L’Âme bretonne série 1/Monographie d’une Veillée : Noël au manoir



MONOGRAPHIE D’UNE VEILLEE[1]


(noël au manoir)




À Paul Le Tulle.

C’est Mistral qui disait : « Les novateurs, les progressistes, les conseillers municipaux de Paris ou d’ailleurs, auront beau s’ingénier pour créer une fête démocratique ou populaire à la hauteur des idées du jour, ils ne trouveront jamais mieux que notre vieux Noël fêtant joyeusement la naissance du bon Dieu sur la litière d’une étable ». Croyons-en le grand poète de Mireille et de Calendal, qui vit dans la communion des humbles et leur doit le meilleur de son génie : il passera beaucoup d’eau sous les ponts devant que Noël soit détrôné de sa royauté légendaire.

Et justement le voici de retour parmi nous ; c’est lui, sa barbe de neige, sa houppelande mouchetée de flocons blancs, ses grandes bottes, son capuchon, ses gros sourcils et l’éclair malicieux de ses petits yeux vifs. Salut au bonhomme Noël ! Ainsi harnaché, d’où nous vient-il ? D’Alsace, sans doute. Du moins est-ce bien sur ce versant des Vosges que sa légende s’est cristallisée ; c’est là qu’il a pris forme, que de pur esprit, de simple entité métaphysique, il s’est mué en une façon de colporteur céleste, de messager aérien glissant sur les toits avec sa hotte bourrée de jouets et de bonbons, une hotte magique qui se remplit à mesure qu’elle se vide par le tuyau des cheminées.

Mais l’Alsace ne lui a fourni que ses bretelles et son panier : Noël est vieux comme le monde. Chez les Celtes, nos pères, sa fête s’appelait Goël-ann-Heol, la Soleillée, parce que le 25 décembre coïncide avec le solstice d’hiver qui marque la renaissance des jours, la reprise de la germination. Sol novus, qu’on retrouve dans l’office de Noël, n’est que la traduction de Goël-ann-Heol. Et les cantiques populaires consacrent cette étymologie :

Allons sans plus attendre
Voir Dieu dans son berceau ;
Hâtons-nous de nous rendre
Près du soleil nouveau… »

Heol, Noël ou Nedelek, comme disent les Bretons d’aujourd’hui, le sens primitif de la solennité s’est perdu en chemin : la race continue machinalement le « geste héréditaire », se plie par accoutumance aux mêmes rites pour saluer le retour du Libérateur. Si ratatiné que l’aient fait nos amis d’Alsace, qu’il garde encore de puissance sur nos âmes, le bon père Noël ! Ses mains sont pleines de miracles, et mille légendes ravissantes, pareilles à des oiseaux d’or, s’envolent de sa barbe floconneuse. Ne voulez-vous point que nous en arrêtions quelques-unes au passage ? Je sais où elles nichent sur le soir et vous n’aurez qu’à me suivre. Nous quitterons la grand’route ; nous nous enfoncerons dans un de ces petits chemins délicieusement paradoxaux de ma chère Bretagne qui font mille tours et ne mènent nulle part. C’est leur charme. Si le chemin s’arrête court, nous n’en serons pas plus embarrassés pour cela : un échalier est vite franchi et, après une genêtaie ou deux, nous trouverons un autre chemin qui, pas plus que le précédent, n’aurait sa raison d’être ici-bas, si l’on exigeait des chemins bretons qu’ils fissent sérieusement leur métier de chemins… Aux premières ombres seulement, quand les bœufs lèvent leurs mufles inquiets vers le soleil naufragé et que passe sur les herbes ce frisson mystérieux qui trahit l’angoisse de la terre au crépuscule, nous aviserons, entre les branches des ormes, le pignon aigu, la tour en poivrière de quelque vieux manoir. Qu’importe qu’on ne nous y connaisse point ! L’hospitalité est de règle en Bretagne, et nous n’aurons qu’à répéter en entrant la formule traditionnelle de salut :

Kement’zo en ti, Doue d’ho mire ;
Kement’zo er maès. Doue d’ho c’honduo ;
Kement a dleomb pedenni evit-ho,
      Doue d’ho délivro !

« Tous ceux qui sont dans la maison, Dieu les garde ; — Tous ceux qui sont dehors, Dieu les conduise ; — Toute âme pour laquelle nous sommes tenus de prier, Dieu la délivre ! » Il n’y a pas d’huis là-bas qui résiste à ce sésame…

Bon ! m’allez-vous dire, et en quel endroit de la chrétienté sommes-nous ? Le nom, s’il vous plaît, de cette hospitalière demeure ? — Je n’en sais rien moi-même. Appelez-la Keringant, Lezmaës, Creuzolles, Nivirit, Guerbanaco, Crechlénc’h ou Rospollen à votre choix, L’espèce n’est point rare, en Bretagne, de ces manoirs comme celui où nous venons de pénétrer sans autre cérémonie et il faut convenir aussi que ce sont les plus élémentaires manoirs du monde. Grâces soient rendues à la modestie de leur architecture, à leur éloignement des grandes routes, aux bois qui les enveloppent, aux longues solitudes qui les gardent : par ainsi Joanne les ignora et leur fut assuré le silence du guide Conti ! Bâtis d’ordinaire au XVIe siècle, ils se composent uniment d’un grand corps de logis dont la cage d’escalier s’arrondit en tourelle et que précède une cour au porche monumental. Cette tourelle et ce porche, ne leur demandez point d’autre ornement. Mais, s’ils ne voulaient point dire richesse, porche et tourelle étaient signes de noblesse jadis. Les gentilshommes qui vivaient là étaient des cadets de famille, qui, plutôt que de monter derrière les carrosses du roi ou de quémander un bénéfice, avaient mieux aimé demeurer sur leurs terres et les exploiter de leurs mains. « Te voilà donc valet, mon petit cousin ? » disait l’un d’eux à un jeune homme qui venait d’entrer dans les pages. L’indépendance, avec la médiocrité, leur paraissait un sort plus enviable, plus digne surtout. Ils allaient aux champs l’épée au côté et, pour conduire leur charrue, déposaient cette épée contre une souche et la reprenaient ensuite. Ils conservaient leurs bancs à l’église et mettaient des gants le dimanche. Une fois tous les deux ans, on les voyait qui se rendaient à petites marches aux États de Bretagne, où leurs bidets jaunes, leurs costumes gothiques, la fierté singulière dont ils relevaient leur mince équipement les avaient fait surnommer les Épées de fer. Dans les gentilshommières où ils se terraient le reste du temps, leur vie n’était pas différente de celle des simples fermiers ; ils se nourrissaient de bouillie et de lard ; beaucoup n’avaient même pas dans leur mobilier cette tapisserie de Bergame, dont parle Cambry, ni ce vieux fauteuil à personnages « fabriqué sous le roi Salomon ». Et souvent l’habit des États à grandes basques et à boutonnières de fil d’or qu’ils endossaient pour se rendre à Rennes venait de leur trisaïeul et le montrait surabondamment à ses manches élimées. Déjà bien diminués, bien réduits à la fin du XVIIIe siècle, la Révolution porta le dernier coup aux gentilshommes-laboureurs. Ils n’avaient que leur manoir et leurs champs, très peu d’argent liquide : ceux qui n’émigrèrent pas se jetèrent dans la chouannerie. Quand les Bourbons revinrent, leur patrimoine, confisqué par la nation, avait glissé en d’autres mains. Trop fiers pour mendier, ils n’encombrèrent point les guichets de Versailles et se firent journaliers ou paysans. Mais ils conservaient encore la fierté de leur sang. Dans une enquête de 1828 ou 1829, citée par le président Habasque, le commissaire-enquêteur venait d’écrire les nom et prénoms de Jean-Baptiste Kerénor.

— Votre métier ? demanda-t-il au comparant.

— Batelier.

Et comme le greffier se disposait à écrire :

— Monsieur, lui dit alors le comparant, ajoutez, s’il vous plaît, écuyer. Ce titre est le mien ; il fut celui de mes pères, et c’est le seul héritage qu’ils m’aient transmis.

L’histoire du batelier d’Habasque est l’histoire de la plupart des gentilshommes-laboureurs au commencement du XIXe siècle : les manoirs de ces pauvres gens passèrent, sous la Révolution, à des tenanciers de leur entourage qui les prirent en ferme des bourgeois de la ville, grands acquéreurs de biens nationaux. Par son chef, procureur-syndic de la commune, la famille H., qui ne songeait pas encore à la particule, en acquit de la sorte une quinzaine dans le seul arrondissement de Lannion. Vraie déchéance, pire que la ruine, pour ces vieilles pierres sans prétention, de style rude, mais que blasonnait du moins l’écu d’un gentilhomme ! Leur histoire était close si, par accoutumance, respect du passé, les paysans qui les avaient prises en ferme n’y avaient religieusement maintenu les traditions établies par leurs premiers maîtres. De nos jours encore, ce sont les vrais foyers de la vie bretonne. La girouette du toit est tombée, le porche s’effondre ; mais, le soir venu, à l’intérieur de la vaste salle qui sert de cuisine, de réfectoire et d’atelier, vous retrouverez, comme au temps du bon Noël du Fail, qui écrivait en 1535, le maître du logis, le penn-ti, calé dans son grand fauteuil de chêne et « teillant du chanvre ou racoutrant ses bottes », sa femme en face de lui qui file au rouet, « le reste de la famille ouvrant chacun en son office, les uns adoubant les courroies de leurs fléaux, les autres brûlant harts pour lier l’aixeul[2] de la charrette ou faisant une verge de fouet de néflier ou meslier », cependant qu’un pèlerin de passage ou quelque barde-mendiant, accueilli sans murmure au foyer de l’hôte, entame, pour payer son écot, un cantique ou un conte « du temps que les bêtes parlaient, comme du renard qui dérobait le poisson, de Mélusine, du loup garou, du moine bourru, des fées » qu’on rencontre parfois après vêpre et qu’on voit danser près des fontaines « au son d’une belle vèze couverte de cuir rouge ». Vous pouvez lire cette petite scène tout au long dans les Facéties du bon seigneur, et le curieux, c’est que la scène est d’aujourd’hui comme d’il y a trois cents ans. Le regretté Luzel, qui naquit dans un de ces manoirs hospitaliers de Bretagne, à Keranborgne, près de Plouaret, n’a pas trouvé d’autres traits pour peindre les veillées du temps présent :

« Voici le grand foyer ; là était le fauteuil de mon père. — Chaque nuit, pendant l’hiver, on faisait un grand feu. — Les valets se rangeaient autour pour fumer, — parler de leurs travaux et sécher leurs habits.

« Car durant tout le jour, sous la pluie ou sous la neige, — ils avaient ensemencé la terre de froment et d’avoine. — La force du feu désengourdissait alors peu à peu — les membres glacés et aussi les langues.

« Et l’on s’entretenait des travaux de la terre, — des chevaux, des vaches, des étoiles et de la lune ! — La grande lande était très pénible à sillonner ; — la vache mouchetée avait vêlé ; Maugis était un bon cheval.

« Les servantes étaient derrière, au bas de l’appartement, — assises à filer près de leurs rouets. — Soudain, quelqu’un chantait d’une voix claire — un cantique pitoyable ou une gaie chansonnette.

« Et aussitôt les hommes gardaient un silence profond, — pour bien écouter le gwerz ou la sône — où un clerc nous dit sa douleur — d’être délaissé par celle qu’il aime.

« Souvent arrivait, à la nuit close, — un mendiant ambulant, qui demandait asile, — trempé par la pluie, les membres glacés, — fatigué, affamé et venant de l’Argoët[3].

« Et, quand il avait soupe, il s’approchait du feu, — bien accueilli par nous tous, grands et petits, — et il chantait alors gwerz et sônes, — et il contait des contes et toutes sortes de merveilles ».

Vous savez maintenant, tout aussi bien que Noël du Fail et Luzel, qui nous ont fourni le décor et les personnages, ce qu’est une veillée dans un manoir breton. L’exquise bonhomie de nos hôtes a dissipé sans doute vos dernières préventions ; pour les chasser tout à fait, il n’est que de prendre une escabelle et de vous approcher de l’âtre. Les grâces sont dites ; le maître du logis, après s’être assuré que son premier valet avait entouré soigneusement d’un bouchon de paille chacun des arbres du verger, puis qu’il en avait frappé les branches avec le karzprenn[4]précaution indispensable, le soir de Noël, si l’on veut « obtenir profusion de fruits dans l’année », — s’est installé solidement dans son fauteuil de chêne massif. Il a tiré de son gilet sa petite pipe en terre de Morlaix, l’a bourrée du pouce et de l’ongle avec du tabac-carotte haché menu et qui, s’il demande une aspiration de machine pneumatique, se consume moitié moins vite que le scaferlati ordinaire. Un tison, au bout d’une pince à ressort, lui servit d’allumette. Deux ou trois bouffées, un jet de salive : bon ! nous y sommes, et le penn-ti s’est tourné vers sa fille cadette, récemment sortie de l’école, pour lui faire signe qu’elle pouvait commencer.

Avisant sur le rebord de la croisée un gros livre habillé de basane, l’enfant l’ouvre à la fête du jour : c’est le Buez ar Zent, la Vie des Saints qui, avec le Kompod-deiz[5], un recueil de cantiques et deux ou trois mystères imprimés, fait toute la bibliothèque des fermes bretonnes. Pendant ce temps, les autres filles de l’hôte, sa femme, ses fils, ses servantes et ses valets, ont noué le cercle autour du foyer. Ceux-ci tillent du chanvre ; celles-là cousent, filent ou tricotent et tous y vont d’un cœur d’autant plus allègre que, par exception, le produit du labeur de cette nuit est destiné aux indigents.

Au premier son de la messe, d’ailleurs, aiguilles et fuseaux s’arrêteront court. Le repos absolu est de rigueur à Noël. Qui enfreindrait la défense risquerait de le payer cher. Le dicton l’affirme : autant d’heures passées à la besogne le jour de Noël, autant d’années que l’on passera en purgatoire. Il y a bien d’autres dictons encore sur Noël qui nous reviendront en mémoire au cours de cette extraordinaire veillée. Chacun cite le sien. Il semble que les langues les plus retenues d’habitude se délient comme par enchantement : disrevellers, marvaillers[6] font assaut d’éloquence. Les beaux contes qui se content céans ! Tel qui, les autres soirs, se bouchait les oreilles de frayeur pour ne pas entendre une « histoire de revenant » les ouvre toutes grandes à Noël. C’est que, ce soir-là, toute âme est naturellement assurée contre la peur. Dans cette Bretagne, où flotte une impalpable poussière d’ossements et où l’air même qu’on respire a comme un goût de cendre, la croyance générale est qu’on ne voit jamais de spontaiou[7] pendant la nuit de Noël : le Bugel-Noz[8], les Paotred-ar-Sabbat[9], les lavandières de nuit, l’Ankou[10] lui-même, cessent de vaguer par les routes : il n’y a que Dieu et les saints dehors. Même assurance pour les animaux qui dorment dans l’étable, bien gardés, certes, puisqu’on dit qu’un chérubin les abrite de ses ailes. Ils ne songent point que le râtelier est vide. Le jeûne qu’on leur impose sera court, du reste, et, au matin, ils recevront double provende. Ne va-t-on point, dans certaines localités, au Huelgoat, par exemple, jusqu’à faire cuire à leur intention une fournée de pain bis ? Qu’un de ces « chers animaux du bon Dieu » (loenidigou Doue) soit oublié dans la distribution et le « vieux Pol »[11] vous le marque à sa griffe pour le prochain sabbat. — Malloz ru war ar laer ! « Malédiction rouge sur l’écornifleur ! » dit le penn-ti. Et l’assistance, qui ne s’est jamais découvert tant d’audace, de répéter : « Malloz ru ! » Ah ! il en entend de belles, Polie, le soir de Noël ! Joyeusement, sur ses hauts chenêts en fer forgé, la bûche flambe et crépite : on l’a fait bénir au préalable par M. le recteur ou son « sacriste », avec le buis saint précieusement conservé de la messe des Rameaux. Tous les foyers de Bretagne pour la circonstance, ceux même qu’on n’alimente d’habitude que de bouses de vaches ou de goémons sèches, se chauffent au feu de bois. Longtemps à l’avance vous voyez les pauvresses glisser dans les taillis où le long des fossés, en quête de cette souche morte, kef Nedelek, la bûche de Noël, dont les braises refroidies possèdent de mystérieuses vertus : soous les lits, on prétend qu’elles éloignent le tonnerre ; au coin du foyer, qu’elles préservent la maison de tout danger d’incendie… Devant la bûche, des bols pleins de cidre sucré coupé d’un peu d’eau-de vie (le flip cher aux Bretons) cuisent doucement sur les cendres ; des châtaignes rissolent à côté, et ce serait assez déjà pour remplir agréablement la veillée si une rumeur grossissante, dans la nuit, n’annonçait tout à coup rapproche des chanteurs de la part à Dieu.

« Temps heureux pour les humbles, dit justement le barde Quellien, cette quarantaine qui s’écoule de la Noël à la Chandeleur ! » Il y a peu d’années encore, dans certaines villes comme Morlaix et Lesneven, on les voyait errer de rue en rue, flanqués d’une haridelle et criant l’antique Aguilané, altération de Guin an eit (le blé germe) ou, suivant d’autres, d’Acquit l’an neuf, dont le sens est plus aisé à entendre. À Landerneau, ils se faisaient précéder d’un des leurs, travesti pour la circonstance en massier et qui brandissait une manière de bâton de commandement semblable à nos petits balais de carnaval. L’Aguilané poussé d’une voix forte, un dialogue s’établissait entre le chef de la bande et les gens du logis. Vous en trouverez un spécimen tout à fait gracieux dans le Barzaz Breiz de la Villemarqué. Mais cet usage s’est perdu dans les villes comme dans les campagnes, sauf peut-être en quelques bourgs des Montagnes-Noires et de l’Arrhée finistérien. Perdu également, celui des mystères joués au crépuscule dans une grange éclairée de mauvais suifs et qui représentaient la Nativité de Jésus. Les mendiants-chanteurs d’aujourd’hui n’ont plus de cheval ni de massier ; ils n’engagent plus de dialogue avec les gens. Clopin-clopant, traînant leurs infirmités de porte en porte, ils s’en viennent isolément ou par petits groupes, n’ayant gardé de leur antique cérémonial qu’une branche d’aubépine enrubannée et le gwertz qu’ils psalmodient avant de gratter à l’huis. J’ai essayé, jadis, de fondre ensemble deux ou trois de ces cantiques, en les ornant de rimes plus millionnaires peut-être qu’il n’était nécessaire, mais en tâchant de leur conserver du moins cette fleur de naïveté qu’on ne trouve qu’aux compositions populaires :

Salut et joie à ceux d’ici !
Congédiez votre souci,
Maîtres, serviteurs et servantes.
Femmes, c’est assez de travaux :
Pendez au mur les échevaux
De laine et de chanvre nouveaux ;
Arrêtez-vous, ô mains savantes !

Jésus est né ! Jésus est né !
Ô jour à jamais fortuné !
Chrétiens, en ce jour délectable,
Est-il quelqu’un, prince ou manant,
Qui ne tressaille en apprenant
Que l’Homme-Dieu, minuit sonnant,
Est descendu dans une étable ?

Nous sommes pauvres comme lui ;
Mais sur nous son étoile a lui,
Si douce qu’il n’en faut plus d’autres !
Nos houseaux sont tout décousus.
Ah ! que de maux nous avons eus !
Mais c’est parmi nous que Jésus
Élira demain ses apôtres.

Chrétiens de l’Arvor, bonnes gens,
Il faut aider les indigents.
Nous ne demandons pas grand’chose :
Un peu de lard, un peu de pain,
Trois noyaux avec un pépin,
Et, pour fleurir notre aubépin,
Un bout de ruban vert ou rose.

Jésus en échange, Chrétiens,
Vous accordera pour soutiens
Trois garçons à mine prospère :
L’un sera pape et l’autre roi,
Et, quant au troisième, je croi
Qu’à défaut de galons d’orfroi
Il aura les yeux de son père.

Certains détails du gwerz peuvent sembler bizarres. Que veulent dire ces pépins et ces noyaux ? Est-ce le symbole de la germination prochaine ou tout simplement une allusion à ce petit jeu de société qui consiste à remuer dans une main fermée un noyau ou un pépin pour savoir de quel côté penche le cœur d’un jeune homme ou d’une jeune fille ? Noël, d’ailleurs, abonde en divertissements et en plaisirs de toutes sortes. Après les mendiants-chanteurs, voici les petits pèlerins. Une baguette de saule écorcée aux doigts, ils frappent à la porte pour réclamer leur kuignaouank :

Kuignaouik a kuignaouank,
Leiz ma sac’h a bara !
   Kuign ! Kuign !
Man ma sac’h e pign !

Ce qui veut dire ou à peu près : « Ma part, ma bonne part ! Plein mon sac de pain ! Des cuigns ! des cuigns ! Mon sac est pendu ici. » Et, de fait, leur sac ne tarde pas à s’emplir, non de pain seulement, mais encore de ces cuigns appétissants, galettes rondes et dures de fine farine, de beurre et de raisins secs, qui sont la friandise de Noël. Ces gâteaux noëlesques, je le confesse tout bas, ne sont point une spécialité armoricaine. On les retrouve, et presque sous le même nom, dans les cuignoux, cuignols, cuignets, sortes de tartes aux pommes en forme de croissants allongés dont les cabaretiers picards régalent leur clientèle dans les quenioles de la Flandre française, où sont encadrés de petits Jésus en sucre, dans les kerskœken de la Flandre flamingante que décore l’image du sanglier national (sus celticus), voire dans les cagneux lorrains, les cochelins Orléanais, les hôlais d’Argentan les cornabœux berrichons, les bourrettes de Valogne les cochenilles de Chartres, les aiguilans de Vierzon et les apognes de Nevers

Un tintement de cloche sur la lande : il est temps, de s’apprêter. Le penn-ti donne le signal en se levant de son fauteuil ; les garçons allument les lanternes de corne ; les femmes chaussent leurs galoches et toute la maisonnée s’ébranle dans la direction de l’église. Que la nuit est noire !… Tant mieux ! Plus les ténèbres sont denses, plus l’année, dit-on, sera riche en sarrazin :

Pell-gent du,
Blavez ed du.

« Messe de minuit noire, année de blé noir ». Noyé d’ombre jusqu’à mi-corps, l’énorme vaisseau paroissial, sur la hauteur, fait feu de toutes ses verrières. L’office commence ; les chants éclatent ; l’encens monte en odorantes volutes. L’église maintenant est comme un grand jardin mystique ou s’épanouit l’âme de la chrétienté bretonne. Mais l’instant suprême, la minute de bonheur idéal, c’est à l’Élévation. Beaux yeux des femmes, cernés de langueur, humides encore des voluptueuses délices de leur anéantissement en Jésus, qui saurait jamais vous oublier ! Ni l’Ascension ni Pâques n’ont des voluptés comparables. Et quel recueillement chez les hommes, ceux-ci debout, les bras croisés ou les deux mains dans leur gouriz[12] de toile rayée ! Comme ils ont conscience de l’exceptionnelle gravité du drame liturgique qui se déroule ! Comme ils savent de science certaine que, pendant cette messe sacrée, la création tout entière n’est qu’un miracle vivant ! Interrogez-les : jeunes et vieux vous certifieront que, durant l’élévation, l’eau des puits et des fontaines se change en gwin-ardent ; ils vous diront que, si un homme avait le courage de se blottir au fond du reliquaire entre l’évangile et le Credo, il ne tarderait pas avoir venir à lui le dernier décédé de l’année ; ils vous diront que toutes ces pierres levées qui hérissent le sol de Bretagne, menhirs, peulvans, dolmens, cromlec’hs, etc., quittent au même moment leur alignement séculaire et courent s’abreuver à longs traits dans la mer et dans les fleuves voisins ; ils vous diront qu’au Sanctus une chandelle s’allume partout où des richesses sont cachées, mais que, pour s’emparer de ces richesses, il faut avoir sur soi l’herbe d’or ou sélage qu’on cueille pieds nus, en chemise et en état de grâce ; ils vous diront qu’au premier coup de minuit la mer se retire au loin et que les villes englouties par elle, Is, Tolente, Occismor, Sichor, Manathias, ressuscitent soudainement dans leur ancienne splendeur.

La « lieue de grève », près de Saint-Michel, passe pour recéler sous ses sables une de ces cités endormies. Elle s’appelait Lexobie et s’étendait, croit-on, depuis les Triagoz, banc de récifs qui se dit encore en breton Treoger (le bas de la ville, pour Traou ou Traon-ger peut-être), jusqu’à un second banc d’écueils qui ferme l’entrée de Locquirec et qu’on nomme Keinger (le dos ou le haut de la ville). Or, sept lieues de mer séparent Keinger de Treoger ! Lexobie remonte sur l’eau une fois par an, à Noël ; mais rares sont ceux qui l’ont vue et plus rares encore ceux qui ont franchi son enceinte. Il paraît néanmoins qu’il se trouva un homme plus audacieux que les autres pour essayer de tenter la chance et de pénétrer, au coup de minuit, dans cette ville prodigieuse. Il s’appelait Périk Scoarn et il voulait être riche, nous dit Jollivet, afin d’avoir, comme les nobles, un banc garni de cuir rouge à l’église et de pouvoir conduire aux pardons les belles pennérez assises sur la croupe de son cheval et les bras noués autour de sa taille. Il se rendit donc à l’heure prescrite près de la croix qui garde les sables mouvants de Leo-Drez. Le premier coup de minuit tinte : la mer recule et il surgit à sa place un palais d’une incomparable beauté. Périk se précipite. Il sait que le temps presse et que, sous peine d’être englouti dans les sables, il lui faut avoir repassé le seuil du palais avant le douzième coup de minuit. Dans la première chambre où il pénètre, il y a des bahuts pleins d’argent ; dans la seconde de l’or ; dans la troisième des perles ; dans la quatrième des diamants : à la bonne heure ! Périk Scoarn se penche pour en bourrer ses poches ; mais, brusquement, douze jeunes filles sont entrées, si belles à voir toutes les douze que Périk Scoarn en oublie ce qu’il est venu faire et qu’il demeure en extase devant elles… Le dernier coup de minuit tinte : Périk Scoarn était toujours en contemplation devant les douze merveilles… Et c’est pourquoi, au matin, on retrouva son cadavre sur la grève…

Que la triste fin de Périk Scoarn nous serve de leçon ! En vérité, mes amis, mieux vaut du cœur et des lèvres renoncer aux richesses défendues et ne pas quitter l’église, pendant la messe de minuit, pour courir les aventures. Tout à l’heure, du reste, le réveillon battra son plein. On reprendra d’un cœur gai la route du vieux manoir. Jadis, du temps qu’il y avait encore des servitudes féodales, la fin de la messe de minuit était l’occasion de cérémonies singulières. À Coëtmen, par exemple, après le dernier évangile la fabrique devait une poule blanche au seigneur du Tronchais ; le comte de Rays, si j’en crois M. de l’Estourbeillon, avait les mêmes droits à Goudelin sur un coq blanc : cette volaille, les ailes liées, lui était offerte en grande pompe sur la balustrade qui séparait le chœur de sa chapelle privative. Bouffonnerie, direz-vous. Mais les libertés ne tirent point à conséquence que prennent les simples de cœur avec les choses de la religion. Je vois encore qu’en beaucoup de châteaux les tenanciers, après avoir fourni et « apposé » eux-mêmes au foyer du seigneur la bûche ou tison de Noël, devaient « hucher » par trois fois en son honneur. Ces coutumes ont disparu avec l’ancien régime. Ne nous en exagérons pas l’esprit de servilité. Il est constant tout au moins qu’en Bretagne le paysan, respectueux de la hiérarchie féodale, vivait cependant avec son seigneur dans une familiarité de relations qu’on ne connaît pas toujours au XIXe siècle de patron à salarié. Les repas se prenaient en commun, et c’est encore l’habitude chez les fermiers du bas-pays qui reçoivent les domestiques à leur table. La vraie égalité est là ; mais elle n’apparaît jamais mieux qu’au cours de cette bienheureuse vigile. Devant le foyer, à la maigre lueur des suifs fichés dans leurs grands chandeliers de fer blanc, sous les côtes de lard jaune et les vessies d’oing pendues aux solives, maîtres et serviteurs hument à plein gosier le cidre chaud qui fait « passer » les massives crêpes de sarrazin et les lourdes tranches de fars-breset[13]. La joie met une flamme dans les yeux des plus cassés ; mais les morts ne seront pas oubliés pour cela.

Ils ont leur place, en Bretagne, dans toutes les cérémonies domestiques. Sur les tables desservies, tandis que les convives regagnent leurs lits-clos, leur part est réservée et l’on dit que les pauvres âmes, déliées après la messe de leur attente nocturne, viennent goûter à ces tables l’illusion d’un recommencement d’existence. Une fois dans l’année, et c’est justement à Noël, leurs tourments cessent ; les flammes du Purgatoire s’éteignent ; un sourire passe sur le monde. Mais quels miracles ne s’accomplissent point pendant cette nuit sacrée ? Cette nuit-là, par exception, aucun animal ne dort, sauf le serpent. Le coq chante à toutes les heures, et certains animaux même — le bœuf et l’âne — vaticinent dans la langue de l’homme. C’est pourquoi il ne convient pas d’entrer dans les étables pendant la veillée de Noël. Nul ne doit chercher à pénétrer l’avenir ou bien il lui en cuira, comme à cet incrédule d’Arzur, dont Luzel nous a conté la légende, qui se cacha dans son étable pour surprendre le secret de ses aumailles. Or il arriva que le bœuf roux disait au bœuf noir :

— Que ferons-nous demain, mon frère ?

— Demain, répondit l’autre, nous porterons au cimetière de la paroisse le corps d’Arzur, le pauvre Arzur, le curieux et l’indiscret, l’incrédule et l’impie qui est en train de nous écouter.

— Nous porterons en terre le corps d’Azur, reprirent les aumailles en chœur.

Arzur s’évada de l’étable comme il put, la tête en feu, et alla rouler dans le premier fossé qui s’ouvrit sous ses pieds. Fut-ce la frayeur ou le froid de la nuit ? Il est malaisé de le dire ; mais le fait est qu’on le trouva mort au matin et que, le soir même, ses bœufs le conduisirent au cimetière.

Décidément cette nuit de Noël n’est qu’une succession de merveilles. C’est si bien la nuit sainte pour les Bretons qu’ils croient que la Vierge et Jésus, sous la conduite de saint Christophe ou de quelque autre saint renommé jadis pour la vigueur de ses muscles, se promènent sur les routes pour s’enquérir des besoins de leur peuple. Et ils ont beau s’habiller comme les paysans qu’ils visitent, la clarté qui émane d’eux a vite fait de trahir leur incognito. Je n’ignore pas ce qu’on dit des Bretons et qu’une certaine école les traite couramment d’hallucinés. Mais si le monde était composé d’aveugles et qu’il y eut seulement parmi eux quelques clairvoyants, la majorité des aveugles traiterait aussi ces clairvoyants d’hallucinés. Heureux — plutôt les fils de la nuante et vaporeuse Alklutha ! Ils ne sont pas comme nous les prisonniers des apparences ; le surnaturel les enveloppe et les baigne de ses ondes enchantées. C’est leur véritable atmosphère. Tout leur est symbole dans la vie et ils savent d’intuition, comme Hamlet, qu’il y a dans le ciel et sur la terre plus de choses que n’en peut rêver notre philosophie.



  1. Conférence faite à l’Athénée Saint-Germain pour l’exposition bretonne organisée par la société La Bretagne (1898).
  2. Essieu
  3. On divise souvent (v. la note de la p. 3) la Bretagne en Armor (pays de la mer) et Argoët ou Argoat (pays du bois).
  4. « Le plus terrible épouvantail des esprits de la nuit, dit M. Sauvé. C’est la petite fourche en bois dont se servent les cultivateurs bretons pour débarrasser le soc de la charrue du fumier et de la terre qui s’y attachent. »
  5. Calendrier.
  6. Le disreveller est le conteur de légendes merveilleuses ; le marvailler de récits humoristiques.
  7. Esprits d’épouvante.
  8. Littéralement : l’enfant de nuit, monstre particulièrement redouté qui attire les passants attardés et trompés par ses vagissements lamentables.
  9. Littéralement garçons du sabbat, sortes de lutins.
  10. Personnification de la mort.
  11. Surnom familier du diable.
  12. Large et longue ceinture qui fait trois ou quatre fois le tour du corps.
  13. Gâteau de farine, de pruneaux et d’œufs.