insincérité volontaire, l’effort héroïque et mensonger de la chère fille, pour croire à ce qu’elle ne croyait pas, pour penser ce qu’elle ne pensait pas. Et elle ne pouvait pas répondre ! Car elle savait l’inhumanité qu’il y aurait à la démasquer. La frêle plante brisée, c’était cette armature qui l’empêchait de tomber !… Mais bien qu’Annette ne dît rien qui livrât ses pensées, Lydia les lisait sur ses lèvres fermées ; et elle mettait le verrou à la porte, déjà close, du mur qui les séparait.

Elle exaltait cette guerre, qui lui avait pris son bonheur et sa vie ; elle se crispait à célébrer l’avenir problématique que ces combats préparaient : ce Messianisme fumeux de la justice et de la paix futures par les iniquités et les boucheries d’aujourd’hui, et sur ces millions de deuils, — non ! sur le sien, sur le corps de son bien-aimé, fleurissant de son sang (c’était le seul qui comptait !) — l’avènement dérisoire de ce règne de Dieu : le Dieu sans forme de ceux qui n’en ont plus, des hommes d’Occident qui ont perdu leur Dieu et qui, à tout prix, veulent un Dieu : la Démocratie universelle…

Ô tendre bouche navrée, que ces mots sonnent faux, en passant sur tes lèvres ! Ton sourire crispé est telle une blessure…

Elle arborait sa foi, elle en faisait parade : elle avait deviné qu’Annette ne l’avait plus : (l’avait-elle jamais eue ?) ; elle avait deviné son désabusement de toutes ces idées, son éloignement de toutes les passions qui bandaient, en ces jours, les patries. — Et Annette, qui ne le savait pas bien jusqu’à cette heure, l’apprit par cette opposition de l’instinct, qui séparait leurs routes, et disait aux deux femmes :

— Hélas ! sur cette terre, nous ne nous rencontrerons plus !…


Mais sur cette terre, où fuir ? Cette terre, qu’en ont-ils fait ?…

L’atmosphère de Paris — l’atmosphère du monde — était irrespirable, en ces derniers jours d’été 1916. La terre était une gueule ouverte, qui bramait à la mort. Son souffle furieux puait le cadavre de l’humanité. Les tombereaux de chairs broyées de la Somme et de Verdun ne pouvaient la rassasier. Depuis les égorgements sacrés de peuples par les Aztèques, le ciel n’avait point humé de pareilles hécatombes. Dans la ronde de la mort, deux nouvelles nations voisines venaient joyeusement d’entrer. C’était la trente-deuxième déclaration de guerre, depuis deux ans. Les danseurs trépignaient. La presse, accroupie autour, sur ses talons, claquait des doigts, battait des os sur ses chaudrons, hurlait. Elle chantait, en Allemagne, le nouveau Cantique de St-François, l’hymne à notre sœur la Haine : « …Il nous a été donné la Foi, l’Espérance et la Haine. Mais la Haine est la plus grande des trois… »

En France, la Science, jalouse des Quatre-vingt-treize Intellectuels, voulait avoir les siens, et elle publiait ce monument d’insanité déshonorante :

« Les Allemands et la Science », où, deux noms exceptée, les plus grands de la pensée, non seulement rejetaient les Allemands de la famille d’Europe, mais doctoralement (Marphurius et Pancrace), analysant leur cerveau, leurs os, leurs excréments, les retranchaient de l’espèce humaine. Un maître de la Science voulait que Berlin fût rasé, « afin de laisser, au centre de cette terre d’orgueil, un oasis vengeur [1] de décombres. » Un maître du Droit établissait la légitimité du recours aux représailles. Un des porte-parole du catholicisme libéral de France, honnête et respecté, félicitait les catholiques français « de n’avoir point hésité, au nom du Christ, à ne point pardonner aux catholiques d’Allemagne. » Un autre chef de chœur réclamait l’Empereur, comme sa part du butin, pour le mettre dans la fosse aux ours du Jardin des Plantes. Car le grotesque et l’horrible étaient accouplés. Tartuffe et le Père Ubu. Chez les ménétriers, les maîtres de la danse, l’hypocrite impudence montait jusqu’à des cimes Himalayennes. Un ministre papelard, dans une séance de l’Assemblée, exaltait, d’une voix mouillée, aux acclamations des compères extasiés, le désintéressement auguste des journaux qu’il payait. Et le hâbleur Gallois, Lloyd, ce petit, tout petit Cromwell, mâtiné de Cyrano, qui tenait d’une main la Bible, et d’une main l’épée (l’épée des autres), prêchait aux frères Baptistes la Genèse nouvelle. Comparant la Création des Premiers Jours à celle de la Guerre, dont il était le Seigneur, sa foudre s’abattait sur les fils du péché, qui sont les pacifistes : « Car nulle inhumanité, nulle absence de pitié, ne peut être comparée à leur cruauté d’arrêter la guerre, » à mi-chemin. — Ce pendant que l’Amérique, impassible, arrondissant sa note, inondait l’Ancien Monde de ses articles de mort. Car la main droite n’est point tenue de connaître ce qu’effectue la gauche. Et s’il est écrit que : « Tu ne tueras point, » il n’est écrit nulle part que tu ne dois pas honorablement fabriquer des instruments pour tuer, pourvu qu’ils soient de bonne qualité, et qu’ils soient bien payés.

Annette, se bouchant les oreilles, méprisante, écœurée, cherchait refuge auprès de sa sœur. Mais Sylvie ne se troublait guère de l’heur et du malheur des autres, — passé le cercle étroit de ceux qui étaient siens, ceux qu’elle aimait, son bien. La charmante fille disait :

— Chérie, il faut pas s’en faire ! Il n’y a qu’à prendre patience. Regarde-moi ! J’attends. Cela finira bien par finir, un jour. Mais ne nous pressons pas ! Il faut que cela dure encore… Vois-tu, un de mes bons amis, joli garçon, trois galons, croix de guerre, — (il vient d’être tué) — m’a dit : « Il faut que nous tuions encore un million d’Allemands. »

Annette fixait Sylvie dans les yeux. Parlait-elle sérieusement ? — Mais oui, elle était sérieuse… Oh ! pas profondément ! Elle n’y mettait point de passion. Elle ne leur en voulait pas, à ceux qu’elle tuait, d’avance… Mais puisqu’il le faut !…

— Tu sais, lui dit Annette, que pour ton million nous devons alors compter au moins un demi-million des nôtres…

— Ah ! que veux-tu, ma bonne ! Il faut se faire une raison !…

Une raison ! Ce n’était point ce qui leur manquait ! Ils en avaient plus d’une douzaine…

La vie mondaine avait repris. Les tea-rooms étaient remplis, et les belles clientes affluaient de nouveau chez Sylvie. Ce n’était plus la tension des années passées, ni ce viril maintien des premiers temps d’épreuves, ni ces réactions morbides de la haine ou du plaisir, qui avaient secoué les sens, par accès de fièvre intermittents. C’était beaucoup plus effrayant. La nature s’habituait. Elle s’était adaptée aux conditions nouvelles, avec cette plasticité ignoble et merveilleuse qui a permis à l’homme de se couler comme un ver par les moindres interstices où s’évadait la vie, durant les convulsions de la terre en gésine, au cours des millénaires, tandis que succombaient les espèces moins capables de se renier et de plier, pour passer. Si l’on doit admirer l’art de rétablir l’existence normale dans l’anormalité des temps la plus monstrueuse, Paris alors était merveilleux.

Mais Annette n’était point disposée à lui rendre hommage. Elle en voyait le reflet sur le visage de son fils ; et ce miroir l’effarait. Marc ne montrait plus l’excitation trépidante, les saccades, les violences, et ce rire grimaçant, dont sa mère s’inquiétait, l’été de l’an passé. Il ne montrait plus rien. Il était indifférent. Sa figure blême, où la fièvre rentrée semblait s’être déposée au fond, dormait comme un étang. L’eau était trouble, mais sans plis. La surface, immobile. On ne voit rien, au delà. Et du dehors rien ne s’y mire. Il dort…

Il semble dormir. Et de cet ouragan qui tord autour de lui la forêt, de ces arbres qui croulent, de ces souffles de mort, de ces puanteurs, de ces clameurs — et de cette mère qui se penche, anxieuse, sur son bord, — il ne paraît rien voir, rien sentir, rien entendre. Mais qui peut savoir ? Sous le glacis huileux qui recouvre l’étang, une vie est en travail… Il n’est pas temps de la déceler au jour. Et s’il la décelait, ce ne serait pas aux yeux implorants de la mère.

Il ne se livrait un peu, en parlant, qu’à Sylvie. Avec elle, il était à l’aise et causait tranquillement. Avec Annette, il s’observait et il l’observait. Au reste, plus d’insolence, point d’irritation, comme dans leurs rapports passés. Il était poli. Il écoutait sans répliquer. Il attendait sans impatience. Il attendait sans impatience qu’elle partît.


Elle partit, désemparée. Il lui était plus étranger que quand ils se heurtaient. À l’adversaire encore on est lié. On ne l’est plus à l’indifférent. Elle lui était devenue inutile. Les autres — Sylvie — lui suffisaient. Qui quitte sa place la perd. Il n’en était plus pour elle.

Plus dans le cœur de son fils. Plus dans l’univers. Car elle voyait partout avec qui elle n’était pas. Et elle ne voyait point avec qui elle était. Toutes leurs raisons de vivre, de vouloir vivre, de croire, de vouloir croire, de combattre, de vouloir vaincre, étaient tombées de son corps comme un vêtement usé, comme d’un arbre les feuilles de l’été passé. Et cependant, elle voulait. Elle ne connaissait guère ces états neurasthéniques, où se dissout et fuit peureusement l’énergie. D’énergie elle était chargée. Son oppression venait de ce qu’elle n’en avait plus l’emploi. Que faire de cette force, de ce besoin d’agir, de ce besoin de combattre, de ce besoin d’aimer, de ce besoin — ( « Oui, moi aussi !… » ) — de haïr ? Aimer ce qu’ils aiment ? Non ! Haïr ce qu’ils haïssent ? Jamais ! Combattre ? Mais pour quelle cause ? Seule, dans cette mêlée, vers qui, vers quoi se tourner ?

Elle avait repris, depuis une semaine, son service, au collège. Un soir d’octobre pluvieux et froid, elle revenait, lassée et absorbée. Près de rentrer au logis, elle s’aperçut, dans les rues, d’une agitation inaccoutumée.

Un nouvel hôpital de fortune (d’infortune) venait d’être aménagé, non loin de sa maison. Les charniers de Verdun dégorgeaient leurs blessés. On ne trouvait plus d’étals, pour y pendre cette viande de martyrs. Pour la première fois la petite ville oubliée recevait sa cargaison. — Et pour la première fois, ceux qu’on lui envoyait, c’étaient des Allemands !

Elle n’avait même pas eu, pour les siens, jusqu’à la guerre, d’hôpital suffisant. Elle les empilait — vieux débris du travail ou de la fainéantise (au bout du compte, ils vont tous au même tas de rebuts !) — dans des locaux étroits, sordides, délabrés, où s’amassaient, depuis des siècles, l’infection et la saleté. Nui ne s’en souciait, malades ni médecins. On était habitués… Voici qu’avec le progrès (c’est-à-dire, la guerre), s’affichaient des pensers nouveaux (c’étaient plutôt des mots) : hygiène, antisepsie… Il s’agissait de rendre la mort salubre, en la multipliant. On avait donc encaustiqué la crasse d’un hôpital nouveau — d’un pensionnat ancien, — marié le phénol à l’odeur de moisi, mis les salles de classes sous l’invocation d’Ambroise Paré, et doté l’établissement d’une salle de bains — une rareté !…

Et ce luxe, des Boches allaient l’étrenner !… La petite ville se récria. Elle venait d’être durement éprouvée. Les combats des derniers mois avaient décimé les enfants du pays. Le deuil était entré dans presque toutes les familles. L’apathie coutumière en avait été secouée jusqu’à l’exaspération. Le personnel même de l’hôpital était divisé. Une partie avaient décidé de refuser leurs soins aux ennemis. Une pétition rédigée passait de mains en mains. L’arrivée du convoi devança la détermination. On n’en eut connaissance que quand il était là. La nouvelle fit sortir des maisons tous les gens…

Le troupeau lamentable, déjà, était poussé hors de la station. L’avenue de la gare fut, en quelques minutes, remplie comme un égout après une grosse pluie. C’étaient, à l’ordinaire, des êtres inoffensifs, bonasses, indifférents, un peu grossiers, pas méchants. Mais les pires instincts sur-le-champ s’allumèrent. L’apparition du cortège fut, de loin, annoncée par des hurlements. Ils approchaient : deux charrettes de débris vivants ; sur des civières, des loques, la tête renversée : de l’un, le bras pendait, les ongles raclaient la poussière du chemin. Un petit groupe, les moins blessés, marchaient devant, la face ou le bras bandés. Au premier rang, la haute et maigre silhouette d’un officier allemand. Une escorte insuffisante. La foule, poings levés, — des femmes, griffes tendues, se ruèrent à la rencontre… Union sacrée ! On voyait, mêlés au peuple, petits commerçants, bourgeois, — et même, à quelques pas derrière, des dames de la société. Les malheureux qui venaient s’arrêtèrent, un instant : ceux qui venaient après, les forcèrent à marcher ; ils avancèrent, poussés, l’effroi sur les visages : ils crurent qu’ils allaient être massacrés. Des pierres furent jetées. La foule se hérissa de cannes, de parapluies. Cris de mort, sifflements. Le plus visé de tous était, naturellement, l’officier. Un poing le bouscula, une main lui arracha son casque et le jeta ; une femme vociférante lui cracha à la face. L’homme, frappé tituba…

Annette s’élança…

Elle était là, derrière trois rangs de foule. Elle regardait, saisie. Elle n’avait rien prévu, rien voulu. Elle n’eut même pas le temps de discerner ce qui, se passait en elle… Elle fonça, tête baissée, repoussant les furieux qui bloquaient devant elle l’avenue, elle se fraya passage. Et ils surent ce que valait la poigne d’une Rivière ! Et aussi, son aboi… Elle arriva près de l’officier allemand, et, les bras étendus, retournée vers la foule, elle l’apostropha :

— Lâches ! Êtes-vous des Français ?

Et l’effet des deux cris fut comme un double coup de fouet.

Elle continua, d’un souffle :

— Êtes-vous des hommes ? Tout blessé est sacré. Tous ceux qui souffrent sont frères.

Elle dominait la foule, de la voix et des bras. La violence de son regard les dévisageait, à la ronde, frappait chacun, au front. Ils reculèrent, grondant. Annette se baissa, pour ramasser le casque de l’officier. Cette seconde suffit à détruire le contact avec ceux qui l’entouraient. La hargne, indécise, se ramassait pour lui sauter à la gorge… Quand une jeune dame, qui portait le costume de la Croix-Rouge, vint près d’Annette, et dit, d’une voix frêle et ferme :

— Madame a parlé selon l’honneur. Les ennemis blessés sont sous la sauvegarde de la France. Qui leur manque lui manque.

Chacun la connaissait. Elle appartenait à une des familles aristocratiques les plus considérées du pays. Son mari, officier, venait d’être tué devant Verdun. Son geste fut décisif. Deux autres dames infirmières se firent place auprès d’elle. Quelques-uns des bourgeois s’empressèrent à prêcher autour d’eux l’apaisement. La femme qui, tout à l’heure, crachait à la face des prisonniers, s’apitoya bruyamment sur un petit blessé. Et la foule, s’écartant, avec des grognements, laissa passer le convoi, qu’escortaient la jeune veuve et Annette, soutenant par le bras l’officier chancelant.

On atteignit l’hôpital, et nulle protestation n’osa plus se faire entendre. Le devoir professionnel et l’humanité reprirent leurs droits. Mais dans la confusion des premières heures, aggravée par le manque d’infirmiers — (les hésitants revinrent, un à un, dans la nuit), — le reste du personnel se trouva débordé ; et Annette put rester, sans qu’on prît garde à elle, jusqu’au milieu de la nuit. Avec l’aide de la furie de tout à l’heure, de cette énergumène qui se révélait maintenant une brave commère, honteuse de sa violence et cherchant à la faire oublier, elle déshabilla et lava des blessés. Et l’un de ces malheureux ayant été mis au rebut, toute opération désormais inutile, elle se consacra aux dernières heures du mourant.

C’était un adolescent, maigre et nerveux, à la peau brune ; il avait ce type demi-sémite demi-latin, des bords du Rhin. Une affreuse blessure. Le ventre ouvert… « Jam foetebat… » Et déjà les vers y remuaient. Il était secoué de soubresauts, il serrait les dents sur sa douleur, mais par accès, il hululait. Ses yeux se fermaient et se rouvraient, cherchant un être, un objet, n’importe quoi qui fût dans la vie, un point ferme dans son naufrage, où s’accrocher. Ils rencontrèrent les yeux d’Annette, et les happèrent… Ces yeux de pitié… Dans sa détresse, ah ! quelle lumière inattendue ! L’espoir englouti, du fond de l’eau ressurgit. Il cria :

Hülfe ! [2]

Elle se pencha. Elle mit sa main sous la tête qui se soulevait. Elle murmura, à son oreille, des mots allemands compatissants. Sur sa peau sèche et brûlante, ce fut une pluie. Il lui saisit l’autre main libre, y entra ses doigts. Elle ressentit au fond de sa chair chaque tressaillement de l’homme qui mourait. Elle lui soufflait la patience. Le brave petit ravalait son souffle, pour étouffer son cri. Il serrait plus fort la main, qui le tenait au-dessus du gouffre. Les yeux d’Annette se faisaient plus tendres, à mesure qu’elle le voyait sombrer. Elle dit ;

Söhnchen ! Knäbelein ! Mein armer lieber Kleiner !… [3] Il eut un dernier soubresaut. Il ouvrit la bouche pour l’appeler. Elle l’embrassa. Elle ne dégagea sa main des doigts de l’agonie, qu’après qu’elle l’eut vu délivré.

Elle repartit. Il était trois heures de la nuit. La brume glacée. Le ciel éteint. Les rues vides, La chambre sans feu. Elle ne se coucha point, jusqu’au jour. L’horreur du monde était en elle. Son cœur était gorgé de douleur. — Et pourtant, il était allégé. Il avait retrouvé sa place dans la tragédie de l’humanité.


Tout ce qui pesait sur elle était tombé. D’un coup d’épaules, elle l’avait rejeté. Et maintenant qu’elle le voyait à ses pieds, elle comprenait enfin le poids qui l’écrasait…

Elle mentait. Elle se mentait. Elle fuyait son regard. Elle évitait de fixer en face les idées monstres qui l’opprimaient. Elle acceptait passivement la guerre fatale et la patrie. Elle acceptait peureusement l’excuse du fait de nature. Et brusquement, s’était dressée contre la nature sauvage sa propre nature reniée et bâillonnée, sa nature trahie, inassouvie, qui se venge et s’affranchit. Et ses seins comprimés par des liens barbares, brisent les liens, respirent. Elle réclame son droit, sa loi, sa joie, — et sa souffrance aussi, mais sa souffrance sienne — la Maternité.

Toute la Maternité. Pas seulement celle du fils !… Vous êtes tous mes fils. Fils heureux, malheureux, vous vous déchirez. Mais je vous étreins tous. Votre premier sommeil, votre dernier sommeil, je le berce en mes bras. Dormez ! Je suis la Mère universelle…

Quand le jour fut venu, elle écrivit à l’autre mère, celle de l’enfant mort, dont elle avait fermé les yeux. Elle lui transmit le dernier baiser.

Puis, elle reprit ses livres de classe et ses cahiers. Et elle recommença sa journée de labeur, sans s’être reposée, — avec une nouvelle force, et la paix dans le cœur.

  1. Sic.
  2. « À l’aide ! »
  3. « Mon fils ! Mon petit garçon ! Mon pauvre cher petit !… »