L’Âme bretonne série 4/Les deux Villiers


Édouard Champion (série 4 (1924)p. 150-155).

LES DEUX VILLIERS.



Saint-Brieuc vient de fêter la mémoire d’un écrivain qui, en son vivant, la laissait totalement indifférente et qu’elle revendique aujourd’hui avec fracas : Villiers de l’Isle-Adam. Entre une ode de Théodore Botrel et une cantate de M. Colin, des bouches aussi éloquentes que radicales ont célébré ce parfait réactionnaire.

Il y a toujours eu de l’ironie dans la vie de Villiers de l’Isle-Adam et il convenait qu’il y en eût jusque dans sa glorification posthume. C’est une ville charmante que Saint-Brieuc, en dépit de son sobriquet. Pourquoi l’a-t-on surnommée Saint-Brieuc-les-Choux et non, par exemple, Saint-Brieuc-les-Bains ou les Caleçons ?[1] Sans doute la plage est loin de la ville. Celle-ci est bâtie sur une éminence granitique dominant l’abrupte vallée du Gouet. Mais, de ce grand balcon de cent mètres de haut, l’œil enveloppe un admirable horizon de mer, les falaises lointaines de Paimpol, le rude Fréhel et cette tour prochaine de Cesson, vieux burg démantelé, mais toujours solide, qui signale aux navires l’entrée du port et dont le nom ressemble à un impératif. C’en est un. Vous savez qu’en Bretagne la Vierge, certains jours, vient rendre visite à ses féaux. Au cours d’une de ces tournées mystérieuses, où l’accompagnaient saint Jean et saint Symphorien, Marie s’arrêta au pied de la falaise à un endroit qu’on appelle encore le Pas de la Vierge, puis reprit sa montée et, un peu lasse en arrivant au sommet, tentée peut-être aussi par le charme du paysage, elle dit :

« Assez cheminé, cessons ! »

Et l’écho répéta : « Cessons ! » L’s tomba dans la suite, avec un pan de la tour sans doute, mais la légende est restée.

Il y a d’autres monuments d’ailleurs à Saint-Brieuc : la cathédrale d’abord, qui date en partie du XIIIe siècle, et l’hôtel de la préfecture, qui emprunte quelque grâce d’une ancienne prébende du Saint-Esprit qu’on y a enclavée, surtout de son beau parc de plusieurs hectares où les Briochins, en 1896, donnèrent à un prédécesseur de M. Millerand le régal nocturne d’une « dérobée » aux flambeaux, sorte de bourrée ou mieux de farandole armoricaine. Dans les rues même de Saint-Brieuc on trouve plusieurs maisons de haut style, comme le Pavillon de Bellecize, l’hôtel Quiquengrogne (ancien palais épiscopal), l’hôtel Le Ribault, l’hôtel de Rohan et l’hôtel des Ducs de Bretagne, où descendirent Jacques II à son retour d’Écosse, le grand-duc et la grande-duchesse de Russie en 1782, et qui n’est plus aujourd’hui qu’une auberge de rouliers.

Grandeur et décadence ! Précisément c’est dans une de ces antiques « demeurances », qui regardait par son unique tour le port du Légué et la baie, que naquit Villiers de l’Isle-Adam. Je ne sais si elle existe encore. Saint-Brieuc s’est beaucoup rajeunie en ces dernières années et la maison natale de Villiers n’avait rien d’un palais. Plus que de ses hypothétiques aïeux de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem, peut-être conviendrait-il, à cette occasion, d’évoquer la mémoire de l’ascendant direct du romancier des Contes cruels et de Tribulat Bonhomet, cet étonnant Joseph Villiers de l’Isle-Adam, une des figures les plus originales de l’ancien Saint-Brieuc, hanté à ce point par la manie des trésors cachés qu’il avait fait de leur recherche une véritable profession.

M. du Pontavice nous a décrit ce bonhomme maigre, aux pommettes saillantes, au nez busqué, aux yeux vifs et ronds, et qui dansaient comme des feux follets sous des sourcils ravagés. Tout Saint-Brieuc le connaissait. Persuadé, sur la foi d’on ne sait quelle légende, que le relèvement de sa famille tenait à l’existence d’un trésor caché dans les décombres d’un des innombrables châteaux qu’elle possédait autrefois ou croyait avoir possédés, il avait commencé par exécuter des fouilles pour son propre compte en différents endroits du pays. Ses échecs successifs et la diminution de son patrimoine ne le découragèrent pas et, voyant dans l’idée qui l’avait conduit le germe d’une entreprise à généraliser, il s’établit à Saint-Brieuc découvreur de trésors pour le compte d’autrui. Héraldiste de premier ordre, possédant sur le bout du doigt son armoriai breton, le vieux Villiers lança des circulaires de tous les côtés, tant sur les familles que la Révolution avait dépouillées et qui pouvaient espérer rentrer ainsi dans une partie de leurs biens que sur les familles encore en possession de leur patrimoine et qu’il alléchait par l’espoir d’un accroissement de fortune.

Il ne paraît point qu’aucune d’elles ait répondu aux invites du tentateur. Le vieux Villiers était sans doute de bonne foi : l’illuminisme celtique n’en est plus à compter ses victimes. Un érudit breton, M. Théophile Janvrais, dernièrement, voulut tirer au clair cette légende de l’opulence ancienne des Villiers.

« Il était de tradition dans la famille Villiers, dit-il, que celle-ci avait été dépossédée par la Révolution d’une fortune considérable. Il n’est donc pas surprenant que, par la suite, les biographes du grand écrivain, impressionnés par les récits captieux qu’enfantait sa féconde imagination, aient pu attribuer, comme propriétés authentiques, différents manoirs bretons à Villiers de l’Isle-Adam et à ses ancêtres ».

En fait, M. Janvrais l’a démontré, pièces en mains, tous ces manoirs se réduisaient à un. Et quel manoir ! Une minable bâtisse paysanne, longue, laide, grise, à laquelle le cintre de sa porte et les meneaux d’une demi-douzaine de fenêtres Renaissance s’essaient vainement à donner quelque grâce. Il est vrai que Penanhoas — c’est le nom du manoir — est aujourd’hui tombé en roture ; un fermier y habite ; la chapelle a été rasée ; une aile du corps de logis est détruite. Mais, avec la meilleure volonté du monde et quand on aurait l’imagination de Villiers lui-même, il serait difficile de prêter un air seigneurial à cette gentilhommière mesquine, bonne tout au plus pour abriter un petit « faisant valoir ».

Il faut en faire notre deuil : toute la richesse des Villiers de l’Isle-Adam était dans leur cerveau ; c’est là que gitait leur vraie fortune, et non dans les souterrains et les pans de mur où le père de l’auteur des Contes cruels s’obstinait à la chercher. Le peu d’argent qui lui restait se consuma dans ces entreprises extravagantes. Les décombres féodaux que fouillait le pic de cet halluciné ne lui livrèrent que des nids de chouettes et d’orfraies ; les souterrains ne se révélèrent abondants qu’en vipères.

Mais la folie du vieux Villiers se transmit à son fils qui demeura toute sa vie en proie à l’obsession de l’or, — l’or des chevaliers de Rhodes mystérieusement enfoui, par le dernier grand-maître, dans un de ses trente-six châteaux de Bretagne. Axel, le Vieux de la Montagne, ne sont que l’adaptation dramatique du rêve paternel. Et c’est ce rêve encore que Villiers mettait en action quand il se portait candidat au trône de Grèce. Les journaux du temps prirent sa candidature pour une mystification. Ils étaient loin de compte : jamais Villiers n’avait été plus sérieux. Personne ne lui aurait ôté de la tête que, sans la jalousie inexplicable de Napoléon III, qui l’avait attiré aux Tuileries avec l’intention bien arrêtée de le faire étrangler par les sbires du duc de Rassano — tentative qu’il déjoua par une prompte retraite —, cette candidature eût obtenu l’assentiment des grandes puissances européennes. Vieilli, malade, sans ressources, ce demi-génie, sur son grabat de Montmartre, continuait de caresser sa chimère. Dans son agonie il jonglait avec les millions ; il croyait avoir mis la main sur le trésor de l’Ordre…

Pauvre Villiers ! M. Janvrais nous apprend ce qu’il faut penser de ces divagations : tout l’apanage de la branche bretonne des l’Isle-Adam consistait en un castel branlant, sis au pays de Lopérec, dans la plus pauvre partie de la Cornouaille finistérienne ; encore lui était-il échu par alliance. Et cette révélation, il faut bien le dire, ne nous diminue pas Villiers. Elle nous le rendrait plutôt sympathique. Espérer contre tout espoir, croire contre toute raison, élever jusqu’au bout la protestation du rêve contre les platitudes ou les injustices de la réalité, quel magnifique programme de vie pour un poète, un gentilhomme et un Breton !





  1. Il y a un Saint-Brieuc-les-Ifs dans un département voisin.