L’Âme bretonne série 4/Rosmaphamon


Édouard Champion (série 4 (1924)p. 156-162).

ROSMAPHAMON[1]


« Rosmapamon, cet assemblage de syllabes qui a quelque chose d’un peu féerique… »
(Maurice Donnay.)


Rosmaphamon, la chère et glorieuse maison d’été qui abrita la vieillesse de Renan et dont sa famille était restée locataire, et, avec Rosmaphamon, le pavillon voisin, la ferme, le « salon des Écureuils », le magnifique bois de châtaigniers, la blanche hêtraie aux troncs droits et lisses comme des fûts de colonnes doriques, tout ce ravissant domaine, dédié aux muses de l’Hellade par un nourrisson des fées bretonnes, va être morcelé, dispersé au vent des vacations publiques : les efforts tentés par la fille du grand écrivain pour en éviter l’aliénation n’ont pu aboutir, et des camions ont emporté hier, vers un toit plus hospitalier, le mobilier de l’auteur des Souvenirs d’enfance et de jeunesse. Rosmaphamon survivra sans doute, en tant qu’immeuble. Mais Rosmaphamon sans Renan sera-t-il encore Rosmaphamon ?

J’ai voulu voir au moins, une dernière fois, avant qu’elle n’ait changé d’hôtes et perdu la physionomie que la piété filiale de Madame Noémi Renan lui avait conservée, cette maison naguère si accueillante, où passèrent tant de visiteurs illustres et qui ne rebutait pas des pèlerins moins fortunés. Le vendredi est le « jour des pauvres » en Bretagne et chaque semaine, ce jour-là, leur procession loqueteuse emplissait l’avenue de Rosmaphamon : les aumônes qu’ils recevaient de la main du maître ou de sa femme, ils les payaient en patenôtres.

— C’est encore moi qui gagne à l’échange, expliquait Renan avec bonhomie, et je reçois de ces pauvres gens infiniment plus que je ne leur donne.



Où sentirait-on mieux qu’ici, d’ailleurs, l’espèce de vertu pacifiante que la mort peut dégager du conflit des idées ? Cette maison de Renan, c’est aussi la maison de ses deux petits-fils, Ernest et Michel Psichari, les deux héros chrétiens tombés à Rossignol et en Champagne. Je les y ai vus, enfants, autour de leur grand-père dont ils étaient l’orgueil. Je retrouve leur image auprès de la sienne, dans le salon du rez-de-chaussée, tendu de la même andrinople écarlate, décoré des mêmes toiles des frères Scheffer, où l’illustre philosophe me reçut un jour avec Maurice Barrès que je lui présentais… La visite dura bien dix minutes qui devinrent les fameux Huit jours chez M. Renan[2], dont le bruit fut si vif et qui fâchèrent un peu — bien à tort — le grand vieillard dérangé de ses songeries crépusculaires par la turbulence de nos vingt ans.

Il avait loué cette maison une ou deux années auparavant, après les fêtes de Tréguier qui l’avaient rassuré sur les dispositions de ses compatriotes à son égard. Le besoin de revenir au pays natal, quand les premières ombres commencent à descendre sur nos têtes, n’a peut-être d’égal que notre empressement à le quitter quand nous sommes à l’aube de la vie, et l’on ne cite guère que Léopardi qui ait gardé jusqu’au bout l’horreur de la maison où il était né et dont il s’était évadé comme d’une prison. Renan, resté Breton dans l’âme et qui souffrait d’être devenu un étranger, presque un ennemi, dans le pays qui avait gardé toute sa tendresse, fut ravi à l’idée d’y passer désormais ses « vacances ». Des amis s’employèrent à lui chercher l’« ermitage » qu’il souhaitait, « ni trop loin, ni trop près de la mer », et crurent l’avoir découvert dans la banlieue de Lannion, à la Haute-Folie. Mais cette Haute-Folie, au carrefour de deux routes fréquentées[3], manquait de recueillement, et Renan lui préféra Rosmaphamon qui, à mi-chemin de Perros et de Louannec, dans une anse solitaire de la côte trégorroise, s’enveloppe d’ombre et de silence.

L’habitation elle-même, de forme rectangulaire, n’avait rien de princier : c’est une de ces maisons des champs construite par la bourgeoisie du second Empire sur l’emplacement et peut-être avec les débris d’un ancien manoir[4] ; elle ne comporte qu’un étage et des mansardes, mais ses quatre portes-fenêtres, dont les cintres de pierre blanche tranchent sur le crépi jaunâtre de la façade, ouvrent de plain-pied, au rez-de-chaussée, sur une terrasse d’où l’on voit scintiller la mer à travers le feuillage. Par les temps clairs. Tomé (en breton, Tavéac, la « silencieuse »), que Renan comparaît à un léviathan marin, soulève à l’horizon sa rugueuse échine de granit. Un jardin potager occupe les derrières de la maison. Et, tout de suite après, le long d’un ruisseau qui prend sa source à Barac’h et que la route de Louannec franchit au hameau de Truzuguel, s’étend à perte de vue le royaume enchanté des futaies, la Brocéliande adoptive de ce nouveau Merlin.



— Oui, nous disait Madame Noémi Renan, que nous trouvâmes occupée aux mélancoliques apprêts de son déménagement et qui voulut bien les interrompre un moment pour nous guider dans notre pèlerinage, ce sont ces bois surtout qui séduisirent mon père. Il aimait y rêver : « les meilleures pensées, disait-il, viennent en rêvant ». Et, pour avoir constamment leurs beaux feuillages sous les yeux, il voulut installer sa chambre, qui était aussi son cabinet de travail, dans une pièce de derrière qui donnait sur eux et où je vais vous conduire.

Je la connais bien, cette pièce : Renan m’y reçut autrefois et je pourrais la décrire les yeux fermés. Elle n’a pas changé : voici l’alcôve, avec sa portière de cretonne à fleurs ; la commode Louis-Philippe ; la table de travail, si simple, que le maître portait près de la fenêtre et devant laquelle je le trouvais assis, les mains croisées sur son ventre débonnaire, dans un vieux fauteuil Louis XIII en tapisserie reprisée. La même aquarelle de Scheffer — une cascade anonyme dans un paysage de fantaisie — se balance au-dessus de la cheminée ; le papier de la pièce, à fond vert jaune, est seulement un peu plus fané. Aucun luxe céans : à peine le nécessaire. Renan était bien de sa race, la plus indifférente qui soit à un certain ordre de contingences et, en vérité, il ne manque que lui ici — et Madame Cornélie Renan, à qui était réservé cet autre fauteuil en moleskine noire, rangé contre la cloison. Madame Renan dont la chambre, située sur le devant, communiquait avec celle de son mari.

L’émotion fait trembler légèrement la voix de notre hôtesse en nous montrant ce modeste intérieur si chargé pour elle de souvenirs.

— C’est ici, nous dit-elle, que mon père m’a dit ses plus belles paroles.



Quelles étaient ces paroles ? Celles qui avaient trait à la vérité, toujours triste, et qu’il faut chercher quand même, ou celles qui, pour ennoblir la vie, conseillent de donner à chaque acte sa signification mystique ? Nous n’osons pas le lui demander. Mais il en est d’autres, qu’elle se rappelle, et dont l’écho ne retentit pas moins profondément dans cette âme si tragiquement partagée entre sa piété filiale et sa tendresse maternelle. Car c’est la destinée étrange de cette demeure illustre que les mêmes murs devaient entendre tour à tour, et de bouches pareillement sincères, la voix captieuse du doute et l’accent souverain de l’affirmation chrétienne. La messe que Renan n’avait pas dite, l’aîné de ses petits-fils voulait la dire pour lui, et il l’annonça ici même à sa mère : une balle, avant qu’il eût mis son projet à exécution, le coucha sur sa pièce, à l’entrée du village belge qu’il défendait pour protéger la retraite de ses hommes.

Celle qui concilie peut-être en elle les deux thèses, mais qui garde son secret[5], nous dit sa tristesse de quitter une maison qui recélait de si chers fantômes.

— Il y a trente-cinq ans que nous étions ici. Nous avons tout fait pour y rester : n’y pensons plus ! Ma fille Euphrosine, qui est mariée au Dr  Revault d’Allonnes et mère de quatre enfants, a fait l’acquisition d’une villa dans la vallée de Trestraou ; j’ai acquis moi-même une maison plus simple, pour ma seconde fille Corrie et pour moi, sur la corniche de Trestignel. Et nous avons baptisé l’une le Jaudy et l’autre le Guindy, du nom des deux rivières qui mêlent leurs eaux à Tréguier.

Ainsi Andromaque, chassée de Troie, donnait au ruisseau qui coulait près de sa nouvelle demeure le nom du Simoïs.



  1. Ou, plus couramment, Rosmapamon, de trois mots celtiques signifiant « colline du fils Hamon ». Les brèves impressions qu’on va lire remontent à l’automne de 1921. Elles complètent et rectifient sur certains points le récit d’une autre visite faite à Renan de son vivant même et parue dans la Collection des Amis d’Édouard. Le supplément du Figaro, où elles furent l’reproduites à l’occasion du Centenaire, contenait en outre ce passage :

    « Puis-je, en tant que Breton, me permettre d’ajouter combien il eût été souhaitable qu’on profitât de la commémoration qui approche pour encastrer dans le piédestal du monument élevé à Tréguier en l’honneur de Renan les médaillons d’Ernest et de Michel Psichari ? La volonté d’apaisement qui hante à cette heure tous les cœurs droits eût ainsi reçu satisfaction ; le monument, érigé au temps du combisme, en pleine bataille anticléricale, aurait perdu son caractère agressif, et la présence de ces deux héros chrétiens y eût agi à la manière d’un respectueux, mais décisif et nécessaire exorcisme. »

    Ma suggestion, provisoirement écartée, sera peut-être entendue un jour.

  2. « Eh oui, je n’ai pas passé huit jours avec M. Renan, et, comme l’illustre vieillard l’a dit, dans une heure de sévérité, il ne m’a jamais offert sous son toit un verre d’eau, mais j’ai bu largement, sur la place publique, à sa coupe enchanteresse, et voici près d’un demi-siècle que je vis familièrement avec ses meilleures imaginations. » (Discours prononcé par M. Maurice Barrès, à la Sorbonne, au nom de l’Académie française, à l’occasion du centième anniversaire de la naissance d’Ernest Renan. — Voir aussi plus loin la réponse de Barrès à ma lettre sur les Cimetières bretons.)
  3. Celles de Perros et de Trégastel.
  4. Ogée cependant ne la cite pas au nombre des maisons nobles de la paroisse et peut-être était-ce une simple dépendance de la seigneurie voisine de Barac’h.
  5. Un peu de ce secret ne transparaît-il pas cependant dans ces confidences faites par Mme  Noémi Renan à M. Fernand Hanser, la veille de la commémoration de la Sorbonne : « Michel était devenu très réactionnaire ; Ernest était retourné à la religion catholique : il y avait en lui une réminiscence étrange du mysticisme breton. Je les ai laissés évoluer selon leur nature. Je crois que leur grand-père aurait fait comme moi ». À remarquer encore que cette évolution, chez les petits-enfants du grand philosophe, ne s’est manifestée que chez les garçons, — de quoi ne s’étonneront pas trop ceux qui ont bien voulu adopter le point de vue développé par nous dans notre étude sur Henriette Renan (V. le t. I de l’Âme Bretonne).