Ollendorff (p. 69-106).

III modifier

Pendant qu’il nageait, de toutes ses forces, vers l’homme qui se noyait, Pierre, puissamment éclairé par la lune, à ce moment-là débarrassée de son voile de nuages, avait été aperçu par les douaniers embusqués sur la falaise. Deux détonations, un sifflement aigu à ses oreilles, un peu d’écume sautant sous le coup de fouet d’une balle, lui annoncèrent qu’il était pris pour un fraudeur. Il se dressa sur le sommet d’une vague et jeta un rapide coup d’oeil autour de lui. À dix mètres, dans un remous, une forme noire se débattait ; à deux cents mètres, le canot, enlevé par l’effort de ses rameurs, se dirigeait vers le cotre qui louvoyait au large. Quelques brasses vigoureuses mirent Pierre à portée du malheureux qui se débattait aveuglé, étouffé par les flots, inconscient de ses suprêmes efforts. Il le saisit vigoureusement, lui leva la tête hors de l’eau, et, d’une voix puissante, poussa un cri qui, vibrant de lame en lame, parvint jusqu’à la barque. L’homme qui tenait la barre, à cet appel, regarda avec attention et, à la surface des ondes argentées, apercevant ce groupe qui se mouvait, il répondit par un coup de sifflet aigu. Aussitôt les rames cessèrent de frapper la mer, le bateau s’arrêta et le cotre, comme obéissant à des ordres reçus d’avance, mit le cap sur la terre.

Alourdi par son épave humaine, et rassemblant toutes ses forces, Pierre avançait péniblement. Ses habits, collés à son corps, entravaient le jeu de ses jambes, et la respiration s’embarrassait dans sa poitrine. Maintenant des paquets de mer lui passaient par-dessus la tête, il ne fendait plus, alerte et léger, les vagues, de ses bras dispos. Il lui semblait qu’une puissance irrésistible l’entraînait vers le fond, et que des liens mystérieux garrottaient ses membres appesantis. Des bourdonnements emplissaient ses oreilles, et ses yeux voilés d’ombre ne distinguaient plus nettement le ciel.

Il pensa : Je n’aurai jamais l’énergie d’aller jusqu’à la barque, et je vais mourir avec ce malheureux. Un désespoir le prit de ne pouvoir sauver cet inconnu qu’il tenait là, étroitement embrassé, comme un frère tendrement aimé. Il ne songeait pas à lui-même, il avait fait le sacrifice de sa vie, et il ressentait une âpre joie de la donner non inutilement, par un absurde et lâche suicide, mais en luttant pour arracher un homme à la mort.

Une rage de triompher lui rendit de la vigueur, il enleva d’une poussée plus puissante son inerte fardeau, et, une fois encore, il apparut sur la crête des lames. La barque n’était plus qu’à vingt mètres de lui. Un cri sourd sortit de sa bouche serrée par la contraction de tous ses muscles. Il battit l’eau de ses bras, pendant que ses jambes paralysées restaient sans mouvement. Un coup de houle le fit tourner, et le flot amer lui emplit ta gorge, étouffant un dernier appel. Il s’enfonça dans l’eau verdâtre, sous la clarté de la lune, avec cette idée très nette que, s’il lâchait son compagnon, allégé de ce poids, il serait sauvé.

Mais il repoussa l’égoïste conseil de la lâcheté humaine. Il pensa : Si je pouvais, en l’abandonnant, assurer son salut au prix de ma perte, c’est cela que je ferais. Allons, un dernier effort pour qu’il ne meure pas avec moi. Il remonta à la surface, respira largement, revit le ciel étoile et, tout à coup, se trouva délivré du fardeau qui le noyait. Il entendit des voix qui disaient en italien : «Je le tiens ! Enlève-le !»

Au même moment, une masse, qui lui parut énorme, se dressa, toute noire, sur les flots et retomba pesamment sur lui. Il sentit une violente douleur au front, ses yeux éblouis aperçurent des milliers d’étoiles, il lui sembla que son corps devenait léger et impalpable, puis il perdit connaissance.

Quand il revint à lui, il était étendu sur un paquet de voiles, à l’avant d’un petit navire, qui filait vivement dans la nuit claire. Le foc serré claquait au vent, au-dessus de sa tête. La mer mugissait coupée par l’étrave, et trois hommes, au visage basané, se penchaient sur lui, attentifs à son réveil.

Il voulut faire un mouvement, se soulever, deux bras le maintinrent étendu. Un des hommes, débouchant une fiasque entourée de paille tressée, lui offrit à boire. Il avala une gorgée d’eau-de-vie très forte, qui acheva de lui rendre le sentiment exact des choses extérieures. Une brûlure au front lui rappela le choc sous lequel il s’était évanoui. Il porta la main à son visage et la retira ensanglantée. En même temps, l’air de la nuit, rendu plus vif par la marche rapide du bateau, le glaça, et il s’aperçut qu’il était trempé jusqu’aux os. Alors, d’une voix étouffée, s’adressant à ceux qui l’entouraient :

— Mes amis, dit-il, si vous vous intéressez à moi, comme tout me le prouve, d’abord donnez-moi des vêtements secs, je meurs de froid.

— Tiens ! le camarade est un pays, dit un des trois marins avec un accent provençal. Alors permettez que j’aie l’avantage de le mettre à même ma garde-robe…

Il disparut par l’écoutille et remonta, au bout d’une minute, avec un pantalon, des espadrilles, une chemise de laine et un épais caban. Il posa le tout auprès de Pierre, et, avec un air de contentement :

— Agostino s’en tirera… Il commence à respirer… Ah ! c’est que s’il n’a pas reçu l’avant du canot sur la tête, comme vous, il a avalé bien plus de bouillon.

Pierre, à ces paroles, se rappela l’énorme masse noire qu’il avait vue se dresser sur la crête des lames, un instant avant de perdre connaissance. Il comprit que c’était la barque, soulevée par la houle, qui était retombée, de tout son poids, sur lui. Pendant qu’il réfléchissait, ses compagnons le dévêtissaient et le rhabillaient avec prestesse. Il se trouva enfin assis sur un rond de cordages, très étourdi, mais éprouvant un grand bien-être dans la laine moelleuse qui réchauffait ses membres endoloris.

— Qui est Agostino ? demanda-t-il, en se tournant vers les trois hommes qui le regardaient avec un air de satisfaction.

— Agostino, reprit le Provençal, est le camarade que vous avez ramené à la nage sous le feu des douaniers…

— Et qui êtes-vous, vous-mêmes ? demanda Pierre avec une brusque autorité.

Les marins se concertèrent hésitants. L’un d’eux dit, en mauvais italien, d’une voix gutturale :

— Nous n’avons pas besoin de nous défier de lui. Que peut-il d’ailleurs contre nous ?

— Rien du tout, interrompit Pierre avec tranquillité. Et, d’ailleurs, pourrais-je vous nuire, que je n’aurais certainement pas le goût de le faire.

— Ah ! vous avez compris ? s’écria le Provençal en riant.

— À peu près. Mais il me semble que c’est un patois que parlent vos camarades.

— Oui, c’est le dialecte sarde… Nous sommes de pauvres marins, qui tâchons de passer en franchise, et à nos risques et périls, les marchandises que nous confient des négociants de Livourne et de Gênes.

— Contrebandiers, alors ?

— Mon Dieu ! oui. C’est ainsi que cela s’appelle… Nous étions en train de débarquer des soies, de l’eau-de-vie et des cigares, quand nous avons été dérangés, au beau milieu de notre opération, par ces faillis-chiens de gabelous. Les marchandises sont entrées, moins deux ballots de Virginias, coulés à pic, qui seront fumés par les rougets et les rascasses… Mais vous, monsieur, comment vous êtes-vous trouvé là juste pour tirer d’affaire le pauvre Agostino ?

Ce fut au tour de Pierre d’être embarrassé. Il ne jugea pas utile de confier à ses hôtes d’un jour le mortel projet qui l’avait amené sur la rive à point nommé pour arracher un homme à la mort au lieu de s’y livrer lui-même. La lenteur qu’il mit à répondre donna à penser, aux marins, qu’il avait des raisons pour ne pas fournir d’éclaircissement sur sa conduite. Ils n’étaient point gens à s’en étonner, et, par habitude, très disposés à la discrétion.

— Vos affaires ne regardent que vous, dit le Provençal, au moment où le peintre s’apprêtait à inventer une fable, et nous n’avons rien à y voir. Au lieu de vous faire causer, il vaudrait mieux panser la plaie que vous avez au front. Elle a saigné, ce qui est bon pour les blessures à la tête. Maintenant, une bande de toile, et, dans deux jours, il n’en sera plus question. Voulez-vous descendre dans le poste, avec les camarades ?

— Si cela ne vous fait rien, je préférerais rester sur le pont… Je n’ai pas le pied très marin et l’air me fera du bien…

— Comme vous voudrez.

Quelques minutes plus tard, Pierre, la tête ceinte d’un bandeau, s’appuyait au bordage du cotre et regardait la mer qui déferlait le long de ses flancs. Sur les vagues désertes, pas une voile en vue. Au loin, dans une brume légère, un feu tournant luisait par instants. La brise fraîche emplissait, délicieuse, la poitrine du jeune homme. Au milieu de ces inconnus, il se sentit dégagé d’un poids écrasant. Il lui sembla qu’il n’était plus lui-même, et que le Pierre Laurier, insensé et malade, dormait maintenant au fond de la mer, balancé, blême et inerte, par la houle des grèves. Il poussa un soupir, qui vibra dans le silence, et, à mi-voix, il murmura :

— C’est vrai, je suis mort !

— Est-ce que vous désirez quelque chose ? demanda le Provençal qui veillait, à deux pas de lui.

— Ma foi ! mon cher camarade, puisque vous faisiez la contrebande des cigares, vous avez bien dû en garder une petite provision à bord. J’avoue que je fumerais avec plaisir.

— Facile !…

Il se pencha sur l’écoutille et prononça quelques paroles. Il remonta bientôt, avec un paquet entouré de rubans jaunes, qu’il tendit à Pierre :

— C’est le patron qui vous les envoie, et il me charge de vous dire qu’Agostino est tout à fait revenu à lui… Pauvre garçon ! S’il était resté au fond il y aurait eu bien des larmes répandues à Torrevecchio…

— Où prenez-vous Torrevecchio ?

Le Provençal étendit la main sur la mer, vers l’horizon :

— Là-bas, dit-il ; en Corse…

Il battit le briquet, et tendant l’amadou enflammé :

— Tenez, voilà du feu.

Pierre choisit un cigare long et brun, l’alluma avec soin et, avec une volupté profonde, poussant de rapides bouffées :

— Dites-moi, où va le bateau, en ce moment ?

Le Provençal hocha la tête :

— Il n’y a que le patron qui le sache… Nous avons le cap sur l’île d’Elbe… Mais, allons-nous à Porto-Ferraïo ou ailleurs ? C’est ce que nous saurons quand nous y serons. Adieu va !

Pierre sourit et approuva d’un signe de tête. Lentement il se dirigea vers la pile de voiles sur laquelle il s’était trouvé couché en renaissant à la vie. Il s’étendit, bien serré dans son caban de laine, il abaissa le capuchon sur sa tête, s’adossa à un paquet de cordages en guise d’oreillers, et, les yeux au ciel resplendissant, fumant lentement, l’esprit tranquille et le coeur libre, pour la première fois depuis bien longtemps, il se perdit dans une rêverie qui le conduisit doucement au sommeil.

Quand il se réveilla, le soleil le chauffait de ses rayons obliques, comme un lézard dans un creux de muraille. Il eut d’abord de la peine à se reconnaître. Les voiles, les agrès, offraient à ses yeux un spectacle qu’ils n’avaient pas coutume de voir en s’ouvrant le matin. Brusquement le souvenir des événements, qui avaient rempli les courtes heures de cette nuit, lui revint. Il eut au coeur une commotion rapide, en constatant que son existence ancienne se trouvait complètement bouleversée, que rien de ce qu’il avait l’habitude de faire ne lui était plus possible. Entre son passé et son présent un abîme, plus large et plus profond que la mer bleue, qui séparait le navire de la côte, se creusait. Et, tout au fond, un cadavre, celui d’un peintre fou, nommé Pierre Laurier, gisait, brisé par une chute mortelle.

Oui, mortelle ! Il répéta ce mot, afin qu’il n’y eût pas de doute possible, dans son esprit encore obscurci. Il avait dit qu’il se tuait, il l’avait écrit, il avait jeté à ses amis et à sa maîtresse ce cri désespéré et haineux : «Je fuis la vie que vous n’avez pas su me faire aimer.» À l’heure présente, ils devaient être dans la stupeur ou la tristesse. Il ne pouvait reparaître sans risquer d’être grotesque. Le hasard l’avait porté dans un milieu imprévu, où il était absolument ignoré de tous ses compagnons. Il n’avait qu’à se laisser conduire vers l’inconnu.

D’ailleurs n’était-ce pas le silence, le repos, l’apaisement, dont sa pensée avait soif ? Oh ! sortir de l’enfer d’une passion compliquée et malsaine, et se trouver soudainement jeté dans le paradis d’une existence primitive et toute matérielle ! Passer de l’atmosphère troublante d’un boudoir de fille, de la chaleur viciée d’une salle de jeu, à l’âpre et saine odeur de ce bateau, fendant l’air pur et la vague azurée ! Ses poumons s’emplirent de la fraîcheur de la brise. Il lui sembla que sa poitrine s’élargissait, et un joyeux frisson passa par tous ses membres. Il se leva, et, voyant l’équipage réuni sur le pont, il alla d’un pas tranquille au-devant de ses nouveaux amis.

Le Provençal venait à lui :

— Avez-vous bien dormi ? dit le matelot.

— Comme jamais !

— Ah ! c’est que la mer s’entend à bercer !…

— Où sommes-nous ? demanda Pierre.

— Par le travers de Livourne… Cette ligne de côtes blanches, que vous apercevez sur la gauche, c’est Viareggio… Mais, voici le patron, avec Agostino… Il veut vous remercier…

Pierre eut à peine le temps de se reconnaître ; un petit homme, brun de barbe et de cheveux, au teint olivâtre éclairé par de grands yeux et un bon sourire, se précipitait sur lui, le serrant déjà dans ses bras.

— C’est toi qui m’as sauvé… s’écria-t-il, avec un violent accent italien, tu peux compter sur moi à ton tour : ma vie t’appartient !…

— Bien ! bien ! mon camarade, dit le peintre en se dégageant doucement.

Il examina Agostino, le vit à peine âgé de vingt ans, et lui mettant la main sur l’épaule :

— Tu étais vraiment bien jeune pour mourir… Mais ce sont tes compagnons qui t’ont tiré d’affaire ; moi, je me noyais avec toi.

— C’est justement cela qui m’attache à toi, dit Agostino avec chaleur… Tu coulais et tu ne m’as pourtant pas lâché… Oh ! tu viendras au pays pour que ma mère et ma soeur te remercient… Mais comment t’appelles-tu ?

— Pierre…

À son tour Agostino examina son sauveur :

— Tu n’es ni un pêcheur, ni un marin, ni un ouvrier… tu es un monsieur…

— C’est ce qui te trompe : je suis ouvrier… je fais de la peinture.

— Oh ! de la peinture fine et soignée alors !… Peut-être les figures d’hommes ou de femmes, qui regardent par les fausses fenêtres des villas ?… Peut-être les enseignes des magasins… Peut-être les madones des coins de rues ?…

— Justement, dit Pierre. Et si, dans ton pays, je trouve de l’ouvrage, je m’y fixerai pour quelque temps.

— Les Corses ne sont pas riches, dit le patron… Mais si tu veux donner un coup de badigeon au saint Laurent, qui est à l’avant du navire…

— Oui, certes, quand nous serons au port… Ce sera le prix de mon passage, si tu ne trouves pas que ce soit trop peu de chose.

— C’est nous qui sommes tes débiteurs, interrompit le contrebandier… Ce que tu feras pour le bateau, nous l’accepterons de bonne amitié, mais nous serons encore en reste avec toi.

— Voilà donc qui est entendu ! s’écria gaiement Pierre. Et peut-on savoir où nous allons de ce joli train ?

— À Bastia.

— Va pour Bastia, dit le peintre. Je n’ai pas de préférence. Et pourvu que nous ne gagnions pas le continent, tout ira bien.

— As-tu donc besoin de prendre l’air, loin de la France ? demanda le patron avec un curieux sourire.

— Très besoin.

— Est-ce que tu as fait quelque mauvais coup ?

— Un assez mauvais coup… Oui ! affaire d’amour !

Le contrebandier eut une moue dédaigneuse et Pierre comprit qu’il baissait dans l’estime du fraudeur. Mais, quoiqu’il ne fût arrivé à se faire considérer que comme un demi-malhonnête homme, il se sentit déjà plus à son aise au milieu de ses compagnons de bord. Il pensa : Me voici comme Salvator Rosa parmi les brigands. Mais la fréquentation des hommes qui m’entourent est-elle plus pernicieuse que celle des gens à qui je serrais quotidiennement la main ? Il n’y a de changé que le ton et le costume. Encore, ceux-ci sont-ils plus accessibles à la générosité et à la reconnaissance que mes amis d’hier. Le coeur des uns est plus simple, plus droit que le coeur des autres. Et ces mauvais garçons qui tous ont mérité la prison, quelques-uns peut-être le bagne, sont moins gangrenés, moins pourris, que ceux dont je faisais ma compagnie habituelle.

Cette amère philosophie le fortifia, et il envisagea avec tranquillité, presque avec satisfaction, sa situation nouvelle. Il ne pensait plus à mourir, il n’avait plus aucune raison de maudire la vie. Elle lui fournissait des sensations inattendues qui fouettaient son imagination active. Mobile et impressionnable, s’enthousiasmant aussi vite qu’il se désespérait, son tempérament d’artiste, en un instant, l’emportait dans des conceptions séduisantes, qui remplaçaient toutes ses préoccupations anciennes. Changé de milieu, il éprouvait, non pas une gêne, un souci, mais un contentement, une quiétude. Il lui semblait qu’il venait de s’évader d’une prison dans laquelle, depuis de longs mois, il végétait enfermé. Il fêtait son indépendance, son affranchissement. Ses yeux rafraîchis, et comme affinés, étaient frappés de mille détails qui lui échappaient la veille. La teinte verte des flots frangés d’écume argentée charmait son regard. Il étudiait les dégradations de ton du ciel, d’un bleu intense au zénith, et d’un gris d’opale à l’horizon. La légère mâture du navire, les agrès, les voiles rouges, se découpant sur ce fond clair, la silhouette d’un matelot assis sur le bout-dehors et serrant une amarre, ce tableau vivant, tout composé, sollicitait exclusivement son attention, et lui procurait une jouissance délicieuse.

À peine dégagé des liens de la mauvaise femme, il était repris par son art et, avec une prodigieuse faculté de détachement, il ne gardait plus déjà de celle qui l’avait torturé, qu’un souvenir très effacé, et comme estompé par la distance. Son amour malsain avait disparu de son coeur, à la suite de cette violente secousse morale, comme un fruit pourri tombe de la branche après une nuit d’orage.

Il alluma un des longs Virginias, que le Provençal lui avait apportés la veille et, accoudé au bordage, il laissa errer ses yeux sur la mer très calme, animée par le passage des bateaux de pêche et la fuite des grands navires à vapeur se dirigeant, suivis de leur panache de noire fumée, vers Civita-Vecchia ou Naples. Le vent, fraîchissant dans les voiles, poussait le cotre avec rapidité. Et déjà, dans la brume lointaine, apparaissaient de hautes montagnes violettes sous le grand soleil.

Pierre appela Agostino, et lui montrant l’horizon :

— Quelle est cette terre qui est devant nous ?

— La Corse, dit le matelot, de sa voix rude… Les montagnes, que vous voyez, vont de la pointe de Centuri jusqu’à Bonifacio… La petite île, qui se détache à peine à gauche, c’est Giraglia… Ce soir, nous passerons, entre sa batterie et le cap Corse, pour gagner Bastia… Sans la brume de mer, vous distingueriez la neige sur le mont Cinto… Mais, vous verrez… C’est un beau pays. Et puis le monopole du tabac n’y existe pas, comme en France, et on y fait librement le commerce… Sans compter que là, ce qui est défendu est permis tout de même !… Mais voilà qu’on, va déjeuner… Vous devez avoir faim ?…

— Ma foi, oui.

— Eh bien ! venez avec moi.

À l’avant, sur des caisses vides, un couvert fort sommaire était dressé. Du pain, du jambon, un fromage de Gorgonzola, des pommes, et du vin blanc dans des fiasques.

— Asseyez-vous, monsieur, dit le patron, en montrant à Pierre une place auprès de lui, et servez-vous à votre volonté.

La chère était appétissante, le peintre y fit honneur. Tout en mangeant, il remarquait que ses compagnons restaient silencieux.

— Est-ce moi qui vous gêne, pour parler ? demanda-t-il tout à coup. J’en serais désolé.

Le patron le regarda tranquillement :

— Non ! Mais nous vivons toujours ensemble, et nous n’avons pas grand’chose à nous raconter… Et puis, la mer empêche d’être causeur : elle parle toujours. C’est la grande bavarde, et le marin l’écoute.

Les autres approuvèrent de la tête. Alors Pierre versant du vin dans un gobelet de fer-blanc et le levant à la hauteur de son visage :

— À votre santé, mes amis.

Ils levèrent leur verre, et gravement répondirent :

— À votre santé.

Et, après avoir bu du café brûlant et d’excellent rhum, sans plus s’éterniser à table, chacun se mit sur ses pieds et s’en fut à sa besogne. La journée passa avec une rapidité incroyable, et, le soir, le cotre entrait dans le port de Bastia.

Le lendemain matin, la Santé ayant visé la patente du petit bateau, l’équipage eut le droit de descendre à terre. Agostino, s’attachant à Pierre, le fit asseoir à côté de lui, à l’avant de la chaloupe. Il semblait lui faire les honneurs de son pays. Du doigt il lui montrait les divers points de la ville : la place Saint-Nicolas, qui domine la mer, le boulevard de la Traverse, quartier riche et populeux, l’hôpital militaire, ancien couvent de Saint-François ; sur les hauteurs, la citadelle, et des ruines d’anciens donjons canonnés et brûlés pendant les guerres contre les Génois. Encadrant cet amphithéâtre de maisons, qui s’étendait de la plage jusqu’à mi-flanc de la montagne, des jardins verdoyants et fleuris, où les orangers et les mimosas répandaient des senteurs exquises. Au-dessus de la ville, la brousse, cette courte et sèche végétation qui couvre les pentes de toutes les montagnes de la Corse et constitue ce qu’on appelle le maquis : genêts, bruyères, genévriers, lentisques, et petits sapins, trouvant sur le rocher juste ce qu’il faut de terre pour leurs racines, et offrant un asile presque impénétrable au gibier et aux bandits. Tout en haut, sur les cimes, les admirables forêts de hêtres, richesse du pays, ravagées par les habitants qui les pillent, détruites par les bergers qui les incendient pour créer des pâturages.

Tout cela, Agostino le racontait à son sauveur, pendant que le canot suivait le môle du Dragon, se dirigeant vers le quai.

Au pied de l’escalier ils descendirent, et Pierre, un peu étourdi, se trouva sur la terre ferme. Il était encore vêtu de son caban, de son pantalon de laine grossière, et chaussé de ses espadrilles. Il avait seulement pris, dans ses anciens habits, déformés par l’eau de mer, son argent et sa montre. À la devanture d’un liquoriste, établi sur le quai, il se regarda dans les vitres de l’étalage, et, avec le bandeau qui lui coupait le front, il se découvrit une vraie figure de brigand. Il saisit Agostino par le bras, et l’arrêta.

— Où vas-tu de ce pas ? demanda-t-il.

— Déjeuner d’abord, dit le jeune garçon, et puis en route pour le village… Nous avons une semaine de relâche, en attendant de nouvelles marchandises.

— Eh bien ! viens déjeuner avec moi, ensuite tu m’indiqueras une auberge.

— Ne veux-tu pas m’accompagner au pays ? dit Agostino d’une voix tremblante… Je m’étais promis de te faire embrasser par ma mère.

— J’irai chez toi, très volontiers, répondit Pierre en riant ; mais oublies-tu que j’ai promis au patron de lui repeindre son Saint-Laurent ?… Chose dite, chose faite !

— C’est juste, fit Agostino gaîment. Mais combien te faudra-t-il pour ton travail ?

— La matinée de demain.

— Ainsi demain soir tu seras disposé à m’accompagner ?

— Oui, certes.

— Alors je t’attendrai. J’irai tantôt retenir la carriole du père Anton, tu feras ainsi la route plus commodément.

— Eh bien, c’est convenu…

Ils gagnèrent l’auberge de Santa-Maria, où Agostino était avantageusement connu pour les excellents comestibles de contrebande qu’il apportait, tous les mois, de Grèce et d’Italie.

Installé dans une chambre, au premier étage, Pierre put, pour la première fois, depuis trois jours, se soustraire à la fascination de sa merveilleuse aventure, se mettre en face de lui-même, et réfléchir à ce qu’il devait faire. D’un côté, il sentait un dégoût profond à la pensée de rentrer en France ; de l’autre, il avait à coeur de ne point chagriner Agostino. Tout conspirait donc pour le retenir. Et puis, le charme de cette contrée admirable agissait sur lui. Tout ce qui l’entourait était fait pour le séduire : la nature sauvage et attrayante à la fois, les moeurs originales des habitants, enfin le mystère de son incognito, qui lui permettait de vivre, pendant un temps aussi long qu’il voudrait, au milieu de la basse classe, si intéressante à étudier, dans ce pays ou les mendiants avaient des fiertés de grands seigneurs. Tout Mérimée lui revenait, avec la poétique figure de la sauvage Colomba, la féroce rancune des Baricini, et il lui semblait qu’il était ramené de deux siècles en arrière, dans cette Corse divisée, comme jadis, par la haine de ses partis rivaux et enfiévrée par les sanglants souvenirs des vendettas.

Il passa l’après-midi à errer dans les rues de la ville, tout seul, car Agostino, avec une discrétion précieuse, l’avait livré à lui-même. Il n’éprouva pas une seconde d’ennui. Le mouvement de la population, grave et réservée, les habits pittoresques des gens de la campagne, venus pour le marché, les robes sombres des femmes, coiffées du mezzaro noir, comme si elles portaient le deuil, tout le captivait.

Il entra dans la boutique d’un tailleur et acheta un vêtement complet de velours brun, semblable à un costume de brigand calabrais, car il ne pouvait conserver son caban, son pantalon de matelot et ses espadrilles. Il trouva, chez un marchand de couleurs de la Traverse, une boîte de peintre et quelques châssis de différentes grandeurs. Et, tranquille désormais sur la façon dont il emploierait son temps dans la patrie de Bonaparte, il reprit le chemin de l’auberge. Il dîna avec Agostino, fit un tour sur le port, se coucha à neuf heures, et dormit d’un sommeil sans rêve.

Le soleil, en entrant par sa fenêtre, le réveilla. Il sauta à bas de son lit et s’habilla, puis, sa boîte sous le bras, il s’achemina vers le cotre. Un canot, pour quelques sous, le transporta jusqu’au petit bâtiment bien assis sur ses deux ancres, et à l’avant duquel une large planche, attachée, par deux filins, au beaupré, formait comme une escarpolette devant l’image dépeinte du Saint, patron de la barque.

Conduit par le capitaine, installé par l’équipage, Pierre se mit immédiatement à la besogne. Pendant qu’il coloriait la grossière image de bois sculpté, deux matelots, se balançant aux cordages du bout-dehors, le regardaient avec admiration. Sous sa main, les tons s’étalaient éclatants, la figure prenait une apparence vivante, les yeux brillaient, le bras étendu semblait commander aux flots. À dix heures, l’oeuvre était parfaite, et, entouré d’un respect tont nouveau inspiré par son talent, Pierre déjeunait pour la dernière fois, avec ses compagnons d’un jour.

Vers midi, il quitta le bord, reconduit par tout l’équipage, et, après avoir serré la main de ceux à qui il devait plus que la vie, il monta avec Agostino dans une sorte de corricolo, et, au grand trot d’un cheval ébouriffé, s’éloigna de Bastia.

À partir de l’octroi de la ville, la route serpente entre des enclos plantés de vignes, au bord des champs d’oliviers, entre de petits bosquets d’eucalyptus et de chênes verts. Le terrain est sablonneux et la température extrêmement douce. Des cours d’eau, descendus de la montagne, se perdent dans les terres et forment des étangs couverts de roseaux, larges plaines verdoyantes, au-dessus desquelles volent des bandes de canards et d’oies sauvages. La route passe à mi-côte, suivant le bord de la mer, traversant de rares villages. Agostino, poussant son cheval à une vive allure, expliquait à son compagnon les moeurs et les coutumes du pays, se livrant avec une expansion, une gaieté, qui contrastaient vivement avec la gravité qu’il montrait à bord, On eût dit un écolier en vacances.

— Vous verrez comme notre pays est riche ! dit-il. Nous ne sommes pas de paresseux gardeurs de bestiaux. À Torrevecchio, il y a du commerce !… Mon père vendait son vin et notre vigne est importante. C’est mon beau-frère, maintenant, qui la cultive et l’exploite… Ma mère et ma plus jeune soeur habitent un hameau, qui dépend du bourg… Elles ont de quoi vivre, et je ne les laisse manquer de rien… Oh ! elles vont bien vous aimer quand elles sauront ce que vous avez fait pour moi !…

Le peintre sourit à la pensée de la reconnaissante affection de ces pauvres gens. Il se dit : Je ne serai pas longtemps une gêne pour eux, et je me rendrai promptement libre. Après un jour passé dans le village, un guide me conduira à travers la montagne, car il ne s’agit pas de me cantonner au bord de la mer, dans le has pays. Il faut voir la rude Corse, celle des maquis et des bandits. S’il y a des croquis à faire, c’est du côté de Bocognano, terre sainte de la vendetta… J’ai vingt louis dans mon porte-monnaie, et, dans mon portefeuille, un billet de mille francs, épaves du naufrage… C’est plus qu’il ne m’en faut, pour vivre quelques mois, dans cette contrée primitive, au milieu de ces gens sans besoins… Et quand il n’y aura plus d’argent, il me restera mon métier… Je brosserai des portraits à cent sous, en une séance… Cela me rajeunira !

La voiture, ayant franchi le pont de San-Pancrazio, roulait sur une route en pente entre deux bordures de châtaigniers séculaires. Le soleil descendait à l’horizon, empourprant la montagne de ses derniers feux. Agostino tourna au coin d’un petit chemin de terre dans lequel il s’engagea, sifflant joyeusement, comme les merles de son pays. Au bout de quelques cents mètres, il arrêta devant la barrière d’un enclos et sauta à bas de son siège. Un gros chien, qui accourait, en aboyant d’un air féroce, se jeta dans les jambes du jeune homme avec des hurlements de joie. Une vieille femme et une petite fille parurent dans le verger et s’avancèrent les mains tendues. Agostino les embrassa avec effusion, les poussa vers son sauveur, en expliquant son aventure, en patois corse, avec une volubilité sans pareille. Pierre remercié, fêté, entraîné dans le tourbillon de l’exubérante joie de ces bonnes gens, léché par le chien, pressé par la mère et l’enfant, se trouva installé dans la maison, très simple mais d’une admirable propreté, assis à la table de famille, et tout plein d’une satisfaction tranquille, que, depuis bien des mois, il n’avait pas éprouvée.

Il se coucha de bonne heure, en remerciant ses hôtes, se leva tard le lendemain, déjeuna, visita les dépendances de l’habitation, fit connaissance avec le beau-frère d’Agostino, qui était grand chasseur, avec sa soeur qui était bonne ménagère, joua avec la petite Marietta, qui depuis la veille l’observait avec ses yeux noirs et pénétrants, lui souriant de ses dents blanches, mais l’approchant avec une sauvage timidité.

Le soir vint avec une rapidité étonnante, sans qu’il eût rien fait que se laisser vivre. Retiré dans sa chambre, avant de s’endormir, étendu sur une fraîche paillasse de maïs, il se moqua de lui-même :

— Je mène ici la vie admirable des pasteurs, et je vais me refaire un coeur et un cerveau. Que diraient mes camarades et mes amis, s’ils me voyaient en proie à cette idylle ? Hé ! ils diraient que la Madone, à qui tous ceux qui m’entourent ici, croient si fermement, m’a visiblement protégé. Pierre Laurier, tu étais sur une mauvaise route, mon garçon. Par un miracle t’en voilà tiré. Profite de la faveur que la Providence t’a accordée, jouis du temps qui t’appartient et mets-le à profit, en travaillant librement, ce que tu as eu, jusqu’ici, rarement l’occasion de faire. Tu es mieux traité que tu ne le méritais… Sois reconnaissant.

Il s’endormit, au milieu de ces sages pensées, et rêva qu’il peignait un tableau symbolique, dans lequel le mauvais ange avait les traits charmants et pervers de Clémence Villa, et le bon ange, le pur visage de Mlle de Vignes. Ensuite, sur la toile, apparaissait et se fixait l’image de Jacques, avec ses blonds cheveux et ses yeux mélancoliques. Clémence s’approchait du jeune malade et lui parlait tout bas avec animation, l’enlaçait peu à peu, s’emparant de lui, et le malade pâlissait, ses yeux devenaient plus profonds et plus sombres, ses lèvres plus blêmes. Alors les regards du peintre, se détournant vers Juliette, la voyaient triste mortellement, les mains jointes dans l’attitude de la prière, et ce n’était pas que pour son frère qu’elle priait. Un autre nom venait aussi sur ses lèvres, et Pierre devinait que c’était le sien. Il voulait alors s’élancer vers elle, la rassurer, la consoler, mais le bras de Jacques se tendait comme un obstacle et de sa bouche tombaient ces paroles :

— Tu m’as donné ton âme, tu ne t’appartiens plus. Tu n’as pas le droit de reparaître.

Alors Pierre s’arrêtait, et peu à peu le tableau s’effaçait, et il ne distinguait plus bientôt que la petite Marietta avec ses cheveux noirs et son front sauvage, qui, dans le pâtis ombragé de vieux châtaigniers, gardait ses chèvres. La nuit s’écoula dans ces agitations. Mais au réveil Pierre retrouva son calme et partit pour la chasse, avec Agostino et son beau-frère dans les marais de Biguglia. Le temps passa ainsi, et, au bout de la semaine, le matelot annonça qu’il lui fallait retourner à bord. Il s’en allait pour trois semaines et comptait bien, au retour, retrouver son sauveur.

Déjà Pierre était, dans la famille d’Agostino, comme chez lui. Ces humbles paysans lui témoignaient une affection qu’il n’avait pas souvent rencontrée aussi sincère. Il n’avait qu’à moitié envie de partir, il se laissa donc faire violence et resta. Il commençait le portrait de la petite gardeuse de chèvres, et, dans ce calme, au milieu de cette splendide nature, toute la fraîcheur de son inspiration reconquise s’était épanouie avec une grâce et une puissance nouvelles. Il travaillait tous les jours, jusqu’à quatre heures, et, le soir, il faisait la partie du beau-frère qui venait, après dîner, avec sa femme.

Le maire de Torrevecchio, bonapartiste enragé, ayant appris qu’un peintre était de passage dans le pays, avait risqué, avec son curé, une démarche auprès de Pierre pour obtenir qu’il restaurât les peintures de l’église, très curieuses, datant de l’occupation génoise, et dues au pinceau de quelque maître italien. Laurier avait accepté la tâche, et, non content de retoucher les parties endommagées des peintures murales de la petite église, il avait entrepris la décoration de la chapelle de la Vierge, nouvellement reconstruite.

Absorbé par ses travaux, chassant, péchant, n’ayant pas une minute à perdre, il était rentré si complètement en possession de lui-même, qu’il ne pensait plus jamais au passé. On l’aurait fait rougir de honte, en lui racontant que, par une nuit tiède, lorsque la brise sentait bon, et que la mer murmurante et les splendeurs des cieux attestaient l’harmonie universelle, un certain Pierre Laurier avait voulu attenter à sa vie pour les yeux diaboliques d’une femme qui le martyrisait. Il eût levé les épaules, allumé sa pipe, et juré qu’il n’y avait au monde qu’une seule chose qui valût un effort, c’était l’espérance d’arriver à mettre en valeur une figure dans la clarté du plein air. Et il clignait de l’oeil, en regardant, par-dessus sa palette, la petite Marietta qui, assise sur une bille de châtaignier, dans l’enclos, les pieds sur l’herbe verte, posait fière, son chien couche auprès D’elle.

Agostino revint d’une course faite à Livourne, et resta encore quelques jours, puis il repartit. Pierre semblait acclimaté et ne parlait plus de quitter le pays. Il avait acheté, à Bastia, des meubles qui manquaient dans la maison, et dont l’arrivée avait éveillé l’ardente admiration des gens du hameau. On se rendait bien compte de la différence de condition sociale qui existait entre le peintre et ses hôtes. Le maire et le curé avaient déclaré que Pierre était un homme supérieur. Ses manières trahissaient l’habitant des grandes villes. Sa générosité dénotait la richesse. Qui était-il ? Pierre, ce n’était évidemment qu’un prénom. Se cachait-il ? Et pour quel motif ?

Le maire, entraîné par la curiosité, procéda sourdement à une enquête. Déjà le préfet d’Ajaccio était informé, par le sous-préfet de Bastia, qu’on continental mystérieux vivait dans une modeste famille de Torrevecchio, qu’il exécutait des travaux remarquables dans l’église ; que tout, dans sa manière d’être, annonçait une parfaite honorabilité, mais que, peut-être, il serait intéressant, néanmoins, de s’assurer de son identité. L’administration n’y mit pas tant de formes et ordonna à la gendarmerie de Bastia de demander à l’étranger de fournir ses papiers. Heureusement, le brigadier eut l’idée de passer par la mairie et de raconter au maire l’objet de sa mission. Celui-ci, voyant aboutir ses menées à une brutale intrusion de la force publique dans la vie de celui pour lequel il avait une considération toute particulière, lava la tête au brigadier, qui n’en pouvait mais, le renvoya au chef-lieu, avec une belle lettre pour le préfet, et évita à Pierre, qui travaillait dans la candeur de son âme, l’apparition des gendarmes. On ne sut donc pas à qui on avait affaire.

Il y avait deux mois environ que Pierre était à Torrevecchio, chassant, pêchant, travaillant et ayant achevé, non seulement le portrait de Marietta, les peintures de l’église, mais deux tableaux de genre, lorsque, pendant une absence qu’il avait faite, pour visiter des mines d’argent du côté de Calvi, une voiture, venue de Bastia, déposa à l’auberge de Torrevecchio deux voyageurs, accompagnés de leurs domestiques, qui demandèrent à déjeuner. Le patron, questionné sur ce qu’il pouvait y avoir de curieux à voir dans le pays, parla des peintures de l’église. Le plus jeune des deux voyageurs, que son compagnon appelait docteur, s’y rendit seul. Il s’arrêta devant une Résurrection, qu’il examina avec une attention profonde. Et comme le curé traversait la nef, il l’appela et lui dit :

— Vous possédez là, monsieur le curé, une oeuvre d’une bien grande valeur, d’un maître français… Car le peintre, qui a travaillé ici, n’est certes point un Italien ?…

— En effet, monsieur, dit le prêtre, c’est un Français.

— Comment se nomme-t-il ?

— Je l’ignore.

— Ah ! fit le docteur… Il est demeuré inconnu ?

— Mais il habite ce pays, reprit le curé, et…

Le docteur eut un regard étonné et, vivement :

— Depuis deux mois, alors, environ ?

L’étranger parut faire mentalement un calcul et murmura à mi-voix :

— C’est possible !

Puis tout haut :

— Savez-vous au moins son prénom ?

— Oui, monsieur, il s’appelle Pierre.

— Alors, il a les cheveux châtains, les yeux bleus, la moustache blonde, il est de taille moyenne ? interrogea l’étranger avec vivacité.

— La moustache blonde ? Non, dit le prêtre, il porte toute sa barbe, mais il a les yeux bleus et n’est pas de haute taille.

— C’est lui ! c’est bien lui ! s’écria le docteur… Du reste, il n’y avait que lui qui pût peindre cette Résurrection.

— Vous connaissez ce jeune homme, monsieur ? demanda le prêtre. Oh ! si vous vouliez nous apprendre…

— Qui il est ? Je ne le dois pas, puisqu’il veut rester ignoré. Mais j’ai le droit de vous dire que celui qui a travaillé pour vous est une des jeunes gloires de l’école française… Mais je le verrai… Où est-il ?

— Absent pour quelques jours.

— Absent ?… Et nous partons demain !… N’importe, il faut que je laisse, pour lui, une trace de mon passage.

Il prit le crayon de son portefeuille et, s’apprêtant à écrire sur la muraille blanchie à la chaux, il dit :

— Vous permettez, monsieur le curé ?

— Faites, monsieur, répondit le prêtre.

L’étranger, alors, au-dessous de la Résurrection peinte par Pierre, traça ces simples mots : Et idem resurrexit Petrus… Et au-dessous il signa : «Davidoff», puis ce tournant vers le curé :

— Quand il reviendra, montrez-lui cette inscription, il saura ce qu’elle veut dire.

Il salua le prêtre, rentra à l’auberge, et dit à son compagnon :

— Mon cher comte, vous avez eu tort de ne pas sortir avec moi, vous avez manqué quelque chose de très curieux.

— Et quoi donc ?

— Je vous conterai cela, quand nous serons à bord. Ici, c’est un secret.

Les deux voyageurs allumèrent leurs cigares, montèrent en voiture et partirent.

Le surlendemain, Pierre revint de son excursion avec le beau-frère d’Agostino ; il rapportait de jolies boucles d’ oreilles en argent pour Marietta, et une agrafe de ceinture pour la mère. Il déjeuna gaiement, et se disposait à travailler, quand le curé entra, en poussant la porte à claire-voie de la salle.

— Eh ! c’est monsieur le curé ! s’écria Pierre. Qui nous vaut le plaisir de vous voir ?

— Une communication dont on m’a chargé pour vous.

— Ah ! Qui donc ça ?

— Un étranger.

Le front de Pierre se rembrunit et, d’une voix un peu tremblante, il dit :

— Voyons un peu de quoi il s’agit ?

— Si vous vouliez me suivre jusqu’à l’église, vous te sauriez plus vite et plus complètement.

— Je suis à vous.

Il prit son chapeau et sortit avec le prêtre. Pendant la moitié du trajet, il ne prononça pas une parole. Comme ils approchaient de la grande place, le curé lui dit :

— Cet étranger a vu vos peintures, et m’a assuré que vous aviez enrichi notre église d’un tableau dont la valeur est inestimable.

Pierre ne répondit pas, mais il secoua la tête avec insouciance. Il hâta sa marche, comme pressé d’apprendre à qui il avait affaire. Il traversa la nef, arriva à sa Résurrection, et, avec une émotion qu’il ne pouvait contenir, sur le mur il lut l’inscription latine : Et idem resurrexit Petrus… Davidoff… Il poussa un soupir, répéta d’une voix étouffée : Davidoff… et resta pensif.

Le curé, traduisant la phrase latine, dit derrière lui :

— Et, de même, Pierre est ressuscité… Il y a donc eu intervention divine ? Mon cher enfant, il faut en louer Dieu…

Pierre passa la main sur son front, sourit au prêtre qui, interdit, le regardait, et avec un accent profond :

— Oui, il y a eu intervention divine… Et Dieu en soit Loué !…

Il s’absorba de nouveau, semblant faire un retour sur le passé, puis doucement :

— Monsieur le curé, je vous remercie d’avoir pris la peine de vous déranger. Ce que vous m’avez communiqué était très intéressant pour moi… Au revoir, monsieur le curé.

Et d’un pas lent, la tête baissée, il retourna chez la mère d’Agostino.

Le lendemain, un des enfants qui servaient la messe lui apporta une lettre mise à la poste à Ajaccio, avec cette adresse : «M. Pierre, aux bons soins de M. le curé de Torrevecchio.» Il l’ouvrit avec un serrement de coeur, Elle contenait ces lignes : «Mon cher ami, vous êtes encore de ce monde ; aucune surprise ne pouvait m’étre plus agréable. C’est moi qui ai rempli la pénible mission déporter à Beaulieu le mot dans lequel vous annonciez votre résolution fatale, heureusement inexécutée. Celui à qui vous donniez votre âme s’est, par un miracle de suggestion, ou par un effet de soudaine confiance, senti revivre, et va beaucoup mieux. Mais une personne, qui est tout près de lui, a failli mourir de votre mort. Au fond de votre retraite, sachez que vous avez passé à côté du bonheur sans le voir, mais qu’il vous est possible encore de le retrouver. Amitiés sincères.— Davidoff.»

Ayant terminé la lettre, Pierre la plia, la mit dans sa poche et sortit de la maison. Il gagna, pensif, la route de Bastia, et déboucha en face de la mer. Très calme, elle bleuissait, à perte de vue, sous le soleil. Des bateaux, au loin, dans la lumière, voguaient si doucement qu’ils semblaient immobiles. Le jeune homme s’assit sur un quartier de rocher, et, comme le soir où il avait voulu se tuer, il songea.

Peu à peu, devant son souvenir, s’évoqua la figure de Jacques, et elle n’était plus pâle et sombre. L’éclat de la jeunesse et la joie de la santé rayonnaient dans tous ses traits. Il allait dispos, jouissant passionnément de la vie. Il marchait, d’un air de force exubérante, sur la terrasse de la maison de Beaulieu, parmi les verdures renaissantes. Tout s’éveillait dans la nature aux premières tiédeurs, et Jacques, plus ranimé que les plantes, plus épanoui que les fleurs, resplendissait d’une beauté nouvelle. Soudain, à ses côtés, Juliette parut, et c’était elle maintenant qui était maigre et triste. Ses yeux charmants étaient entourés d’un cercle noir, ses joues se creusaient, et son sourire avait la navrante douceur d’un dernier adieu.

Pierre frémit jusqu’au fond de lui-même. Il lui sembla que le regard désolé de la jeune fille, sans cesse tourné vers la mer, cherchait sous les flots bleus sa trace indécouvrable. Il la vit minée par le chagrin de sa perte, cette enfant dont il avait dédaigné la tendresse, un instant devinée. Une voix se fit entendre à son oreille, qui murmurait : C’est toi qui es la cause de ses larmes, de sa souffrance et de sa langueur. On te l’a dit : elle meurt de ta mort. Tu n’avais qu’un mot à prononcer, et ce chaste coeur, plein de toi, s’ouvrait pour toi. C’était la paix obtenue, le bonheur assuré, tu les a perdus par ta faute. Qu’attends-tu pour les reconquérir ? Vas-tu laisser descendre celle qui te pleure dans la froide terre ? Tu n’as qu’à te montrer : elle renaît. Allons ! recommence ta vie. L’avenir est à toi, puisque tu es aimé !

Un sanglot gonfla sa poitrine, et des larmes coulèrent de ses yeux, les premières depuis celles, si honteuses, que Clémence Villa lui avait fait verser. Mais il ne se laissa pas aller longtemps à l’attendrissement. Avec une fermeté sévère, il voulut s’interroger. Était-il purifié et régénéré par son austère retraite ? Se sentait-il capable de mener une existence nouvelle ? Aux prises avec les tentations, saurait-il y résister ? Il frémit. Une tête brune et pâle, aux yeux luisants, aux lèvres rouges, venait de lui apparaître. Elle riait, avec un éclat sardonique, comme le soir où il s’était décidé à mourir. De quoi riait-elle ainsi, avec ses dents blanches et ses petites fossettes dans les coins de la bouche ? Était-ce de lui ? Se croyait-elle donc sûre de le ramener à ses pieds le jour où elle en aurait la fantaisie ? Était-il donc encore son esclave ?

Il eut peur. Sa faiblesse avait été si grande, ses folies si désastreuses, sa lâcheté si complète, sa chute si profonde. À la pensée de retomber sous la domination de cette fille féroce et froide, une sueur monta à son front, son coeur battit d’angoisse. Il envisagea, une seconde fois, la mort, et la jugea préférable à tant d’abjection. Il laissa aller, avec accablement, sa tête entre ses mains, et, dans la splendeur de cette fin de journée, au milieu de cette nature grandiose, sereine et calme, il resta à songer en face de la mer.

Sa pensée peu à peu s’épura, et lui, qui depuis son enfance n’avait pas prié, se voyant si seul, si triste et si abandonné, il leva ses regards vers le ciel. Il ne demanda rien pour lui-même. Quel que fût son sort, si dur et si misérable qu’il pût être, il l’acceptait. Mais cette enfant douce et chaste n’était-elle pas innocente et ne méritait-elle pas d’être épargnée ? Il implora, pour elle, l’apaisement et sollicita l’espérance. Puisqu’il avait ce bonheur d’être aimé d’elle, au moins qu’elle eût la force d’attendre que son coeur, à lui, fût lavé de ses souillures. La justice céleste pouvait-elle lui refuser cette grâce ? Dans la solitude il se laissa entraîner à prononcer tout haut de suppliantes paroles.

Tout à coup son attention fut ardemment sollicitée par un fait qui, en un instant, symbolisa ses craintes et ses désirs.

D’un promontoire de rochers, qui s’avançait dans la mer, à ses pieds, une tourterelle venait de s’envoler, effrayée, et, la poursuivant, un aigle fauve planait dans le ciel. Elle fuyait de toute sa vitesse, mais le pillard gagnait sur elle, lançant, à chaque battement de ses ailes puissantes, un cri aigu. Pierre frappé se dit : C’est un présage. Si l’oiseau de proie l’emporte, c’est que tout est perdu pour Juliette et pour moi. Si la tourterelle s’échappe, c’est que je dois espérer, me fortifier, pour reparaître enfin digne du bonheur.

À partir de l’instant où il eut formulé aussi nettement le problème de sa destinée, il ne respira plus, suivant la lutte d’un oeil ardent. L’aigle s’était abaissé, il volait, maintenant, presque au-dessus de la tourterelle, la dominant de son bec tranchant et de ses serres livides. Épouvanté, le pauvre oiseau se dirigeait vers un petit bois de chênes verts, espérant s’y cacher. Mais son féroce ennemi devinant sa tactique, activait la poursuite. Pierre, le coeur serré, les mains frémissantes, eût voulu donner de sa force à la fugitive, il voyait approcher l’instant où elle allait succomber. Déjà le rapace touchait sa victime, lorsque, du petit bois de chênes verts, une légère fumée blanche monta, en même temps qu’une faible explosion retentissait. L’aigle tournoya, frappé à mort, tombant vers la terre, et la tourterelle sauvée disparut dans les branches.

Pierre poussa un cri de joie. Ainsi la réponse à sa demande avait été immédiate et foudroyante.

Le destin avait manifesté son intervention d’une façon indéniable. Et l’invisible chasseur, dont la balle avait tranché la question, n’avait-il pas été amené là à point nommé pour mettre fin à ses angoisses ? Mais, par un soudain retour de sa nature gouailleuse d’autrefois, il se mit à rire, à la pensée qu’un coup de fusil, tiré sur un oiseau, pourrait arranger tant de choses. Il secoua la tête et dit :

— Le travail, voilà le vrai remède. Du jour où je l’ai abandonné, j’ai été perdu. Je me suis redonné à lui, il me sauvera.

Le soleil descendait dans la mer, rouge comme une énorme braise. Pierre se leva, et, le coeur apaisé, regagna le village.