L’Âme bretonne série 3/Préface


Honoré Champion (série 3 (1908)p. v-viii).

PRÉFACE


C’est la faute du public, qui a pris goût aux deux premières séries de l’Âme bretonne, — souhaitons que ce ne soit pas son châtiment ! — si nous leur en ajoutons une troisième, qui menace d’être suivie d’une quatrième et d’une cinquième, lesquelles nous mèneront peut-être à la demi-douzaine.

Voilà le danger de ces sortes de livres, et le proverbe semble fait pour eux qui dit qu’on sait bien quand on commence et qu’on ne sait jamais quand on finira. La « matière de Bretaigne », comme l’appelait Jean Bodel, est proprement inépuisable : d’autres avant nous et plus diligemment que nous avaient exploité ce riche filon où nos arrière-neveux trouveront encore de quoi s’occuper. Le métal n’en a point partout la même pureté et parce que l’âme d’un peuple n’est jamais franche de tout alliage, ce peuple fût-il le peuple breton. La Bretagne est un très vieux pays sans doute. Les géologues nous apprennent qu’elle émergea la première de l’abîme silurien. Elle flottait alors sur les eaux ; elle s’est soudée depuis au continent, mais comme à contre-cœur. Il semble qu’on la voie, le dos tourné au monde, perdue dans la contemplation de cet infini marin qui l’épousait jadis de toutes parts. Je songe parfois que son inexplicable détresse vient de là : autant que de pareilles conjectures sont permises, la forme la plus ancienne de son regret, c’est peut-être de n’être plus une île. Un tel pays, qui possède une ossature géologique indépendante, un système propre de monts et un réseau distinct de fleuves, à qui sa langue, son histoire, ses mœurs confèrent un caractère si tranché, devrait posséder aussi une très forte unité morale. Je ne dis point qu’on ne parvienne à en découvrir quelques traits : idéalisme, goût de la chimère, impuissance traditionnelle à passer de l’idée à l’acte, etc. J’en demande bien pardon cependant à mon ami Barracand, qui écrit dans son beau livre Le Vieux Dauphiné : « Qu’il s’agisse d’un Breton, d’un Provençal ou d’un Gascon, nul n’hésitera à placer sous ces noms l’épithète qui convient. Un Dauphinois est plus difficile à saisir et à faire comprendre. On n’y arrive que peu à peu. » Je vous abandonne à la rigueur les Gascons et les Provençaux, Barracand. Cuique suum. Quant aux Bretons, hélas ! une expérience déjà longue m’apprit qu’ils sont pour le moins aussi compliqués que vos Dauphinois. L’Éternel se plaît aux énigmes. Il y en a deux que nous ne sommes pas près d’élucider : c’est le cœur de la femme et c’est l’âme du Celte.

Comment un peu de cette délicieuse incohérence de mes compatriotes ne se serait-il pas glissé dans les études qu’on va lire et dans les précédentes ? Je n’y ai apporté d’autre souci que celui de la sincérité ; j’en ai soigneusement écarté tout dogmatisme. Chacune de ces études est comme un coup de sonde donné dans l’âme bretonne : la sonde ne ramène pas toujours des sédiments de même nature ; elle n’accuse pas les mêmes profondeurs partout. Elle est encore l’instrument le plus sur pour établir un « levé » moral à peu près exact des variations de la conscience d’une race.

Sur un point seulement ces études diffèrent des précédentes et j’ai dû adopter pour certaines d’entre elles la forme du récit. Cette petite innovation sera-t-elle au goût du lecteur ? Il eût été bien délicat de faire intervenir sous leur vrai nom et dans un cadre historique des personnages contemporains. J’ai pensé tout accommoder en leur prêtant d’autres traits ; j’ai déplacé l’action quand je l’ai pu et n’ai conservé que l’essentiel de l’anecdote.

Tout le monde y trouvera son compte. S’il est, au demeurant, des esprits chagrins pour me tenir rigueur d’avoir fait voisiner dans ces récits un Bobinet et un Prosper avec un Piphanic, un Guyomar et une Marie-Reine Tréal, je répondrai que les plus tristes lieux ont leur sourire et que la Bretagne sait se dérider à l’occasion. Sa gaieté n’a rien d’attique, sans doute. C’est la gaieté un peu grosse d’un peuple enfant. Et enfin Bobinet et Prosper ont « existé », tout comme ce bonhomme Piphanic dont ma gaminerie d’écolier ne voyait que les ridicules et que je tiens aujourd’hui pour un des Bretons les plus « représentatifs » qu’il m’ait été donné de rencontrer. Sa vie s’est partagée entre le souvenir et le rêve ; elle s’est écoulée presque tout entière hors du présent, ou plutôt elle s’est arrêtée à un certain moment et elle n’a plus été, à partir de 1830, qu’une longue léthargie, coupée de soubresauts, d’espoirs fous, peut-être de sourdes et déchirantes révoltes, car qui pourrait dire ce qui se passait au fond de l’âme de Piphanic ? Parfaite image de la Bretagne ! Elle non plus, jusqu’à ces dernières années, n’était pas sortie de chez elle ; elle aussi boudait son siècle et se condamnait à une manière d’exil intérieur ; sa vie, à elle aussi, semblait s’être arrêtée à une certaine heure de l’histoire, en 1532, époque de la réunion des neuf diocèses à la couronne, et depuis, comme la vie de Piphanic, elle n’avait été qu’un long sommeil, un sommeil d’attente fiévreuse et tantôt tout soulevé de beaux élans mystiques, tantôt secoué de convulsions violentes comme la Jacquerie des Bonnets-Rouges, la conspiration de Pontcallec, la chouannerie, comme encore, au temps de la dictature combiste, cette mobilisation spontanée des Léonards du Bro-Du, du « Pays Noir », soudain debout pour la défense de leurs prêtres et de leur religion — dernier sursaut peut-être d’une foi qui se consume à la façon du légendaire phénix et pour renaître en se transformant.

Ainsi le lecteur qui voudra bien y prêter attention trouvera dans les petits récits dont ce livre est entremêlé matière à d’ingénieux rapprochements. Ils n’ont point été inventés pour les besoins de la cause ; ils n’ont, je le répète, de romanesque que leur mode de présentation. Ce sera leur excuse près des gens sérieux. Ce pourra être la mienne près des autres, qui n’y chercheraient qu’un délassement et qui ne sauraient, en bonne justice, exiger de l’auteur qu’il fasse preuve de plus d’imagination que la vie.

Charles Le Goffic.
Le Keric, 10 juillet 1910.