L’Âme bretonne série 1/Trois « maritimes » : Guillaume Gourlaouen, Joseph Koun, Paul Heury



TROIS « MARITIMES »


(GUILLAUME GOURLAOUËN ; JOSEPH KOUN ; PAUL HENRY)




À Auguste Cavalier.

Trois Bretons, trois marins, trois héros. Le premier s’appelait Gourlaouën ; le second Koun ; le troisième Henry. Tous les trois enseignes de vaisseau ; tous les trois fauchés en Chine par les Faces Jaunes ; tous les trois symboliques à leur manière.

Gourlaouën et Koun étaient en garnison à Mindao, où les avait détachés le Descartes. Un matin, laissant le poste sous les ordres de l’aspirant Marleville, les deux enseignes traversent la rivière et gagnent une éminence voisine pour y faire un lever de plan, lis sont seuls, sans escorte. Sur la foi des traités, ils vont devant eux. Par précaution cependant, ils ont recommandé à la sentinelle placée dans le mirador d’observer avec soin leurs mouvements.

La sentinelle entendit soudain des coups de feu ; puis elle vit les deux enseignes qui se débattaient dans un gros de réguliers chinois. Une éclaircie dans la bande : les deux enseignes se dégageaient, sabre au poing, magnifiquement, pour tomber à quelques mètres du pont dans une nouvelle embuscade. L’aspirant Marteville, prévenu à la hâte, mettait aussitôt en batterie le canon-revolver prêté par le Descartes et lançait vers le pont, au pas de charge, un détachement de fusiliers. Quelque diligence qu’elle fit, la colonne de secours ne put arriver à temps : les Chinois, à son approche, s’étaient débandés, dissous, volatilisés, selon leur tactique habituelle ; mais l’insaisissable adversaire avait laissé derrière lui deux cadavres mutilés dont il avait emporté les têtes. On reconnut les enseignes du Descartes.

Gourlaouën (Jean-Guillaume) n’avait pas passé par le Borda. Il appartenait à cette petite phalange d’officiers de fortune qui sont sensiblement moins nombreux dans la marine que dans l’armée de terre. Né le 7 juillet 1859, il avait conquis ses grades un par un, lentement, avec cette ténacité qui est un des traits de la race bretonne. Engagé comme matelot, il avait suppléé par un travail acharné, de tous les instants, aux lacunes de son éducation première.

Il s’était élevé ainsi jusqu’au grade d’enseigne. Ses chefs avaient pour lui une estime mêlée d’admiration ; ses collègues le respectaient ; ses hommes l’aimaient. Ils savaient, les uns et les autres, tout ce qu’à ce simple « col-bleu » il avait fallu de volonté, de persévérante abnégation, pour décrocher sa première épaulette. Gourlaouën allait être promu lieutenant de vaisseau ; il l’avait annoncé à sa femme, une digne et modeste personne de la petite bourgeoisie alréenne, qu’on ne voyait point dans les salons de la Préfecture maritime et à qui son ménage donnait assez d’occupation par ailleurs. Gourlaouên l’avait épousée quand il était encore dans la maistrance. Elle le suivît à Lorient. Si, dans l’armée de terre, tous les soldats et jusqu’au moindre pousse-caillou sont censés avoir dans leur giberne le bâton de maréchal, dans la marine les officiers qui sortent du rang ne montent jamais plus haut qu’enseignes ou lieutenants[1]. Gourlaouên ne l’ignorait point. Il se satisfaisait, sa pension liquidée — et elle devait l’être sans tarder — d’habiter avec les siens, dans la banlieue de Lorient ou de Brest, la petite maison blanche aux contrevents verts, ambition de tous les retraités, et d’y finir ses jours en sarclant ses laitues et en binant ses plates-bandes… Il avait compté sans les Faces Jaunes.

Du moins Gourlaouên avait rempli une partie de sa destinée. Mais que dire du jeune Koun qui n’avait que vingt et un ans ? Sa vie à celui-là mérite d’être contée en détail et parce que j’en sais peu d’aussi émouvantes, d’aussi simplement et naïvement sublimes.

C’est un de ses compatriotes, M. Gustave Tual, qui s’en est fait l’historien. Joseph Koun — Jobic, comme l’appelaient ses camarades — était l’aîné d’une famille de neuf enfants. Tout petit, sa passion pour la mer lui faisait rechercher la compagnie des pêcheurs et des marins. Il y en avait un surtout qui lui était cher : un certain père Lelohec, que M. Tual ne nous décrit point, mais qu’il nous est loisible de tailler en imagination sur le type classique des anciens gourganiers de la « flotte en bois » et donc carré d’épaules, la lèvre rase, la barbe en collier, une perpétuelle fluxion à la joue gauche qui lui venait d’une chique récalcitrante. Tous deux, l’enfant et le retraité, s’étaient pris d’affection. Sur le parapet du musoir, à la barre de sa chaloupe l’été, l’hiver devant un feu de lande et de mottes, le père Lelohec, grand conteur de sa nature, narrait au petit Koun les mille et une péripéties de son aventureuse carrière, ses longues campagnes en Indo-Chine et dans le Pacifique, et les féeries des nuits équatoriales, et les appareillages, les escales, les naufrages, tout le poème de la vie au large. Quel magicien du verbe égalerait dans ses évocations un père Lelohec disant : « J’étais là… J’ai vu cela, petit, moi qui te parle !… » L’enfant, une flamme aux yeux, l’écoutait, et l’amour de la mer, comme par d’invisibles fissures, entrait chaque jour en lui plus profond et plus irrésistible.

« Être officier de marine, dit M. Tual, tel était le rêve du petit. Et cela effrayait son père, modeste instituteur de Baden, au caractère calme, à l’âme paisible. Et puis comment réaliser le rêve de Jobic ? L’instituteur était pauvre et chaque année, dans son humble demeure, un autre enfant naissait. Cependant plusieurs d’entre nous s’occupèrent du gamin. Nous en parlâmes à nos familles, frappés que nous avions été de son intelligence et de sa gentillesse. Joseph obtint une bourse au collège de Vannes, puis au lycée de Lorient. Il fut tout de suite le premier de sa classe. Tous les prix étaient pour lui. Le père, resté veuf avec neuf enfants, était fier des succès de son aîné. Le cacherai-je ? Nous en étions aussi fiers que lui ; il nous semblait, à trois ou quatre de mes amis et à moi, que nous étions pour quelque chose dans son triomphe. »

À dix-sept ans, Joseph Koun était reçu au Borda avec le no 75 ; il en sortait, deux ans après, avec le no 18. Je ne suis pas bien sûr, quoi qu’en dise M. Tual, que cet excellent numéro de sortie lui conférât, entre autres privilèges, celui de se faire attacher à l’une quelconque de nos cinq préfectures maritimes ; mais, quand il y aurait eu des droits, j’ai idée que Joseph Koun eût refusé de les faire valoir. C’est que Jobic savait qu’à la maison de Baden, là-bas, près du golfe aux eaux changeantes, il y avait huit enfants, pauvre nichée à qui manquait souvent le nécessaire. L’aîné des huit venait justement de terminer ses humanités au collège de Vannes. Il était bachelier. Mais le baccalauréat n’est plus une carrière : il ne fait qu’ouvrir l’accès vers les études supérieures ; or ces études coûtent cher et les frais qu’elles comportent excédaient évidemment les modiques ressources de l’instituteur morbihannais. Alors Jobic, qui n’avait point encore quitté sa cabine de Bordache, Jobic se mit à sa petite table et de Brest, à son frère, fit passer le billet que voici :

« Je vais demander à faire campagne pendant mes deux années d’aspirant, et, sur les 140 francs que je toucherai par mois, je t’enverrai 90 francs. Avec cet argent, tu vas venir à Brest suivre les cours de médecine navale. »

C’était un jeune homme de dix-huit ans, presque un enfant, qui, sans que personne l’en eût sollicité, de lui-même, disposait ainsi de sa solde d’aspirant : deux tiers pour son cadet, un tiers pour lui, et l’on comprend l’émotion de M. Tual en transcrivant une pareille lettre. Quelle bonté, quel désintéressement, quelle noblesse d’âme elle supposait chez le petit officier ! Quelle admirable solidarité avec les membres de son clan ! Grâce à la pension que lui servait son frère, Louis Koun put suivre à Brest les cours de médecine navale et, deux ans plus tard, il était reçu en bon rang à l’École de Bordeaux.

— Encore un de débrouillé, dit Jobic. Passons au suivant !

Et l’enseigne venait de prendre ses dispositions pour aider son troisième frère, dont il voulait faire un mécanicien de la flotte, comme il avait fait du second un médecin de la marine…

Lui aussi avait compté sans les Faces Jaunes.

Je m’arrête bien à contre-cœur. J’aurais voulu suivre M. Tual dans son pèlerinage à la maison de Baden où il nous peint le père de Joseph Koun, précocement vieilli par la souffrance, la tête dans les mains, pleurant éternellement son pauvre Jobic ».

Pour intime et profonde que soit la douleur de ce père, j’imagine cependant qu’il doit s’y mêler à certaines heures, un juste sentiment de fierté. Celui-là aussi a bien mérité de la patrie qui lui a donné un fils comme Joseph Koun. Par delà l’enfant, je voudrais qu’une partie de notre admiration montât jusqu’au père ; ce sont les hommes comme lui qui, modestement, en silence, préparent les générations de demain ; cette race vigoureuse et sobre des instituteurs de campagne est un des grands réservoirs de nos énergies nationales. Puisse l’infiltration du cosmopolitisme néo-jacobin ne le point empoisonner à tout jamais !

Et voici le no  3, l’enseigne de vaisseau Paul Henry. Gourlaouën, dans cette trinité maritime, représentait l’autodidacte, l’homme qui s’est fait lui-même, le pur enfant du peuple, comme on disait en 48 ; Joseph Koun, fils d’instituteur, mais qui bénéficia des avantages de la culture secondaire, était un « produit » de renseignement laïque ; — Paul Henry est un élève des Jésuites.

« De toutes les défenses organisées pendant le siège de Pékin, a dit un bon juge, M. Pichon, celle du Pé-Tang est peut-être la plus étonnante et la plus remarquable. »

Le Pé-Tang, groupe d’établissements catholiques situés en bordure de la cité impériale et formant un vaste parallélogramme de 15 à 1800 mètres de tour, comprend ou, plutôt, comprenait avant le siège la cathédrale, l’évêché, diverses résidences pour missionnaires, une imprimerie, un dispensaire, un orphelinat, des écoles et des bâtiments de service. Dix-huit cents femmes et enfants et un millier de catéchumènes chinois y avaient cherché asile contre les Boxers. Il y avait en outre, au Pé-Tang, Mgr Favier et son coadjuteur, un grand nombre de prêtres, de frères et de sœurs de charité, enfin cinq cents enfants des écoles, des orphelinats et de la crèche, au total plus de 3.400 personnes, dont 60 Européens.

Pour protéger tant de monde, et sur un front de défense si considérable, M. Pichon n’avait pu détacher du contingent qui gardait la légation française que trente marins, commandés par l’enseigne Paul Henry, auxquels vinrent se joindre, le 5 juin 1900, onze marins italiens, commandés par l’aspirant Olivieri.

La première attaque des Boxers est du 15 juin ; mais déjà le Pé-Tang était assiégé par leurs troupes et toutes communications coupées. On connaît la belle attitude de nos marins, l’habile défense et la mort, sans tapage, si simple et si élégante tout ensemble, de l’enseigne Paul Henry. Mais, en dehors de cette défense et de cette mort, on ignorait à peu près tout du jeune Français de vingt-trois ans qui déploya, dans une conjoncture si difficile, un si précoce esprit d’initiative, de telles qualités d’organisateur, un sang-froid et un courage qui ne se démentirent pas un seul instant. Le journal intime de Paul Henry vient de paraître. Il ne pouvait mieux prendre son heure. Comme dit M. René Bazin, qui le présente au public dans une préface pleine de cette gravité attendrie, de cette noblesse délicate et sereine qui sont sa marque distinctive, il importait de connaître quelle enfance et quelle jeunesse avaient préparé cette fin de vie héroïque de Paul Henry, à quelles sources cet enfant avait puisé la force calme, le mépris du danger et, mieux que cela, la joie devant le danger.

La joie, le mot n’est pas excessif. Peuziat, un des trente matelots du Pé-Tang, dit que son chef souriait quand il est mort. Louarn, autre matelot : « Quand notre chef a été tué, il est venu tomber dans les bras d’un marin et il nous regardait en souriant, voulant encore nous encourager et ne paraissant nullement souffrir, quoique percé par deux balles ». De même encore Mgr Favier : « Sa blessure lui avait enlevé la parole. Il était souriant, et il n’a pas eu une petite ride ni un changement sur son visage jusqu’à la fin ».

Ce sourire du mourant, tous les hommes accourus autour de Paul Henry l’ont remarqué. Tous se souviennent aussi de l’étrange insistance que mettait Paul Henry à répéter partout et en toute circonstance que le Pé-Tang serait sauvée mais que lui ne le serait pas. Pressentiment inexplicable, si l’on ne savait que Paul Henry, nature toute mystique, mais de ce mysticisme qui n’a rien de revêche ni d’amer, s’était mentalement offert en holocauste pour le salut des trois mille chrétiens dont il avait la garde.

Un obélisque de granit, que l’artiste, M. Yves Hernot fils, a décoré d’une croix, d’une ancre et d’une palme, commémore, dans le petit cimetière de Plougrescant, près Lannion, la fin glorieuse du jeune enseigne. Quoique né à Angers, le 11 novembre 1816, Henry, par son père et son grand’père, appartenait à la Bretagne : son père était de Paimpol ; son grand-père de Saint-Renan. De plus, la famille Henry possède dans les Côtes-du-Nord, à Plougrescant, une façon de manoir dont elle faisait sa résidence d’été.

Il n’est que de feuilleter le journal du jeune officier pour voir à quel point cette modeste villa de Kergresq lui tenait au cœur. Le nom de Kergresq revient à toutes les pages comme un refrain obsesseur. Et, avec Kergresq, c’est le Garrec-Dû, Castel-Meur, tous les îlots et les îles aux colorations somptueuses que la mer de Bretagne sertit comme des pierreries autour de la pointe de Plougrescant. Il ne fait aucun doute pour M. Bazin que la vocation de Paul Henry soit née de la contemplation assidue de ce paysage maritime. Peut-être aussi qu’il obéissait sans le savoir aux sollicitations d’un obscur atavisme. Breton, la vie à terre, son calme, sa monotonie, froissaient en lui cette instabilité si chère, l’humeur vagabonde et les confus instincts d’une race de mouvement et d’essor. Il ne se plaisait, dès l’âge de dix ans, qu’aux récits de voyages et d’aventures. La Vie de l’amiral Courbet était son livre de prédilection et quand le jeune Paul dessinait pour se distraire, « c’était presque toujours, nous dit-on, des bateaux qu’il essayait de représenter ».

Il avait fait ses premières études à l’externat Saint-Maurille, fondé à Angers par Mgr Freppel et confié par lui à des prêtres du diocèse ; il les acheva chez les Jésuites de Jersey, à Wawerley-Terrace. Les notes de ses professeurs le représentent comme « un excellent élève, droit en toutes choses, consciencieux et travailleur », surtout d’une piété exemplaire. Il s’était lié, à Wawerley-Terrace, avec trois jeunes hommes de son âge, comme lui extrêmement pieux et qui, chose étrange, ont été emportés, comme lui, prématurément : Armand de Montrichard, qui mourut le premier, d’une maladie de poitrine, à Arcachon, le 15 janvier 1894 ; Alfred Laurié, qui devait abandonner la préparation à la marine et mourir au grand séminaire de Quimper ; Maurice de Courcelles, entré au noviciat de la Compagnie de Jésus et mort pendant son année de service militaire.

Paul Henry formait avec eux un groupe qu’on appelait le groupe des Inséparables. Le mot, fait remarquer M. Bazin, s’est trouvé cruellement juste. Lui-même faillit être emporté par une pneumonie, puis par une scarlatine, l’année de sa présentation au Borda. Ses compositions en souffrirent : il ne fut admis à l’École Navale que le soixante-neuvième sur soixante-quinze. Encore ne dut-il son admission qu’à l’excellence de sa composition française qui tranchait sur la médiocrité du reste.

Les candidats avaient à commenter ces deux vers de Corneille :

Contre qui que ce soit que mon pays m’emploie,
J’accepte aveuglément cette gloire avec joie…

Il faut croire que le futur héros du Pé-Tang ne se tira pas trop mal d’affaire, car le jury lui donna 19 sur 20 et le classa premier parmi tous les candidats de France.

Paul Henry sortit du Borda en juillet 1895 et fut nommé aspirant le 1er août. L’avis de sa nomination le convoquait, deux mois plus tard, pour embarquer à Brest, sur l’Iphigénie, bâtiment servant d’écolo d’application. Le 10 octobre, l’Iphigénie appareillait pour sa campagne autour du monde.

« Jour mémorable entre tous, écrivait le nouvel aspirant, celui de ma première campagne ! Toute la matinée, nous sommes un peu enfiévrés ; nous avons bien mangé, bien chanté ; c’est nécessaire avant d’affronter le terrible mal de mer ».

Et le voici à Porto-Santo, à Funchal, à la Martinique. Son journal, d’une plume facile, relève tous les menus et gros incidents du bord, les surprises des escales, les joies des descentes à terre, croque un paysage des tropiques, campe en trois traits un personnage officiel, une señorita, un groupe d’Arbicots. Il a de la verve, ce petit aspirant, un style sans grande saillie, mais net et frais au possible. La jolie âme, fraîche et blanche aussi, qu’on devine par dessous ! L’Iphigénie, rentre à Brest le 31 juillet 1896. Le 10 août, Paul Henry est nommé aspirant de première classe. C’est en cette qualité qu’il va faire la campagne de Crète, où commence proprement son journal d’officier et où il se fait si bien noter de ses chefs que l’amiral Pottier, en lui annonçant sa promotion au grade d’enseigne, lui adresse ce compliment peu banal :

— Je ne vous souhaite qu’une chose, c’est d’être aussi bon enseigne que vous avez été bon aspirant.

Si le souhait de l’amiral Pottier fut exaucé, on le sait assez par le siège du Pé-Tang et le rapport de M. Pichon. C’est pourtant un hasard qui décida du sort de Paul Henry : en Extrême-Orient et en cours de voyage, un enseigne de vaisseau venait de donner sa démission. On le remplaça d’office par Paul Henry. Notre héros apprit sa nomination par un de ses camarades, dans la rue, le 1er janvier 1900.

— Quelles belles étrennes ! s’écria-t-il, à demi fou de joie.

Le journal de bord reprend aussitôt. Nous accompagnons l’enseigne sur l’Armand-Béhic qui le transporte à Saigon, puis sur l’Entrecasteaux qui mouille successivement à Tourane, à Hong-Kong, à Matsou, à Yokohama et à Port-Arthur. Je ne crois pas qu’il y ait, dans notre littérature pérégrinitique, de pages plus alertes et plus jolies que le récit d’un banquet franco-russe auquel Paul Henry assista dans ce dernier port. Le Champagne coule à flots ; les toasts chevauchent les toasts. Et allez donc ! Encore une santé pour la France ! Encore une autre pour la Russie et une troisième pour le tsar et une quatrième pour M. Loubet et une cinquième pour l’amiral…

« Oh ! mon Dieu, remarque finement Paul Henry, que les hommes ont donc de motifs de s’aimer le verre en main ! »

Ils en ont tant d’autres de se haïr, le fusil au poing ! Brusquement, du côté de Pékin, les choses ont pris une mauvaise tournure : les Boxers égorgent nos protégés, menacent les légations. L’ambassadeur d’Allemagne vient d’être assassiné en pleine rue de Pékin ; M. Pichon, notre ministre, télégraphie l’amiral Courrejolles pour lui demander des renforts ; cent hommes du Descartes et du d’Entrecasteaux, mouillés à Fou-Tchéou, sont désignés pour former la colonne de secours. Quant aux officiers, ce sont un lieutenant de vaisseau et un aspirant du d’Entrecasteaux, un enseigne et un aspirant du Descartes : Paul Henry n’est pas de l’expédition.

Et il s’en désole, le pauvre enfant ! D’être laissé à Fou-Tchéou lui paraît une horrible injustice, la méconnaissance du plus légitime de ses droits. Il ne peut supporter la pensée que les fusiliers qu’il a instruits, formés lui-même, seront conduits au feu par un autre que lui. Sur ses vives représentations, l’amiral consent à lui donner le commandement qu’il sollicite. Il part pour Tien-Tsin, le soir même, avec son détachement, et, de Tien-Tsin, prend le train pour Pékin.

Le reste est connu. Mais c’est dans le journal de Paul Henry qu’il faut suivre, heure par heure, minute par minute, les émouvantes péripéties de ce siège du Pé-Tang. Jamais l’héroïsme ne parla une langue plus charmante et, pour dire le mot, plus française. Pas un regret, pas un mot d’amertume dans ces pages griffonnées au porte-mine sur un angle de gabion, mais partout la gaieté, l’allégresse, le divin contentement d’une âme assurée dans sa foi et toute baignée par la Grâce. Paul Henry a fait d’avance le sacrifice de sa vie ; il l’a offerte en rédemption de celle de ses hommes et de ses protégés ; il sait d’intuition que sainte Anne et la Vierge se sont entremises près de Jésus et que Jésus agrée l’échange qu’elles lui proposent en son nom. « Quand le bon Dieu n’aura plus besoin de moi pour défendre le Pé-Tang, il viendra me chercher », disait-il à ses marins. Le « bon Dieu » attendit jusqu’au 30 juillet. Paul Henry était prêt : deux balles le frappèrent au cou et à la hanche. Il fit quelques pas, sourit et se renversa dans les bras du matelot Lehoux.

Ah ! celui-là, par exemple, on ne peut pas dire qu’il avait compté sans les Faces Jaunes.

Les trois enseignes — l’officier-bleu, le fils de la Laïque et l’élève des Jésuites — à quelques mois de distance ont eu la même fin. Par des voies différentes ils s’y étaient acheminés et, comme ils sont tombés presque côte à côte, presque à la même place, pour la même cause qu’ils servaient contre le même adversaire, j’aurais voulu qu’une même pierre fruste, au bord de la mer bretonne, recouvrit leur commun sommeil.

Le patriotisme n’est pas le sentiment élémentaire et grossier que disent les théoriciens de la nouvelle école et qu’ils nous représentent comme incompatible avec une certaine culture de l’esprit. Loin que nous constations ce discord, nous voyons qu’il y entre à proportions variables toutes sortes de sentiments généreux, délicats et policés, que l’analyse aurait tôt fait de dégager chez un Gourlaouën, chez un Koun et chez un Henry. Ces sentiments ne sont pas d’égale valeur peut-être : aucun ne saurait être éliminé sans nuire au développement du patriotisme. Ce sont comme autant de sources auxquelles il s’alimente et qui se mêlent pour le former. Plus ces sources sont abondantes, plus l’amour du pays est puissant et, comme par des milliers de canaux, on le voit qui se répand dans tout l’organisme social.

Un Gourlaouën, un Koun, un Henry ne sont pas encore des exceptions chez nous ; mais j’entrevois un temps prochain où ils le deviendront, quand une à une, — sous prétexte de séculariser son cours, puis de l’accommoder aux exigences de la pensée libertaire, — nous aurons coupé le patriotisme de ses sources et, pour commencer, de la plus riche d’entre elles, du sentiment religieux. L’école aura son tour. Elle l’a déjà. Un vague humanitarisme s’essaie à teinter l’enseignement des maîtres ; les plus ardents réclament une refonte de la librairie classique, expurgée des textes où nous apprîmes qu’il est beau de mourir pour son pays. Et, après l’école, la famille, le stable et doux foyer de jadis, lézardé, vermoulu, battu en brèche par le divorce et le certificat de scolarité, s’écroulera sous la même poussée mystérieuse qui a ruiné chez nous tant d’institutions séculaires. Un sourd besoin de recomposition obsède les autres peuples. L’idée de race, si vivante chez les Germains, les Anglo-Saxons et les Slaves et qui commence à travailler les Celtes de Grande-Bretagne, n’est qu’un élargissement de la notion de patrie. Aveugle qui ne le voit pas. Aveugle aussi qui ne voit pas combien cette notion (à défaut de l’idée de race qui nous est étrangère et dont nous ne parvenons pas, pour notre pays, à préciser exactement les termes) s’est affaiblie et comme délitée en nous depuis quelques années. Si la désagrégation continue, quelle raison aurons-nous encore de persévérer dans l’être, comme s’expriment les métaphysiciens, et non pas quelle raison seulement, mais quel droit ? « Une nation est une conscience morale, disait Renan. Tant que cette conscience prouve sa force par les sacrifices qu’exige l’abdication de l’individu au profit de la communauté, elle est légitime, elle a le droit d’exister. » Soyons sincères avec nous-mêmes : la conscience française n’aura bientôt plus aucune exigence. Ce peuple, qui fut tout action, a comme la nausée de effort. Une maladie étrange le ronge, l’aboulie, la paralysie de la volonté. Il faut parler bas à son chevet et Renan, cette fois, n’a pas assez ouaté sa phrase ; je n’ai pas assez senti moi-même, peut-être, ce qu’il y avait d’inconvenant et presque de cruel à remuer devant ce moribond les ombres pathétiques de ses derniers héros.



  1. On cite une exception : l’amiral Pierre.