L’Âme bretonne série 1/Une déracinée : Henriette Renan



UNE DÉRACINÉE


(HENRIETTE RENAN)




Les plus délicats problèmes de l’esprit et du cœur tirent leur éclaircissement des vies les plus simples et les plus cachées au monde. Chères âmes vouées au silence et à l’oubli, que faut-il donc pour ranimer votre pur éclat et faire une lumière de votre exemple ? L’ombre vous prendra-t-elle tout entières ? Ne reste-ra-t-il rien de vous ? Si vous pouviez parler, ce serait pour nous commander le secret, épaissir les voiles qu’une jalouse pudeur multipliait déjà autour de vous. N’en veuillez pas aux vivants qui vous désobéissent. Les belles âmes, sans doute, « n’ont pas besoin d’un autre souvenir que de celui de Dieu ». Mais, comme elles manifestaient ici-bas le divin qui était déjà en elles, les vivants à qui elles se révélèrent ont raison de poursuivre leurs images pour y fixer ce reflet du ciel.

Un accident, une ruse heureuse, la piété d’un ami ou d’un parent nous découvrent ainsi, de loin en loin, une de ces âmes élues qui, dans le cercle d’une petite destinée, brillèrent du pur éclat des diamants : Christine de Stommeln, Mme Schwetchine, Eugénie de Guérin ne nous ont pas été révélées autrement. Comme elles, Henriette Renan fût toujours restée ignorée sans son frère. La Vie de cette femme supérieure, dont il avait réservé la communication à quelques familiers, vient de paraître en librairie. Déjà les curiosités s’éveillent : on veut pousser plus loin que le livre et, par exemple, préciser la part d’Henriette dans la direction des idées de son frère. Je ne pense point que l’heure soit bonne pour des recherches de cet ordre. Il faut attendre que la famille du grand écrivain ait publié la correspondance et les notes de voyage[1] d’Henriette Renan. Henriette exerça un ascendant incontestable sur l’esprit de son jeune frère. Nous avons sur ce point le témoignage du principal intéressé. Il revient à plusieurs endroits et il insiste sur les obligations qu’il devait à sa sœur, « la personne qui a eu le plus d’influence sur ma vie », dit-il dans ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse. « Sa part dans la direction de mes idées fut très étendue », déclare-t-il ailleurs. De Pologne, d’Allemagne, d’Italie, pendant les dix années de son long servage pédagogique, elle ne cessa d’entretenir avec lui une correspondance assidue, régulière. La publication fragmentaire de cette correspondance, restreinte aux seules lettres spirituelles, demandera tout un fort volume de la collection à 7 fr. 50 : elle éclairera définitivement cette partie restée un peu obscure de la carrière du grand écrivain, qui va de sa troisième année de Saint-Sulpice au séjour qu’il fit à Berlin, en 1850, et qui marque le point culminant, l’étape extrême et dernière de son évolution philosophique. Elle ne sera pas moins précieuse pour la connaissance intime du caractère d’Henriette. Dès aujourd’hui pourtant et sur le dessin d’une infinie délicatesse qu’Ernest Renan nous a tracé de sa sœur, on peut essayer de retrouver les traits les plus subtils et souvent les plus imprévus d’un type particulier de femmes que leur éloignement du monde et leur réserve naturelle ont gardées de tout temps contre la curiosité des psychologues. C’est dans l’âme féminine surtout qu’apparaît la profonde originalité de la race celtique. Nous avons en Henriette Renan un exemplaire supérieur et quasi parfait de la Bretonne, dans son milieu natal d’abord et telle ensuite que la développe ou l’étiole, suivant les cas, sa transplantation dans un milieu étranger.

Henriette Renan était d’une taille un peu au-dessus de la moyenne. Gracile et de sang pauvre, elle n’eut qu’une courte fleur de jeunesse. « Les personnes qui ne l’ont connue que tard, dit son frère, et fatiguée par un climat rigoureux, ne peuvent se figurer ce que ses traits avaient de délicatesse et de langueur. Ses yeux étaient d’une rare douceur ; sa main était la plus fine et la plus ravissante qui se pût voir. » S’il est permis d’ajouter à ce caressant pastel, je dirai qu’au témoignage des personnes qui l’ont connue alors, Henriette Renan, sans être précisément belle ni même jolie, dégageait un charme extrême. Tout en elle était grâce accueillante et communicative. Un pli léger de la bouche, une courbe délicate du cou, un regard nuancé des sentiments les plus tendres, c’est assez pour lier les cœurs.

Son enfance fut celle des jeunes filles de la bourgeoisie trégorroise. Elle grandit dans la foi des vieux âges. Une atmosphère de piété, plus pénétrante et plus vive qu’en aucun lieu du monde, baigne cette trêve du pays breton qui, sous le nom de Minihy, comprenait autrefois, avec l’ancienne cité épiscopale de Tréguier, Plouguiel, Trédarzec, Kermaria et les chapelles votives des Cinq-Plaies et de Notre-Dame du Tromeur. Encore maintenant, dépossédé de la mitre et de la crosse que lui avait léguées son grand apôtre Tugdual, Tréguier est toujours la ville sainte de Bretagne. On y vient en pèlerinage des extrémités du Léon et de la Cornouaille. Dans ses rues silencieuses, où l’herbe pousse entre les fentes d’un pavé qui date de la duchesse Anne, l’ombre des hauts murs de ses communautés monastiques accompagne le voyageur pendant près de la moitié du chemin. La cathédrale, merveille de pur gothique, au cœur de la cité, semble absorber sa vie, la concentrer toute en elle. Seule, dans la langueur générale, elle garde une vertu agissante, sa mystérieuse énergie d’autrefois. Elle est restée un foyer d’âmes.

« Une forte disposition pour la vie intérieure, dit Ernest Renan, fut chez ma sœur le résultat d’une enfance passée dans ce milieu plein de poésie et de douce tristesse. » L’éducation y ajouta. Élevée dans une communauté religieuse, Henriette développa tant de semences naturelles ou acquises que l’hérédité, une précoce habitude de la souffrance et l’air même qu’elle respirait avaient déposées en elle. Jeune encore, « elle apprit par cœur tout ce qu’on chante à l’église ». Elle n’avait pas d’autre méditation que les psaumes. Elle inclinait vers la vie claustrale et, sans l’accident qui l’enleva à elle-même, on peut croire qu’elle eût suivi son penchant. À Lannion, elle faillit entrer chez les Augustines de Sainte-Anne. Délicate de santé, timide, languissante, mêlant au goût de la solitude un sentiment très vif des choses de la nature, elle réalisait ce type mélancolique de la jeune novice bretonne qui n’aspire qu’à l’oubli du monde et aux joies sombres de l’anéantissement en Jésus. L’éducation d’un frère, plus jeune qu’elle de douze années, en l’arrachant une première fois à son penchant, fut pour elle comme une fraîche maternité. Ce besoin de tendresse et de sacrifice, cette sensibilité qui ne trouvait point à s’employer, elle les reporta sur le petit Ernest, se donna toute à son rôle d’éducatrice, fit sien indélébilement cet enfant de son esprit et de son âme. Quand elle le vit élevé, sorti de lisières, elle crut pouvoir reprendre son premier rêve, retourner vers ce cloître où la dirigeaient d’anciennes traces non effacées encore. La ruine des siens l’arrêta. Son père, capitaine au cabotage, était mort tragiquement à la mer ; la fortune de la famille avait sombré avec lui ; le ménage penchait sous les dettes accumulées. Henriette prit conscience d’une tâche plus haute, d’un devoir plus âpre et plus difficile à remplir. Elle renonça d’elle-même au cloître, à la douceur du repliement solitaire. Il n’y eut point là détachement, comme on pourrait supposer, affaiblissement du sentiment religieux (les temps n’étaient pas encore venus ; Henriette était toujours croyante), mais au contraire une forme plus parfaite de sa soumission au divin. L’épreuve fut la première clarté de cette âme. Elle se trouva debout au premier coup, et sans défense, ignorante de la vie, ayant sommeillé jusqu’à vingt-quatre ans dans le rêve mystique des femmes de sa race, elle se jeta délibérément dans le siècle, sollicita un poste d’institutrice et vint à Paris.

Langueur, réserve, disposition mélancolique, sentiment de la nature et de la solitude, mysticisme passionné et sombre, tous ces traits profonds de la race dont Henriette avait donné jusque-là un exemplaire éminent allaient disparaître ou se modifier, suivant une loi presque constante chez les émigrants bretons, dans le milieu différent et hostile où elle avait marqué sa place.

L’émigration bretonne n’est pas un fait accidentel ni de date récente. Il remonte aussi haut que l’histoire. Par une fatalité singulière, ces éternels nostalgiques, ces passionnés du sol natal ont toujours été condamnés à la vie errante et à la transplantation. Destinée cruelle : c’est la faim qui les chasse. Tant que le pays les peut nourrir, ils y demeurent. Ils y tiennent par tant de racines ! Cette terre âpre, ce ciel, ces landes, ce cimetière où ils ont couché leurs vieux parents et où ils ne dormiront pas, c’est toute leur âme qu’il leur faut quitter. Au moyen âge, la misère en fait des routiers au service des pires causes ; au XVIe et au XVIIe siècle, ils vont peupler avec les Normands nos colonies d’Amérique. Ils émigrent maintenant à Panama, au Chili, dans la République Argentine, en France surtout. Le mouvement grandit chaque année. Au dernier recensement, le seul département des Côtes-du-Nord avait perdu 9.604 habitants, dont 5.773 pour l’arrondissement de Lannion. La natalité a-t-elle baissé ? Non, c’est l’émigration qui pompe d’un coup une paroisse, résorbe le trop-plein d’un canton. Comment faire pour vivre ? L’infini morcellement de la propriété rurale interdit toute culture un peu savante. Plus d’industrie : les dernières mines sont abandonnées ; les rouets chôment, la voix cassée, dans le coin des fermes du bas pays. On ne tisse plus dans cette Bretagne, héritière des Flandres, qui exportait jusqu’aux Indes, en Afrique et le long des côtes d’Espagne et de Portugal ses « berlinges » de Guingamp et ses fines nappes ouvragées de Quintin[2]. La mendicité s’organise ouvertement dans toutes les paroisses, devient un état dans l’État ; les hommes, les femmes valides partent renoncent au pays, cherchent à l’extérieur quelque occupation qui les nourrisse, si basse et vile qu’elle soit. Et, comme ils ont l’instinctive méfiance de l’étranger, que l’exil ne leur est tolérable que s’ils radoucissent par le compagnonnage ou la vie de famille, ils se portent tous vers les mêmes débouchés, s’y pressent, s’y entassent, y font souche de misère, de langueur et de maladie. C’est ainsi (pour ne point sortir de France) que leurs habitudes communautaires les groupent invinciblement sur cinq centres déterminés du territoire : Grenelle, Saint-Denis, Versailles, le Havre et Trélazé.

Mais, en dehors de ces groupes privilégiés, à qui la nature de leur établissement permet, du moins, la reconstitution à l’étranger de la tribu, du clan natal, il y a les isolés de l’émigration, et, de ces isolés, les femmes sont le plus grand nombre. Leur ignorance des conditions de la vie moderne, leur inaptitude pour les métiers industriels les vouent exclusivement à deux sortes de professions : les filles de ferme et les filles de la classe ouvrière se font domestiques ; les filles de la classe bourgeoise, institutrices[3]. La situation de ces isolées est bien différente de celle des Bretons communautaires et l’influence du milieu s’exerce aussi sur elles avec bien plus de violence. Tandis que, dans les centres où ils vivent coude à coude, l’originalité des émigrants bretons demeure presque intacte jusqu’à la deuxième génération, que le costume et le parler même se défendent énergiquement et que, l’habitude aidant et l’exemple, le sentiment religieux garde pour la plupart sa vertu lénifiante, — rien n’est plus lamentable ni plus digne de pitié que le Breton séparé des siens et jeté brusquement dans un milieu étranger.

Henriette Renan avait vingt-quatre ans quand elle arriva à Paris. Une amie de sa famille lui avait trouvé une place de sous-maîtresse dans une petite institution. « Elle partit, dit son frère, sans protection, sans conseils, pour un monde qu’elle ignorait et qui lui réservait un apprentissage cruel. » Elle tomba aussitôt dans une profonde nostalgie. C’est l’ordinaire de ces isolées de l’émigration. Tout est bouleversé en elles. Le mal du pays les prend au premier pas. « Un écrivain, qui a étudié de près les modifications apportées dans la race par ces brusques déracinements, M. J. Lemoine, raconte qu’à l’établissement des Sœurs de la Croix, à Paris, rue de Vaugirard, qui place chaque année six mille domestiques, dont la moitié sont Bretonnes, la plupart de ces malheureuses filles, pendant les huit jours qui suivent leur entrée en service, reviennent au parloir pleurer des heures entières et demander avec instance qu’on leur donne les moyens de reprendre le chemin du pays. Il se passa chez Henriette Renan quelque chose de semblable, sinon de plus douloureux encore :

« Ses débuts à Paris, dit son frère, furent horribles. Ce monde de froideur, de sécheresse et de charlatanisme, ce désert où elle ne comptait pas une personne amie, la désespéra. Le profond attachement que nous autres Bretons portons au sol, aux habitudes, à la vie de famille, se réveilla avec une déchirante vivacité. Perdue dans un océan où sa modestie la faisait méconnaître, empêchée par sa réserve extrême de contracter ces bonnes liaisons qui consolent et soutiennent quand elles ne servent pas, elle tomba dans une nostalgie profonde qui compromit sa santé. »

L’illustre écrivain n’a pas signalé d’un trait moins expressif et moins vif l’une des conséquences les plus inattendues de cette transplantation dans un milieu étranger. « Ce qu’il y a de cruel pour le Breton, dit-il, dans ce premier moment de transplantation, c’est qu’il se croit abandonné de Dieu comme des hommes. Sa douce foi dans la moralité générale du monde, son tranquille optimisme est ébranlé. Il se croit jeté du Paradis dans un enfer de glaciale indifférence : la voix du bien et du beau lui paraît devenue sans timbre ; il s’écrie volontiers : « Comment chanter le « cantique du Seigneur sur la terre étrangère ? » On ne pouvait rendre avec plus de charme mélancolique les effets de ce singulier détachement ; mais la raison qu’y veut découvrir le grand écrivain est-elle bien la véritable et la seule ? C’est une loi qui a tour à tour été observée par les sociologues les plus divers et à des moments fort dissemblables de l’âme bretonne qu’une fois séparé de son milieu primitif le Breton cessait presque aussitôt de s’appartenir et n’opposait aucune résistance à son absorption dans un milieu étranger. L’explication qu’ils en donnent est que, chez les Celtes en général, la part de la personnalité morale est extrêmement restreinte : aucune race n’est plus sensible aux réactions de son entourage. Or c’est surtout en matière de religion que cette influence du milieu se fait puissamment sentir. Dans l’étroit réseau de pratiques superstitieuses où sa vie est prisonnière en Bretagne, le Breton ne dispose d’aucun moyen d’affranchissement ; le surnaturel l’enveloppe, l’oppresse de tous côtés. Il est l’acolyte d’on ne sait quel mystérieux officiant. Chacun de ses actes est déterminé par une intervention supérieure, soumis à un rite précis. Le vent, le bruit des feuilles, la chute lente des gouttes d’eau sur la dalle du foyer l’agitent comme des avertissements. Toutes ses paroles sont des prières, de balbutiantes et mélancoliques formules. Devant sa porte, le soir, à l’heure de la première étoile et des labeurs finissants, une impalpable poussière d’âmes se mêle encore à l’air qu’il respire, gâte jusqu’au goût de ses aliments les plus humbles, lui voile l’exquise douceur du ciel. La hantise de la mort est le fond trouble de la religion bretonne.

Mais cette religion spleenétique, vieux legs du naturalisme ancestral[4], est inséparable du milieu où elle est née. L’exilé ne peut remporter avec lui, non plus que le brouillard nocturne ou la cendre des crépuscules. De là ces abattements, ces clameurs désespérées, l’espèce d’anéantissement qui suit les premiers instants de sa transplantation. La crise est brève. Une fois passée, le Breton se réveille un autre homme. Ou plutôt c’est le même homme, la même âme extrême à un pôle opposé de la vie morale. L’air naturel qu’il respire pour la première fois l’enivre exactement comme pouvait faire le surnaturel. Il boit à grands traits cette haleine insipide, mais franche ; il est comme un homme dévoré de soif, à qui l’on a servi longtemps des boissons frelatées et troublantes et qui se jette avec avidité sur la première source d’eau claire qu’il rencontre. Délices inexprimables de l’affranchissement, de la liberté d’esprit enfin reconquise ! La joie de l’exilé ainsi replacé dans le courant naturel de la vie n’a d’égale que son horreur pour les limbes de sa vie passée. Presque tous les grands Bretons, de Pelage à Félix Le Dantec, ont offert des exemples de cet étrange revirement d’esprit ; mais, au plus bas degré de la race, chez les femmes, la plupart illettrées, toutes d’instinct, le même revirement s’observe avec plus de spontanéité et de violence peut-être encore : les domestiques bretonnes, qui s’engagent à Paris dans les familles françaises, en moins de quinze jours ont perdu toute foi, rompu toute attache confessionnelle et, non seulement elles ne « pratiquent » plus, mais elles mettent on ne sait quelle ardeur sombre à détester tout ce qu’elles adoraient. L’idéalisme de ces malheureuses, ainsi contrarié dans ses aspirations supérieures, s’il ne s’épuise pas à vêtir d’agrément la conversation des somnambules et la lecture des romans-feuilletons, se rabattra vers des satisfactions moins innocentes, dont le mieux qu’on puisse dire est que la gaucherie, le désintéressement et la passivité qu’elles y apportent sont encore une manière d’hommage à la noblesse de leur ancienne condition.

Tristes fruits de la transplantation[5] et combien il faut louer les hommes d’œuvre comme l’abbé Cadic qui, depuis quelques années, s’efforcent de rétablir le lien rompu, de rendre aux isolés de l’émigration bretonne le contact avec les autres émigrants de leur race, de reconstituer pour eux, en plein Paris, le clan originel, la mystique patrie perdue ! En 1839, malheureusement, l’abbé Cadic n’était pas encore de ce monde ; la « paroisse bretonne » n’existait pas et l’on a quelque droit d’inférer que, chez une Henriette Renan comme chez les plus humbles émigrantes de sa race, le détachement religieux fut pour autant le résultat de la transplantation solitaire que d’un sourd travail de conscience. L’étude, les voyages, une culture scientifique, poussée au contact des esprits les plus éminents de l’Allemagne, achevèrent sans doute d’orienter sa pensée dans le sens d’un nihilisme philosophique dont il n’y a pas trace dans sa vie morale. Mais on sait que les femmes sont assez coutumières de ces heureux paralogismes. Toujours est-il que, loin de diminuer ou de se flétrir sous l’action du plus desséchant des systèmes, sa foi dans le vrai et le bien semble s’être affermie et jusqu’à un certain point épurée du renoncement à toute idée de récompense, à toute pensée de calcul et d’intérêt. En cela, elle demeura vraiment idéaliste, conforme à l’exemplaire supérieur de sa race. Mais déjà, et à peine le lien rompu avec son milieu natal, elle avait senti la « duperie » de l’éducation catholique, en avait conçu une horreur secrète et violente. Son frère dira expressément que, quand il lui fit part des doutes qui le tourmentaient et qui lui faisaient un devoir de quitter une carrière où la foi intégrale est requise, elle en fut ravie. Le mot y est et il éclaire lamentablement le désastre de cette âme.

Ce sourd travail qui se poursuivait chez Henriette et que sa timidité naturelle et la modestie de sa condition lui faisaient un devoir de cacher à des regards soupçonneux ou prévenus, en l’obligeant à une réserve extrême lui communiqua sans doute cette raideur, cette sécheresse et cet air d’embarras que son frère a signalés chez elle et qui n’étaient qu’en surface. Une vive sensibilité continuait à saigner par-dessous. « Elle avait, nous dit-il, la religion du malheur » ; elle « cultivait chaque motif de pleurer », et, par là encore, elle se montrait profondément de cette race pour qui les larmes ont je ne sais quel douloureux attrait. L’exil l’avait seulement changée en ceci qu’elle ne faisait point état de sa sensibilité et mettait comme une pudeur à en dissimuler les signes, même à celui qu’elle aimait ; elle se tenait vis-à-vis du monde dans cette réserve qui n’a rien d’hostile et dont les plus humbles de sa race se font une attitude et comme un bouclier contre l’ironie d’un milieu où ils se sentent étrangers. Vis-à-vis de son frère, cette réserve peut étonner. Elle surprend moins quand on y réfléchit. Ils vivaient l’un près de l’autre dans une sorte de respect exagéré et qui excluait toute expansion. « Ce sentiment déplacé, dit Ernest Renan, me faisait éviter avec elle tout ce qui eût ressemblé à une profanation de sa sainteté. » Henriette était retenue à son égard par un sentiment semblable. Peut-être qu’il se passait chez elle quelque chose de mal défini et d’obscur, et comme, dans sa renonciation à une forme restreinte et cultuelle de l’idée de Dieu, le sentiment du divin était demeuré en elle et, malgré elle, plus vivace que jamais, de même, quoique le signe de la prêtrise ne fût pas sur son frère, elle ne pouvait se défendre de ce respect singulier que l’éducation cléricale inspire aux femmes de sa race[6].

Les années, une expérience plus complète de la vie, le rayonnement de bonheur que mit autour de cette chère tête le succès d’un frère aimé, un élargissement de cette conscience naturellement si noble et si pure, modifièrent sans doute certains des traits que j’ai relevés ou n’en laissèrent subsister qu’une fugitive empreinte. Cette belle âme ne cessa jamais de s’élever ; elle fut un éclatant démenti aux mornes doctrines qu’elle professait ; jusqu’au bout et quand elle se croyait le plus dégagée du passé, elle confessa involontairement la foi dont elle était sortie et sans laquelle on ne saurait l’expliquer entièrement. Sur ce caractère de haute spiritualité d’Henriette Renan, il serait téméraire d’insister après les pages du grand écrivain. Peut-être même ne convenait-il point d’appuyer aussi fortement sur les rencontres singulières qu’Henriette nous offrait avec l’âme des émigrants de sa race. Le phénomène le plus intéressant et quelquefois aussi le plus attristant de cette âme est dans la modification profonde de ses sentiments religieux, dans sa renonciation spontanée et quasi farouche à toute forme cultuelle de l’idée divine ; mais sur le caractère même de ce phénomène, sur le sourd travail qui le prépare, il est malaisé de se prononcer autrement que par hypothèses. Les faits de conscience échappent à l’analyse et sont souvent inexplicables pour ceux-là mêmes en qui ils se sont manifestés le plus vivement.



  1. Ces Notes de voyage, dont parle Ernest Renan, seraient malheureusement perdues. Mais il resterait d’autres manuscrits d’Henriette, entre autres une Histoire de la navigation.
  2. Je crois bien que la dernière du genre — un chef d’œuvre — fut la nappe offerte au comte de Chambord, sous Louis-Philippe, lors de ce pèlerinage des légitimistes à Belgrave-Square (1843) dont Chateaubriand faisait partie.
  3. Depuis quelques années, elles commencent à entrer dans Postes.
  4. Et auquel le catholicisme est parfaitement étranger. Il serait messéant, en effet, de ne pas tenir compte au clergé de ses louables et persistants efforts pour éliminer de la conscience bretonne ces sédiments de paganisme.
  5. Ce passage et les précédents ayant prêté à quelques contestations, je ne puis mieux faire que de citer ici l’opinion de M. Tabbé de Toux, vicaire à Saint-Denis et Breton lui-même : « Nos populations bretonnes, guidées chez elles par de traditionnelles coutumes et les influences locales, sont peu armées pour résister aux tentations et aux entraînements de milieux moins bretons que le leur… Ces natures simples et confiantes de Bretons, habituées à se laisser vivre honnêtement et chrétiennement, presque sans effort, subissent tout à coup la rude et desséchante influence de milieux démoralisés et impies et sont incapables d’y résister efficacement. » (Lettre à la Semaine religieuse de Saint-Brieuc.)
  6. V. plus loin Le curé breton.