L’Âme de Pierre/IV
IV
modifierC’était le premier dimanche du carnaval et le théâtre de Nice splendidement illuminé, s’ouvrait pour le grand veglione. Depuis la place Masséna au centre de laquelle, sur son trône burlesque, depuis deux jours, avait été solennellement assis le roi Carnaval en habits pailletés, le hochet de la folie à la main jusqu’au péristyle du théâtre, une multitude de curieux, riant, criant, sifflant, regardait circuler les masques. L’orchestre rugissait de tous ses cuivres, et le rythme des valses et des quadrilles arrivait, en bouffées joyeuses, couvert par le murmure bourdonnant de la foule, qui roulait ses vagues, dans le vaste bâtiment livré, pour toute la nuit, aux caprices et aux fantaisies.
Dès l’entrée, ce n’était que buisson de plantes, sur lesquelles ruisselaient des lumières. Une élégante cohue de dominos multicolores, masqués ou le visage découvert, circulait dans les couloirs, les hommes et les femmes engagés dans de piquantes intrigues, dont les répliques volaient comme des flèches, au milieu des éclats de rire, des poursuites amoureuses et des fuites coquettement retardées. Dans la salle c’était, sur l’emplacement de l’orchestre et du parterre, la danse, comme au bal de l’Opéra. Dans les loges la conversation et la galanterie.
Tout ce que Monaco, Nice et Cannes comptaient de jolies et séduisantes personnes était rassemblé là, pour le plaisir des yeux. Vieille et jeune garde, donnant l’assaut au bataillon des viveurs en quête de plaisir, entr’ouvrant le satin des dominos, pour laisser voir l’éclat des épaules et la blancheur des bras nus, levant le velours des loups, pour montrer la grâce du sourire et la finesse du regard.
Les portes des loges battaient, un frou-frou de soie bruissait et des formes élégantes apparaissaient, en volées de femmes, qui se dirigeaient vers le foyer, pour chercher aventure. Des plaisanteries se croisaient, des lazzis partaient, fusées de gaîté, et, aussitôt, un cercle de curieux se formait autour des adversaires, déguisant à qui mieux mieux leur voix pour échapper à la curiosité, tout en goûtant le plaisir d’attirer l’attention. De petites bandes de jeunes gens passaient, la fleur à la boutonnière, le domino traînant comme un brillant manteau. Des groupes de femmes les frôlaient et ils échangeaient de vifs propos.
Debout, dans un angle, adossé à la muraille, entouré de cinq ou six de ses amis, le prince Patrizzi causait, surveillant les allées et venues des masques qui défilaient le long du couloir. Il s’occupait, aidé de son état-major d’élégants viveurs, à deviner le nom des femmes qui, se croyant assurées de l’incognito sous le voile protecteur des dentelles, s’amusaient librement. Il avait déjà nommé plusieurs grandes dames et un certain nombre de belles filles, quand il poussa une exclamation d’étonnement :
— Eh ! c’est Jacques de Vignes, lui-même !…
C’était Jacques, en effet, brillant, superbe, le teint reposé, les yeux clairs, laissant flotter son domino bleu qui lui donnait l’air d’un galant cavalier de la Renaissance. Il venait, la main tendue, souriant, heureux, tel que l’avaient connu, deux ans auparavant, ceux vers qui il s’avançait, et non point voûté et triste, comme au début de la saison, le soir où le docteur Davidoff avait raconté de si fantastiques histoires après un dîner joyeux. La résurrection était complète, triomphante, presque insolente, tant Jacques laissait éclater la joie de sa jeunesse victorieuse, miraculeusement retrouvée.
— Cela va tout à fait bien, Jacques ? demanda le prince.
— Tout à fait, dit le jeune homme, comme vous voyez.
— Honneur à ce climat qui vous a rendu à vous-même et à nous, car vous étiez un bon vivant et vous le redeviendrez…
Le jeune homme s’adossa à la colonne, auprès de Patrizzi, et, laissant errer ses yeux sur la foule bigarrée qui s’écoulait bruyante :
— Et je jouis de la vie, mon cher prince, dit-il avec ardeur, comme un homme qui s’est cru près de la perdre. Vous n’avez jamais été gravement malade, vous ne connaissez pas la langueur mélancolique qui s’empare peu à peu de l’esprit, à mesure que les forces du corps décroissent. Il semblerait qu’un crêpe voile la nature entière, tant on voit toutes choses sous un aspect sombre et désolé. Les moments heureux sont empoisonnés par la pensée qu’ils seront peut-être les derniers dont on pourra jouir, et plus ce qui vous entoure est beau, paisible, plus on est tenté de le maudire et de l’exécrer. J’ai passé par là, vous pouvez m’en croire : rien n’est plus atroce et plus douloureux. Aussi, maintenant, après être sorti de l’enfer, je suis dans le paradis. Tout me plaît, me séduit et m’enchante. J’ai appris à connaître le prix du bonheur et je sais en jouir. Le soleil me paraît plus doux, les fleurs plus parfumées, les femmes plus séduisantes… En moi, il y a tout un éveil d’admiration qui se fait, délicieux et puissant… J’ai failli mourir… Et c’est de là que date vraiment mon amour de la vie !
— À la bonne heure ! fit Patrizzi, c’est plaisir de vous entendre. Mais votre guérison est vraiment admirable. J’y songe… Que nous a-t-on raconté de merveilleux à ce sujet ? Ne vous a-t-on pas fait présent d’une âme toute neuve ? Davidoff prétendait que ce n’était plus vous qui viviez, mais votre ami Laurier. Et il ajoutait que vous aviez de la chance, car Pierre était de ceux dont on fête le centenaire !…
Le prince eut un éclat de rire qui fit pâlir Jacques, au front duquel une légère sueur perla :
— Je vous en prie, dit le jeune homme, ne parlez pas de cela. Vous me faites beaucoup de peine. Laurier était mon compagnon d’enfance, et sa perte sera bien longtemps ressentie par moi. En tout cas, si je vivais à sa place, le monde n’aurait pas gagné au change, car Pierre était un artiste d’un incomparable talent, et moi je ne serai jamais qu’un inutile.
En prononçant ces paroles, d’un ton saccadé et fébrile, la pâleur de Jacques s’était accentuée. Ses jeux se cernèrent et son visage, soudainement, se contracta jusqu’à faire saillir ses pommettes et ses dents. Il fut pris d’une sorte de tremblement, comme s’il avait la fièvre. Il mordit ses lèvres blêmes, et s’efforça de sourire. Mais, pendant une minute, ainsi que dans une funèbre vision, il offrit à ses amis, au lieu de l’apparence d’un être bien portant et joyeux, l’image macabre d’un agonisant.
Au bout d’un instant, le sang remonta aux joues, le regard se réveilla, la bouche sourit, et Jacques redevint ce qu’il était à son entrée : brillant et superbe. Il sembla vouloir se soustraire à une impression pénible, et, faisant quelques pas, il s’écria avec une gaieté un peu forcée :
— Quelle adorable soirée, et bien faite pour le plaisir ! Au dehors tout est bruit et joie, et ici tout est charme et séduction.
Comme il achevait de parler, un domino blanc, se détachant d’un groupe, s’approcha de lui et d’une voix déguisée :
— Charme et séduction ? Voyons un peu si tes actes seront d’accord avec tes paroles.
Par les trous de son masque, le domino attacha, sur Jacques, un regard étincelant. Le jeune homme sentit un bras souple se glisser sous le sien. Il ne résista pas, et, gaiement :
— Tu es en veine d’expériences, ma belle ? demanda-t-il. Eh bien ! charme-moi et je te séduirai. L’un ne sera, sans doute, pas plus difficile que l’autre.
Le domino lui donna, de son éventail, un caressant soufflet sur la joue et répliqua :
— Je te pardonne l’impertinence, en faveur du compliment !
Jacques jeta à ses amis un malicieux sourire et se perdit dans la foule avec sa conquête.
— Eh bien ! Patrizzi, vous qui les devinez toutes, nommez donc la femme qui vient de nous enlever de Vignes ?
— Parbleu ! si ce n’est pas Clémence Villa, que le diable m’emporte !
— Elle a eu vite fait d’oublier ce pauvre Laurier, dit un de ceux qui entouraient le prince.
— Mais Jacques ne l’a pas oublié, lui. Avez-vous vu son angoisse quand je lui ai parlé de son ami ? Son visage, l’instant d’avant, souriant, frais et rosé, a grimacé et s’est décomposé. Il était effrayant. On eût dit une tête de mort fardée. Notre ami Davidoff, vous en souvenez-vous, nous avait dépeint, avec une très curieuse précision, l’état moral de ce malade sauvé par la confiance. L’édifice de cette guérison est fragile, concluait-il. Un mot suffirait à le détruire. La conviction si passionnée qui a ranimé Jacques, venant à s’affaiblir, il retomberait aussi bas, plus bas même que nous ne l’avons vu… C’est une espèce de sortilège qui agit sur lui… Il est possédé d’une idée, et cette possession lui donne une force prodigieuse.
— C’est ce qui assure le succès des charlatans, des empiriques, des docteurs exotiques à rosettes multicolores, à baronnies suspectes, qui spéculent sur l’ardent désir des malades d’être rassurés.
— Et puis, il y a aussi les faux malades, qui se remettent très facilement, et notre ami de Vignes parait être de ceux-là.
Patrizzi hocha la tête, et gravement :
— Je le souhaite pour sa mère.
Une exclamation bruyante lut coupa la parole. Une bande de masques faisait une poussée dans la foule, au milieu des exclamations et des éclats de rire. Le groupe, dont le Napolitain formait le centre, s’ouvrit, et chacun des jeunes gens s’éloigna au gré de son plaisir.
Jacques, ayant au bras sa compagne de rencontre, avait suivi le couloir des loges, examinant curieusement la femme masquée et encapuchonnée qui l’entraînait d’un pas rapide, comme si elle craignait d’être reconnue et interpellée. Arrivée devant la porte d’une avant-scène, elle frappa deux coups secs contre le bois. Une autre femme ouvrit et, s’effaçant, avec un silencieux sourire, les laissa entrer. Puis discrètement elle sortit et ferma la porte.
Dans le salon qui précédait la loge, Jacques et le domino se trouvèrent en présence. Le jeune homme s’approcha de sa compagne, et lui passant le bras autour de la taille, il essaya de faire tomber son capuchon et de déranger son masque. Mais elle cambra son buste avec souplesse, appuya à la poitrine de Jacques les rondeurs de sa gorge, puis, tournant sur le talon de ses petits souliers, avec un bruit de soie froissée, elle s’échappa, et le nargua, debout à trois pas de lui, les yeux luisants par les trous du satin et les dents étincelantes sous la barbe de dentelle.
Elle était si tentante, ainsi, qu’il s’élança, la saisit de nouveau, et, approchant de ses lèvres la bouche provocante qui se plissait voluptueusement, il lui donna un baiser qu’elle lui rendit.
Il voulut la retenir, mais elle glissa, une seconde fois, hors de son étreinte, et s’avançant vers le devant de la loge, elle dit, d’une voix toujours déguisée, et en le menaçant du doigt :
— Soyez sage, ou je vous renvoie à vos amis.
— Comment voulez-vous qu’on soit sage auprès de vous ? s’écria-t-il, en souriant. Demandez-moi des choses faisables, mais non des choses impossibles !
— Il faudra cependant que vous m’obéissiez, ou je m’en vais, et nous ne nous reverrons plus.
— Et si je consens à tout ce que vous exigez, nous nous reverrons donc ?
— Certainement.
Elle s’assit sur le divan de la loge, et se renversa en arrière, laissant voir, entre son masque et son domino, un cou d’une blancheur mate, et, sous les ruches de son capuchon, une oreille délicate et colorée comme une rose. Il se plaça auprès d’elle, avec une respectueuse froideur, quoiqu’il tremblât de désir, tant cette séduisante et mystérieuse créature avait, en quelques minutes, réussi à troubler ses sens. Il lui prit la main et doucement la déganta, puis il porta les doigts fuselés et blancs à sa bouche, et commença à les baiser, l’un après l’autre, avec une caressante dévotion. Lentement il gagna le poignet, et appliqua ses lèvres sur la naissance fine et satinée du bras, montant jusqu’à la saignée, effleurant de la caresse de sa moustache cette chair qui se moirait d’un frisson léger.
Ils restèrent ainsi, pendant quelques secondes, les yeux vagues, n’osant se regarder, les oreilles occupées du tumulte de l’orchestre qui déchaînait ses instruments dans un quadrille furieux. Le bruit des pieds frappant le plancher en cadence, les cris, les rires violents des danseurs, emplissaient la salle d’un joyeux vacarme. Et, au fond de cette loge obscure, tout près l’un de l’autre, Jacques et la femme masquée étaient dans une absolue solitude, plus libres que si le silence eût régné, que si le vide se fût fait autour d’eux. Très bas, et d’un ton câlin, il dit :
— Il me semble que vous ne m’êtes pas inconnue, et que je me suis déjà trouvé en votre présence. Ne voulez-vous pas montrer votre visage ?… Vous n’ayez, j’en suis sûr, qu’à y gagner. Vous êtes jeune, certainement jolie… Avez-vous donc des motifs pour vous cacher ?
Elle baissa affirmativement la tête.
— Même de moi ?
Elle fit encore oui. Mais sa main moite eut une pression plus vive, et sa paume frémissante s’attacha à celle de Jacques. Une telle ardeur se dégageait de tout son corps, parfumé, souple et voluptueux, que le jeune homme se rapprocha, et, presque à ses pieds, la prit dans ses bras. Elle ne le repoussa pas. Et le souffle court, le coeur bondissant, affolée et pourtant sur ses gardes, elle resta près de lui, livrant sa taille, ses épaules, mais défendant son visage dont elle ne voulait pas laisser violer le secret.
— Où vous ai-je déjà vue ? demanda le jeune homme. Est-ce ici, est-ce à Paris ?
Elle ne répondit pas. Il reprit :
— Vous habitez Nice.
Elle demeura muette. Il dit :
— Je vous ai cependant rencontrée. Vous ai-je fait la cour ?
Un sourire passa sur les lèvres de la femme, elle éloigna un peu Jacques, le regarda avec complaisance, et à mi-voix :
— Vous êtes bien curieux !
— Comment ne pas l’être ? Tout me dit que je vous adorerai, et vous vous étonnez que je veuille savoir qui vous êtes ! Je le saurai demain, ou après-demain, ou la semaine prochaine, pourquoi ne pas me contenter ce soir, à l’instant même, en me permettant de voir votre visage ? Voulez-vous donc que je vous aime sans vous connaître ?
Elle murmura :
— Peut-être.
— Courez-vous donc un danger en venant à moi ? Craignez-vous qu’un jaloux vous surprenne ? Ou bien vous défiez-vous de ma discrétion ?
Elle ne bougea pas, lui donnant le droit de faire toutes les suppositions les plus romanesques.
Il sourit, et avec un accent passionné :
— Soit ! Je vous aimerai inconnue, masquée, mystérieuse. Ce que j’aimerai en vous, ce ne sera pas une femme, mais la femme. Je ne saurai pas qui tous êtes, mais je vous tiendrai sur mon cour. Vos lèvres n’auront pas murmuré votre nom, mais je baiserai vos lèvres. Vos yeux ne trahiront pas, pour moi, le secret de votre pensée, mais ils verseront des larmes de tendresse. Et, dans mes bras, étreinte follement, malgré vous-même, la possession sera complète.
Il la serrait contre lui, en parlant ainsi, et leur souffle se confondait. Une senteur troublante, faite des effluves de la femme, du parfum des vêtements, enveloppait Jacques, l’enivrait. Ses mains hardies enlacèrent une taille frémissante. L’inconnue, se tordant comme au milieu d’un brasier, renversa sa tête sur l’épaule du jeune homme, sa bouche se posa sur son cou, qu’elle mordit avec un cri étouffé. Elle s’abandonnait, les yeux sans regards, les lèvres pâlissantes, quand, froissé par l’ardeur de l’étreinte, son capuchon tomba en arrière, pendant que son masque entraîné découvrait son visage.
Jacques, en un instant, fut debout, fit un pas en arrière, et s’écria avec stupeur :
— Clémence Villa !
À son nom prononcé, la comédienne se retrouva lucide. Elle regarda son galant qui, immobile et pâle, la dévorait des yeux ; elle rejeta d’un geste son domino en arrière, et, se montrant dans tout l’éclat de sa radieuse beauté :
— Vous vouliez savoir qui je suis, dit-elle d’une voix sourde, maintenant vous le savez.
Il baissa la tête, et, lentement :
— Il y a bien peu de temps que le pauvre Pierre s’est tué pour vous.
— Pour moi ? répliqua-t-elle avec vivacité. En êtes-vous bien sûr ?
Jacques devint plus blême encore et, jetant à Clémence un regard effrayé ;
— Pensez-vous donc que ce soit pour quelque autre ?
— Ne le savez-vous pas ?
Elle se rapprocha de lui, qui détournait ses regards, et, avec une audacieuse autorité, lui saisissant le bras :
— C’est chez moi qu’il a passé sa dernière soirée. C’est à moi qu’il a adressé ses dernières paroles. Je sais ce que tout le monde, et Davidoff lui-même, ignore. Pierre, las de sa vie fiévreuse, désillusionné sur sa valeur artistique, ayant perdu tout espoir en l’avenir, a eu une défaillance morale, et, obéissant à je ne sais quelle cabalistique superstition, il a voué sa mort au salut d’un être cher…
— Taisez-vous ! interrompit Jacques presque menaçant.
— Pourquoi ? Avez-vous donc peur de son ombre ? Elle ne saurait être, pour vous, ni irritée ni méchante… Il savait que je vous aimais. Il m’a dit, dans le paroxysme de son suprême désenchantement : Il t’aimera mieux que moi. Et si quelque chose, de ce que je fus, subsiste en lui, ce sera, pour moi, un ressouvenir de la terre, et je frémirai de joie dans ma tombe !…
À ce sacrilège mensonge, le jeune homme porta sur elle un regard épouvanté. Il voulut se lever, partir. Ses jambes se dérobèrent sous lui. Et il resta assis sur le canapé, faible, comme s’il allait s’évanouir. Elle se pencha, et, l’entourant de ses bras, comme d’un invincible lien, le pénétrant de sa chaleur, le grisant de son parfum, l’étourdissant de son désir :
— Il vous a donné à moi, vous m’appartenez de par sa volonté, et rien ne peut faire que vous ne m’aimiez pas, car, en vous, c’est lui qui m’aime.
Et Jacques sentait qu’elle disait vrai, et qu’une force mystérieuse l’enchantait déjà à cette femme, comme si Pierre lui avait transmis sa tenace passion avec son âme. Il se révolta pourtant contre cette tyrannie, et, oublieux de sa voluptueuse ivresse, de ses supplications et de ses désirs, il voulut se détourner de celle qu’il pressait si ardemment, alors qu’elle était inconnue. Il n’accepta pas d’obéir au mort, il ne consentit pas à être l’exécuteur de ses posthumes caprices. Il reprit un peu de courage, de sang-froid et de résolution ; il se leva, et montrant à Clémence un visage calme :
— Je ne me laisse pas prendre à tontes vos incantations, belle magicienne ; il était inutile, d’ailleurs, de recourir à l’influence des Esprits, pour établir votre domination. Vos lèvres et vos yeux suffisaient. Vous avez eu bien tort de mêler la sorcellerie à l’amour. Je crains maintenant vos philtres…
— Je n’en aurai pas besoin avec toi, dit Clémence d’une voix tranquille, et, quoi que tu tentes, que tu le veuilles ou que tu ne le veuilles pas, tu m’aimeras.
Il ouvrait la bouche pour dire non : elle la lui ferma avec un rapide et violent baiser ; puis, sans lui laisser le temps de revenir de son trouble, légère, comme un charmant fantôme, elle gagna la porte de la loge et disparut.
Seul, Jacques resta un instant à songer. Le bal continuait tumultueux et sonore, soulevant des poussières qui flottaient, dorées par les feux du lustre. Dans les loges, les spectateurs, accoudés aux rebords de velours, formaient des groupes animés et brillants. Une impression de vie intense se dégageait de ce milieu surchauffé, tapageur et fringant. Le jeune homme fit un soudain retour sur son existence misérable et souffreteuse des dernières semaines, et une joie ardente s’empara de lui, à la pensée qu’il avait ressaisi la santé et qu’il se retrouvait vigoureux et libre, par cette nuit de plaisir, après avoir si amèrement regretté sa jeunesse évanouie.
Que de fois ne s’était-il pas dit, avec une sombre envie : Si jamais je puis rompre les entraves de ma faiblesse, si je me ranime et cesse de me courber chaque jour plus douloureusement vers la terre, quel emploi ne ferai-je pas de toutes les heures de grâce qui me seront accordées par la destinée ? Et ce rêve s’était réalisé. Le miracle réclamé avait produit ses fantastiques effets. La mort avait abandonné sa proie. Ou plutôt elle en avait pris une autre, plus belle, plus brillante, plus glorieuse.
Le pâle visage de Pierre Laurier s’évoqua devant Jacques. Les yeux fermés, un amer sourire sur les lèvres, des ombres violettes aux tempes, le peintre dormait son dernier sommeil, roulé par les vagues bleues, dans les caresses de la lumière. Le bruit éternel des flots, la plainte stridente du vent, le berçaient, et, montant, descendant, dans le creux ou sur le sommet des vagues, il roulait, vagabond de la mer, sans cesse détourné de la terre sur laquelle il avait tant pleuré. Jacques, du regard, suivait ce corps, épave humaine, terrifié par l’apparition sinistre, et cependant rassuré, égoïstement à la pensée que son ami était bien mort, puisque c’était de sa vie qu’il vivait. Il voulut se soustraire à ce cauchemar, qui l’obsédait si douloureusement. Il se leva et rompit le charme.
Devant lui il ne vit que la salle remplie de spectateurs, à ses pieds le plancher du parterre envahi par une cohue dansante et bariolée. Le bruit des flots, c’était leur piétinement et leur murmure ; la plainte du vent, c’était le chant de l’orchestre. Il n’y avait point de fantôme, tout était réel. Il se sentait plein de force et d’ardeur. Et le plaisir s’offrait à lui.
Il passa la main sur son front, détendit ses traits dans un sourire, ouvrit la porte de la loge, sortit dans le couloir, et circula nonchalamment, au milieu des groupes. Près du foyer, il retrouva Patrizzi qui flirtait avec une femme. Il s’avança vers lui, et gaiement, comme au plus beau temps de sa tapageuse existence :
— Soupons-nous, mon prince ? dit-il. Vous devez bien avoir, sous la main, une douzaine de convives à emmener ? Je crois que nous avons pris, de cette petite fête, tout ce qui pouvait être agréable. Si nous partions ?
— Qu’avez-vous fait du domino qui vous a, si gaillardement, enlevé tout à l’heure ? demanda le Napolitain. L’avez-vous invité ? Sera-t-il des nôtres ?
— Ma foi ! je l’ai rendu à lui-même.
— Pas gai ?
— Élégiaque !
— Il ne vous a pas donné rendez-vous pour demain ?
— Si. Mais je n’irai pas !
À ces mots, un flot de masques roula dans le couloir, et un rire strident s’éleva. Jacques pâlit. Il chercha avec effroi, autour de lui, un domino blanc. Mais il n’aperçut qu’un groupe de jeunes gens qui passait, poursuivant des femmes en costume. Une voix murmura à son oreille : «Pourquoi fais-tu le fanfaron, et mens-tu ? Ne sais-tu pas que tu iras à ce rendez-vous ?» Et il lui parut que c’était la voix de Clémence Villa qui lui parlait. Il se retourna. Patrizzi seul était auprès de lui. Il pensa : Je deviens fou. Il prit le bras du prince et, avec une vivacité fébrile : Allons ! s’écria-t-il. Et il l’entraîna.
Le lendemain, vers onze heures, quand il se réveilla, dans sa chambre de la villa de Beaulieu, il n’avait plus qu’un souvenir vague de ce qui s’était passé pendant la nuit. Il se rappelait qu’au souper il avait bu énormément de vin de Champagne, qu’il avait joué une valse pour faire danser les femmes. À partir de cet épisode chorégraphique, tout se noyait dans une ombre propice. Il avait été ramené en voiture, par un ami qui retournait à Eze. Qu’avait-il dit ? qu’avait-il fait ? C’était un mystère. Il ne se sentait pas en goût de le percer.
Étendu dans son lit, les yeux baignés par la lumière qui entrait à flots, il ressentait un bien-être exquis. Cette position allongée, qui lui paraissait si pénible, quand il était secoué par les affreuses quintes de toux, qui le laissaient en sueur, abattu et brisé, il s’y prélassait délicieusement, la tête libre, le sang apaisé, la respiration régulière. Il venait de veiller, de souper, de se dépenser dans une de ces fêtes qui lui coûtaient, autrefois, une semaine d’accablement et de maladie, et il se trouvait souple et dispos. Il eut un mouvement de satisfaction profonde. C’était décidément la guérison, tant promise par les médecins, et dont il avait cependant si cruellement douté.
Il resta là, à jouir de la vie, puis d’un bond, sautant hors de son lit, il commença à s’habiller. Il allait par la chambre, fredonnant, joyeux et sans souci. Il ouvrit sa fenêtre et l’air tiède vint le caresser. Une odeur de clématite montait pénétrante ; il s’approcha et, comme lui, au début de la saison, marchant lentement sur la terrasse, il aperçut sa soeur.
Elle penchait sa tête triste, et semblait, avec sa robe foncée, être en deuil d’elle-même, de sa santé, de sa jeunesse et de sa gaieté. Le contraste était si frappant que Jacques étouffa un soupir. Le mal s’était détourné de lui, mais, comme s’il lui eût fallu une victime, il s’était abattu sur la pauvre Juliette. Et, à mesure qu’il se redressait alerte et vigoureux, elle se courbait pâle et affaiblie. La maladie dont elle souffrait était indéterminée. Depuis le jour où le docteur Davidoff était venu apporter la fatale nouvelle de la mort de Pierre, l’état de l’enfant avait été sans cesse en s’aggravant. Une langueur profonde s’était emparée d’elle, et, silencieuse, cherchant la solitude, elle paraissait heureuse de cette souffrance qui la conduisait si rapidement vers la fin de sa vie. Elle n’aimait, point qu’on lui parlât de sa santé, et quand elle se trouvait en présence de son frère et de sa mère, elle s’efforçait de secouer sa mélancolie. Mais, aussitôt qu’elle était seule, elle retombait dans sa tristesse.
En ce moment, livrée à elle-même, elle se promenait à pas lassés dans le jardin, et, au milieu de cette verdure éclatante, parmi ces fleurs, sous ce ciel bleu, sa silhouette faisait une tache noire. Jacques descendit. Sa mère était au salon. Il alla l’embrasser. Elle le regarda attentivement, et, le voyant si brillant de jeunesse, elle eut un sourire.
— Tu es rentré bien tard ? dit-elle. Ce n’est guère prudent de passer la nuit, quand on finit à peine sa convalescence.
— Il y avait si longtemps que je n’étais sortit.
— Au moins t’es-tu amusé ?
— Beaucoup.
— N’abuse pas, mon enfant, ne sois pas ingrat envers la Providence qui t’a rendu la santé. Ne me donne plus de sujet d’inquiétude. Je suis assez tourmentée par l’état de ta soeur.
— Est-ce qu’elle est plus souffrante ?
— Non. D’ailleurs, comment le savoir ? Elle ne se plaint pas, elle tâche de dissimuler son abattement. Mais elle ne peut pas me tromper, et je la vois, de jour en jour, plus accablée… Oh ! si Davidoff, qui t’a si bien soigné, était encore près de nous !…
À ces mots, le jeune homme pâlit. Il lui sembla qu’il voyait apparaître le visage sardonique du médecin russe. Que pourrait Davidoff ? Était-ce un second miracle qu’on allait lui demander ? Jacques savait bien que la science médicale était impuissante. Il avait constaté l’inanité des moyens employés pour le guérir. Le secours sauveur qu’il avait reçu lui venait d’un monde mystérieux. Mais n’était-ce pas au prix d’un terrible sacrifice que ce secours avait été obtenu ? Ne fallait-il pas, pour rafraîchir et fortifier le sang des veines, que le sang d’un autre se répandit ? Et la tradition des holocaustes humains, pratiqués dans l’antiquité, sur l’autel des dieux païens, n’était-elle pas tout entière rétablie par ce dévouement d’une créature vivante, se donnant librement à la Mort, afin d’obtenir qu’elle fût clémente envers un être déjà désigné, de son doigt funèbre ? Le prodige pouvait-il s’accomplir une seconde fois ? Et qui se sacrifierait ? Pierre l’avait fait pour lui. Qui le ferait pour Elle ?
La voix de sa mère le tira de sa méditation.
— D’ailleurs, même si le docteur était là, Juliette voudrait-elle se soigner ? Quand on l’interroge, elle répond qu’elle ne souffre pas, qu’elle ressent un peu de fatigue seulement, et qu’il ne faut point s’inquiéter. Mais cette indifférence, qu’elle affecte pour son mal, m’inquiète justement plus que tout, et je lui assigne une cause morale qui me trouble profondément.
— Une cause morale ? demanda Jacques.
— Oui. Cette enfant a du chagrin. Et, malgré le courage avec lequel elle dissimule, elle n’a pu me tromper. Je la vois, chaque matin, plus pâle de l’insomnie qui l’a torturée pendant la nuit. Et, depuis plus de deux mois, il en est ainsi. Oh ! je sais la date à laquelle ce douloureux état a commencé. Elle est restée dans mon souvenir. Elle est, à la fois, triste et heureuse pour moi, car elle a marqué et le début de ta convalescence et le commencement des souffrances de ta soeur. Oui, Juliette a été frappée le jour où le docteur Davidoff est venu nous annoncer la mort de Pierre Laurier…
Si Mme de Vignes avait regardé Jacques, elle eût été effrayée de l’angoisse qui contracta son visage. Ce qu’il s’était déjà dit, sans vouloir approfondir son soupçon, sa mère le lui déclarait nettement. La fin de Pierre avait eu ce double effet salutaire et pernicieux. Il vivait de cette mort, lui, et Juliette en mourait.
À cette constatation brutale, une colère s’alluma, au fond de son coeur, contre cette innocente, dont les intérêts étaient si directement opposés aux siens que ce qui était avantageux pour lui était funeste pour elle, et qu’il semblait impossible de faire vivre le frère sans tuer la soeur. Une bizarre conception de son esprit lui montra leur double destinée, symbolisée par l’horrible alternative du jeu : rouge ou noir ? L’un couleur de sang, l’autre couleur de deuil. Et si c’était rouge qui sortait, Juliette mourait ; et si c’était noir, il retombait, lui, dans sa déchirante agonie.
Un égoïsme féroce le saisit, l’affola, et il s’attacha désespérément à la vie. Il se sentit capable de tout pour la conserver. Rien ne l’arrêterait, pas même un crime. Il eut la lâcheté de lever les yeux sur l’enfant souffrante et pensive, qui marchait dans le jardin, et de se dire, avec une infâme satisfaction : Il y a deux mois, c’était moi qui me traînais le long de cette terrasse ensoleillée, et maintenant je suis fort, et je peux jouir de l’existence. Tous mes regrets, toutes mes plaintes, qui paraissaient inutiles, je peux y faire trêve et donner carrière à mes désirs et à mes espérances. J’ai failli tout perdre, et j’ai tout reconquis. La vie afflue en moi, triomphante, qu’importe le prix dont je l’ai payée !
Dans le silence profond de sa conscience, il ne s’éleva pas une voix pour protester contre cette monstrueuse divinisation de son moi. Son cerveau se ferma à toute pensée généreuse. Rien ne palpita en lui, à cette effroyable absolution, qu’il se donnait de tout le mal qu’avait coûté, et qu’allait coûter encore son inutile existence.
Cependant, au milieu de son impassibilité morale, une phrase prononcée par sa mère le fit tressaillir. Mme de Vignes avait dit :
— Je crois que Juliette aimait secrètement Pierre Laurier… Je n’ai pas osé l’interroger, craignant de l’entendre me répondre affirmativement. Car je n’aurais eu aucune consolation à lui apporter, hélas ! Et est-il rien de plus cruel, pour une mère, que de voir son enfant se désoler, sans pouvoir lui offrir une espérance ? Pourtant il faudrait connaître l’état de son coeur. Car, c’est là, peut-être, qu’est la plaie que nous devons essayer de guérir.
Il sembla à Jacques qu’une force, à laquelle il ne pouvait résister, le poussait à éclaircir ce douloureux mystère. Il avait peur de tout ce qui se rattachait à la mort de son ami, et cependant une invincible curiosité l’entraînait. Il voulait savoir, et il tremblait de savoir. Il eût souhaité se taire, et il ne se retint pas de dire :
— Si je lui parlais, moi ?… Elle me confierait peut-être son secret…
— Alors, interroge-la, bien doucement, et si elle résiste, ne la contrarie pas, et laisse-lui la liberté de garder le silence.
— Soyez tranquille.
Juliette revenait vers la maison. Mme de Vignes fit un dernier et muet appel à la tendre compassion de Jacques, et elle rentra.
La jeune fille levant les yeux, vit, devant elle, son frère arrêté qui semblait l’attendre. Un rayon illumina son visage, et un flot de sang colora ses joues. Elle fut transformée, et la Juliette heureuse, gaie, bien portante, épanouie dans la fleur de ses dix-sept ans, reparut pour quelques secondes. Mais une ombre passa sur son front, ses traits se détendirent, sa bouche perdit son sourire, et elle fut de nouveau sévère et triste. D’elle-même, elle prit le bras de son frère, et s’y appuya avec une franche joie :
— Tu vas tout à fait bien, mon Jacques ? dit-elle. Il fit oui, de la tête, en pressant doucement la main de Juliette.
— Quel bonheur de ne plus te voir souffrant et malheureux ! reprit-elle. Car tu ne supportais pas ton mal avec patience, et tu n’étais pas enclin à la résignation.
Elle hocha la tête doucement, avec l’air de dire : Les femmes sont plus courageuses, elles acceptent mieux la douleur. Ils étaient arrivés devant la maison, sous la vérandah, à la place même où Davidoff avait annoncé à Jacques la mort de Pierre Laurier. La fenêtre du salon, derrière ses persiennes, était encore entr’ouverte, mais Juliette ne se trouvait plus aux aguets pour apprendre le malheur. Elle savait à quoi s’en tenir, elle n’attendait plus rien que la fin de sa tristesse. Mais il ne dépendait de personne sur la terre qu’elle la trouvât. Cette délivrance devait lui venir du ciel. Elle s’assit indifférente et paisible sur un des fauteuils d’osier, et regarda la mer. Jacques songeait : Il faut que je la questionne. Que lui dire, et comment entamer l’entretien ? Cette petite intelligence est si clairvoyante ! Elle saura peser chacune de mes paroles et juger le sens de mes demandes. Une maladresse la mettrait sur ses gardes. Et si elle se défie, je ne tirerai rien d’elle. Elle restera fermée invinciblement.
— Nous voici au milieu de mars, dit-il d’un air distrait. Il faudra bientôt rentrer à Paris. Est-ce que tu ne regretteras pas ce pays-ci, ma mignonne ?
— Peu m’importe où je serai, dit-elle sans même un tressaillement, comme si elle pensait : Je ne serai bien que dans la terre, avec le profond silence et le calme sommeil de l’éternité.
— J’aurais cru que notre départ te contrarierait, te peinerait même, et j’étais tout prêt à demander à notre mère de prolonger, de quelques semaines notre séjour.
Elle baissa soucieusement le front, et sembla décidée à ne rien confier de sa pensée. Son frère l’observait avec attention pour tâcher de surprendre une palpitation plus vive de ce pauvre coeur souffrant :
— Moi-même, poursuivît-il, je n’aurais point regretté de rester encore ici. Je m’éloignerai de ce pays avec tristesse, car un lien douloureux m’y attache, maintenant, pour toujours.
Sa voix faiblit. Il tremblait, chaque fois qu’il lui fallait parler de Laurier, éprouvant comme le remords d’une complicité criminelle dans sa fin tragique.
— C’est ici que j’ai perdu l’homme que j’aimais le mieux, et rien ne me consolera de sa perte. Je me figure qu’en partant je m’éloignerai de lui davantage. Et pourtant je ne sais où aller le pleurer, puisque les flots ne nous l’ont pas rendu, puisque nous n’avons pas eu la consolation suprême de lui adresser une dernière prière. Et c’est ce pays, tout entier, où je l’ai vu passer, marcher, pour la dernière fois, qui me retient, comme si j’avais une secrète espérance de l’y voir reparaître un jour.
À ces mots, Juliette tressaillit et ses yeux se levèrent interrogateurs. Elle eut un geste de joie aussitôt réprimé.
— Crois-tu donc possible qu’il ne soit pas mort ? demanda-t-elle.
Il répondit d’une voix creuse :
— On n’a point retrouvé son corps.
— Hélas ! est-il le premier que la mer jalouse aura gardé ? s’écria la jeune fille avec une expression déchirante. Non ! nous ne devons pas conserver d’illusions et nous bercer avec des rêves. Il a douté de l’avenir, il a méconnu ceux qui l’aimaient, il a désespéré de la vie. Et le malheur est certain, irréparable ! Nous ne reverrons plus le pauvre Pierre ! Il est parti pour toujours… Nous n’entendrons plus sa voix… ni son rire, ni même ses plaintes… Il s’en est allé là d’où l’on ne revient pas !… Et nous pouvons le pleurer, va, sans crainte que nos larmes soient perdues !
Elle s’était, en parlant ainsi, animée, et sa douleur, cessant d’être contenue, débordait de son coeur sur ses lèvres, comme un torrent grossi par un subit orage. Saisi, Jacques regardait sa soeur, et, dans l’âpreté du regret avoué, il cherchait quelque trace d’un reproche adressé à lui-même. Il se se demandait : Soupçonne-t-elle l’affreux mystère ? Entre Pierre et moi, si elle avait à décider, qui choisirait-elle ? Sacrifierait-elle le frère on l’homme adoré ?
Essuyant son visage couvert de larmes, elle resta un instant silencieuse, puis :
— Le ciel, comme compensation, nous a délivrés des craintes que nous inspirait ta santé. Jouis de la vie, mon Jacques. Emploie-la à bien nous aimer.
Elle fit un mouvement pour s’éloigner, il la retint et, la regardant fixement, il dit :
— Ainsi voilà le secret de ton abattement et de ta souffrance ! Tu l’aimais ?
Elle répondit, sans hésitation et sans trouble :
— De toute mon âme. Avec ma mère et toi il était le seul qui occupât ma pensée.
— Tu n’as pas vingt ans. À ton âge il n’est pas de deuil éternel. L’avenir t’appartient tout entier.
— Elle pencha tristement la tête, puis avec une grande douceur :
— Ne parlons plus jamais de cela, veux-tu ? Ce serait me peiner inutilement. Je ne suis pas de celles qui oublient et qui se consolent. Dans le secret de mon coeur, le souvenir de Pierre sera l’objet d’un culte. Je penserai sans cesse à lui. Mais son nom, prononcé devant moi, me fait mal. Je te promets de me soigner et de ne rien négliger pour être mieux portante. Je ne veux pas vous tourmenter, ni vous donner des soucis. Mais laissez-moi la liberté de mon chagrin.
Elle adressa un doux sourire à son frère, et, solitaire, recommença à se promener le long de la terrasse. Lui, très affecté, entra dans la maison et monta à la chambre de sa mère. Mme de Vignes l’attendait anxieuse :
— Eh bien ? interrogea-t-elle en le voyant paraître.
— Eh bien ! j’ai causé avec elle, comme nous en étions convenus et je l’ai trouvée, sinon raisonnable, au moins très calme. Nous avions deviné juste : elle aimait Pierre. Elle a une affliction profonde et ne veut pas être consolée. Je supposais qu’une prolongation de séjour serait avantageuse pour elle, mais je me trompais. Je crois que le mieux serait de rentrer à Paris, et de faire reprendre à cette enfant ses habitudes anciennes. La solitude ne lui vaudra rien. Elle a trop le loisir de s’y concentrer dans une idée unique. Notre monde la ressaisira, elle sera forcément distraite, et l’état de son esprit s’en ressentira, je l’espère.
— Faut-il donc commencer, tout de suite, les préparatifs du départ ?
— Non. Ce serait trop brusque. Dans une quinzaine de jours, nous pourrons nous éloigner de ce pays.
— Mais toi, cher enfant, le changement de climat ne te sera-t-il pas préjudiciable ? Nous ne sommes encore qu’au mois de mars. À Paris il fait encore froid…
— Qu’importe ! Ma santé est redevenue excellente, et c’est à Juliette seule qu’il faut penser.
— Eh bien ! j’agirai donc comme tu le conseilles.
Jacques baisa tendrement les mains de sa mère. La cloche du déjeuner sonnait, lis passèrent dans la salle à manger, où bientôt Juliette vint les rejoindre. La mère et le fils affectèrent de parler de choses indifférentes. Le repas fut court. Une contrainte pesait sur les convives, et ils se trouvaient d’accord pour souhaiter la solitude. Après le dessert, chacun d’eux se leva. Les deux femmes silencieusement rentrèrent chez elles. Jacques, seul, descendit vers le rivage, en fumant.
Une crique, dentelée de rochers rouges, était baignée par la vague murmurante. La verdure venait mourir au bord de l’eau, et, sur le sable, des mousses d’un vert gris, semblables à du lichen, poussaient vivaces. Jacques s’assit, et, dans la tiédeur exquise du soleil, se mit à songer. Tout était silencieux et désert. L’immensité devant lui et sur lui. Les cieux se confondaient avec la mer : à perte de vue l’azur. Ses yeux, fixés sur l’horizon lointain, se lassaient de regarder, éblouis par l’éclat limpide de l’atmosphère, fascinés par la mouvante sérénité des flots.
Peu à peu, le sentiment du réel s’effaça en lut, et il revit la salle du théâtre, pendant la nuit du veglione, il entendit les bruits de la foule, le piétinement des danseurs et la symphonie de l’orchestre. Le tableau tout entier de la soirée de carnaval s’évoqua, et, parmi les groupes, il aperçut le domino blanc. Il souriait, voluptueux, sous la barbe de dentelle de son masque, et ses yeux luisaient, comme des diamants, par les ouvertures du satin. L’odeur subtile et pénétrante qui émanait de son corps souple, enveloppa Jacques, et il eut, en ce lieu désert, la sensation tellement vive de la proximité de cette tentatrice qu’il tendit vaguement les bras. Il rompit le charme du mirage et se vit seul.
Un sourd mécontentement s’empara de lui, à la pensée qu’il était hanté victorieusement par le souvenir de Clémence, qu’elle s’imposât à lui, et qu’il ne pouvait s’abandonner un instant, sans être à la merci de l’ensorceleuse.
Elle le lui avait dit : «Que tu le veuilles ou non.» Et il avait beau ne pas vouloir, il sentait qu’elle l’enlaçait, triomphante et perfide, maîtresse de sa pensée, de ses sens, et tyrannique souveraine de sa volonté. Il raisonna sa sensation et se demanda pourquoi il y résistait. Quelle répugnance instinctive était en lui, ou plutôt quelle crainte ? Cette femme lui faisait peur. Il la savait dangereuse. Tous ceux qui l’avaient approchée, avaient souffert par elle. La ruine, le déshonneur ou la mort, voilà quels étaient ses présents â ceux par qui elle se faisait aimer. Et sa haine était encore plus redoutable que son amour. Et cependant si belle, avec ses lèvres rouges, ses yeux de velours et sa taille divine. Que pouvait-il craindre ? N’était-il pas l’amant choisi par elle ?
Le souvenir de Pierre lui revint. Ne l’avait-elle pas adoré aussi, le grand artiste ? Et la satiété prompte, le goût du changement, le dévergondage invincible, qui lui rendaient la fidélité odieuse, ne l’avaient-ils pas poussée à la trahison ? Il avait souffert, le pauvre Laurier, il avait arrosé de ses sueurs, de ses larmes et de son sang, le luxe princier de cette fille. Il avait desséché, pour elle, la délicate fleur de son génie. Cheval de race pure attelé à la lourde charrue des répugnants labeurs, il s’était fourbu pour lui gagner l’argent qu’elle semait au courant de sa vie. Et quand il n’avait plus su travailler, il s’était mis au jeu pour obtenir du hasard ce que son talent énervé et faussé ne lui fournissait plus.
Toutes ces étapes de ta misérable existence amoureuse de Laurier, Jacques les connaissait. Il avait vu le peintre, lucide, honteux et exaspéré, les parcourir une à une, descendant, chaque jour, un peu plus bas dans la dégradation morale, se jugeant déchu, perdu, sanglotant de désespoir, blasphémant à grands cris et ne pouvant pas se retenir d’aller à son vice, à sa déchéance, à sa perte, quand la femme adorée et exécrée faisait un signe de son doigt rosé, ou laissait tomber un mot de ses lèvres de flamme. Qu’y avait-il donc de satanique ou de divin, dans cette créature, qui emplissait les hommes d’un affolement si tenace, d’une rage d’amour si impossible à calmer ? La seule rivale, qui eût triomphé d’elle, était la mort. Pourquoi son ami la lui avait-il, en quelque sorte, léguée ? Était-ce donc pour qu’il le vengeât ? Et le supposait-il capable d’asservir le monstre de volupté ?
Le visage de Laurier s’évoqua à ses yeux, tel qu’il le voyait, depuis quelque temps, dans ses songes effrayés. Il était mortellement triste. Il remuait les lèvres, et il sembla à Jacques qu’il murmurait : Prends garde, je t’ai donné la vie, mais elle va te la reprendre. Sa fonction sur la terre est de détruire l’homme. C’est la punisseuse de la lâcheté, de l’égoïsme, du mensonge et de l’infamie. Tout ce que l’homme commet de crimes, c’est elle qui est chargée de le venger. Elle est la force du destin. Poussée par la fatalité, elle frappe indistinctement celui qui est coupable, celui qui n’est que faible. Détourne-toi d’elle, prends garde. Vois ce qu’elle a fait de moi. Elle a menti, quand elle t’a dit que j’avais souhaité que tu l’aimasses. Non ! Je l’ai fuie jusque dans le néant et elle me fait horreur. Ne la crois pas, ne l’écoute pas, ne la regarde pas. Ses regards avilissent, ses paroles corrompent, ses embrassements tuent ? Écarte-toi de son chemin. Et, si elle t’approche, si elle te cherche, si elle t’appelle, mets la distance entre elle et toi. On ne lui résiste pas, quand on est près d’elle. En ce moment, tu as le choix de vivre ou de mourir.
La sombre figure de Laurier disparut, et Jacques se trouva seul, en face de la mer mouvante, dans ce désert enchanté, où la nature s’épanouissait radieuse sous le clair soleil. Il se dit : Je deviens visionnaire. Que signifient les craintes et les scrupules qui me tourmentent ? Mon existence peut-elle dépendre de cette femme ? Et, parce que je l’aimerai, ne fût-ce qu’une heure ou qu’un jour, serai-je perdu ? Enfantillages d’un cerveau encore faible. Je ne suis pas aussi bien guéri de mon mal que je le croyais. Mais qu’est-ce qui jette en moi le trouble que je constate ? Quelle crise morale est-ce que je subis ? Est-ce donc criminel à moi d’aimer la femme que Pierre a aimée ? Car c’est bien de là que naissent les rébellions de ma conscience. Fais-je donc mal ? Et d’ailleurs n’y a-t-il-pas une large part de fantaisie individuelle et de convention sociale, dans ce qu’on est convenu d’appeler le bien et le mal ? Son égoïsme lui répondit : Il y a ce qui plaît, ce qu’on désire, et voilà tout.
Et la femme inquiétante, défendue, lui plaisait, il la désirait. À ce que sa raison lui suggérait d’arguments, contre la passion qui l’entraînait, son coeur se faisait sourd. Au moment même où il était assis sur la roche chaude, les pieds au bord des flots frangés d’écume, dans un calme délicieux, ses sens soulevés l’entraînaient vers la magicienne, et il frémissait d’impatience. Il savait qu’à une demi-heure de distance Nice était en fête, et que la bataille de fleurs attirait, sur la promenade des Anglais, toute la colonie des élégants viveurs. Clémence serait là, et elle l’attendait, le guettait, l’appelait. Il n’avait qu’un pas à faire pour la rejoindre.
Une palpitation sourde le suffoqua. Son être entier s’élançait au-devant d’elle. Sa raison défaillante protesta :
«Mais elle t’a bravé. Elle t’a dit : Que tu le veuilles ou non… Tu vas donc obéir, comme un esclave ? Tu as bien peu de fierté et de courage. Reste donc, n’y va pas. Prends garde !»
Et il était déjà debout. La force magnétique, qui ramenait Laurier, toujours vaincu, après tant de serments d’être invincible, agissait sur Jacques. Le charme de cette fille, redoutable goule qui anéantissait la volonté de ceux qu’elle voulait séduire, triomphait de l’éloignement, de la sagesse et de la clairvoyance. Jacques discutait encore avec lui-même que déjà son animalité l’emportait victorieuse. Il entra dans la maison, prit son chapeau, son manteau, et, sans dire adieu à sa mère et à sa soeur, il partit.