L’Âme des Anglais

Bernard Grasset, éditeur.

À GASTON CALMETTE


En souvenir d’une amitié ancienne et tendre,

et d’une longue reconnaissance.


FŒMINA

L’ÂME DES ANGLAIS

(HYPOTHÈSES IMPERTINENTES)




EXCUSES LIMINAIRES




— Parle-nous de ces choses.
— Mais je n’y entends goutte…
— Parles-en d’autant plus ! À force d’expliquer
ce que tu ignores, peut-être enfin
le comprendras-tu.


Quand on traverse en automobile une contrée inconnue, il arrive que la rapidité de la course désorganise les lignes du paysage et crée des aspects illusoires. Les choses apparaissent différentes d’elles-mêmes et ne laissent apprécier ni leurs véritables rapports de proportion avec ce qui les entoure, ni leur distance exacte, ni leur caractère intime. Ce qu’elles sont, on ne le sait pas ! Le retrécissement de la perspective donne l’air clos à un lointain, béant de toutes parts ; quelques arbres s’entassent au sommet de la côte et on devine une forêt. Puis encore, le voyageur est trompé par des sensations immédiates : la route poudreuse brûle, et il attribue une fraicheur exquise au moindre creux où pousse quelque verdure. Il prête aux gens qu’il croise sa joie, son souci, et teint tout des couleurs de son âme. Sans cesse il se trompe, le voyageur rapide. Pourtant, c’était bien ainsi ; n’a-t-il pas vu ? Il a cru voir…

Les gens qui cherchent à découvrir les sentiments intimes des peuples étrangers sont comme ce voyageur aux douteuses affirmations. Eux aussi n’apercevant que leur propre individualité dans ce qu’ils regardent, imposent au paysage les nuances de leur sympathie ou de leur répulsion préconçues, et articulent avec certitude d’innocents mensonges et une grande quantité de sottises.



Les jugements des autres sur la nation à laquelle on appartient étonnent toujours et froissent souvent… Je me rappelle certain livre de M. Conan Doyle dont le héros, qui, visiblement, incarnait le Français type, se montrait à chaque page brave jusqu’à l’imbécillité et gaffeur jusqu’au prodige. Ce singulier personnage, qu’était-ce, sinon le Français vu de loin, en passant, par un Anglais trop pressé ? Sans doute M. Conan Doyle n’est aucunement le porte-parole de l’Angleterre et son ouvrage n’avait pas grande importance ; on en gardait malgré tout de l’irritation et le désir vain d’expliquer que les Français ne sont ni tellement bêtes dans l’héroïsme, ni à ce point mal éduqués… Et lorsqu’un autre écrivain anglais prouve une fois de plus notre sensualité légendaire et notre manque de lyrisme en affirmant que nous appelons « laurier-sauce » l’arbuste que nous avons surtout coutume de nommer « laurier des poètes », n’est-on pas tenté de lui dire : « Pourquoi ne pas raconter les choses de chez vous ? »

Tous les peuples, j’imagine, ont envie de conseiller un emploi du temps, si sage, aux étrangers trop hardis qui se mêlent d’exprimer sur eux des opinions que nul ne leur demande…

On se risque, cependant ! C’est ce que je vais faire avec une inquiétude trop justifiée par mon incroyable prétention. Car enfin, si le besoin d’écrire sur l’Angleterre me pressait, ne pouvais-je m’en tenir à conter des histoires de vieux châteaux hantés, que des fantômes moroses sillonnent au clair de lune, sous le regard équivoque des portraits peints par Holbein ? ou encore à décrire des jardins incomparables, des réunions de salutistes, des fêtes éblouissantes, d’admirables visages, tout ce que, en passant, on aperçoit et goûte, même si on n’y comprend presque rien ? Quelle audace et quelle niaiserie de poursuivre, sous tant d’aspects, beaux, drôles, émouvants, les raisons secrètes qui ont permis que des fleurs fussent groupées avec un art si expressif ; que, durant des siècles, les générations fugitives ne détruisissent rien dans ces antiques demeures ; que les spectres ne se soient pas lassés de leur course dolente ; que boire, manger, agir, se reposer, vivre physiquement enfin, et constater que l’on vit, sans plus, soit en Angleterre un si puissant délice ; que le luxe y paraisse mieux qu’ailleurs justifié, à sa place, noble et naturel ; que des hommes et des femmes y atteignent à une telle perfection de formes ; que certains cœurs y soient déchirés par des peines si singulières : quelle audace et quelle niaiserie de prétendre à parler de l’âme anglaise. Et sans la connaître après tout !

Si elles n’ont guère d’excuses, les pires imprudences ont une explication. Voici la mienne.

J’admire l’Angleterre, — qui ne l’admire ! jusqu’à ceux qui l’exècrent, — mais surtout je l’aime. Je l’aime d’une tendresse familière, comme on aime ce qui a éveillé les premières rêveries.

Si nous avions une mémoire suffisante, nous verrions que nos goûts et nos dégoûts ne sont, la plupart, que le développement des notions rudimentaires de plaisir et de peine, acquises dans ces heures où, enfants, nous entrions en contact avec les possibilités et les résistances du monde extérieur. La base de notre personnalité est construite avec les images qui, au début, ont envahi notre conscience pour tomber ensuite dans la zone obscure où elles persistent. Ce sont elles qui imposent sa forme et dessinent son avenir à la partie originale et neuve de nous. L’émotion fortuite, qui révélait à l’enfant sa faculté d’être ému, prédispose l’homme à une catégorie particulière d’émotions. L’objet qui, le premier, le fait songer ouvre d’avance une route inévitable à son imagination. Nous ne sommes que souvenir !

Mon excuse d’écrire sur l’Angleterre, c’est que ma sympathie pour elle, et ma conscience, sont nées le même jour.

J’ignorais encore l’existence de l’Europe, que, déjà, je savais qu’il y a l’Angleterre ; cela me paraissait être une région très voisine, sorte d’annexe au jardin de mes jeux, et un peu à moi. J’ai pensé en anglais pendant une longue période. Or, la langue dont on se sert pour la conversation intérieure, vous pénètre de la volonté spéciale qui en a rythmé les syllabes. Les mots sont si forts ! Le son, la contexture, les racines, la mystérieuse complexité qu’ils acquièrent en durant, leur donnent une action irrésistible. Nos besoins et nos songes deviennent un peu pareils, aux besoins et aux songes, de ceux qui ont réuni les fragments épars de ces mots puissants. Ils mêlent à la nôtre l’âme étrangère qu’ils contiennent.

Je me suis querellée, j’ai demandé pardon, et confié des projets immenses à mes poupées, en anglais. J’ai chanté des ballades anglaises. Le premier livre que je me rappelle était un livre anglais, et, pour le second, j’ai longtemps cru, et je crois encore vaguement, que c’était aussi un livre anglais. J’ai su plus tard, que, dans ces deux livres, j’avais trouvé bien des choses.

L’un, Rosamond, contait les aventures diverses d’une petite fille. Ma mémoire n’en a gardé qu’une anecdote, mais précieusement ! Avec elle commença cette culture qui me donne parfois l’illusion de comprendre les Anglais, comme on comprend ceux auxquels on ressemble un peu.

L’aventure de Rosamond était ceci : se promenant avec sa mère, la jeune demoiselle voyait à une devanture de pharmacien un vase pourpre extraordinairement limpide, et pareil à un rubis brûlant. Le vase était si beau, si beau, qu’un désir passionné troublait la cervelle de Rosamond. Elle suppliait qu’on lui donnât cette rare merveille et avec une si déraisonnable insistance, que sa mère, — dame ironique, évidemment — achetait le vase. On devine le reste. À peine rentrée, la fillette, éperdue de bonheur, voulait mettre des fleurs dans son vase pourpre. Mais en s’approchant, elle le trouvait plein d’un liquide, dont l’odeur pharmaceutique lui déplaisait infiniment. Sans rien attendre, il fallait ôter cette terrible chose. Vidé, le vase devenait incolore. Toute sa splendeur s’en était allée. Le rouge de flamme, qui tentait la petite fille, appartenait au liquide nauséabond. Lui, pauvre vase, il n’était qu’un cristal vulgaire. Et Rosamond pleurait. En une minute elle venait de découvrir, pour ne plus l’oublier, que la vérité n’est pas toujours, — n’est presque jamais ! — à l’endroit où elle semblait être ; que souvent une âcre liqueur prête son éclat à un verre commun, que le trop fort désir est un élément d’erreur ; qu’il faudrait, si on était sage, ne pas croire, ni espérer, ni aimer avant de savoir, que du reste on ne parvient à savoir qu’en souffrant, et qu’alors il vaut mieux laisser les vases de rubis scintiller dans leur vitrine, et passer vite, oublier son souhait imprudent, aller faire sa tâche. Apprendre tant de choses d’un seul coup, c’était de quoi pleurer. Rosamond pleurait…

Il existe des historiettes du même ordre, dans la littérature puérile de toutes les nations. Mais ailleurs elles ne sortent pas de leur étroit domaine… J’ai retrouvé Rosamond et son vase pourpre dans bien des œuvres anglaises, graves ou gaies. J’ai retrouvé l’enseignement au bout de l’anecdote, la loi extraite directement du fait voisin, le conseil de se reconstruire à chaque minute d’après un meilleur plan, et aussi l’habitude de considérer les incidents de la vie matérielle, comme des signes et des symboles qui font allusion à la vie morale, et y ramènent par tous les chemins. Cette discipline de l’esprit, Rosamond la proposait intégralement : je l’ai subie sans résister.

Le second de mes livres « anglais », c’étaient : les Mille et une Nuits. Mon Dieu, oui ! — Une traduction illustrée, dont je vois encore la reliure verte, semée d’étoiles et de croissants d’or. Les Mille et une Nuits ! Bizarre document pour servir à l’étude de l’âme anglaise ! Pas si bizarre.

Les Mille et une Nuits, même expurgées, arrangées par le traducteur, c’était encore l’Orient. Et les Anglais n’ont-ils rien de commun avec l’Orient ? Leur esprit et certaines parties de leur caractère ne portent-ils pas l’empreinte de la Bible ! Les grands-pères de ceux-là même qui ne la lisent plus, la lisaient. Elle loge au fond de tous. Leurs régions subconscientes en sont saturées. Depuis des siècles, la brûlante imagerie, le despotisme, l’injustice sanctifiée, le frénétique orgueil national de l’Orient, coulent en eux avec leur sang.

Les civilisations orientales n’ont peut-être existé que pour produire l’Angleterre ?… Peut-être… Je n’en suis pas absolument certaine. En tout cas, elles lui ont légué plus de choses encore que nous ne savons, et il n’est pas plus étonnant d’apercevoir, dans des contes d’Orient, des traits qui la rappellent, qu’il n’est étonnant d’apercevoir les traits d’un petit garçon sur la figure de son ancêtre.

J’ai relu souvent The Arabian night’s entertainments qui enchantèrent mon enfance, et chaque fois, j’y ai reconnu un plus grand nombre d’Anglais…

L’illustrateur du féerique bouquin a bien compris la besogne dont il était chargé. Ses princes asiatiques avec leurs mâchoires volontaires, leurs regards directs et calmes, ressemblent comme des frères aux jeunes gens qui font du sport à Cambridge ; ils sont de la même famille que les gentlemen à cœurs robustes, qui aiment à chasser le tigre, à réussir et à primer. Et les princesses du livre vert ont des visages réguliers, fiers et difficiles à émouvoir, comme les admirables jeunes filles qui lisent dans un canot abrité sous des branches retombantes, l’été, sur la Tamise. J’ai vu galoper à Hyde-Park plus d’une descendante de Parizade, la charmante orgueilleuse, qui, jadis, en Perse, allait, à travers d’affreux dangers, à la recherche de l’eau d’or, de l’oiseau qui parle, et de l’arbre qui chante, parce qu’elle voulait, en y plaçant des curiosités si rares, faire de son palais une demeure à laquelle nulle autre demeure de la terre ne pût être comparée…

Est-ce la lecture des Mille et une Nuits, — ou un instinct pareil à celui des peuples, inventeurs de ces prestigieuses anecdotes, — qui a donné aux Anglais un tel goût pour les récits consacrés à la recherche et à la découverte fortuite d’un trésor ? Dans les Mille et une Nuits, des coffrets bourrés de perles sont enterrés au pied des arbres : on n’est pas transporté dans le nid d’un aigle, qu’on ne s’y heurte d’abord à d’énormes diamants ; des jarres inattendues et pleines d’or surgissent à tout propos d’un souterrain, de l’épaisseur d’un mur. Et de même… Mille et un romans anglais ne nous font-ils pas assister aux aventures d’un joyau fabuleux, venu de l’« Est », et qui répand sur une foule de personnes son influence maléfique, se perd, se retrouve, et tue tout le monde ; ou bien aux pérégrinations effarantes d’héroïques garçons, qui partent sans hésiter, à peine ont-ils appris que, jadis, on a enfoui une chose précieuse, dans quelque palais à spectres, ou dans une grotte introuvable, ou dans un pays sans routes, habité par des sauvages d’une cruauté inouïe, dont il faut tuer les uns et convertir les autres au protestantisme pour en tirer des révélations ? Et qu’ils sont pareils, ces Anglais résolus, à mes amis enturbannés !

Comme le livre vert, les romans qui décrivent les exercices de ces beaux aventuriers accordent naturellement une grande importance au trésor, mais une plus grande encore au mystère, et la plus grande de toutes aux péripéties, aux risques et aux efforts de la volonté.

Dans les contes arabes la volonté prend une figure et une voix, c’est le génie secourable, et toujours victorieux. Dans les romans, elle n’emprunte aucun costume allégorique, elle est la volonté, – sujet spécialement propre à exciter l’intérêt et la passion du lecteur anglais.

Mais revenons aux folles histoires d’où je prétends que sortent les diamants jaunes, bleus et roses de la littérature anglaise — et bien autre chose que ces diamants-là ! — Écoutons l’enseignement des contes arabes !

On y voit des tapis volants, des animaux loquaces et d’un tact sûr, qui dévoilent à point ce qu’on a besoin de savoir ; des fées toujours prêtes à intervenir ; des rois qui perdent leur trône et le retrouvent ; des enfants qui perdent leurs familles et les rejoignent lorsqu’ils ont subi les épreuves nécessaires ; des femmes injustement soupçonnées, qu’on dédommage après le temps voulu. On y voit que les choses s’arrangent, mais non sans affaires ! La conclusion de ces paraboles chargées de bon sens optimiste, c’est que : le meilleur, sort du pire ; que tout homme a le moyen de rebâtir sa fortune, de rétablir sa réputation, de reconstituer son honneur, de retrouver de l’amour après avoir perdu son amour ; que pour les êtres énergiques il n’y a pas de malheur définitif, ni de situation désespérée, ni de défaite irrémédiable, — au contraire, car la défaite instruit, — que, tant qu’on dure, si on sait vouloir, on doit recommencer, et on recommence…

Oui, décidément, le livre vert était un livre anglais !

Parmi les aventures des Mille et une Nuits, celle d’Aladin, surtout, me paraît significative. J’y découvre des révélations anticipées sur nos voisins d’outre-Manche, et beaucoup plus qu’en de gros volumes lourds de notes et de gravité…

Vous souvenez-vous d’Aladin ?…

Ce garçon débute mal. Il ne veut pas apprendre le métier de tailleur, ni aucun métier. Il préfère polissonner. Comme le prince Hall se préparait dans la débauche à la victoire d’Azincourt, Aladin prélude à ses hautes destinées par le vagabondage.

Quand on vit trop sur les places publiques, on fait de mauvaises connaissances. Aladin rencontre un exécrable magicien, qui, pour se mettre en possession de la Lampe Merveilleuse, a besoin du secours d’un être pur. Il choisit Aladin entre ses collègues de pugilat, car, bon physionomiste, il l’a reconnu pour vaillant et débrouillard. Il l’emmène, et, après les conjurations indispensables, lui montre l’entrée d’une cave où il lui ordonne de descendre. Mais d’abord, afin de fixer son attention, il lui administre un grand coup de poing dans la mâchoire. Ce traitement, qui ferait se sauver à toutes jambes un petit Italien, et déprimerait un petit Allemand, stimule Aladin. Dès qu’il l’a subi, il se trouve en parfaite condition pour accomplir n’importe quoi — tel un gamin d’Eton, que les sévérités du grand dont il est l’esclave volontaire, rendent mieux apte à sa besogne, plus fier de soi et plus digne.

Aladin écoute soigneusement les instructions de l’enchanteur, qui, en lui expliquant par quels moyens il conquerra la lampe, ne lui dissimule pas qu’il risque sa vie dans cette entreprise. Le brave garçon n’attache aucune importance à ce détail. Le coup de poing a fait surgir en lui l’instinct de sacrifice et la faim enragée du succès, — ces deux bases du sport bien compris. — Il n’a plus peur de rien ! Il enlève la lampe du jardin où perles et topazes poussent sur les arbres, mais, revenu à la bouche de la cave, il refuse de la donner avant que le magicien lui ait tendu la main pour le remonter sur le sol rationnel. Il y a un sens très net des réalités. Il sait les devoirs mutuels qu’imposent les contrats. Il a fait ce qu’il avait promis, qu’on fasse maintenant ce qu’on lui a promis. Le méchant homme, qui compte bien se débarrasser d’un témoin si gênant, ne veut pas du tout l’aider à sortir de là, et demande la lampe avec fureur. Aladin s’obstine. Ce magicien – tel un ennemi quelconque de l’Angleterre, – a tous les vices, et entre autres une absence totale de persévérance. La résolution d’Aladin le décourage vite, il renonce à l’objet tant désiré pour s’offrir la stérile satisfaction de la colère improductive, et au moyen de trois mots, articulés dans une langue inconnue aux honnêtes gens, il referme sur le pauvre garçon le sol entr’ouvert, et s’en va ailleurs s’occuper d’autres diableries.

Aladin le vagabond se conduit très correctement. Puisqu’il faut mourir, il fait sa prière, et avec une résignation de gentleman s’abandonne à Dieu. En joignant les mains, il touche une bague que le magicien lui avait remise pour qu’elle l’aidât dans son expédition ; à peine l’a-t-il effleurée qu’un génie apparaît, le délivre et le rapporte chez sa mère. La bonne attitude et la piété du jeune garçon reçoivent ainsi leur récompense ; de plus, il reste maître de la lampe, et bientôt il découvre que s’il la frotte, un individu repoussant d’aspect, quoique bénévole, sort du mur et se déclare prêt à exécuter ses ordres.

Aladin, se rendant compte du moyen de domination qui lui est échu, va-t-il se procurer immédiatement une vie splendide et satisfaire mille caprices ? Pas du tout ! Il gardera sa lampe plusieurs années avant d’apercevoir les possibilités sans limites ouvertes devant lui. Il pense lentement. Il constate les faits rapprochés, tangibles, et en tire les conséquences directes ; pour les conséquences lointaines, il n’en a cure, il ne les pressent même pas. Enfin, il est plein d’une antipathie toute anglaise pour les généralisations. La lampe lui sert à se procurer de bons repas, que les génies lui offrent dans des plats d’argent. Il vend les plats, vit des sommes ainsi obtenues, et ne frotte sa lampe que le dernier sou dépensé. Il ne songe à rien de plus.

Cependant le fait de détenir un objet aussi extraordinaire agit sur lui et le moralise. — Nous savons qu’un homme qui possède est plus naturellement vertueux qu’un autre… – Aladin cesse de flâner par les rues, et cherche à s’instruire. Pour cela, il ne va pas dans les écoles, car il ne tient nullement à connaître les signes abstraits qui représentent les choses. Ce sont les choses elles-mêmes et leur réalité saisissable qui l’intéressent. Il fréquente les marchands du bazar, chez qui des vaisseaux apportent les produits des régions lointaines, et, avec eux, des renseignements actuels et vivants sur les coutumes des peuples.

En peu d’années, Aladin devient un charmant jeune homme, sans lettres, mais très informé et parfaitement pratique. Il continuerait cette vie médiocre fort longtemps, et peut-être toujours, si, un matin, apercevant la belle Bodroulboudour, la fille du sultan, il n’en devenait amoureux. À la minute, les choses changent ! Tant qu’il n’avait rien à conquérir, Aladin demeurait à demi inconscient du pouvoir formidable de sa lampe. Ses énergies n’étant pas sollicitées, son esprit dormait. Un but précis et difficile s’offre, tout s’éveille en lui. Ce que son intelligence en état de repos n’avait pas compris, sa volonté le comprend. Il sait ce que vaut sa lampe, parce qu’il y a là un objet à saisir. Et aussitôt il agit avec une décision merveilleuse. Il se procure des bijoux invraisemblables, élève en une seule nuit un palais d’or, d’argent et d’escarboucles, persuade le sultan, épouse la princesse et jouit de l’estime publique.

Au bout d’un certain temps, le magicien reparaît, vole la lampe et transporte en Afrique le palais et la princesse. Aladin n’a plus rien ! Si ! Les gens bien trempés ont toujours quelque chose ! La bague, qui l’a sauvé déjà, lui reste. Grâce à elle, il s’envole et rejoint l’endroit où sa femme se lamente.

S’il avait l’esprit philosophique, Aladin, s’arrêtant une minute à examiner son cas, pourrait se dire qu’il n’y a en somme rien d’étonnant à ce que la lampe obtenue par hasard lui soit, par un hasard, reprise. L’incident, bien que désagréable, rentre dans la catégorie des faits naturels et même justes. Aladin n’est pas un philosophe, c’est un homme d’action, et de plus il est solidement persuadé de son droit. Il pense avec force que les Puissances, en fabriquant la lampe, n’avaient en vue que de la lui remettre — ou de la lui laisser prendre — un jour. De tout temps, il n’en doute pas, une volonté supérieure la lui destinait, et à lui seul. Pourquoi ? Parce qu’il est lui simplement, — une telle raison ne suffit-elle pas ? — L’ordre de la Providence étant qu’il possédât la lampe, il sait qu’il obéit à la Providence, lorsqu’il supprime ce qui fait obstacle à cette possession. Le bon Aladin empoisonne l’enchanteur : cela est convenable, moral, et selon les desseins du Ciel. Il remet ensuite princesse et palais à leur place et devient roi, ainsi qu’il devait arriver dans un pays réaliste où le succès implique le mérite.

Cette histoire instructive aboutit à une phrase qui dispense de tout autre commentaire : « Votre Majesté, dit Shéhérazade, n’aura pas manqué d’apercevoir que le magicien est un de ces hommes que domine la passion désordonnée d’acquérir des richesses par les méthodes les plus condamnables, et qui, bien qu’assez habiles pour les atteindre, ne sauraient les garder, car ils n’en sont pas dignes. Tandis qu’Aladin, sorti de l’état le plus humble, s’élève jusqu’au trône, parce qu’il sait faire de ses richesses l’emploi qui leur était destiné. Je veux dire qu’il en use pour parvenir à son but… »

Ainsi parle Shéhérazade…

Dans l’anecdote de Rosamond, n’y a-t-il pas une toute petite image de la conscience anglaise, si habile à dégager des banalités familières une leçon efficace ? L’aventure d’Aladin ne fait-elle pas penser à la triomphale volonté anglaise ?…

C’est parce que j’ai lu Rosamond et Aladin avant les contes de Perrault que je me risquerai à dire sur les Anglais d’innocents mensonges et une grande quantité de sottises. Qu’importe, après tout ! mes vains discours ne nuiront à personne, et j’y aurai pris un plaisir extrême…





LA CITADELLE


Lear. — Me connais-tu, camarade ?
Kent. — Non, monsieur, mais vous avez
dans toute votre mine quelque chose qui
me donne envie de vous appeler maître.
Lear. — Quoi donc ?
Kent. — L’autorité.


Si, avant de classer les manifestations visibles du caractère anglais, on cherche à saisir la raison déterminante de sa robustesse, de ses contradictions et de son originalité, on pense d’abord que les Anglais habitent une île, ce qui explique bien des choses. Et, par exemple, qu’ils soient tout ensemble : fort épris de liberté et dociles à la loi ; profondément respectueux de leur religion et constamment occupés à y reprendre jusqu’à ce qu’elle s’applique à l’humeur personnelle de chacun ; orgueilleux à l’excès devant les autres et modestes vis-à-vis d’eux-mêmes ; égoïstes et susceptibles de magnifiques dévouements sans phrases ; psychologues aigus et peu capables d’apercevoir les mobiles d’autrui ; d’une splendide imagination poétique et d’un étroit sens pratique…

Quand on a bien réfléchi, on se prend à douter qu’il suffise d’être entouré d’eau pour réaliser ce type complexe… Les Corses et les Sardes ressemblent-ils aux Anglais ?…

Certes, l’isolement de la « pierre précieuse enchâssée dans une mer d’argent » n’est pas étranger à la formation mentale des Anglais, mais y joue-t-il le seul, ou même le premier rôle ? Il faut aussi tenir compte de l’action exercée par les peuples divers qui, successivement, envahirent la Grande-Bretagne. Oui, évidemment !… Les Romains qui l’ont occupée pendant plus de trois siècles, n’y ont pas autant qu’ailleurs laissé la trace de leur goût pour les constructions précises de l’esprit. Les barbares Bretons résistèrent au type humain nettement défini et achevé, à la physiologie et à l’idéal trop différents des leurs qui un moment s’imposèrent à eux. Ils résistèrent de même à tous les passants plus ou moins rapides. Jusqu’à l’arrivée des Saxons, nul ne pénètre dans sa profondeur le tuf primitif. Voici les Saxons. À peine ont-ils touché le sol que, malgré tant de luttes, ils y jettent leurs racines, commencent à poser les fondations du caractère anglais et absorbent tout ce qui approche : les pirates, leurs redoutables agresseurs, et les Normands, leurs maîtres. Les hommes qui, en 1215, arrachent au roi Jean la Magna Charta n’ont plus grand’chose de commun avec ceux qui, en 1066, suivaient le duc Guillaume. L’œuvre saxonne est accomplie !

L’âme anglaise a donc une base germanique, c’est entendu ! — On nous a rebattu les oreilles avec certaines analogies faciles à découvrir entre les Anglais que nous connaissons et les Germains décrits par Tacite. Mais l’âme allemande n’a-t-elle pas une base pareille et, à les considérer, trouvera-t-on que les Allemands ressemblent aux Anglais beaucoup plus que les Corses ?… Il me semble que non, si j’ose le dire… Le départ unique a conduit les deux peuples à des points éloignés. Ne peut-on admettre l’intervention d’une force locale, par quoi les Saxons, absorbants et transformateurs, furent eux-mêmes transformés jusqu’à devenir cette race qui paraît avoir inventé des vertus, des défauts, une manière de vouloir pour son usage exclusif et afin de se bâtir une personnalité inimitable et une puissance qu’en aucun temps aucune autre puissance n’a encore égalée.

Où trouvera-t-on cette force : dans le climat, peut-être ? Dans une particularité de ce climat, me semble-t-il.

On admet en général – et sommairement — que le goût du travail, de la richesse, et les énergies indispensables pour satisfaire ces goûts, sont venus naturellement aux Anglais, parce que le froid humide de leur pays les a de tous temps contraints à être chaudement vêtus, bien nourris et bien logés. Cependant des régions aussi froides que l’Angleterre ont produit des énergies et des goûts fort différents. Et s’il fallait que les peuples subissent les rudesses d’un climat hostile pour devenir riches, autoritaires et envahissants, jamais nous n’eussions entendu parler de la Macédoine, de l’Empire romain, de la République vénitienne, ni de beaucoup d’autres choses.

Si forts qu’ils soient, les besoins exclusivement physiques, imposés à une nation par les circonstances du milieu où elle se développe, ne déterminent pas un caractère national.

Dans toutes les contrées, l’être humain a été organisé par deux instincts qui sont — l’un en partie, l’autre totalement — spirituels : la peur et la curiosité.

La peur, manifestation suprême du vouloir vivre, représente la défense physiologique : elle ne représente pas que cela ! L’horreur de la souffrance et de la mort habile toute chair vivante, mais elle est secondaire. Avant de redouter ce qui peut lui faire mal et le tuer, il faut que l’homme ait souffert, vu mourir, et s’en souvienne. Pour reconnaître dans la menace qui se dresse devant lui les probabilités de la douleur et de la destruction, il doit retrouver les exemples d’une occasion pareille, rapprocher des images, parcourir une série d’associations. Le travail fait, il ressent une peur appropriée au péril, et créée par lui. Cette peur logique est une acquisition de l’intelligence. Il en existe une autre, — la vraie, — qui ne réveille aucune image, et n’a besoin pour se produire de la présence d’aucun danger. Elle est là, à poste fixe ; elle hante les cerveaux les plus rudimentaires, ceux, même, des bêtes en liberté, qui, ne sachant rien de la mort ni de la souffrance, craignent pourtant : c’est la peur de l’inconnu et de l’incompréhensible. Les hommes l’ont éprouvée avant toute autre sensation. Elle a façonné leur âme. Harcelés par sa pointe vive, ils ont inventé les religions. Elle a mis, sous leurs dissemblances, une similitude, qui les réunit comme une fraternité occulte.

La peur, débilitante, eut une réaction nécessaire : la curiosité. La curiosité audacieuse, qui rompt les liens de l’incompréhensible, marche à la conquête de l’inconnu, et oblige la faible créature, trop épouvantée pour subir passivement son épouvante, à mettre sa main tremblante et hardie sur les mystères qui l’entourent : à savoir et à dominer, enfin !

La forme spéciale de leurs curiosités a établi les différences entre les hommes. Le caractère de l’objet qui s’offrit d’abord à leur curiosité, impose aux peuples leur caractère.

C’est un peu parce qu’ils habitent une île où il fait froid, un peu parce que les Saxons dominèrent la Grande-Bretagne que les Anglais sont ce qu’ils sont : mais, surtout, c’est parce que dans les plus beaux jours il y a de la brume en Angleterre.

Les climats dont l’atmosphère sèche permet de tout discerner nettement, et jusqu’à une grande distance, produisent la paresse physique. On ne cherche à se rapprocher que pour mieux voir. À quoi bon aller plus près de ce qu’on voit si bien ! Les choses, trop évidentes pour qu’on les méconnaisse, ne suscitent pas l’inquiétude. L’absence d’inquiétude donne le moyen et le culte du loisir : on flâne ! — Immédiatement familiarisé avec les aspects que dévoile sans restrictions la lumière abondante, on s’attache à eux, et on s’en détache avec aisance ; on les chérit et on les ignore alternativement. Ils vous appartiennent, et vous ne leur appartenez pas, puisqu’ils sont sans problèmes. La curiosité s’exerce sur ce qui est proche. Le mystère des êtres tente, on cultive ses passions qui deviennent la grande affaire de la vie. L’esprit s’aiguise et on invente la conversation. L’habitude se perd, ou plutôt on ne la prend jamais, de rechercher le sens intime des objets extérieurs, dont l’apparence est si précise qu’elle suffit à donner du plaisir, et on s’intéresse à leur forme seule : la forme constamment ressentie dans sa rigoureuse vérité, éveille le besoin de l’imitation, et on crée les arts qui occupent et satisfont la volonté. Prompt à jouir, à souffrir, à oublier, on entre vite en contact avec ce qui se passe. L’habitude de bien voir, développe la sympathie, car voir parfaitement c’est comprendre, et comprendre, c’est aimer. — On aime tout ; la belle arête d’une corniche de marbre, le ciel nu, une vertu dramatique, un crime pittoresque, l’insecte qui vole… On n’est ni pressé, ni ambitieux, ni avide. Pourquoi le serait-on ? Ne possède-t-on pas assez ce que l’on perçoit entièrement, dans tout son détail, dans toute sa finesse. Qu’ajouterait à la joie, l’idée, trompeuse d’ailleurs, de la possession matérielle ? Presque rien !… Comment souhaiterait-on se démener, s’efforcer, agir, quand on règne, sans bouger, sur des existences nombreuses, que les nerfs fins et vifs tirent une volupté des moindres sensations, que les images extérieures donnent un si riche et rassurant spectacle ; quand l’espace où rien ne se cache est à vous ?

Cette clarté généreuse fait des peuples plus inventifs que sincères, souples artistes, bavards, gais et charmants : des méridionaux…

Dans les climats de brouillard, le mystère traque l’esprit. L’horizon qui, perpétuellement, dissimule quelque chose, irrite la curiosité, tourmente l’inquiétude. On ne regarde pas avec une familiarité distraite le paysage qui, à chaque instant, écarte un peu son voile, pour s’envelopper l’instant d’après d’un voile nouveau et différent, et n’avoue une partie de son secret que pour, aussitôt, devenir plus secret.

Dans la brume, on ne se sent jamais ni tout à fait seul, ni en complète sûreté, ni absolument libre, et quand même elle n’est qu’un léger nuage bleu, bouchant le lointain d’une allée, on néglige ce qui est là, pour rêver à ce qu’il y a, là-bas, derrière cette muraille vaporeuse. L’invisible appelle, et semble attendre. Quand on aura franchi l’obstacle impalpable, trouvera-t-on la même perspective que la veille, ou bien autre chose ? Et quoi : aventure heureuse, danger ?… La tentation de découvrir obsède. On se lève, on part, il le faut. Le besoin de voir plus loin va frayer son chemin à la race…

Cette énigme incessamment proposée par la brume, en plaçant loin de lui l’objet de sa curiosité, oblige l’homme à se mettre en marche s’il veut apaiser son désir de savoir. La marche, qui l’emporte vers la connaissance, est bien plus un mouvement d’orgueil et de liberté que les mouvements de préhension au moyen desquels il contente ses appétits, et ses passions matérielles. En marchant, il a l’impression de conquérir le sol qu’il foule, et aussi la joie exaltante de prendre une conscience forte et précise de sa personne physique, car nul exercice ne fixe autant son attention sur le poids, les proportions et les résistances de sa machine. L’habitude de marcher sans nécessité pratique, et, poussé seulement par un besoin spirituel, associe étroitement l’image musculaire et le sentiment d’espoir qui est au fond de la curiosité. L’immobilité fréquente développe la notion que l’esprit a de lui même ; la fréquence du mouvement développe la notion que l’esprit a du corps. Peu à peu, l’humble image musculaire croît en importance. On s’accoutume à penser son corps avant son esprit quand on dit « moi », et on n’imagine ce « moi » qu’en action. Le vouloir est conçu à peine que déjà on le voit extériorisé en geste ; puis, le geste, confondu d’abord avec le vouloir, en arrive à le précéder. Enfin, pour produire de la pensée, le cerveau exige que le muscle se soit contracté réellement, ou qu’au moins il suggère la possibilité d’une contraction.

On a si souvent pensé qu’on bougeait, que, pour penser, il faut qu’on bouge. Le corps discipline l’esprit, on est devenu un musculaire.

Les Anglais sont des musculaires, on le sait de reste, mais on a tort de croire que ce soit au bœuf rôti, à l’hygiène et au sport qu’ils doivent les précieux avantages et les quelques faiblesses d’un aussi beau tempérament. Ces sports, ce bœuf et cette hygiène sont choses convenables à des musculaires ; ils les ont choisis, elles ne les ont pas faits. Des musculaires, ils l’ont été toujours : parce qu’il leur fallait voir plus loin.

Pour appartenir à ce type excellent, il s’agit moins d’avoir des muscles d’une grande puissance que de se faire une certaine représentation des muscles qu’on a, quels qu’ils soient. On est un musculaire, quand d’abord, et avant de s’apercevoir que l’Univers existe, on sent son corps et qu’on prend une satisfaction continue à le constater.



Les gens, nerveux, sont criblés de fenêtres largement ouvertes, par où les impressions extérieures s’introduisent, courent vers les centres, et y jettent des richesses et du désarroi. Ils ont des portes béantes, aussi, et, par là, ils s’élancent, pour se mêler aux choses du dehors, en épouser les contours, se répandre, s’éparpiller — se perdre souvent. Le musculaire est une maison close.

Chaque Anglais est cette maison-là : aussi nous étonnent-ils, nous qui hébergeons si volontiers le passant inconnu, nous, toujours prêts à sortir pour voir ce qui arrive chez le voisin. Ils ne nous étonneraient plus si nous les examinions sans oublier une minute qu’ils sont enfermés dans leurs muscles comme en une forte citadelle, où l’on n’entre pas, dont ils ne peuvent guère s’évader. Nous verrions alors que la plupart de leurs attitudes morales et intellectuelles présentent les signes de ce tempérament créé par la brume et dont le temps a fixé les traits vigoureux, et quelle admirable logique ils gardent dans leurs antinomies, et à quel point ils méritent, avec l’admiration qu’on ne leur marchande pas, la sympathie qu’ils semblent si peu désirer…



Chacun d’eux a fait un grand nombre d’efforts musculaires, ou, assisté aux efforts des autres, ou, s’il ne pouvait ni en accomplir ni en voir, les a figurés en lui — c’est tout un ! — et il leur attribue presque, sinon absolument, la même valeur et la même noblesse qu’aux efforts d’ordre moral. Les victoires, et les défaites aussi glorieuses que des victoires, obtenues par les muscles, tiennent dans son souvenir une plus large place que les victoires dues à la dextérité intellectuelle ; d’ailleurs, il assigne à toutes des causes pareilles : endurance, maîtrise de soi, – belles choses qui viennent aussi des muscles !

Si un objet quelconque le sollicite, l’image d’une lutte physique s’impose d’abord, et ses bras, ses jambes, se chargent d’énergies comme à l’instant de combattre. Cela se passe ainsi, même s’il ne pratique aucun sport, il suffit que l’idée de la puissance musculaire et celle de la dignité humaine se confondent dans son cerveau, au point d’être quasi-inséparables : il suffit qu’il soit un Anglais ! À la minute précise où naît le vouloir, ses muscles, prenant la direction de toute l’affaire, suscitent le besoin d’agir et annoncent le succès — le muscle en état de tonicité, donne toujours un avis optimiste. – Ce courageux Anglais ne discerne pas d’un clair coup d’œil rapide, les obstacles possibles, il ne s’arrête pas à peser son droit. Il voit un but : il va ! Lorsque ensuite, il apercevra ses risques et commencera de les discuter, il sera déjà trop tard. Sa volonté lancée ne reviendra pas en arrière. Elle ne le pourrait ; il a maintenant, pour fortifier sa persistance, le spectacle de son effort, plaisir si vif qu’il prime tout. Le but même perd de son importance ; la joie d’agir occupe le terrain, balaye les raisons de découragement, et toutes les raisons… Il espère nous faire croire que c’est par principe qu’il s’obstine, mais nous savons bien que c’est par volupté…

Il ne s’occupe, ni des intérêts du voisin, ni de ce que son acharnement peut coûter à lui-même, ni de la légitimité de sa poursuite. Sa volonté ne résulte pas de notions abstraites, mais se détermine par des représentations physiques ; fermée comme un instinct, elle n’offre aucun de ces points de moindre résistance par où les énergies trop soumises aux directions incertaines de la pensée peuvent être envahies et vaincues. Il ne veut pas avec son cœur, — le cœur faiblit parfois. Il ne veut pas avec son esprit, — l’esprit se laisse troubler par des arguments. — Il veut avec ses invincibles muscles. Il est dans la citadelle où le doute n’a pas accès.

Il manque un peu de sens critique ?… Mais oui ! S’il avait du sens critique, il lâcherait peut-être ce qu’il tient. Le voit-on lâcher ?…



Les Anglais, si amoureux du « home, » sont de tous les Européens ceux qui voyagent le plus, et qui s’établissent le plus facilement dans les pays étrangers et les maisons de hasard. Le changement de place est pour eux la panacée : il guérit les maladies, le chagrin, l’amour et le spleen. C’est assez qu’on quitte le home pour qu’aussitôt les choses aillent mieux. Aiment-ils donc dans ce home surtout l’occasion d’en sortir ? Est-ce pour eux moins un endroit qu’une idée ?…

Il me semble apercevoir le home de l’Anglais, ailleurs que dans la maison couverte de roses et de lierres, qu’il loue à des inconnus, avec ses photographies d’amis chers, ses bibelots qui gardent la mémoire des fêtes et des deuils, son cœur mystérieux tout livré… Ce home, n’est-ce pas plutôt la demeure sans issue où il habite seul et qu’il emporte dans le chalet suisse et le palais vénitien, sous la tente et sur le navire ? Le véritable home des Anglais, ne serait-ce pas leur âme impénétrée ?…

Quels drames intenses et singuliers se jouent à l’abri des visages impassibles, dans cette acropole si bien défendue ! On en perçoit les échos en lisant les œuvres d’une émotion si âpre qu’ils écrivent parfois, ces gens glacés et distraits.

La claustration dans leurs limites infranchissables a fait d’eux, en même temps que les êtres les moins doués pour la sympathie soudaine et la rapide compréhension d’autrui, des psychologues insignes. Taine dit que « la psychologie est indigène en Angleterre ». Sans doute !

Ce n’est pas en étudiant les menteurs masqués de son entourage que l’on parvient à dévoiler l’âme humaine. Quoi de plus vide et de plus mort, que ces ouvrages où un soigneux « historien de la réalité » aligne des faits qui se sont produits, des conversations entendues, et des portraits peints d’après nature ? Le pauvre homme a scrupuleusement copié le masque et noté les mensonges. Les faits mêmes qu’il raconte mentent, car il n’en pouvait connaître les motifs intérieurs, seuls importants. Il nous donnera toujours Othello pour un assassin haineux ; – et jamais Othello n’est un assassin, et il aime chèrement… Pourtant, l’historien du réel avait observé de près. Que ne regardait-il en lui-même ? Il n’a pas le temps. Il est si vif, si fin, si curieux. Tant de choses le sollicitent…

Ni vifs, ni curieux, les Anglais sont en familiarité avec leur âme. Loin de scruter les secrets du passant, de lui supposer des intentions, de décider qu’il est ainsi et qu’il souhaite cela, ils ne remarquent pas toujours si quelqu’un passait là. Est-ce l’examen des habitants du village, qui a fourni aux sœurs Brontë la matière ardente de leurs livres ?… Elles l’ont trouvée au fond d’elles-mêmes, dans ce fond où le temps accumule, et chez chacun de nous, des bandits et des saints, de sublimes jeunes filles et des scélérats, tous les visages et toutes les aventures. Pour les ressusciter, il faut ne pas entendre trop distinctement les bruits du dehors qui entraînent l’attention sur les routes stériles et la dispersent, car, alors, on ne voit pas bouger dans l’ombre les figures intérieures, on ignore qu’elles sont là, et, faute de mieux, on s’essaye à reproduire très exactement la silhouette d’une dame que l’on croit connaître, à raconter l’aventure d’un monsieur qui fut votre ami, et on n’ajoute pas à l’humanité des êtres éternels, plus vivants que les vivants.

Les Anglais, lents à recevoir les impressions, peu soucieux de sonder le cœur des autres, ne laissant pas leurs forces sensibles collaborer à tout propos avec le moindre incident, n’évaporant pas leurs émotions en bavardages scintillants, ont créé un nombre prodigieux de ces êtres nécessaires.

« Les Anglais sont un peuple de muets », après avoir dit cela, Carlyle ajoute que leur silence les met en contact avec le mystère. Il a bien raison.

Dans les paroles, les regards, on trouve le mensonge ; pour atteindre la vérité mystérieuse, il faut habiter la citadelle.

L’orgueil des Anglais n’est pas collectif, comme celui des Allemands par exemple. Il est individuel. L’Allemand, très bien doué de ce que Nietzsche nomme l’instinct de troupeau, se sent plus grand, plus vivant, plus réel, par le fait d’appartenir à une race puissante. L’Anglais juge que son effort, et ce qu’il représente, ajoute quelque chose à la grandeur de son pays. Il a une notion trop précise de sa personne matérielle, pour se dissoudre dans la personne immense et vague de sa nation. L’Angleterre le suit partout : à lui seul, il la manifeste intégralement. L’Allemand veut que ce soit l’idée de la glorieuse Allemagne qui le manifeste.

L’Angleterre s’appelle Black ou Brown pendant que Brown ou Black sont là. Meier souhaiterait que, pensant à l’empire allemand, on trouvât Meier considérable. L’Allemand a de l’orgueil par comparaison, orgueil timide, promptement tourné en agression grossière. L’Anglais ne se compare jamais. Habitué à compter sur soi, à se maîtriser, à se commander, ce pouvoir étroit, mais absolu, lui donne le sens d’autorité, de domination d’où naissent les fiertés irréductibles. Il règne sur son moi, toujours présent à sa pensée ; il est roi en lui-même. — Les rois ne se comparent à personne, naturellement !

Malgré ce gigantesque orgueil, les Anglais sont d’un snobisme auprès duquel celui des autres nations semble jeux d’enfants. On voit les plus grands d’entre eux, par la pensée et le caractère témoigner une déférence excessive au rang, même récemment conquis, même occupé par de médiocres individus. Cela paraît contradictoire ; cela ne l’est aucunement.

J’ai lu dans des livres que, autrefois, certaines personnes disaient : « Il n’est pas né », d’un pauvre être que sa mauvaise fortune privait de toute ascendance aristocratique. — Cela se dit peut-être encore ? Je ne sais. — Par une telle expression, ces personnes ne donnaient nullement à comprendre que la mère du pauvre être n’avait pas réussi à le mettre au monde par les procédés ordinaires, elles marquaient seulement que, à leurs yeux, il avait moins d’importance, c’est-à-dire moins de réalité que leurs congénères. Pour elles, ce misérable qui n’était « pas né » n’existait qu’à demi et elles lui faisaient un tort grave, car l’unique affaire de la vie, c’est de croire à sa propre existence et d’y faire croire ; d’exister le plus évidemment et pour le plus grand nombre de gens possible. La racine de l’orgueil est la notion d’une aptitude à prouver que l’on est. Dans la lutte pour vivre, chacun conteste à l’autre cette aptitude. L’orgueil intellectuel et conscient doit se garder et se défendre. Il a besoin des jugements extérieurs. Ne fût-ce que pour les braver, il ne saurait se passer d’eux. Dès qu’il abandonne quelque chose, il s’avilit. S’il s’oublie un moment, il est détruit. Ailleurs qu’en Angleterre, il ne peut habiter une âme où le snobisme habite. Mais en Angleterre il se passe de points d’appui et de précautions. L’Anglais ne songe guère à prouver aux autres sa réalité. Il en est lui-même trop solidement convaincu, puisque à chaque minute son esprit constate son corps. La crainte de se diminuer s’il se courbe devant une valeur douteuse ne le traverse pas. Il est fier parce qu’il se sent être lui, avec une netteté extrême ; l’importance qu’il accorde aux autres n’altère pas cette forte sensation. Son orgueil ne connaît aucune intermittence, aucune incertitude, car il ne se localise pas dans la tête. Comme sa volonté, il est musculaire. L’Anglais peut adorer religieusement une aristocratie qui, religieusement, adore l’argent ; l’orgueil restera intact : il peut se permettre d’être snob !

Il l’est sans honte, sans restrictions, sans les railleries étouffées, le dénigrement féroce qui soulagent le snob français de sa rancune secrète. Le snob français, bien qu’il tienne infiniment à fréquenter au-dessus de son niveau social, subit avec impatience l’inégalité des conditions. L’Anglais ne souffre pas de cette inégalité. Chez lui, d’ailleurs, elle n’est que temporaire. La noblesse, incessamment recrutée parmi ceux qui ont réussi — leur propre fortune ordinairement — ou rendu des services au public, n’a pas l’aspect inaccessible et l’isolement hautain qu’elle prend nécessairement lorsqu’elle cesse de se renouveler. La noblesse anglaise est transformable comme tout ce qui vit. Ses fils rentrent dans le peuple et les fils du peuple montent jusqu’à elle. Au lieu d’une irritante abstraction, elle est un but concret et saisissable. Quand on s’incline devant elle, on rend hommage à une chose que demain peut-être on possédera.

Aussi, l’Anglais, orgueilleux parce qu’il est maître en soi et que jamais il ne perd la conscience de sa réalité et la certitude du succès, garde sa personnalité dans le snobisme et même l’y augmente… Au soir de Poitiers, le Prince Noir refusa de souper avec le pauvre roi de France, son captif, parce qu’il ne se jugeait pas « encore suffisant pour s’asseoir à la table d’un si grand prince et d’un si vaillant homme », et il le servit à genoux. En ce faisant, le Prince Noir, on le devine, ne s’humiliait nullement, et ne cédait pas un pouce de son orgueil, qui était grand… Les Anglais peuvent s’agenouiller devant les titres et même devant la fortune, ils se relèvent ensuite sans dommage. Pour eux, c’est toujours le soir de Poitiers, — ou bien la veille…

On rencontre parfois dans une gare, une salle de musée, un hôtel, plusieurs Français, — ou plusieurs Allemands, ou plusieurs Italiens, — visiblement étrangers les uns aux autres. Leurs façons, leurs costumes, indiquent assez qu’ils appartiennent à des milieux différents. Ils ont reçu des éducations opposées ; les besognes auxquelles ils s’emploient, leurs préoccupations directrices n’ont rien de commun. Cependant, mainte analogie s’aperçoit entre eux : le style du geste, la manière de s’intéresser. Mille choses les écartent : ils se rejoignent. Leur disparate garde un air de famille, et on devine qu’ils réagiraient de même sous une même excitation. Le regard cordial ou hostile qu’ils échangent en se croisant, révèle le pacte occulte de la race. Leurs âmes portent un uniforme dont seuls les ornements varient.

On voit dans les salons des Anglais liés par le sang, l’amour, l’amitié, les habitudes, les goûts et on leur trouve je ne sais quel air de détachement et de distance. Malgré les opinions, la culture identique, ils restent éloignés. Les plaisanteries en usage dans leur groupe, la familiarité, ne les rapprochent pas. Certains ont des visages superposables, et ne se ressemblent pas beaucoup plus que chacun d’eux ne ressemble au prince indien, qui parfois orne la fête de ses longs yeux vernis, de son subtil masque couleur de thé, et de son sabre à garde ciselée, où dans les rinceaux d’or, brillent des émeraudes.

Tout Anglais est une île. Interposée entre lui et les autres, son originalité intime l’enferme comme un océan.

Et cependant : les Anglais ont un respect superstitieux des conventions ; leur esprit aime autant à rester en place que leur corps à changer de place ; chez eux la vieillesse des choses n’entraîne nullement leur désuétude, au contraire, les coutumes ne leur paraissent bonnes que validées par le temps, et, suivant leur pente naturelle, ils transforment en religion ce qui a duré. Dans aucun pays on ne dit plus de lieux communs, on n’exprime aussi volontiers des idées reçues sans vérification qu’en Angleterre ; nulle part on ne souhaite davantage paraître « normal » et ne pas attirer l’attention sur ses allures… Il semble que ce soient là des méthodes pour produire l’unification parfaite du type national… Eh bien, en dépit de ces méthodes — ou grâce à elles — spirituels et sots, vulgaires et raffinés, honnêtes et vicieux du premier au dernier, tous les Anglais sont originaux.

Il existe une sorte de bêtise spéciale aux Français, aux Allemands, aux Turcs, aux Chinois aussi je pense, à tous les peuples enfin : il y a des imbéciles anglais, il n’y a pas de bêtise anglaise. Chacun est ce qu’il est à sa manière. Qu’il s’agisse de patriotisme, de morale ou de religion, ces gens singuliers ne tiennent pas ces choses pour des abstractions bonnes à tous sur quoi il faille penser pareillement, et qui aboutissent à une même conclusion. Ils ajoutent et retranchent, jusqu’à ce qu’ils aient taillé une morale, une religion, un patriotisme exactement convenables à leur personne profonde et à elle seule.

Ils ne tiennent guère à vous expliquer cela. Peut-être n’en ont-ils pas une claire conscience. Peut-être, déférents comme ils sont envers le policeman, ignorent-ils cet instinct de rebellion solidement logé en eux, et sans cesse prêt à se dresser contre toute loi, fut-elle sainte, qui viserait à leur enlever le droit d’être eux-mêmes sans restriction.

C’est à leur originalité qu’ils doivent de s’amuser avec tant de tristesse, à moins pourtant qu’ils n’assistent au spectacle des efforts musculaires, alors ils ne sont plus tristes, ils ne craignent pas d’extérioriser leur satisfaction. Nulle autre circonstance que celle-là ne réussit, — et comme elle y réussit ! — à créer entre eux l’âme collective, si vite formée dans les théâtres de France, et qui, naît en Italie, aussitôt que trois personnes sont réunies en face du moindre incident. Mais quand ils écoutent une comédie, un drame, un opéra, un orateur, qu’ils regardent des tableaux ou un paysage, les Anglais évitent de s’aventurer dehors. Ils ne sentent pas chez le voisin un plaisir de même nature que leur plaisir, et qui l’augmenterait en s’y mêlant. La raison de leur amusement est trop personnelle pour se communiquer. Ils se taisent, ont l’air distrait, et nous croyons qu’ils s’ennuient nous, qui ne goûtons la joie que partagée : non, ils s’amusent tout seuls.

Ils attribuent une valeur morale aux manières contenues, effacées et inexpressives, et les considèrent comme l’indice certain de la bonne éducation du cœur et de l’esprit, non par morgue ou par hypocrisie : par prudence. Ils se doutent bien que chacun d’eux, — si différent des autres ! se donnant libre carrière, un désordre général ne tarderait guère à s’ensuivre. Ils y veillent !

Cette originalité, qui prête un intérêt à l’Anglais le plus nul, ne vient pas de l’intelligence. Pris en masse, les Anglais ne sont pas très intelligents — au sens strictement étymologique du mot — car ils comprennent avec lenteur et difficulté. Favorable difficulté, heureuse lenteur, en les protégeant contre les influences, elles leur permettent de ne ressembler à qui que ce soit !

On adopte, on subit les sentiments, les idées, les façons de ceux qui vous entourent, quand on les perçoit avec tant d’acuité, que mérites, charmes, tares quelquefois, tournent à l’obsession. Pareille aventure n’arrive guère à l’Anglais. Tant que son cerveau n’est pas mis en branle par des images de lutte et de compétition, il s’en tient à constater les surfaces. Il n’est pas muni d’antennes pour reconnaitre, en toute circonstance, la nature et les intentions de qui vient à sa rencontre. En outre, il n’a ni la souplesse qui incite à changer de forme, ni la sympathie rapide et universelle qui vous débusque de la retraite intime et y laisse une place à prendre. Ce qui n’est pas lui l’intéresse trop peu pour que, sans motif, il l’examine et le juge profondément. Si gens et choses deviennent son but ou s’opposent à son vouloir, il en prend connaissance à loisir, et adapte sa conduite aux nécessités de l’occasion. Pendant qu’il fait tout cela, rien de sa forme intime ne s’altère, aucune ligne ne fléchit, aucun angle ne s’émousse. Il s’est donné la peine de comprendre pour diriger et affermir son acte et non pour acquérir des notions susceptibles de changer son système intérieur, et sa représentation personnelle de soi, de l’Univers et de l’Humanité.

Les personnes pondérées et tranquilles prennent aisément pour de l’originalité le dégoût des contraintes, certains tics, précieusement cultivés, l’impatience de jouer un rôle, une pointe de désordre mental. L’originalité est précisément le contraire de ces choses. Lorsqu’on examine bien les gens qui « ne font rien comme tout le monde », ordinairement on découvre chez eux une sensibilité, un esprit faciles à asservir. Ces indomptables sont perpétuellement domptés, par n’importe quoi. Ils obéissent, sans le savoir, à la plus faible suggestion ; ils reproduisent, sans le vouloir, ce qui traverse leur champ visuel. Croyant inventer jusqu’au moindre détail de leur attitude, ils imitent. Leurs excentricités sont des copies. Cédant à leur débilité, ou cherchant à se construire un type, ils ont détruit leur physionomie réelle. Privez-les de public, ils deviendront amorphes. Ils n’ont pas de conscience centrale.

L’Anglais en a une, si résistante que rien n’y pénètre du premier coup, et que peu de choses étrangères à lui parviennent à s’y maintenir.



Il accepte des modes bizarres, et s’engoue de tels qu’il devrait dédaigner, puis les abandonne avec une facilité dont s’émerveille la légèreté française. Cette inconstance correspond au même besoin de penser le moins possible. Entre lui et les objets de sa faveur, le contact est demeuré superficiel. On les lui donne pour excellents, il les tient pour excellents, jusqu’à ce qu’une circonstance lui montre avec clarté s’ils sont cela ou autre chose. Lorsque, lentement, après avoir vaincu les résistances, la vision exacte d’une mode absurde ou d’un héros mal choisi atteint sa conscience profonde, il se débarrasse de son engouement dont rien ne lui reste. En rejetant ce qu’il n’adore plus, il n’est pas obligé de rejeter un peu de soi. Les manifestations extérieures de sa complaisance ne l’ont pas engagé comme les nôtres nous engagent. Son enthousiasme tout apparent s’est produit en dehors de sa personne réelle, ailleurs, on ne sait où : il n’y assistait pas. Les admirations qui ne lui convenaient nullement, les docilités à l’esthétique, voire à l’éthique régnantes, n’ont laissé aucune trace. Il a beau sauter dans la mer avec les autres moutons, il demeure celui qui ne ressemble pas.

La défense latente et perpétuelle de son originalité le préserve du cabotinage. Le cabotin sait qu’il y a là du monde qui le regarde : l’Anglais ne s’aperçoit jamais de cela. Le cabotin doit deviner les dispositions, les desseins, le tempérament de son public, afin de lui présenter la sorte de miroir où il se verra avec agrément. L’Anglais est incapable de ces petites perversités. Le cabotin désire plaire, l’Anglais n’y tient pas.

Habile à transformer ses insuffisances et ses défauts en vertus et en lois, il a tiré un devoir moral de son inaptitude à pénétrer et à être pénétré : sa discrétion tellement exquise, commode, — et qui vous isole si bien — est une fleur de la paresse d’esprit. N’ayant pas le goût de regarder en autrui, il établit que la curiosité, l’investigation, voire l’attention et l’intérêt trop vifs, sont choquants, grossiers, indélicats. Personne ne doit regarder personne, c’est entendu une fois pour toutes ! Aussi, le moment d’agir venu, ne se laisse-t-il nullement troubler par l’idée des spectateurs et des juges probables, il les ignore.

L’Anglais peut devenir sensible à l’opinion, quand elle s’exerce sur ce qu’il a fait, mais à moins que ses nerfs malades aient affaibli sa représentation musculaire et, par conséquent, dilué son essence anglaise, l’image de l’opinion ne s’offrira pas d’abord à lui.

Il est presque impossible à un Français, si distingué d’esprit qu’on l’imagine, d’être original des pieds à la tête et comme l’est le plus insignifiant Anglais, car, avant de se livrer même à une impulsion violente, le Français compare et prévoit. Il n’a pas ébauché un geste pour conquérir l’objet souhaité que déjà il aperçoit les conséquences multiples de la réalisation : il pense à ce qu’on dira ! L’instinct est contrarié en lui, détourné souvent par le souci de la critique. Il troque un peu de son âme contre l’âme de ceux qui vont le juger et qu’il voudrait satisfaire ; — il a besoin d’assentiment, parce qu’il a besoin d’amour… Et puis, l’habitude de se communiquer mêle sa personne intime à ses manifestations extérieures ; elles réagissent fortement sur lui. Tout ce qu’il dit et fait, même les mensonges et les actes que désavoue sa volonté, le modifie, car sa conscience y est tout entière présente. Sociable, susceptible de donner généreusement et de recevoir avec grâce, il redoute le blâme qui sépare les cœurs, et le ridicule. La peur du ridicule. — Stendhal ne l’a-t-il pas démontré victorieusement ! — voilà ce qui rend l’originalité intégrale si rare chez nous. Ces craintes restrictives ont leurs motifs d’ailleurs, et de bons ! Il y a un, public en France, les Français s’entre-regardent, s’entre-jugent c’est un de leurs plus chers plaisirs et le ridicule excite chez eux un mépris meurtrier.

Les Anglais possèdent un sens merveilleux du ridicule ; ils lui ont élevé plus d’un monument impérissable. Le ridicule du vieux Polonius est plat, celui de l’adorable Pickwick pur et beau comme son cœur d’enfant ; l’un et l’autre sont maniés sans cruauté, au contraire, avec une sorte de respect caressant, et ainsi sont traités les innombrables bouffons de la littérature anglaise. Loin d’aggraver les mauvais cas, le ridicule les arrange. Moins grotesque, l’odieux Pecksniff serait intolérable ; grâce à son absurdité, il devient presque plaisant. Les Anglais ne méprisent pas le ridicule, ils l’aiment et l’admirent. Ils ont bien raison ! Chez eux, il exprime une originalité assez sincère pour s’ignorer ; il révèle l’indépendance absolue d’êtres qui, sans prévision des sévérités possibles, étalent leur optimisme ingénu et réconfortant. Ils l’encadrent au hasard, et de travers, dans des circonstances qu’ils mésinterprètent ; n’ayant pas perçu le rythme vital des autres, ils suivent le leur et se meuvent à contretemps ; de telles gaucheries, leurs actes saugrenus, leurs attitudes disproportionnées à l’opinion, des autres mais exactement proportionnées à leur sensation intime, tout cela est drôle à l’extrême, touchant aussi et empreint d’une dignité secrète que le comique ne détruit pas.

Notre ridicule n’est presque jamais candide et complètement désintéressé. Il résulte de prétentions énormes dont le doute de soi surexcite l’audace et fausse le ton. Son outrecuidance ne cache qu’à demi une humilité sous-jacente. Il manque de calme et de sécurité, quels que soient ses airs. En France, où l’on est capable de saisir les nuances d’une intonation et de lire à l’instant le mystère d’un regard, le ridicule ne vient pas d’un innocent défaut de compréhension, d’un excès de confiance, de certitude, et de ce qu’on oublie qu’il y a là des gens et qu’ils vous examinent, mais d’un désir de paraître autre qu’on n’est, désir piteux, où se mêle l’inquiétude d’être deviné.

Le ridicule anglais, composé de l’ignorance parfaite des dispositions du public — et souvent de l’existence d’aucun public — et de l’entêtement à rester soi dans des occasions où il vaudrait mieux se montrer différent de soi, est une affirmation de liberté.

Rien, dans le bel orgueil des Anglais, n’est plus légitime et plus intelligent que leur tendresse émue et doucement railleuse pour le ridicule.



Plus d’une fois, dans leurs actes individuels, comme dans leurs actes collectifs, ils paraissent se contredire, et avec une tranquillité imperturbable qui étonne et scandalise. C’est que leur contradiction n’est visible et même réelle, que pour autrui. Ils s’étaient jetés dans l’action avant d’avoir jugé, parce que agir leur plaît et que penser les ennuie. Le jugement survient ensuite. Il peut infirmer l’acte, mais ne saurait infirmer un jugement précédent puisqu’il ne s’en était encore produit aucun… Quand il fait des choses contradictoires, l’Anglais, suivant la logique particulière des muscles, ne se contredit pas véritablement : il se démontre.

Leur tempérament musculaire a donné à ces amoureux de l’effort la compréhension, et une estime chevaleresque de tous les efforts. Pourtant, ils accordent une plus grande sympathie à ceux qui durent. La persévérance leur plaît davantage que les brefs coups d’éclat dont les Latins s’enthousiasment. Et le spectacle d’une volonté qui s’obstine les convainc seul. « On nous appelle pour notre acharnement les dogues anglais », dit Talbot dans Henri VI ; et Cornélis de Witt s’écriait : « On peut les tuer, mais non les vaincre ! » Cet acharnement, ils le pratiquent pour satisfaire un besoin physique devenu besoin moral et ne se laissent séduire que s’ils le rencontrent chez les autres. Mais alors le résultat est assuré. En continuant très longtemps d’avoir tort, on finit par les persuader qu’on a raison, tant est puissant leur besoin de croire à la sainteté des vouloirs immuables.

Ils respectent les spécialistes, quels qu’ils soient, parce que se spécialiser, c’est continuer toute sa vie un effort pareil. J’ai cru remarquer, du reste, qu’ils n’établissaient guère de hiérarchie entre les divers objets de l’acharnement durable. Ce qui importe, c’est d’avoir le goût de l’effort, la volonté de suite, la passion de persévérer. Qu’on les applique à l’exégèse ou à la bicyclette, cela ne fait pas grande différence aux yeux de Dieu, — ni aux leurs.

Ces dispositions diverses, ces tours de l’esprit ont, ne le voyez-vous pas, les mêmes causes, les mêmes points de départ, une même loi les gouverne… Un jour de séance orageuse, Pitt, se penchant vers un ami, lui murmurait à l’oreille : « Il faut que je reste assis, car quand je suis debout je ne puis retenir tout ce qui se presse dans mon esprit. » Cette simple phrase explique tout le tempérament de la race et toute son histoire…

Assis et immobile, cet homme si passionnément anglais se maîtrisait facilement, parce que l’image de l’action demeurait abstraite et extérieure. Dès qu’il était debout, dans l’attitude de la marche qui menait ses ancêtres lointains vers le mystère des horizons, voilés sous la brume, l’âme de violence, de conquête et de domination se dressait en lui et commandait. Une formidable rumeur emplissait la citadelle. Les muscles impérieux, héroïques avaient parlé. Il fallait obéir !…