L’Âme bretonne série 1/Les dernières années de Chateaubriand



LES DERNIERES ANNÉES DE
CHATEAUBRIAND[1]




Chateaubriand avait soixante et un ans sonnés quand éclata la révolution de Juillet. C’était un homme vert encore, quoique de petite taille, le visage plein de feu, le front haut et comme allongé sous d’abondantes boucles blanches, tel enfin que venait de le représenter Giraudet dans le beau portrait qui appartient à Mme la comtesse Marie de Chateaubriand. S’il ne « pactisa » point, comme il dit, avec la Révolution, le trouble qu’elle lui causa, le sentiment qu’il y avait sans doute aidé par ses attaques contre la monarchie déchue et plus que tout, peut-être, l’amertume qu’il éprouvait à se voir si promptement évincé par ses alliés de la veille, dont l’agilité n’avait fait qu’un bond de l’opposition aux affaires, ne furent point sans influer sur la conduite de vie qu’il adopta de ce moment. L’homme politique reprit la plume du journaliste, et, comme il arrive, l’aigreur de son esprit passa dans ses propos et lui fit considérer les choses sous un jour excessif. Il tenait de son père un penchant marqué à la misanthropie. La vieillesse, qui était venue pour lui, l’y poussait encore. Mais il ne la voyait pas ou ne la voulait point voir et supportait mal le vide qu’elle fait autour des hommes, quand le pouvoir s’est retiré d’eux et qu’il n’y a point apparence qu’il leur revienne jamais.

À ces raisons extérieures de mécontentement s’en ajoutaient d’autres, d’ordre privé. Chateaubriand avait eu toutes les occasions du monde de faire fortune, et il n’en est point une, en effet, dont il n’ait profité sur le moment pour la tourner ensuite contre lui. Boutade ou non, il y a un grand fonds de vérité dans sa réponse à Charles X :

— Combien, Chateaubriand, vous faudrait-il pour être riche ?

— Sire, vous y perdriez votre peine. Vous me donneriez quatre millions ce matin que je n’aurais pas un patard ce soir.

Sa part de cadet, fort médiocre, il est vrai, fondit la première, puis les six cent mille francs de dot que lui apportait Mlle de Lavigne et, après eux, le revenu de ses livres, de ses fonctions d’attaché d’ambassade sous Napoléon, de ministre d’État et d’ambassadeur sous la Restauration. Retombé à la pairie toute nue, après la publication de sa fameuse brochure : De la monarchie selon la charte, il a si bien fait danser les écus au temps de sa prospérité qu’il lui faut, pour vivre, vendre son carrosse et ses chevaux, reprendre à pied, chaque jour, le chemin de la Chambre haute. Cela ne suffisant point encore, il vend sa bibliothèque à la salle Sylvestre, rue des Bons-Enfants, ne gardant pour lui qu’un petit Homère de la collection Didot. L’imprimeur Ladvocat le tire un moment d’affaire en 1826. Une édition spéciale de ses œuvres, publiée par cet imprimeur, lui rapporte cinq cent mille francs. Quand la révolution de Juillet éclata, les cinq cent mille francs avaient fondu comme le reste. Ce sont alors mille inventions assez peu dignes, s’il faut dire, ou tout à fait saugrenues, comme d’essayer de « faire suer de l’argent aux pierres », puisque les livres n’en produisaient plus, et, pour cela, de solliciter et d’obtenir l’autorisation de mettre en loterie sa maison de campagne de la Vallée-aux-Loups. La loterie fut décidée, en effet, mais les billets ne trouvèrent point preneurs, même chez les royalistes. La Vallée-aux-Loups fut vendue au Châtelet, « comme on vend, dit Chateaubriand, les meubles des pauvres ». Elle resta en fin de compte, pour cinquante mille francs, à M. de Montmorency, d’où elle a passé par héritage dans la famille de La Rochefoucauld.

Cinquante mille francs, une misère et qui n’accommodait rien ! Les meilleurs amis de Chateaubriand reconnaissaient qu’il y avait chez lui une largeur d’habitudes et un besoin de paraître dont il était dupe tout le premier. « S’il n’eut jamais, dit l’un d’eux, aucune de ces dépenses, fruits de honteuses faiblesses, qui minent sourdement tant de situations, il tenait cependant à une certaine dignité extérieure dont il avait pris le goût en Angleterre, que l’habitude avait fortifiée pendant ses charges et qu’il continua jusqu’au bout, sans trop se préoccuper si elle était compatible avec ses ressources. » Elle ne l’était certainement plus après 1830. Heureusement pour lui il y avait, rue d’Enfer, derrière l’Observatoire, un vaste établissement religieux, l’Infirmerie Marie-Thérèse, que Mme de Chateaubriand avait fondé dans les premières années de la Restauration, mais fondé à crédit, ce qui obligea la duchesse d’Angoulème de s’en mêler pour parer aux réclamations des créanciers. La supérieure de cet établissement n’en gardait pas moins une reconnaissance véritable à Mme de Chateaubriand et, par-dessus elle, à son grand dépensier de mari. Elle leur fit offrir à tous deux d’habiter, non dans l’infirmerie même, mais dans une petite maison attenante. Le mur qui séparait cette maison des jardins de l’établissement serait abattu, et M. de Chateaubriand pourrait vaguer tout à l’aise, du matin au soir, sous des ombrages où l’on prendrait garde de ne point déranger sa rêverie.

Ainsi fut fait. Chateaubriand alla s’installer rue d’Enfer[2]. La maison qu’on lui avait aménagée était fort modeste, mais les fenêtres en donnaient sur un potager et un verger à travers lesquels une allée de peupliers menait à un boqueteau. Le cabinet de Chateaubriand regardait cette allée. Il s’y tenait tous les matins en compagnie d’un gros chat qu’il avait hérité de Léon XII, lors de son ambassade, coiffé d’un madras et vêtu de ce vêtement d’intérieur qui fut le sien jusqu’au bout, une longue redingote bleu foncé qui le prenait du menton aux pieds et lui faisait robe de chambre. Les religieuses étaient pleines d’attentions pour lui. Pourquoi faut-il qu’on ait imputé à l’intérêt une conduite qui n’était certainement dictée que par la reconnaissance toute pure ? Mais il est constant que l’infirmerie Marie-Thérèse tira force bénéfices de la présence du grand homme. L’hospice s’était annexé une fabrique de chocolat. La mode s’établit dans le monde de ne plus se fournir que chez les religieuses de la rue d’Enfer, qui avaient imaginé cette prime étrange, invraisemblable, digne de Barnum, de « montrer » Chateaubriand à tout acheteur d’un paquet de douze livres pesant.

Chateaubriand n’était pas sans se douter du petit trafic qui se faisait sous son couvert.

« La sœur supérieure, écrivait-il, prétend que de belles dames viennent à la messe dans l’espérance de me voir ; économe, industrieuse, elle met à contribution leur curiosité ; en leur promettant de me montrer, elle les attire dans le laboratoire ; une fois prises au trébuchet, elle leur cède, bon gré, mal gré, pour de l’argent, des drogues en sucre. Elle me fait servir à la vente du chocolat fabriqué au profit de ses malades… La sainte femme dérobe aussi des trognons de plume dans l’encrier de Mme de Chateaubriand ; elle les négocie parmi les royalistes de pure race, affirmant que ces trognons précieux ont écrit le superbe Mémoire sur la captivité de Mme la duchesse de Berry !…»

Si dévot qu’il fût aux bonnes sœurs de la rue d’Enfer, Chateaubriand ne laissait pas cependant de leur brûler la politesse, le moment venu, pour ses petites débauches hebdomadaires avec Béranger et le pèlerinage quotidien qu’il accomplissait à l’Abbaye-au-Bois, où demeurait Mme Récamier. Elle était la dernière passion de sa vieillesse ; une communauté d’infortune avait contribué à resserrer leurs liens. Les sottes spéculations du mari de Mme Récamier l’avaient forcée de vendre son bel hôtel de la rue du Mont-Blanc pour se réfugier au troisième étage d’un vaste immeuble de la rue de Sèvres, qui est occupé aujourd’hui par les religieuses de la congrégation de Notre-Dame. Chateaubriand retrouvait là Ballanche et Ampère, avec quelques autres visiteurs de passage. Il rêvait de fonder à l’Abbaye une sorte de Port-Royal des Champs. Aux grands jours, il y lisait des fragments de ses Mémoires d’outre-tombe, qui n’étaient encore que les Mémoires de ma vie et qu’il achevait dans sa retraite de la rue d’Enfer. Cette retraite, à la longue, commençait pourtant à lui peser. Dès qu’il put s’en libérer, en même temps que de la tutelle des bonnes sœurs, il n’y manqua point et, pour se rapprocher davantage de Mme Récamier, il loua, rue du Bac, les deux pavillons jumeaux qui portaient le no 112, devenu aujourd’hui le 120[3].

« Je n’ai plus qu’un sentiment, écrivait-il à Mme Récamier le 5 juillet 1838, achever ma vie auprès de vous. Je meurs de joie de nos arrangements futurs et de n’être plus qu’à dix minutes de votre porte, habitant du passé par mes souvenirs, du présent et de l’avenir avec vous ; je suis déterminé à faire du bonheur de tout, même de vos injustices. »

La maison de la rue du Bac n’a pas changé. Derrière les vantaux de sa double porte cochère, enrichis par Bernard Toro d’élégants médaillons allégoriques, ses bâtiments du XVIIIe siècle, d’un étage sur entre-sol, ses toits bas et fuyants, son fronton en ronde bosse, grouillant de sphinx et de chimères, et les urnes qui surmontent les angles de l’entablement, vous retrouverez au rez-de-chaussée, dans leur état primitif, les appartements qu’occupa Chateaubriand sur la fin de sa vie et dont la disposition et l’aménagement ont été pieusement respectés par la propriétaire actuelle, Mme la marquise de Saint-Chamans.

Chateaubriand avait une autre raison pour quitter l’infirmerie Marie-Thérèse. Il venait d’« hypothéquer sa tombe », suivant sa propre expression, en vendant pour un capital de deux cent cinquante mille francs et une rente annuelle de douze mille francs les Mémoires qu’il écrivait sans discontinuer depuis 1809 et qui étaient achevés depuis quelque temps. Ce capital et cette rente, avec la pension qu’il recevait de Charles X, puis du comte de Chambord, lui permettaient de refaire une certaine figure. Quoi qu’il dît, son amour-propre se satisfaisait mal de servir d’enseigne à une épicerie, même cléricale. L’hôtel de la rue du Bac lui rendait la disposition de lui-même, chose dont il était plus jaloux que de quoi que ce soit. La perpétuelle attention dont il était l’objet rue d’Enfer et les curiosités qui l’y assaillaient à tout moment le dérangeaient fort dans ses habitudes de travailleur ponctuel et méthodique. Cette ponctualité était extrême, en effet, et demeura telle jusqu’au dernier jour de sa vie. « Dans ma jeunesse, dit-il, j’ai souvent écrit douze et quinze heures sans quitter la table où j’étais assis, raturant et recomposant dix fois la même page. L’âge ne m’a rien fait perdre de cette faculté d’application. » Sitôt levé, il se mettait au travail. Jamais homme ne se montra moins satisfait de lui-même, plus défiant de ce qu’il écrivait ; il se reprenait sans cesse, raturait, corrigeait, ne laissait rien subsister quelquefois de son premier jet. Ses amis en étaient venus à s’effrayer de l’altération que tous ces remaniements apportaient à la rédaction primitive des Mémoires ; ils faisaient des vœux pour qu’elle pût lui être soustraite à temps. Ils y réussirent pour les trois premiers livres qui ont été publiés en 1874 dans le texte de 1826. Rien d’instructif comme la comparaison de ce texte avec le texte définitif. Si l’on peut regretter dans celui-ci quelques suppressions (par exemple dans le portrait du père de Chateaubriand, d’où il a, pour des raisons d’esthétique plus que de convenance, ôté la touche d’humanité et d’honneur qui l’adoucissait d’abord), il n’apparaît point que les autres modifications apportées par l’auteur aient rien enlevé à la sublimité du livre. Le vieux lion avait gardé sa griffe ; elle s’était même aiguisée avec l’âge, mais ses amis supportaient mal de lui voir préférer de plus en plus aux termes vagues et généraux les expressions nettes et précises jusqu’à la technicité.

Pour nous, quand, au lieu du « laboureur à l’ombre des épis », Chateaubriand écrit« le laboureur germé à l’ombre des épis » ; quand, au lieu de « la chambre où ma mère me fit le funeste présent de la vie », il écrit : « la chambre où ma mère m’infligea la vie », ces changements, loin qu’ils nous choquent, nous feraient plutôt saisir l’ascendante beauté et la perfection définitive que le travail communiquait à son expression.

On peut dire que, de 1835, où ils furent achevés, à 1847, où ils parurent en feuilleton, Chateaubriand ne cessa point un moment de travailler aux Mémoires. « Je fais toujours copier les Mémoires, écrit-il à Mme Récamier le 6 août 1840, corrigeant par-ci, par-là, quelques mots dans ces vieilleries. » Sur un exemplaire de la quatrième partie que possède M. Honoré Champion et qui est de la main d’Hyacinthe Pilorge, secrétaire de Chateaubriand, on lit à la première et à la dernière page : « Revu le 22 février 1845 ». Cette quatrième et dernière « carrière » est toute hérissée de corrections et de ratures qui sont de la main de Chateaubriand. Il revenait entre temps sur d’autres ouvrages, comme le Congrès de Vérone, qu’il voulait faire entrer dans les Mémoires. « C’est mon vrai titre, comme affaires, à l’avenir », écrivait-il le 9 août 1841.

Un témoignage plus curieux encore de l’opiniâtreté avec laquelle il travaillait et se revoyait jusque dans l’extrême vieillesse nous est fourni par un certain Adolphe Pâques, dont M. Lenôtre, en des pages pleines de finesse et d’érudition, évoquait récemment la singulière figure. Cet Adolphe Pâques était un ancien perruquier du duc de Brunswick, grand coureur de célébrités et qui avait acheté le fonds de M. Erard, coiffeur rue de Grenelle-Saint-Germain, sur la simple déclaration qu’il avait M. de Chateaubriand parmi ses clients. M. Pâques, qui pendant douze ans consécutifs eut l’honneur de promener sa savonnette sur le menton du grand homme, a laissé des souvenirs qu’un historien consciencieux ne saurait négliger. Il nous apprend d’abord quel était le train de M. de Chateaubriand rue du Bac :

« Le personnel de sa maison, dit-il, se composait d’un cuisinier, d’un valet de chambre et de la femme de ce dernier qui servait de lingère ; il avait une voiture et louait deux chevaux au mois. Je vois encore M. le vicomte assis dans un grand fauteuil, ayant à sa gauche la cheminée où pétillait un feu clair en toute saison, car il était très frileux. À sa droite, se trouvait une table chargée de papiers, de livres, de journaux… Tout cela pêle-mêle et dans un admirable désordre… J’étais autorisé à prendre, dans le tas, les journaux qui me convenaient ; chaque jour, j’en emportais trois ou quatre, pour la plus grande satisfaction des clients de ma boutique. La bouilloire, contenant l’eau qui devait servir pour la barbe, clapotait devant l’âtre. Je rasais sur place. J’ai déjà parlé de la simplicité des goûts du grand écrivain ; la redingote qui lui servait de robe de chambre était minable : ses revers indiquaient surabondamment, à ceux qui l’ignoraient, que le premier déjeuner du porteur était le chocolat. »

On n’est pas plus perspicace. De fait, rien n’échappait à maître Adolphe. Et c’est ainsi qu’il ne manqua point de remarquer et nota soigneusement, pour l’édification des Saumaise futurs, que M. le vicomte, qui continuait de dicter tandis qu’on le rasait, mettait parfois, entre deux phrases, un intervalle de vingt minutes. Pilorge, cependant, bâillait, faisait ses ongles ou traçait des arabesques sur une feuille de papier. D’autres fois, la phrase venant d’elle-même, Chateaubriand relevait du geste, pour la dicter, le rasoir de M. Pâques. Quoi d’étonnant que des séances si mouvementées durassent deux heures et plus ? Mme de Chateaubriand y assistait le plus souvent avec une petite perruche qu’elle aimait fort, mais qui ne pouvait souffrir M. Pâques. Un jour que la vicomtesse avait le dos tourné, celui-ci lui barbouilla le bec de sa savonnette. La rancune de la perruche n’en fut que plus vive ; elle se pendait à son habit : « Cela faisait sourire M. le vicomte. »

Pâques congédié, le travail continuait, se prolongeait quelquefois jusqu’à deux heures de l’après-midi. En général, pourtant, l’après-midi tout entière était pour la promenade et les visites. Chateaubriand était fort ordonné là comme partout. Dans les premiers temps encore de son installation rue du Bac, on le voyait, sur le coup de trois heures, avec une ponctualité qui en faisait l’horloge de ses voisins, sortir de sa maison, « passer leste, pimpant, recherché dans sa mise, une badine à la main, heureux de ne parler à personne et de faire tous les jours, invariablement, la même chose »[4].

Cette même chose, c’était d’aller reconnaître, sur le boulevard du Montparnasse, la cime d’un cyprès planté par Mme de Baumont, qui lui avait été longtemps chère et qu’il n’oublia jamais, puis d’obliquer par la rue de Sèvres jusqu’à l’appartement de sa grande amie Mme Récamier. Quand, d’aventure, Mme Récamier était absente, il « traînait » les heures qu’il aurait dû passer chez elle sur son « boulevard », dans le « triste » jardin du Luxembourg, quelquefois plus loin, comme en témoigne cette lettre du 6 août 1840 : « Hier, j’ai fait une longue course au canal Saint-Martin ; c’est un bout de Paris qui me plaisait, parce que je croyais qu’il avait quelque ressemblance avec les pays d’eaux que vous habitez. J’étais tout charmé d’un haut pont sous lequel passe le canal, et de l’hôpital Saint-Louis, tout noir, ressemblant à un couvent avec des toits pointus à la Henri IV. Je me réfugie dans les combles du temps passé comme une chauve-souris. Voilà des plaisirs qui ne vous tourmenteront pas. » Lui-même voyageait, s’établissait quelques moments à Fontainebleau et à Chantilly, s’arrêtait à Cannes, « pour voir le lieu où Bonaparte, en débarquant, a changé la face du monde et nos destinées ». Fidèle à la dynastie déchue, il était en 1843 au rendez-vous de Belgrave square ; en 1845 encore, presque impotent, il allait porter, à Venise, au comte de Chambord, « l’hommage de sa vieille fidélité ». Quand il regagnait Paris, c’était pour se remettre tout de suite aux Mémoires. Il ne pouvait s’en séparer. L’affaiblissement de sa santé n’y faisait rien. Si la maladie avait un retentissement chez lui, c’était moins sur ses facultés que sur son caractère qui s’aigrissait de plus en plus. Il avait toujours eu des inégalités d’humeur, même avec les personnes qu’il aimait le mieux, comme Mme de Beaumont et la duchesse de Duras. La « bile noire paternelle » refaisait des siennes dans le fils, comme chez Mme de Farcy et la pauvre Lucile. « La faute en est à mon organisation », reconnaissait-il lui-méme. Ces inégalités d’humeur, avec l’âge, dégénérèrent en de mornes silences, dont il faisait quelquefois une leçon ou une attitude. D’autres fois, son mépris, au lieu de sécheresse et de froideur, prenait le masque d’une politesse excessive. Il ne se livrait qu’avec ses compatriotes qui le venaient voir. Il les interrogeait sur Saint-Malo, sur sa tombe du Grand-Bé dont il avait sollicité la concession douze ans à l’avance. Préoccupation lugubre, qui donnait froid aux os à Mme de Chateaubriand. Lamennais, à ce titre de compatriote plus qu’à sa réputation, dut d’être bien accueilli et, somme toute, compris et apprécié par lui à sa valeur. Les célébrités naissantes, comme Hugo, Georges Sand, n’étaient pas écartées, mais il avait le tort, en littérature, de leur préférer Béranger. Ou bien c’était des députations qui lui arrivaient de Paris et de la province, des légitimistes de la Gironde et des élèves de l’École normale. Eugène Manuel, qui faisait partie de cette dernière députation, s’est étendu avec un grand charme et des détails pleins d’intérêt sur l’accueil que ses amis et lui reçurent de Chateaubriand le 1er janvier 1846. Les visiteurs traversèrent d’abord un grand salon de style Empire où ils remarquèrent dans une corbeille des ouvrages de femme, des pelotons de laine, une tapisserie commencée (Mme de Chateaubriand vivait encore) et, entre les deux fenêtres donnant sur le jardin, un buste en marbre du comte de Chambord. De ce grand salon, on les fit passer dans une pièce attenante où se trouvait Chateaubriand à demi renversé dans un large fauteuil. Cette pièce, qui lui servait à la fois de cabinet et de chambre à coucher, était la plus simple du monde : au fond, un petit lit étroit, un lit de fer garni de rideaux blancs, un lit virginal ; sous les rideaux, un crucifix surmonté d’un rameau de buis ; sur la cheminée, où flambait un feu clair, une ébauche en plâtre de la Velléda de Maindron ; au milieu de la chambre, une grande et massive table garnie d’ornements de cuivre et tout encombrée de papiers, de livres et de journaux. Chateaubriand se souleva de son fauteuil et tendit la main à ses visiteurs. Ceux-ci, sous l’impression de leurs souvenirs, s’attendaient à quelque chose de séculaire et de monumental ». Ils aperçurent un petit vieillard, si cassé qu’il en avait déformé l’homme, la bouche contractée par un sourire énigmatique, le front énorme, tout en hauteur, mais étroit et profondément ridé. Seuls, dans cette tête glacée, deux beaux yeux candides, des yeux de Celte enfant, mettaient comme une jeunesse factice, la douceur inattendue de deux fleurs sur une ruine.

Chateaubriand, dans la conversation, se montra inquiet, mécontent, « presque un révolté sans tendresse », dit Manuel. Il répéta aux visiteurs son mot fameux : « Je suis las de la vie… Je suis las d’écrire, et qui sait si je n’ai pas beaucoup trop écrit ?… À mon âge, on ne doit plus que rêver… » Ces jeunes gens furent un peu confondus par tant de désenchantement. Ce n’était pas la première fois pourtant que Chateaubriand faisait part au public de sa lassitude et de son dégoût. Il y avait longtemps qu’il avait écrit dans ses Mémoires : « Tout me lasse ; je remorque avec peine mon ennui avec mes jours, et je vais partout bâillant ma vie. » La vue supérieure, sinon intime et profonde, qu’il prenait des choses lui en faisait sentir rapidement la vanité : « Hors en religion, écrivait-il en 1840, je n’ai plus aucune croyance… » « Je ne crois à rien, répétait-il plus tard, excepté en religion. »

Mais cette religion même, on a prétendu qu’elle n’était chez lui qu’une attitude. On sait les accusations de Sainte-Beuve à cet égard. Des anecdotes suspectes y ont ajouté. N’a-t-on pas dit que le célèbre critique avait eu en sa possession un exemplaire du Génie du christianisme annoté par l’auteur où celui-ci démentait en marge ses propres affirmations et se révélait cyniquement athée ? Auguste Comte aurait voulu voir cet exemplaire et serait allé le consulter chez Sainte-Beuve. Il est seulement dommage, pour l’authenticité de l’anecdote, qu’à la mort du critique des Lundis, quand sa bibliothèque fut mise aux enchères, l’exemplaire ne se soit plus retrouvé. Chateaubriand n’avait certainement rien, en religion, d’un zélateur ni d’un sectaire. « Je veux la religion comme vous, écrivait-il à M. de Montlausier ; mais je hais comme vous la congrégation et ces associations d’hypocrites qui transforment les domestiques en espions et qui ne cherchent à l’autel que le pouvoir. » C’était, en d’autres termes, ce qu’on nomma plus tard un catholique libéral. Ses « accès de respect humain » ne furent même ni si fréquents ni si prononcés qu’on l’a dit. Loin qu’il ait fait « comme ces femmes du monde qui, au commencement du siècle, n’osaient se compromettre en prononçant le mot de confessionnal », on le vit, l’heure venue, qui n’hésitait pas à publier le nom de son directeur, l’abbé Seguin, prêtre de Saint-Sulpice, celui-là justement à qui est dédiée la Vie de Rancé et qui lui en avait inspiré l’idée.

Jusqu’au bout et avec ses amis comme avec le public, il ne déguisa rien de ses sentiments religieux. De Néris, où il était allé prendre les eaux, il écrit à Mme Récamier qu’il faut qu’il la quitte « pour entendre la messe ». La lettre est de 1841 : des bruits fâcheux couraient sur la santé de Chateaubriand ; on imprimait tout vif qu’il avait été victime d’un accident de voiture. Pure invention, mais sa santé n’en était pas moins atteinte grièvement. Ses pieds et ses mains étaient presque paralysés ; il ne pouvait même plus écrire directement, comme autrefois, à Mme Récamier : « J’ai voulu faire disparaître le tiers entre vous et moi ce matin, lui faisait-il dire le 9 août 1841. J’ai essayé d’écrire quelques mots, ils sont illisibles. » Le traitement qu’il « subissait » à Néris ne lui faisait aucun bien. « On m’a frotté les mains et les pieds, en attendant les bains, avec une espèce d’herbe qui croît au fond des sources. Cela ne m’a fait ni bien ni mal. J’espère sortir d’ici plus incrédule en médecine que je ne l’ai jamais été ». « Les eaux et les médecins me sont odieux, mandait-il un autre jour à sa correspondante. Cette grande chaudière, que le diable fait perpétuellement bouillir et où l’on puise de l’eau chaude pour les remèdes et pour la cuisine, me gâte tout. Il me semble que nous avons pour cuisinier un pharmacien. Je souffre comme un enragé ; je passe les nuits à tousser, et je me lève brisé pour me jeter sur un vieux sofa. » Malgré tout, il revenait à son traitement les années suivantes ; il changeait seulement de station, quittait Néris pour Bourbonne-les-Bains. Là les eaux lui semblaient meilleures, « plus efficaces », quoiqu’il prît ses douches à contre cœur. Il se crut guéri ; ce n’était qu’un faux espoir. Les extrémités se prirent tout à fait chez lui après 1845 ; les deux derniers billets qu’on ait de sa main sont du 1er janvier et du 28 août de cette année. Ils sont fort brefs ; tout effort lui coûtait ; son écriture avait complètement changé. « De mes grands jambages d’autrefois, je suis arrivé à ces pattes de mouche », disait-il à Mme Récamier. Lui-même n’était plus « qu’une ombre gémissante et souffrante ». On était obligé de le porter dans un fauteuil. Mme de Chateaubriand, dont la santé avait été bonne jusque-là, mourut brusquement en 1847, et cette mort fit beaucoup d’impression sur le grand écrivain, encore qu’il n’y eut entre eux que des liens d’habitude et que cette « grande femme maigre, au visage sec et marqué de petite vérole »[5] ne paraisse point lui avoir jamais été bien sympathique. « Je viens de sentir la vie atteinte et tarie dans sa source, dit-il en portant la main à son cœur ; ce n’est plus qu’une question de mois. » La mort de Ballanche, qu’il chérissait profondément, lui fut un nouveau coup. « Depuis lors, dit l’abbé Deguerry, curé de Saint-Eustache, qui l’assista dans sa maladie, M. de Chateaubriand ne sembla plus descendre, mais se précipiter au tombeau. » Il conserva pourtant sa connaissance jusqu’à la fin[6], qui arriva le 3 juillet 1848 à huit heures du matin. Son neveu, le comte Louis de Chateaubriand, Mme Récamier, Ampère, Déranger et l’inévitable Adophe Pâques étaient dans la chambre avec une religieuse et l’abbé Deguerry. « Peu d’instants avant sa mort, écrivait au Journal des Débats l’abbé Deguerry, M. de Chateaubriand, qui avait été administré dimanche dernier, embrassait encore la croix avec l’émotion d’une foi vive et d’une ferme confiance… Un prêtre, une sœur de charité étaient agenouillés au pied du lit au moment où il expirait. » À ce moment, Mme Récamier, saisie d’une crise violente, se jeta sur le corps de Chateaubriand et l’appela plusieurs fois par son nom. Quand elle eut repris le sentiment, elle se tourna vers M. Pâques et lui demanda de couper pour elle et pour les assistants quelques boucles de cheveux du défunt…

On sait le reste. Quinze jours plus tard, la dépouille mortelle de Chateaubriand, accompagnée des membres de la famille et du curé de l’église des Missions Étrangères, où avait eu lieu le premier service funèbre, arrivait à Dol de Bretagne. Une députation de la municipalité de Saint-Malo l’y attendait pour la transporter dans cette retraite définitive du Grand-Bé, sur un rocher perdu de la mer occidentale, où Chateaubriand avait voulu dormir son dernier sommeil. À deux heures dix minutes de l’après-midi, le 11 juillet 1848, le cercueil qui contenait ses restes, descendu le long d’un plan incliné par une brèche pratiquée dans le parapet du vieux fort, fut doucement déposé dans le caveau du Grand-Bé.

Une croix, une dalle, c’est tout le monument. Chateaubriand en avait fait lui-même le dessin ; il déclinait à l’avance toutes les autres sortes d’honneurs qu’on voudrait rendre à sa dépouille ; il avait compté sans M. Pâques.

Un jour que M. le vicomte s’était montré de meilleure composition que d’habitude, M. Pâques s’enhardit à lui présenter une requête.

— J’ai fait un rêve, monsieur le vicomte, dit-il à Chateaubriand.

— Contez-le moi.

— C’est que…

— Mais achevez-donc, sambleu ! Vous me faites mourir avec vos tergiversations, monsieur Pâques.

— Ah ! monsieur le vicomte, pardonnez-moi… J’avais rêvé que vous me donniez en cadeau une de vos cannes.

Ce disant, M. Pâques coulait des regards d’envie vers un vieux jonc tordu, éraillé, qui servait au valet de chambre pour battre le lit de Chateaubriand, mais qui, en des temps plus heureux, avait eu l’honneur de soutenir la marche du grand homme quand il gravissait les pentes du Sinaï.

Chateaubriand sourit.

— Soit, fit-il, la canne est à vous, et comme je n’ai qu’à me louer de vos services, monsieur Pâques, je mettrai le comble à mes bontés en attestant par écrit que cette canne est bien ma canne du Voyage à Jérusalem.

Malheureusement pour M. Pâques, Chateaubriand avait la goutte ce jour-là. Il remit au lendemain de rédiger son certificat. Le lendemain il tomba malade et, comme il était fort vieux, la maladie ne fit qu’empirer et le conduisit au tombeau en quelques semaines, M. Pâques n’eut jamais son attestation. Il la remplaça par les cheveux du grand écrivain recueillis chaque matin aux dents du démêloir et dont il composa après la mort de son client un paysage capillaire qui représentait une urne, un cénotaphe et un saule pleureur.

Le cénotaphe portait pompeusement : « Aux mânes de M. le vicomte ! » Et il se peut bien en effet que ce fût la sorte de monument qui convînt le mieux à M. le vicomte : il y avait assez d’hommes en Chateaubriand pour fournir à plusieurs tombeaux.


  1. Cet article (est-il besoin de le dire ?) est antérieur au livre, précis et si documenté, que M. Edmond Biré a publié depuis sous le même titre.
  2. Il habitait précédemment au 27 de la rue Saint-Dominique.
  3. Il avait habité précédemment la même rue, au no 42, de 1818 à 1820.
  4. Cf. Charles Lenormant.
  5. Cf. Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie. On consultera avec profit, encore qu’il se rapporte à une période un peu antérieure à celle où nous avons pris Chateaubriand, tout ce récit d’une visite de Victor Hugo à l’auteur des Martyrs : « Quand Victor entra, M. de Chateaubriand, en manches de chemise, un foulard noir sur la tête, assis à une table, tournait le dos à la porte et faisait une revue de papiers… Le domestique apporta une immense cuvette remplie d’eau ; M. de Chateaubriand dénoua son madras et se mit à ôter ses pantoufles de maroquin vert ; Victor allait se retirer, mais il le retint ; il continua sans façon de se déshabiller, défit son pantalon de molleton gris, sa chemise, son gilet de flanelle, etc. etc.»
  6. Sainte-Beuve a bien prétendu le contraire et que Chateaubriand « était, depuis trois ou quatre ans, dans un état d’affaiblissement qui avait fini par être une véritable oblitération des facultés. » M. l’abbé G. Bertrin, depuis que ceci est écrit, a démontré la parfaite bonne foi de l’abbé Deguerry (Correspondant du 10 mars 1900).