L’Âme bretonne série 1/La statue de Le Flô



LA STATUE DE LE FLÔ




À Gabriel d’Azémar.

Il y a un maire de Bretagne qui est en train de passer à la postérité : il s’appelle Quirin. Les rudes syllabes de son nom roulent depuis quelques jours sur les lèvres des hommes et peut-être se fût-il satisfait d’une renommée moins bruyante.

Et donc M. Quirin est maire. Il est maire de Lesneven, une petite ville du Finistère qui fit parler d’elle au temps mythologique de la princesse Azénor, des pentierns aux braies rayées et des ermites domestiqueurs de bêtes sauvages. On disait, en ce temps-là et même plus tard, que Lesneven était le soleil du pays de Léon comme Landerneau en était la lune. An nep a ia euz a Landerne da Lesneven, al loar a bar war he gein hag ann heol war he dal. « Qui va de Landerneau à Lesvenen a derrière lui la lune et le soleil sur le front. » Ce sont aujourd’hui des astres bien malades…

Toute recluse qu’on la devine dans son passé conventuel et légendaire, Lesneven a nonobstant donné le jour en ce siècle à un homme dont pourraient s’honorer des cités plus florissantes : c’est de Le Flô que je veux parler. Quand une ville de ce temps possède un grand homme, la dite ville n’a de cesse qu’elle ne lui ait érigé une statue. Le Flô devait avoir la sienne à Lesneven. Il l’eut ou plutôt il faillit l’avoir, car elle était à peine sur son piédestal qu’il fallut l’en descendre et Dieu sait maintenant quand elle y remontera. C’était pourtant un morceau de premier ordre et qui faisait grand honneur au statuaire, M. Cyprien Godebski. Justement fier de son œuvre, M. Godebski l’avait fait couler à la cire perdue chez un des rares fondeurs toscans qui ont gardé le secret de la patine donatellienne : le bronze prit là ces tons nuancés et souples qui sont une caresse pour les yeux.

Encore faut-il quelque éducation artistique pour se complaire à ces jeux du métal. M. Quirin le fit bien voir. La statue venait d’arriver et on la sortait religieusement de sa caisse. Elle ne reluisait pas. Ce bronze tout neuf s’obstinait à ne pas présenter le poli d’une bassinoire. Bien plus, on y distinguait par places une sorte de tégument verdâtre qui témoignait ouvertement du mauvais état de son récurage.

M. Quirin est un homme autoritaire. Soyons franc : c’est lui qui a mené à bonne fin, contre vents et marées, cette affaire de la statue. Le comité, qu’on lui a platoniquement adjoint, ne l’a guère aidé jusqu’ici dans sa tâche. Bref il ne manque à M. Quirin, pour être un administrateur excellent, que d’avoir fait quelques visites à notre Galerie des Antiques. Il y eut renforcé sa conception particulière de l’art. Celle-ci est restée un peu élémentaire. M. Quirin n’imaginait point une statue qui fût neuve et qui ne brillât point sur toutes les coutures. Il pensa que le mauvais emballage de la statue avait causé tout le mal. Sur quoi deux ouvriers furent commandés qui reçurent mission de fourbir énergiquement le bronze jusqu’à ce qu’il eût repris son poli initial.

Ce fut un beau travail. Mais le papier à l’emeri dont on se servait ne donna que des résultats médiocres. Les creux surtout résistaient. Le vert-de-gris s’y était incrusté et on ne parvenait point à l’en faire déménager. Alors M. Quirin prit une résolution farouche : renonçant au fourbissage, il décida qu’on peindrait la statue. L’ordre fut donné : il allait être exécuté quand le sculpteur fut prévenu.

Son arrivée conjura le sacrilège. Mais la presse s’était déjà emparée de l’affaire : on se gaussait un peu partout de ce maire récureur et badigeonneur ; les habitants de Lesneven commençaient à dresser l’oreille. Il n’y avait que M. Quirin qui ne comprenait pas. Il ne comprit que quand le sculpteur, sous menace d’un procès qu’il était sûr de gagner haut la main, l’obligea de signer un petit papier par lequel il s’engageait à prendre à son compte les frais de restauration de la statue. Reste à savoir si la statue est « restaurable ». On le dit et je veux le croire pour M. Godebski d’abord, mais surtout pour Le Flô et davantage encore pour ses admirateurs.

Car le Flô, à bien des égards, est une des figures les plus expressives de ce temps. Assurez-vous que la postérité rendra justice, tôt ou tard, à ce petit Léonard en braies courtes, agile et têtu, parti à douze ans du prétoire paternel, engagé volontaire à dix-huit, sous-lieutenant à vingt, commandant la colonne d’assaut qui prend Constantine en 1837, laissé pour mort sous la voûte du Marché, grièvement blessé à la Mouzaïa, fait colonel sur le champ de bataille, et si bourré de plomb par tout le corps, cependant, qu’on lui entendra dire en riant qu’il avait « passé colonel au poids ». À son retour d’Algérie, en juin 1818, Cavaignac, qui se connaissait en bravoure, le nomma général. Ce fut un des premiers actes de sa présidence, et il n’en est guère qui l’honorent davantage. Ni lui ni Le Flô n’auraient soupçonné que c’était là un acte de pure forme et que la carrière militaire du nouveau brigadier était close avant que d’avoir commencé.

Il s’en ouvrit une autre, bien différente, où l’on pouvait croire que ne l’avaient point préparé suffisamment ses rudes chevauchées africaines, et qui fut, à deux reprises, le triomphe de sa vie de patriote et de citoyen. Ses deux ambassades en Russie, la dernière surtout, sont restées légendaires. M. Melchior de Vogüé, qui l’y a connu, en a fait une peinture pleine de mouvement et de chaleur.

« Avec des saillies déconcertantes, dit-il, et des façons de courir à l’assaut, avec beaucoup de finesse sous beaucoup de droiture, Le Flô s’était fait une diplomatie, à lui, qu’il prenait là où l’on ne prend guère la diplomatie, dans le cœur. »

Il conquit du coup celui d’Alexandre II. Grande amitié, rare, en l’espèce, d’un souverain à un homme qui s’est fait lui-même et, par surcroît, étranger ! Le mot d’amitié n’a rien d’excessif pourtant. C’est le seul qui convienne à ces relations affectueuses, vraiment intimes et profondes et dont on eut la révélation le jour où Le Flô présenta au tzar ses lettres de rappel. Il n’y eut plus, ce jour-là, de souverain ni d’ambassadeur, mais deux hommes qui s’étreignaient convulsivement et que leurs sanglots empêchaient de parler. Qui sait si des sanglots pareils, ce frémissement qui secoua le cœur d’Alexandre II au départ de son vieil ami, ne nous eussent pas sauvés en 1871, comme en 1875, des tristesses du démembrement ?

L’heure de la retraite était venue pour Le Flô. Il prit ses « quartiers d’hiver », comme il disait, au cœur du pays breton, au Necoät, un château assez modeste du Finistère, mais sous les plus belles verdures du monde, à l’endroit où le Dossen se marie à la mer.

Il y menait entre les siens sa vieillesse active et passionnée encore. Jusqu’au dernier jour, il inspirait et même rédigeait un petit journal hebdomadaire de la région : la Résistance. Il avait le style vif, alerte et imagé. Les lettres intimes qu’il adressait de Russie au ministère des affaires étrangères sont d’une autre sorte. Jules Simon, qui en a reçu quelques-unes, les tenait pour des chefs-d’œuvre de pénétration et de finesse, de belle et forte langue diplomatique, condensant en six pages toute la vie extérieure du pays. C’est le jour où elles seront tirées des archives qu’on mesurera seulement l’étendue des services que nous a rendus ce diplomate improvisé.

Quand il mourut au Necoät, le soir du 15 novembre 1887, il était à peu près oublié en France. Mais en Bretagne, à Ploujean, sa paroisse, à Lesneven, son berceau, on ne connaissait que lui. Il était toujours le « général » par excellence, le vieil Africain à bec d’aigle, aux pommelles creuses, au menton volontaire et dur. Tan hen en doa enn daoulagat, « il avait un brasier dans les yeux », me disait un de ses fermiers. Ses saillies étaient la joie — et un peu la terreur aussi — de son entourage. Il en avait d’extraordinaires, un verbe cinglant et coupant, et de brèves images dont s’illuminait sa pensée. On connaît sa réponse à Alexandre II, qui lui faisait remarquer, à la cour, je ne sais quel attaché d’ambassade dont la physionomie rappelait Napoléon III :

— Frappant, Sire, frappant !… Oh ! mais, c’est à tirer dessus !…

Une autre fois, dans un cercle plus modeste, à un dîner de mariage où on lui offrait d’un certain poulet à l’impératrice

— Tout au plus à l’espagnole, dit Le Flô, qui recula son assiette…

Tenace dans ses rancunes et ses haines, bon jusqu’au sacrifice pour ceux qu’il aimait, tel, en effet, nous apparaît Le Flô. Il serait curieux que ce combatif, cet être tout de premier mouvement et d’instinct, ait été un croyant et, par certains côtés, presque un mystique, si nous ne savions que la rencontre est fréquente chez les gens de sa race et que la foi chez eux n’est que la fiancée rêveuse de l’action. « Ceux qui craignent le plus les dieux, disait Xénophon, sont ceux qui, dans la bataille, craignent le moins les hommes. »

J’ai voulu revoir, à Lesneven, la petite maison où naquit le général. C’est dans une rue qui mène à l’église. On la reconnaît à la plaque de marbre noir encastrée dans sa façade et qui porte l’inscription habituelle : Ici est né, etc., avec le casque de chevalier taré de trois-quarts, à ventaille grillagée, et la devise de Le Flô : Sounch ha gortoz « Songe et attends.» La maison, fraîchement réchampie, n’a qu’un étage : elle date seulement du commencement du siècle, et elle a l’air presque jeune parmi ces vieux hôtels de la Renaissance, ces pignons gothiques, les âpres et hauts murs des communautés environnantes. Là vécut et mourut le père du futur général, M. Le Flô, juge de paix du district ; là vinrent au monde ses trois filles, toutes trois restées demoiselles, et ses deux fils, dont l’aîné fut notre héros. Le pas s’étouffe dans la rue, sur l’herbe qui ouate la chaussée. Il y règne une ombre mélancolique, et partout, dans la ville, on retrouve la même impression d’austérité et de douceur. Comme un milieu pareil explique bien l’homme qu’a été Le Flô, ses élans, sa chevalerie, sa rudesse pétrie de bonté !

Elle est pourtant bien déchue aujourd’hui, cette pauvre cité de Lesneven, jadis « la meilleure ville de l’évesché de Léon », pour parler comme le F. Cyrille Pennée dans son Dévot pèlerinage du Folgoët. Elle n’a plus sa cour royale, dont la seule mouvance passait de soixante-dix mille articles celle des autres cours de Bretagne ; ni ce château du roi Even, d’où elle a pris son nom ; ni son prieuré de Notre-Dame, le plus riche de toute la Domnonée. Il ne lui reste que ses couvents, et c’est tout sa vie. Ainsi de Tréguier, de Saint-Pol-de-Léon, de Dol, qui, comme elle, se sont retirées du siècle : les heures y sonnent un autre âge, d’autres croyances. Ce sont les villes saintes de Bretagne et la « trêve » de pays qui s’étend autour d’elles baigne dans la même atmosphère de sainteté. La terre y est vêtue encore d’une robe blanche de miracles. Ils la fleurissent à l’infini. Destinée touchante et étrange ! La lente consomption où se meurent l’une après l’autre ces petites villes claustrales est pareille à une agonie de nonnes, dans l’encens et les lys.

Telle est cependant la puissance du lien originel que Le Flô ne se retrouvait jamais tant lui-même qu’à ses visites à Lesneven. Il y avait des amis dans toutes les classes de la société, des parents des condisciples, d’anciens serviteurs qui l’avaient connu tout enfant et qui l’appelaient encore de son prénom familier : Aotrou Adolphic, Monsieur Adolphe. Il n’en rebutait aucun ; il s’enquérait de leur santé de l’état des récoltes, du prix de l’orge et du sarrasin. Certains, d’air plus martial, anciens mobiles de Ducrot ou Vinoy, se rappelaient l’avoir vu au siège de Paris, dans cette lugubre journée du 31 octobre où ils gardaient l’Hôtel de Ville contre les tirailleurs de Flourens. L’alarme était grande au Conseil : une collision pouvait éclater d’un moment à l’autre entre les deux troupes ; la mobile, surtout, était exaspérée. Le Flô paraît sous le péristyle de l’Hôtel de ville :

« C’est moi, dit-il en breton, Le Flô, de Lesneven. »

Et ce fut assez. Les fusils, déjà couchés en joue, se relevèrent d’un même mouvement. Le seul nom de Le Flô, ce nom qui sonnait à leurs oreilles bretonnes comme l’appel de korn-boud sur la lande, avait suffi pour opérer ce sortilège, apaiser cette tempête.

Quand on lui parlait de ce temps de sa vie, Le Flô rajeunissait soudainement. Son « cœur militaire et breton », suivant la belle expression d’Hugo qui l’aimait et le comprenait et dont il avait partagé l’exil à Jersey, son cœur battait plus vite et plus fort. Il était bien près de s’attendrir. Et c’était le même homme, pourtant, qui avait supporté sans plier, à soixante-dix ans, la perte d’un fils unique, jeune, brave, officier d’avenir mort sur cette terre d’Afrique déjà trempée du sang paternel.

« Dites à mon père, avait-il murmuré dans son dernier soupir, que je meurs en chrétien et en zouave… »

Lui-même dort maintenant, non loin de Lesneven, dans ce calme cimetière de Ploujean, fleuri de petites croix de bois blancs, à l’ombre de la vieille église ogivale, où il avait son banc réservé, comme un gentilhomme d’autrefois. Si quelque écho est venu jusqu’à lui des mésaventures qu’éprouva sa statue, assurez-vous cependant que ses mânes n’en furent point offensés. Indulgent par delà le tombeau, il ne se sera point associé aux malédictions et aux brocarts qui accablèrent son pauvre compatriote M. Quirin. Peut-être lui aura-t-il paru que c’était une chose de médiocre importance qu’on lui élevât une statue dans sa ville natale : il y a beau temps en effet que Le Flô s’est taillé un monument à lui-même, non sur un marché, mais dans l’histoire, avec sa plume et son épée.