L’Âme bretonne série 3/Deux Républicains


Honoré Champion (série 3 (1908)p. 63-73).

DEUX RÉPUBLICAINS



À M. Eugène Allard.


La période électorale est ouverte ; les candidats fourbissent leur éloquence. On ne va plus s’entendre pendant un mois.

Nul refuge contre le mal : les campagnes seront infestées comme les villes ; avant que les feuilles aient poussé aux arbres, il poussera des affiches sur leurs troncs. C’est une lèpre qui envahit tout et qui pourrait, à la rigueur, se tolérer sur nos murs ; mais, aux champs, le scandale confine au sacrilège. Faire la Nature complice du Bloc ! Ne pouvoir circuler dans un paysage qu’entre une profession de foi radicale et le manifeste du parti socialiste unifié ! Lugete, Veneres…

Je sais pourtant une circonstance où la politique et la pire des politiques, la politique de clocher, joua un rôle assez émouvant. Cela se passait, il est vrai, en Bretagne et aux âges héroïques du régime. Et il est vrai encore que les Bretons, petits et grands, m’ont souvent rappelé ce personnage des contes de fées qui ne pouvait frôler l’objet le plus vulgaire sans le muer en or : tout leur est matière à poésie. Le fait est que je trouvai à l’anecdote qui me fut contée une beauté presque romaine, mais j’ai bien peur que cette beauté ne s’évapore dans mon propre récit. Enfin, essayons.

Donc, à Plouriec, dans un bourg perdu de la Cornouaille finistérienne, vivait vers 1878, au temps du cabinet Dufaure, un maire nommé Yves-Marie Guyomar et qui passait pour n’avoir pas la conscience bien nette.

Menacé d’une interpellation par un député de la droite, M. d’Aurelles, le gouvernement tailla aussitôt dans le vif. M. d’Aurelles, fort honnête homme, croyait sincèrement à la culpabilité de Guyomar. Bien d’autres y croyaient, même parmi les républicains. Et M. Dufaure ne badinait pas avec les prévaricateurs.

La vérité, c’est que Guyomar, paysan aisé, riche à cinq ou six mille livres de rente, mais sans grande instruction, n’avait commis aucun des actes dont on l’incriminait et qu’il n’était coupable que d’imprudence : son secrétaire de mairie avait tout fait, sous son couvert, sans doute, et avec son assentiment, mais en lui déguisant la gravité des opérations auxquelles il se livrait et qu’il lui présentait comme de simples virements. Guyomar n’avait tiré aucun profit personnel de ces opérations qui sont aujourd’hui courantes, mais que l’état des mœurs n’autorisait pas encore. Son attachement au régime était parfaitement désintéressé : il comptait au premier rang de cette petite élite rurale qui ne plaignit ni son temps ni ses peines pour asseoir l’influence de la République dans les campagnes bretonnes ; un bon tiers de ses revenus y avait passé. Le reste eût peut-être pris le même chemin, si M. d’Aurelles, dans l’intervalle, n’avait formé un dossier, de l’examen duquel ressortait à première vue la culpabilité de Guyomar. L’affaire ne traîna pas : Guyomar, dans les vingt-quatre heures, fut révoqué.

Le coup était rude, — si rude et si inattendu qu’il terrassa le malheureux. Ce colosse, dont le rire faisait autrefois danser les vitres, fondit, blêmit, bref, en moins de six mois, ne fut plus que l’ombre de lui-même. Il tremblait la fièvre, marchait ployé sur deux cannes et ne levait pas la tête de son gilet. Toutes les consolations et les marques de sympathie que lui prodiguaient ses anciens administrés, dont la fidélité lui aurait dû être un réconfort, ne pouvait prévaloir contre ce fait qu’il avait été sacrifié sans phrase par le régime auquel il avait tout sacrifié, qu’il était déshonoré, perdu, fini politiquement et moralement. Si, à Plouriec, en effet, sa popularité n’avait subi aucune atteinte, il s’en fallait qu’elle eût aussi bien résisté dans les communes voisines : on se détournait de lui dès qu’il paraissait ; on ne voulait plus avoir l’air de connaître ce pelé, ce galeux qui jetait le discrédit sur l’honnête corporation des maires ministériels ; conseillers généraux et conseillers d’arrondissement professaient la même horreur à son endroit. L’un de ces derniers, le docteur Larose, jacobin sec et rigoriste, manifesta publiquement et à diverses reprises son regret que Guyomar n’eût pas été traduit en cour d’assises. L’ancien maire ne trouva qu’un défenseur hors de sa commune, Pierre Garmès, d’extraction paysanne comme lui et son ami d’enfance, qui, jusqu’au bout, tint tête à l’opinion. Mais Garmès n’était qu’un obscur conseiller municipal de Quimperlé, et que pouvait-il contre toute la représentation départementale réunie ?

Tant de déboires accrurent la rancœur de Guyomar et altérèrent quelque peu son affection pour le régime. On s’en soucia médiocrement dans le parti : Guyomar ne serait vraisemblablement plus de ce monde aux élections suivantes ; la situation politique n’avait jamais été aussi bonne dans le Finistère ; huit sièges gagnés au dernier renouvellement du conseil général assuraient la majorité aux républicains et l’horizon semblait dégagé pour longtemps, quand le décès quasi simultané de cinq membres de la gauche vint tout remettre en question. Précisément l’un des premiers frappés fut le conseiller général du canton de Plouriec. Encouragée par le succès de son coup de force contre Guyomar, la « réaction » relevait la tête ; on parlait de la candidature du propre fils de M. d’Aurelles et les ministériels ne trouvaient à lui opposer que celle du docteur Larose, qui s’était montré si impitoyable pour l’ancien maire de Plouriec. Or de l’attitude que prendrait celui-ci dans les élections (je vous ai dit qu’il tenait toujours sa commune en main) dépendait le succès ou l’échec de cette candidature.

C’est alors que le parti républicain commença sérieusement à s’inquiéter de Guyomar.

Il fallait, de toute nécessité, opérer un rapprochement entre Larose et lui. Négociation épineuse. Le comité républicain de l’arrondissement, convoqué d’urgence à Quimperlé, se tourna vers Garmès, qu’on savait dévoué corps et âme au régime et capable d’un effort décisif près de Guyomar.

Garmès, quoi qu’il n’aimât guère Larose, accepta de s’entremettre et partit séance tenante pour Plouriec dans le tilbury du docteur. La voiture fut laissée au bourg avec Larose, et Garmès se dirigea seul, à pied, vers l’habitation de l’ancien maire, distante de trois ou quatre cents mètres. Il y arriva comme M. d’Aurelles en sortait : le député de la droite semblait fort satisfait du résultat de sa visite ; habile manœuvrier, tandis que le comité républicain discutait, il avait pris les devants et, sur promesse de rétracter ses accusations et d’aider Guyomar à établir son innocence, obtenu sans grande peine de celui-ci, non qu’il interviendrait en faveur de la candidature de M. d’Aurelles fils — c’eût été trop demander — mais qu’il observerait durant la campagne électorale une stricte neutralité. Le député se chargeait du reste.

Garmès regretta bien de n’être pas arrivé une heure plus tôt : la visite de M. d’Aurelles allait compliquer singulièrement sa tâche. Mais, tenace et soutenu par son zèle républicain, il n’abandonna pas la partie. Guyomar — un Guyomar cireux, exsangue, méconnaissable — était sous la tonnelle de son jardin : les jambes sur deux chaises placées bout à bout, la tête dans un oreiller, les yeux mi-clos, ce moribond savourait la tardive revanche que lui offrait la destinée. Il se leva péniblement en apercevant Garmès.

— Toi, Pierre ! Quel bon vent t’amène ?

— Je viens te voir de la part du comité républicain, dit Garmès.

— Tu tombes mal, en ce cas, dit Guyomar. M. d’Aurelles sort d’ici.

— Je sais. Je l’ai croisé sur le seuil. Mais je suis entré quand même : je ne peux pas croire que tu aies fait alliance avec l’homme qui a été ton plus mortel ennemi…

— M. d’Aurelles a trouvé l’occasion de me casser les reins : il l’a saisie. C’est tout naturel. On n’attend pas de justice d’un adversaire politique.

— Mais on devrait pouvoir en attendre de ses amis, c’est ce que tu veux dire ? Eh bien, le comité républicain m’a chargé de te présenter ses excuses. Il reconnaît qu’il n’a pas agi envers toi comme il aurait dû. Larose surtout s’est honteusement conduit. Il en convient. Il est prêt à t’exprimer ses regrets. Veux-tu lui pardonner ?

— Jamais ! dit Guyomar, dont les pommettes s’enflammèrent d’un reste de sang.

Garmès n’insista pas, se réservant de reprendre l’entretien après le déjeuner auquel il s’invita bonnement. L’intimité des deux hommes autorisait ce sans-gêne. L’ancien maire, veuf, sans enfants, vivait avec une nièce infirme qui tenait sa maison et mangeait à la cuisine avec les domestiques, malgré les représentations de Guyomar. Cette apparente servilité est conforme aux habitudes bretonnes : l’effacement volontaire de la femme en Bretagne ne préjudicie aucunement à son influence réelle dans le ménage, mais il confère extérieurement à l’homme, au penn-ty, les privilèges et la majesté d’un chef de clan. Les deux amis purent donc causer tout à l’aise, dans cet idiome breton qu’ils employaient de préférence l’un avec l’autre et qui était comme la langue de leurs cœurs. Quelque plaisir qu’ils prissent à se revoir, la conversation languissait néanmoins, en raison des préoccupations de Garmès et de l’état de santé de Guyomar qui le condamnait à un régime sévère, dont le cidre était exclu.

— Ça ne t’empêchera pas de goûter ma récolte de l’année, dit Guyomar. Ma nièce Anaïs prétend que nous n’en avons pas eu de si bonne depuis longtemps…

Après le café. Garmès pria Guyomar de lui faire un pas de conduite jusqu’au bourg. Le temps était doux, un peu humide, car l’automne approchait, et les deux hommes se mirent en route. Mais Guyomar, vite essoufflé, la poitrine déchirée de grosses quintes, n’avançait que difficilement, ployé sur ses cannes, et Garmès avait peine à cacher l’émotion que lui causait la vue de ce colosse, jadis si fier de sa force et qui n’était plus qu’une ruine ambulante. Tuberculose aiguë : rien à faire, déclaraient les médecins. Il y avait de la cruauté vraiment à troubler les dernières heures du pauvre diable et à le rejeter malgré lui dans cette politique dont il mourait. Mais la passion républicaine l’emportait chez Garmès sur son amitié pour Guyomar et, à peine en route, il avait recommencé son assaut du matin.

Sans plus de succès d’ailleurs. L’ancien maire était buté et ne se rendait pas.

Les deux amis, tout en causant, étaient parvenus sur la place du bourg, devant le cimetière, qui, à la mode bretonne, fait ceinture à l’église, et Guyomar, épuisé par sa marche et l’effort de la discussion, proposa de s’y arrêter un moment. Garmès et lui franchirent l’échalier et s’assirent familièrement sur une tombe. Les cimetières bretons sont à la fois des jardins, des forums et des champs de repos : sur leurs muretins bas, à hauteur d’appui, les filles s’accoudent volontiers, le dimanche, pour deviser avec leurs galants ; l’instituteur, qui est généralement secrétaire de mairie, y fait les annonces « sous la croix », à l’issue de la grand’messe. Un tel lieu n’a rien de lugubre et, si les pensées qu’il éveille prennent naturellement un tour grave, ces pensées ne sont pas nécessairement mélancoliques.

Garmès cependant parut frappé du hasard qui donnait pour cadre à leur dernier entretien ce cimetière de village. Il avait perdu tout espoir de réduire Guyomar. De la tombe où ils étaient assis on apercevait un coin de place devant l’auberge du Soleil d’or : le tilbury du docteur était rangé là, les brancards en l’air ; Larose lui-même ne devait pas se tenir bien loin. Guyomar avait reconnu la voiture et il revoyait sans doute, en esprit, l’homme qui parlait six mois plus tôt de le déférer aux assises et dont l’abandon lui avait été plus sensible que toutes les accusations de M. d’Aurelles. Pardonner à cet homme, décidément non, jamais !

— Jamais ? dit Garmès. C’est ton dernier mot ?

— Mon premier et mon dernier.

— Écoute, Yves-Marie, dit alors Garmès. Ce n’est pas un simple hasard qui a voulu que nous ayons cette conversation dans le cimetière. On peut te parler comme à un homme. Sache donc que ta place est marquée ici et que tu n’as plus longtemps à attendre pour l’occuper. Cela me brise le cœur de te parler ainsi, mais il faut que tu te rendes compte de ton état.

Si maître qu’il fût de lui, Guyomar, en entendant cet arrêt, ne put retenir un mouvement de surprise douloureuse. Il connaissait assez Garmès pour ne concevoir aucun doute sur sa sincérité.

— Je te remercie de ta franchise, Pierre, dit-il… On m’avait caché la vérité autour de moi : je croyais que je pouvais « aller » encore quelque temps et même guérir, peut-être.

— Non, tu es condamné. Ce n’est plus qu’une question de jours, poursuivit impitoyablement Garmès… Eh bien, je te le demande avec toute mon âme de républicain et aussi avec toute l’affection profonde, toute l’estime que j’ai pour toi et que je voudrais conserver intactes, est-ce le moment de faiblir, d’écouter les flatteries de la réaction et d’abjurer la foi de ta vie ? Est-il possible que toi, qui as tant fait pour le triomphe des idées républicaines dans ce canton et qui as tant souffert par elles, tu veuilles donner ce démenti à ton passé ?… Je suis un des rares hommes qui, en dehors de ta commune, ne t’ont jamais abandonné, n’ont cessé de protester contre les calomnies et les injustices dont tu étais abreuvé. Ma sincérité ne t’est pas suspecte. Maintenant je n’insisterai plus : la réponse que tu me donneras sera bien la dernière.

Guyomar se troublait visiblement. Aucun des arguments dont s’était servi jusqu’alors Garmès n’avait mordu sur cette nature indomptable : pour l’attendrir il avait fallu l’évocation de sa fin prochaine. Moyen héroïque, mais si cruel !… Guyomar resta quelques instants rêveur, promenant son regard sur les tombes, comme pour leur demander conseil.

— Le docteur Larose est ici, n’est-ce pas ? dit-il enfin à Garmès.

— Je suis venu dans sa voiture.

— Eh bien, va le chercher, dit Guyomar.

J’abrège la suite, qui aussi bien se devine. La réconciliation de Guyomar et du docteur Larose était un gage de victoire pour ce dernier : Guyomar employa contre M. d’Aurelles toute l’influence et toute l’énergie qui lui restaient. Il mourut peu après les élections, qui furent un nouveau triomphe pour les républicains. C’est de Garmès lui-même que je tiens l’anecdote. Il me la contait simplement, beaucoup mieux certes que je ne l’ai rapportée et sans soupçonner ce qu’elle avait de cornélien. Je n’en connais pas où la persistance du caractère breton à travers tous les changements politiques, son idéalisme, sa noblesse, sa poursuite désintéressée d’une fin morale, s’accusent d’un trait plus vigoureux.