L’Âme bretonne série 1/Au cœur de la Race - Les Saints



LES SAINTS


On ne compte plus les saints d’origine celtique ; ils sont aussi nombreux que les sables de la mer. Tels d’entre eux, mariés et pères de famille, font souche de fils et de filles qui tous deviennent saints comme leur père. Il en est de si vieux dans le tas que leur légende s’est perdue en route ; on ne sait même plus leur sexe, par exemple Brangualabre, Budmaile, Icaguale, etc., cités dans le missel de saint Vougay. Il en est, comme saint Josse, qui sont honorés sous des noms si différents que l’identification devient parfois très délicate : un celtiste de profession reconnaîtrait seul le même saint dans Judoc, Juhel, Huec, Uzec et Widebote. Quelques-uns enfin — et ce n’est pas le moins surprenant de l’affaire — sont de simples mécréants que la voix populaire semble avoir béatifiés contre et malgré l’église : ainsi saint Connec, qui donne son nom à une paroisse des Côtes-du-Nord et qui n’est autre, vraisemblablement[1], que Thomas Connect, prédicateur breton de l’ordre des Carmes, brûlé à Rome par la T. S. Inquisition comme hérétique, relaps et partisan du mariage des prêtres.

Bien entendu, Rome se tait sur ces envahissants personnages qui déborderaient tous les calendriers : les tolère seulement, par prudence et condescendance tout ensemble et aussi parce qu’ils sont antérieurs pour la plupart au XVIIe siècle et que la papauté ne s’était point encore prévalue de son droit exclusif à prononcer les canonisations[2]. Les évêques y prétendaient et en usaient fort librement jusque-là. Le peuple, au besoin, leur forçait la main : Vox populi, vox Dei. En fait, de tous les saints bretons, il n’y a guère que trois : saint Yves, saint Vincent et saint Guillaume dont les papiers soient complètement en règle, la canonisation régulière et valable. Albert Le Grand le reconnaissait quand il disait, à propos de leurs confrères, que les noms de « plusieurs d’iceux, bien qu’escrits au livre de Vie, ne se trouvent dans nos martyrologes et calendriers ». Ils ne se trouvent même pas tous dans son propre recueil, malgré l’ampleur qu’il lui donna et quoique Missirien, dans la seconde édition, l’ait renforcé des vies de saint Béat, de saint Colomban, de saint Marconi, de sainte Osmane, de saint Paterne, de saint René, de saint Secondel, de saint Hélier, du B. F. Jean, de saint Samson et de saint Bieuzy. Une troisième édition s’enrichit de cinq nouvelles notices sur saint Guingaloc, saint Jacut, le B. Robert d’Arbrissel, le B. Pierre Quintin et Mgr de Queriolet. Mais ni cet énigmatique saint Utel dont l’abbé Piéderrière n’a pu déchiffrer qu’imparfaitement la biographie, ni cette vague et lointaine bienheureuse du propre de Ploujean, sainte Housdebede, que l’amiral Fleuriot de Langle identifiait sans plus de façon avec Usopati, l’amant de l’Aurore des mythes hindous, ni saint Herbot, saint Beuzec, saint Tudi, saint Cornély, chantés par Brizeux, ni saint Jorhand, saint Envel et saint Pever, que Sigismond Ropartz et l’abbé de Garaby tirèrent de l’ombre où ils descendaient, ni davantage la plupart des saints et saintes qui figurent au calendrier breton de M. René Kerviler, n’ont pu trouver place dans le livre du P. Albert. Et que d’autres bienheureux encore, dont les oratoires et les chapelles fleurissent par milliers la terre de Bretagne : sainte Cérotte, sainte Achée, sainte Lallac, sainte Landouenne, sainte Tugdonie, sainte Tinevel, saint Ciferian, saint Yvi, saint Mieu, saint Lévias, saint Maudan, saint Congar, saint Biabile, saint Gorbase, saint Launeuc, saint Bergat, saint Raven, saint Langui, saint Ourzal, saint Iguinou, saint Vellé, saint Isis, saint Idunet, etc., et dont le P. Albert n’a point traité ou qu’il n’a fait que nommer en passant ! Son livre est moins une histoire des saints bretons qu’un choix des vies de ces saints.

Mais, si incomplet et confus par endroits, que ce livre a de charme encore ! Il n’en est point de son genre qui lui soit comparable et c’est aussi bien que l’onction, la naïveté et la grâce du narrateur sont choses presque uniques pour le temps. Je ne vois que saint François de Sales qui puisse être rapproché du P. Albert Le Grand. C’est, en plein XVIIe siècle, la même langue légèrement et délicieusement archaïque, non peut-être sans quelque manière, çà et là, et des subtilités où perce un peu du théologien. Mais ce qui n’est en propre que chez le P. Albert, c’est un enthousiasme, une ferveur de patriotisme absolument inconnus jusqu’à lui. « Son livre, dit avec beaucoup de raison Guillaume Le Jean, est le poème de la colonisation bretonne depuis le premier Conan jusqu’au dernier des Salomon, depuis l’aube de l’invasion kimrique jusqu’à la sanglante nuit de l’éruption dano-normande. » Un poème, oui, mais avec tout le vaporeux, les lointains, l’au-delà qui manquent à nos sèches épopées françaises. Ce petit moine armoricain, tout échauffé et vibrant des prouesses qu’il vient de revivre en compagnie des Frœcan, des Grallon et des Judicaël, se baigne avec délices dans « le clair-obscur de la légende ». Il n’est jamais si à l’aise que dans le merveilleux : ce lui est une Jouvence dont il sort comme spiritualisé, dégagé des lois de la pesanteur, affranchi de toutes les contingences qui pèsent si durement sur nos pauvres natures mortelles. Son style même, pour embarrassé qu’il soit de conjonctions et d’incidentes, y gagne tout à coup une transparence de tissu admirable : il semble qu’on voie l’âme du bon moine au travers. Mais qui le connaît hors des marches de Bretagne ? Et, tout de même, je pense qu’on n’a point assez rendu justice, en France, à des qualités si éminentes et qui auraient mérité qu’on s’y arrêtât. Comme écrivain, Albert Le Grand m’apparaît à mi-chemin, dans la littérature du XVIIe siècle, entre l’auteur de l’Introduction à la vie dévote et celui de l’Explication des maximes des Saints ; Breton, il nous est une manière d’Hérodote chrétien : ce qu’il y avait encore de poétique dans la prose du neveu de Panyasis, on le retrouve dans la prose du P. Albert, comme on retrouve chez lui cette curiosité patriotique et ce souci des origines qui signalaient le premier historien grec.


I


Le R. P. Albert Le Grand de Kerigonval (ou Kerigowal) naquit à Morlaix sur la fin du XVIe siècle. Il appartenait à une famille noble de Bretagne qui avait pour armes d’azur à trois feuilles de trèfle d’argent, deux en chef et une en pointe. On sait peu de choses sur sa vie. Il commença ses études au couvent des Dominicains de Morlaix et les acheva à Rennes, au couvent de Notre-Dame de Bonne-Nouvelle où il prononça ses vœux. Il a conté lui-même, dans son Avertissement au Lecteur comme il fut conduit à écrire la Vie des Saints de Bretagne :

« La principale fin des Frères prédicateurs, dit-il, estant de procurer le salut des âmes par le moyen de la prédication et sentant mon humeur incliner à cette fonction apostolique, je commençay, peu de temps après ma profession, à recueillir de mes lectures ce que je rencontrois de matière propre à cet effet, pour m’en servir lorsque l’âge, la capacité et le commandement de mes supérieurs le permettroient. Quelques années après mon obédience reçeue pour le couvent de Morlaix, lieu de ma naissance, et destiné pour faire les questes ordinaires par les paroisses de l’évesché de Léon, je fus curieux de m’enquérir des vies des saints Patrons d’icelle, pendant le séjour que je faisois en chacune, afin d’en pouvoir dire quelque chose en chaire et spécialement aux jours de leurs fêtes. En cette recherche, j’eus avis de nombre d’églises dédiées à Dieu, sous l’invocation et patronage de plusieurs d’iceux, dont les noms, bien qu’escrits au livre de Vie, ne se trouvent dans nos martyrologes et calendriers. Cet avis, redoublant ma curiosité, me fit continuer avec plus de diligence, mesme à visiter les anciens bréviaires imprimez, légendaires[3], martyrologes, manuscrits, offices particuliers et semblables antiquitez desdites églises, et à tirer extraits de la plupart d’iceux. Puis, venant à considérer que je n’estois pour demeurer toujours audit couvent, l’envie me prist d’en faire autant pour les autres éveschez de Bretagne, quand je me trouverois assigné dans quelque monastère de leur territoire ; et Dieu, favorisant mes labeurs, à la prière des saints pour lesquels je travaillois, m’assista si bien de sa Providence qu’en trois ans je devins riche en nombre de mémoires, que je rédigeay, par l’ordre du calendrier, en un petit corps formé ; et l’ayant fait voir à quelques-uns de mes amis curieux, ils me conseillèrent de le faire imprimer et mesme m’en firent presser par gens de qualité relevée et qui avoient pouvoir sur moy. »

Ce « petit corps formé », pour employer l’expression naïve du P. Albert, parut par cahiers, à Nantes, de 1634 à 1636, chez Pierre Doriou. Il ne faisait pas moins d’un volume in-4o de 795 pages et s’ouvrait sur une dédicace à « Messeigneurs des Estats de Bretagne », lesquels en témoignèrent leur satisfaction au couvent du P. Albert par le don d’une bourse de mille livres en or. L’ouvrage n’eut pas moins de succès près du public[4] ; quelques années suffirent pour en épuiser l’édition et le P. Albert dut songer à en préparer une seconde. Il y travaillait, quand la mort le surprit aux environs de l’année 1644. Le P. Albert avait fait paraître dans l’intervalle (1640) une Vie de saint Budoc, qui devait prendre rang dans la nouvelle édition de sa Vie des Saints de Bretagne. Elle fut recueillie, quelques années après sa mort, par les soins de Gui Autret, seigneur de Missirien[5], lequel publia en 1659, à Rennes, chez Jean Vatar, une édition revue, corrigée et augmentée de l’ouvrage d’Albert Le Grand. Une troisième édition, grossie de quelques nouvelles biographies édifiantes, parut chez le même imprimeur en 1680 et c’est cette édition que Miorcec de Kerdanet reproduisit textuellement en 1837, à Brest, chez P. Anner et fils, éditeurs, et à Paris, chez Isidore Pesron, libraire, sous la forme d’un volume in-4o de 830 pages. Les vies des saints y ont été revues par Mgr Graveran, alors chanoine honoraire et curé de Brest. Des notes et des observations, très abondantes, mais témoignant quelquefois d’une érudition plus empressée que scrupuleuse, accompagnent le texte de l’hagiographe breton. Quelques additions, telles que l’Histoire des églises et chapelles de Notre-Dame en l’évêché de Léon du R. P. Le Pennec, l’histoire miraculeuse de la canne de Montfort dans le pays de Saint-Méen, par le R. P. Candide de Saint-Pierre, et la Notice archéologique sur l’église de Notre-Dame du Folgoat, par Miorcec de Kerdanet, ajoutent encore à la valeur de cette édition, la dernière qu’on ait faite du livre d’Albert Le Grand, la meilleure aussi, mais qui est malheureusement devenue, comme les précédentes, de la plus grande rareté[6].

Le livre du P. Albert, salué à son apparition d’un applaudissement unanime, ne rencontra de détracteurs qu’au siècle suivant et chez les Bénédictins. On lui reprocha de manquer de critique, d’accepter toutes les sortes de faits sans les contrôler. Le savant Lobineau, qui publia lui-même une Vie des Saints bretons, alla jusqu’à dire que l’ouvrage de son prédécesseur était « bien moins propre à édifier les fidèles qu’à réjouir les libertins ». À quoi dom Morice répliqua fort judicieusement que tel n’avait pu être « le but d’Albert Le Grand, qui avait beaucoup de piété et de religion ». Mais il concédait que le P. Albert s’était montré « un peu trop crédule » et avait manqué de l’érudition nécessaire pour discerner le vrai du faux. »

Nous le prenons d’autre sorte aujourd’hui avec le bon hagiographe[7]. Loin que nous lui reprochions de s’être montré trop crédule (encore y aurait-il bien à dire sur cette prétendue crédulité qui n’est qu’une soumission volontaire à son sujet), nous lui savons gré de ne s’en être point tenu aux récits manuscrits ou imprimés des bréviaires, légendaires et martyrologes et d’avoir recouru à la tradition orale toutes les fois qu’il le pouvait faire. Au temps où vivait Albert, la science du folk-lore était encore dans les limbes. Il est curieux cependant que, de nos jours, un Lang ou un Luzel n’en agirait pas autrement avec son sujet que ne le fit Albert et qu’ayant à s’enquérir après lui du fonds légendaire ou mythique de ces vies des saints bretons il recourrait aux mêmes sources et ne mettrait pas un plus grand soin à les indiquer. Le P. Albert, inconsciemment ou non, est le premier en date de nos folk-loristes.


II


Mais qu’est-ce donc au juste que ces saints bretons, inconnus dans le reste de la chrétienté et qui eussent suffi, en dehors d’elle, pour constituer une église militante et une église triomphante ? M. Louis de Carné a voulu voir dans les plus anciens de vieux druides désabusés ou des disciples du druidisme nourris dans les collèges de Rhuys, de Calonnèse, d’Uxantis (la moderne Ouessant) et qui introduisirent dans le christianisme les formules mystérieuses de leur ancienne religion. Il explique ainsi l’infinie variété des œuvres théurgiques et thaumaturgiques que les hagiographes bretons prêtent avec tant de complaisance aux premiers apôtres de la foi chrétienne en Bretagne.

Hypothèse fort contestable. Ce n’est point chez ces saints apôtres, mais dans la conscience populaire que le naturalisme celtique avait poussé des racines profondes. C’est elle dont le sourd travail d’élaboration transforma peu à peu les doctrines et les œuvres et les pénétra de merveilleux. Bien avant les grands travaux de l’érudition moderne et quand nos origines étaient encore sous le boisseau, il suffisait de s’en rapporter aux Bénédictins et aux Bollandistes, voire au naïf, mais sincère Albert Le Grand, pour s’apercevoir que les trois quarts de ces saints Bretons nous venaient en droit fil de la Cornouaille anglaise, de la Cambrie ou de l’Irlande. M. de Carné ne le nie point, d’ailleurs. Il se souvient du mot d’Albert Le Grand : « Ce sont les moines irois qui ont versé l’eau du baptême sur la tête des Armoricains » ; il rappelle les liens mystiques qui unissaient autrefois la Bretagne et l’Irlande et qui font qu’aujourd’hui encore il y a dans l’expression morale des deux peuples je ne sais quelle ressemblance fraternelle. Mais il n’accorde point assez à l’œuvre de christianisation des missionnaires cornouaillais, cambriens et irois et, pour un Corentin qui se serait assis, dans la forêt de Ploumodiern, sous le grand druide Ah-hir-Bad, il, ne fait point attention que l’enseignement des Bretons insulaires, autrement considérable que celui des derouizion indigènes et renouvelé par des apports incessants, était réputé dans toute la chrétienté occidentale pour sa savante orthodoxie.

Que cette orthodoxie n’ait point pâli avec le temps, qu’elle n’ait subi aucune retouche et qu’on ne puisse distinguer dans la légende qui s’est cristallisée autour de ces saints personnages la forte empreinte de l’imagination celtique, c’est ce que nous n’allons point à prétendre. La Bretagne est le berceau enchanté de toutes les vieilles superstitions. Il en est de délicates et de touchantes ; il en est de terribles. Les vêpres d’Aucaleuc et leur danse naturiste des penn-baz, l’ofern-drantel ou office de trentaine à saint Hervé pour les âmes tombées au pouvoir du démon, la ronde des feux de Saint-Lyphard avec son simulacre de sacrifice humain sur les rochers du Crugo[8], la votion directe ou par procuration à saint Yves de Vérité des ennemis dont on désire la mort, les processions d’épileptiques autour de la chapelle de saint Briac et les « batailles sacrées en l’honneur de saint Gelvest ou Servais, ce sont là, pour n’en citer que quelques-unes, les manifestations regrettables d’une foi toute barbare encore et mal dégagée de sa rude enveloppe primitive. Mais il n’est point que l’influence d’un clergé à la fois conciliant et avisé ne finisse par triompher de ces restes de barbarie. C’est où son action peut s’exercer avec le plus de bonheur et sans se heurter, comme il est arrivé quelquefois, à une résistance de l’esprit national[9].

Tels qu’ils sont, en effet, le Breton tient à ses saints et n’entend point qu’on les supprime ou qu’on leur substitue des saints étrangers. On raconte que la chapelle de Saint-Gonver, dans la paroisse du même nom, ayant été détruite il y a une soixantaine d’années et remplacée par une église dédiée à saint Pierre, les fidèles refusèrent de changer de patron et continueront de célébrer à domicile la fête de leur vieux saint autochtone, laquelle échéait le dernier dimanche de septembre. Le Braz rapporte un fait analogue sur saint Igninou et les paroissiens de Spézet. On en pourrait vraisemblablement citer beaucoup d’autres. Là où le culte du saint local a pu être remplacé sans protestation par celui d’un saint canonique, étranger à la paroisse, c’est presque toujours à la faveur d’une complaisante paronymie. Ainsi, à Saint-Quay, dans la commune de Saint-Brieuc, un simple changement d’écriture a fait de saint Quay ou Ké saint Caïe, lequel fut pape et martyr et présente tous les avantages d’une canonisation régulière[10].

S’il y a un pays qui fasse mentir le proverbe : « Il vaut mieux s’adresser à Dieu qu’à ses saints », c’est bien celui-ci. On dirait que, par un sentiment d’humilité touchante, les Bretons n’osent s’adresser directement à la puissance suprême. Plus familiers avec les saints, ils les chargent volontiers de leurs commissions près du bon Dieu. La Villemarqué raconte qu’il se promenait un jour aux environs de Quimper, un livre à la main, quand il croisa un paysan qui lui dit :

« — C’est la Vie des saints que vous lisez là ? »

« Un peu surpris de l’apostrophe, dit La Villemarqué, je demeurai silencieux, réfléchissant à cette opinion des paysans bretons selon lesquels la Vie des saints est la lecture habituelle de quiconque sait lire et, comme mon interlocuteur réitérait sa demande :

« — Mais oui, lui répondis-je pour entrer dans ses idées, il est quelquefois question des saints dans ce livre.

« — Et quel est celui dont vous lisez la vie ? continua-t-il obstinément.

« Je lui citai au hasard le nom d’un saint quelconque et je crus avoir contenté sa curiosité, mais je n’avais pas satisfait sa foi.

« — Et à quoi est-il-bon ? me demanda-t-il. »

C’est qu’en effet, aux yeux de ce peuple, tout saint doit être « bon » à quelque chose. Vous reconnaissez là l’idée polythéiste, toujours vivante en Bretagne. Au vrai les saints bretons ne sont pas sensiblement différents des petits dieux du paganisme ; ils ont les mêmes attributs, les mêmes fonctions domestiques ; on les honore, on les récompense, on achète leurs faveurs de même sorte. À Saint-Samson-de-Pleumeur et à Saint-Maurice-des-Bois, hommes et femmes vont se frotter contre un grand menhir libidineux dont je ne serais pas en peine de retrouver dans l’histoire l’équivalent détestable. La pierre de Saint-Cado, creusée en forme de lit, guérit les sourds qui s’y couchent ; celle de Lomarec, les enfants atteints de la coqueluche ; celle de Saint-Pabin, les rhumatisants ; celle de Saint-Théodore les fiévreux. La roche branlante de Trégunc, consultée par les maris soupçonneux, doit son surnom de men dogan à la propriété surnaturelle qu’elle possède de suspendre ses oscillations quand les soupçons du mari sont fondés, de les reprendre quand ils manquent de consistance. À Saint-Adrien-de-Baud, on se touche le ventre avec une petite pierre arrondie qui préserve de la colique. À mi-chemin de Lannion et de N.-D. du Yaudet un basalte creusé en forme d’auge est appelé neo ann diskuiz ou l’auge du délassement : si longue soit la course que les pèlerins viennent de fournir et si las soient-ils eux-mêmes de la course, il suffit qu’ils s’étendent un moment dans cette auge pour se relever frais et dispos. À Saint-Nicolas-d’Arzon une vertu particulière s’attache à certains édicules de pierre sèche que les femmes des marins construisent près de l’église, l’entrée du côté du vent, pour obtenir une bonne traversée à leurs maris. Constamment le culte des grandes forces naturelles réapparaît ainsi sous les pratiques les plus humbles. Les fontaines, les arbres, les pierres, le feu ont, dans ce peuple, des dévots inconscients et d’autant plus fidèles. Il y a plus d’un siècle que la chapelle de Saint-Laurent-du-Pouldour est frappée d’interdit, ce qui n’empêche pas les pèlerins d’affluer autour de ce sanctuaire dans la nuit du 9 au 10 août, de ramper vers le four symbolique pratiqué sous l’autel, de se doucher sous l’ajutoir et de lutter sur la garenne à la lueur des cierges consacrés. Je ne sais pas si l’on célèbre encore à la chapelle de Saint-Gwénolé[11] la messe du tu-pé-zu (pile ou face, vie ou mort), ni si l’officiant fait comme autrefois tourner à l’élévation la roue de fortune dont le point d’arrêt marque la volonté du Destin. Mais à Trédarzec, près de Tréguier, saint Yves-de-Vérité n’a jamais été autant invoqué qu’à cette heure. Journellement on lui demande la mort d’un ennemi ; on l’adjure par les mêmes formules mystérieuses dont les sombres Étrusques adjuraient leurs génies infernaux. Le sanctuaire a pu être rasé jusqu’en ses fondements, la statue du terrible saint transportée dans l’église paroissiale, puis reléguée dans un grenier et enfin brocantée à un marchand d’antiquailles : les pèlerinages nocturnes à saint Yves-de-Vérité n’en continuent pas moins comme devant. Au lieu de faire l’adjuration dans la chapelle du saint, on la fait sur l’emplacement de sa chapelle. C’est tout le profit obtenu. Et quelle adjuration ! Il s’agit de prendre l’ancien avocat des pauvres, le doux et pacifique Ervoan Hélouri, pour arbitre entre soi-même et la personne dont on veut se débarrasser. Le pèlerinage doit s’accomplir à pied et de nuit. Il faut s’être muni au préalable d’un jeton spécial (généralement une ancienne monnaie portant l’empreinte d’une croix). Arrivé sur l’emplacement du sanctuaire, le pèlerin s’agenouille, lance trois fois à terre le jeton et dit :

— Tu es le saint chéri de la vérité : je te voue un tel. Si le droit est pour lui, condamne-moi ; mais, si le droit est pour moi, fais qu’il meure dans les délais rigoureusement impartis.

Ces délais sont de neuf mois. La sacrilège cérémonie s’achève par trois pater et trois ave qu’on récite à rebours et en tournant trois fois à reculons autour du sanctuaire. Il ne reste plus qu’à faire ramasser par la personne vouée (goestled) le jeton dont on s’est servi et qu’on placera insidieusement sur sa route.

Qu’une si détestable pratique soit encore vivante en Bretagne à l’aube du XXe siècle, n’est-ce point le plus douloureux des anachronismes ? Mais il ne se passe point de semaine dans le pays de Tréguier qu’on ne croise une personne atteinte d’un mal inexplicable et dont on vous dit : « Elle a été vouée à saint Yves-de-Vérité. » Et il arrive en effet que la suggestion opère, que l’esprit de la personne vouée s’affecte et qu’elle meurt au terme indiqué. Jusqu’en 1882 cependant, la réputation du pèlerinage nocturne à saint Yves-de-Vérité n’était point sortie du petit cercle des traditionnistes[12], quand éclata la dramatique affaire d’Hengoat. Les époux G…, un couple sinistre, pourri de superstition et d’alcool, portaient une haine implacable à leur frère Philippe Omnès ; ils l’accusaient de s’être fait payer deux fois une dette de 150 francs. Après avoir tout mis en œuvre pour se débarrasser du malheureux, les G… recoururent à une « pèlerine par procuration », nommée Catherine Le Corre, âgée de 76 ans et vaguement suspecte de sorcellerie.

— Il faut, lui dit la femme G., que tu ailles trouver saint Yves-de-Vérité. Sa chapelle a été démolie, mais tu n’auras pas de peine à dénicher la statue du saint dans le coin de l’église de Trédarzec où on l’a reléguée. Tu feras l’adjuration comme à l’ordinaire et tu auras cinq francs pour ta commission.

La groac’h partit au crépuscule. Mais l’église était vide : à la suite d’un dernier scandale (son sacristain avait été voué et il était mort dans les neuf mois) le recteur de Trédarzec avait caché la terrible statue dans son grenier. Catherine revint à Hengoat sans avoir pu faire l’adjuration, et c’est alors que les époux G. résolurent de suppléer le saint et de se débarrasser eux-mêmes de leur frère : « Le 2 septembre 1882, dit l’acte d’accusation, deux journaliers qui se rendaient à leur travail aperçurent dans la cour du convenant Guyader un homme pendu, les bras en croix, aux brancards d’une charrette : ils s’approchèrent et reconnurent Philippe Omnès. » L’histoire est d’hier : elle est connue dans les fastes du crime sous le nom d’Affaire du Crucifié d’Hengoat[13].


III


Heureusement que tous les saints bretons ne disposent point d’un pouvoir si étendu ni si redoutable que saint Gwénolé et saint Yves-de-Vérité. Ces deux saints sont des exceptions. Le commun de leurs confrères fait état de « spécialités » plus inoffensives.

Saint Kiriou, par exemple, qu’on honore dans le Léon et à Locquémau, est souverain contre les furoncles : Sant Kiriou, — tad ar goriou, « saint Kiriou, père des furoncles », dit une litanie populaire ; sainte Henora est invoquée contre la fièvre ; saint Thuriaw, contre le mauvais air ; sainte Onenne contre l’hydropisie ; saint Ivy contre les maux de ventre ; saint Brandan contre les ulcères ; saint Loup contre la peur ; saint Dogmaël contre les rhumatismes ; saint Méen contre la gale ; saint Nodez contre les durillons ; saint Urloui contre la goutte ; saint Jugon contre la clavelée. Pour guérir des névralgies, on introduit la tête dans un trou pratiqué sous la niche de saint Trémeur qui subit le martyre de la décollation. Les petits pains consacrés à saint Claude délient la langue des enfants. Les fontaines consacrées à N.-D. de la Clarté guérissent les mots d’yeux ; la fontaine de saint Bieuzy préserve de la rage, à condition qu’on en fasse trois fois le tour la bouche pleine d’eau. Saint Efflam révèle le nom des voleurs ; il suffit de jeter dans sa fontaine de petits morceaux de pain en nommant une personne différente à chaque morceau qu’on précipite : celui des morceaux qui coule au fond vous livre le nom du coupable. À Saint-Briec, quand on plonge un membre malade dans la fontaine, il faut avoir soin d’apporter avec soi neuf poupées d’étoupe quêtées dans neuf maisons où se trouve une femme du nom de Marie. Les fontaines servent encore (Loguivy, Saint-Michel, les Cinq-Plaies, Saint-Jugan, Saint-Laurent-du-Pouldour, etc.) pour connaître si l’on est aimé (on pose une épingle à la surface et il faut qu’elle s’y maintienne), si un enfant vivra (la même expérience se fait avec une chemise de sa layette), pour « couper » la fièvre (on jette dans l’eau des couteaux ouverts), pour obtenir la pluie dans les grandes sécheresses (on trempe le pied de la croix dans la fontaine au moment de la procession). Qui dira cependant pourquoi la coutume générale des paroissiens de Saint-Nicodème est de venir se faire raser, le jour du pardon de ce saint, sur les bancs de pierre qui bordent sa piscine et dans le bassin de laquelle ils interrogent ensuite le destin ? Mais quelquefois la consultation est plus dangereuse. Il a fallu boucher la fontaine de saint Maudez en la Croix-Helléan pour empêcher les paysans d’y plonger sept fois de suite leurs nouveau-nés complètement nus, hiver comme été, afin d’éprouver leur force de résistance. De même à Kerfot, qui possédait une piscine souterraine à laquelle on accédait par une sorte de canal voûté en ogive où il fallait s’avancer presque à plat ventre et qui traversait l’église dans toute sa longueur. La terre de l’Île Maudez passe pour le meilleur antidote contre les morsures des bêtes venimeuses ; cette même terre, délayée avec de l’eau, du miel ou du sucre, est administrée aux enfants comme vermifuge. Ceux de ces pauvres petits qui « sont en retard pour marcher », on les porte sur le tombeau de sainte Thècle, qui a sa chapelle dans les bois de Coatfrec ; ceux qui sont marqués en naissant du signe de saint Divy (une certaine ligne bleue dessinée entre les sourcils, présage de mort prématurée), on les emboîte, pour détourner le présage, dans une gouttière de rocher où l’on dit que sainte Nonne fit ses couches. Une coutume plus étrange est d’enfoncer des épingles dans la statue de saint Guirek, à Ploumanach : piqué au jeu, sans doute, le facétieux ermite vous marie dans l’année. Qui expliquera encore le touchant symbolisme de la dévotion à Saint André ? Ce saint, qu’on invoquait contre la toux des enfants, avait une chapelle à l’île Canton, en Pleumeur-Bodou, et qui datait du temps que l’île était rattachée à la terre ferme avec le reste de l’archipel : la chapelle s’étant effondrée, on transporta la statue du saint dans une autre église du littoral ; mais il restait une croix dans l’île. On continua d’y honorer le saint de la façon suivante : quand un enfant était atteint de coqueluche, on chargeait un pauvre de se rendre chez trois veuves de la paroisse et de quêter chez chacune un morceau de pain. Après quoi, le « pèlerin par procuration » se rendait à l’île et déposait sur le socle du calvaire les trois morceaux de pain en récitant trois pater et trois ave[14]. L’oppression du petit malade diminuait aussitôt, quand elle ne cessait pas sur l’instant.

Il y a du reste, en Bretagne, autant de façons d’honorer les saints qu’il y a de saints eux-mêmes. Celui-ci (saint Yvertin ; sainte Mamère) est sensible à l’hommage d’une couronne ou d’une ceinture de petits cierges dont on s’est préalablement entouré la tête ou le ventre ; cet autre (sainte Avoye) préfère une poule blanche ou un agneau tacheté (saint Jean) ; au troisième (saint Sauveur), qui ouvre dès le seuil son large prébendaire, une mesure de froment ou de millet siéra mieux. À saint Efflam, qui guérit les furoncles, on apporte une poignée de clous ; à saint Majau et à saint Carn, qui guérissent les migraines, les femmes offrent leurs cheveux fraîchement coupés. Saint Maudez, je ne sais pourquoi, se tient pour satisfait de l’offrande d’un balai neuf ; au Faou, saint Antoine prétend sur un pied de cochon (eun troad moc’h) par cochon tué dans la paroisse : on le fume à l’intention du saint et on le dépose devant sa statue le jour du pardon ; à Saint-Pol-de-Léon, l’askoan est une manière de réveillon que les cultivateurs célèbrent en famille le jeudi de la semaine des Quatre-Temps pour commémorer une « envie » de femme grosse que la tradition locale prête à la mère du Sauveur ; à Saint-Nicodème de Pluméliau, dit l’abbé Guillotin de Corson, le dimanche qui précède le pardon, « les trésoriers distribuent aux gens de bonne volonté de petits pots vides que ceux-ci s’engagent à rapporter pleins de beurre le jour de la fête ; aussi appelle-t-on vulgairement ce jour-là le Dimanche des Pots ». L’hommage est parfois plus touchant : tel celui de ces mères qui « s’arrentent » à l’église de leur paroisse pour prolonger la vie d’un enfant souffreteux ou de ces nouvelles mariées qui déposent leur anneau nuptial sur l’autel de sainte Anne et reviennent le dégager après leur délivrance. Quelques saints sont assez difficiles à contenter : à Sainte-Barbe du Faouët, les pèlerins doivent faire le tour de la chapelle bâtie sur une pointe de roc de cent pieds de haut en s’accrochant à des crampons scellés de place en place dans le mur extérieur. Cette gymnastique n’est pas à la portée de tout le monde ; elle est dangereuse par surcroît. Encore n’atteint-elle point en horreur tragique la manœuvre de ces marins du Léon dont parle Alexandre Bouet et qu’on voit, en exécution d’un vœu fait à la mer, grimper le jour du pardon à la pointe du clocher de leur paroisse et s’y suspendre la tête en bas et les bras le long du corps, le temps de réciter dévotement un pater et un ave. L’importance du vœu se mesure à l’importance du service. Tout vœu est un contrat qui emporte obligation réciproque entre les parties. Synallagmatisme gros de conséquences, là surtout, comme chez les Bretons, où le do ut des est la loi qui régit les rapports entre fidèles et bienheureux. Qu’il soupçonne sa partie céleste d’avoir volontairement manqué au pacte, le fidèle se fâche, montre les dents, fait les cent coups. À l’île de Sein, jusqu’en ces dernières années, l’intervention du bienheureux Corentin passait pour procurer aux pêcheurs des relèves abondantes. Mais il arrivait qu’après l’avoir bien aumôné et prié les pêcheurs revenaient à la maison les mains vides. Colère des pauvres gens qui enfonçaient la porte de la chapelle pour « objurguer » la statue du saint. « Quelques irrévérencieux, dit M. Boulain, allaient même jusqu’à lui lancer leurs chiques à la figure et saint Corentin, qu’on ne débarbouillait pas, prenait à la longue une teinte d’un hâle très prononcé. » Le clergé dut fermer la chapelle pour couper court à ces extraordinaires pratiques. Corentin était le seul qui ne s’en fâchât point. Peut-être se rendait-il obscurément compte qu’il était dans son tort, qu’il n’avait pas suffisamment défendu les intérêts de sa clientèle et qu’il en devait porter la peine. Il y a des saints si distraits, d’autres si paresseux ou si revêches qu’ils n’entrent en composition qu’à la dernière extrémité, sous la menace des plus honteux traitements. On sait comment le père de Renan, dans son enfance, fut guéri de la fièvre : un matin, avant le jour, on le conduisit à la chapelle du saint qui avait cette maladie dans ses attributions. Un maréchal vint en même temps avec, sa forge, ses clous, ses tenailles ; il alluma son fourneau, rougit ses tenailles et, promenant le fer rouge sous le nez du saint :

— Si tu ne tires pas la fièvre à cet enfant, dit-il, je vais te ferrer comme un cheval.

Le père de Renan guérit ; le saint ne fut pas ferré. Il l’eut été sans rémission s’il n’avait pas obtempéré à l’ordre du maréchal. Les saints bretons, en quelque manière, sont encore des hommes et qui participent de l’humaine infirmité : ils souffrent, ils jouissent, ils s’emportent, ils aiment l’argent et ils redoutent les coups. La plupart sont la complaisance même ; mais certains ont l’oreille dure, l’assistance rétive ; on ne vient à bout d’eux qu’en les amadouant ou en leur faisant peur : tu me guériras ou gare à la bastonnade ! Dieu n’a rien à voir en tout cela. Le respect des fidèles le maintient soigneusement à l’écart de la discussion. Ces braves gens n’ont pas plus l’idée de recourir à lui en cas de conflit avec ses saints qu’au Président de la République en cas de conflit avec le garde-champêtre ou le percepteur de leur commune. Et voici un trait qui achève de peindre les saints bretons : ils sont effroyablement jaloux. « Jadis, raconte Alexandre Bouet, quand deux processions se rencontraient dans un chemin creux où il fallait que l’une cédât le pas à l’autre, chaque paroisse exigeant pour son saint les honneurs de la préséance, un combat s’ensuivait. » Bousculé, piétiné, s’il faisait mine d’intervenir, le clergé des deux camps, prudemment, s’effaçait dans le fossé. C’est autour des bannières paroissiales que la mêlée était la plus chaude ; les penn-baz décrivaient de grands cercles au-dessus des têtes ; mainte cervelle explosait. Krog-gourenn, tol-skarjé, kliked-zoon[15], lamentable pancrace où les femmes, griffes au vent, suppléaient, dans un corps-à-corps suprême, leurs maris qui lâchaient pied. Mais aussi quels hourrahs, quelle frénésie d’enthousiasme chez les vainqueurs, quand un des saints « avait passé sur le ventre de l’autre » ! Devant les marques d’un si beau zèle, d’une ferveur si entière et si exclusive, le saint qui demeurait maître du champ de bataille ne pouvait moins faire que d’exaucer les vœux de ses paroissiens et de les combler d’indulgences tout le reste de l’année. Il n’avait garde d’y manquer. Le plus étrange est que ce saint, quelquefois, était le même dans les deux camps. Mais les saints bretons, héritiers des divinités d’origine aryenne, ont une puissance de dédoublement qui leur permet de revêtir les personnalités les plus diverses. La Palue possède une statue de sainte Anne qui remonte à 1543 et qui est habillée en paysanne de Plounévez-Porzay. Cette statue est en grande vénération dans toute la Cornouaille. Aussi bien ne ferez-vous point entrer dans l’esprit des Kernévotes que leur sainte Anne indigète soit la sainte Anne du reste de la chrétienté : — « Voire ! disent-ils. C’est la mère de sainte Anne d’Auray[16] et elle est bien plus puissante que sa fille. » À La Clarté, chapelle tréviale dépendant de Perros-Guirec, le recteur de la paroisse, il y a quelques années, pour une raison que j’ignore, crut devoir remplacer sur la claie d’honneur la Vierge de ce sanctuaire par la Vierge de Perros qu’il avait la veille amenée solennellement du bourg. C’est une habitude, en effet, qu’aux grands pardons les Vierges des différents sanctuaires se rendent visite de plusieurs lieues à la ronde ; mais, à la procession, c’est la Vierge patronale qui prend le pas sur les autres et à qui appartient la claie d’honneur. Le recteur n’avait pas pensé sans doute qu’en dérogeant à la tradition il pourrait indisposer Notre-Dame de la Clarté. « Il était nouveau dans le pays, me disait une couturière de la localité, Marie Lhévéder, et peu au courant encore de nos usages. Tout à coup, au moment où la procession sortait de l’église et quoiqu’il eut fait jusque-là un soleil magnifique — ce qui n’a pas lieu de surprendre un jour d’Assomption où, de mémoire de chrétien et à moins qu’il n’y ait quelque malheur dans l’air, il fait immanquablement le plus beau soleil de l’année —, une trombe de pluie et de vent s’abattit sur le placitre et força les processionneurs de rebrousser chemin. Le recteur, pris de court, ne savait à quel parti s’arrêter quand une paroissienne charitable lui représenta que les choses s’arrangeraient peut-être si l’on faisait amende honorable à la Vierge de la Clarté en lui restituant sur la claie d’honneur la place usurpée par la Vierge de Perros. — « Cet orage n’est point naturel, dit-elle au recteur. Notre-Dame de la Clarté n’est pas contente et elle le signifie à sa manière. » Le recteur pensa que la bonne femme pouvait avoir raison : il ne s’entêta pas dans son premier dessein et à peine la substitution eut-elle été faite que le beau temps se rétablit comme par miracle et que la procession put sortir et se dérouler dans sa solennité accoutumée autour des deux calvaires. »



  1. À moins que Connec et Thégonnec ne fassent qu’un.
  2. L’Église, en effet, ne s’est réservé le canon qu’en 1634, « approuvant d’une manière générale, dit Luzel, l’invocation des patrons déjà honorés d’un culte public et autorisé par les évêques plus d’un an avant cette date. »
  3. « On nommait autrefois légendaires, dit le cardinal Richard dans sa Vie de la bienheureuse Françoise d’Amboise les livres qui contenaient l’histoire des saints et dont on faisait la lecture dans les offices publics de la liturgie. Aujourd’hui encore, nous appelons légende la narration abrégée de la vie d’un saint qu’on lit au bréviaire le jour de sa fête. »
  4. Succès dont témoigne le nombre considérable de dédicaces, épigrammes, anagrammes, etc., tant latines que françaises, qui accueillirent le livre du P. Albert et dont je retiens la suivante qui a de la couleur et du trait :

    Dessous le chevet de son lit,
    Alexandre, dormant la nuit,
    Du poète grec avoit le livre ;
    Charlemagne, sachant mieux vivre,
    Prisoit surtout saint Augustin ;
    Mais la nuit, le soir, le matin,
    J’aymeroy plus qu’aucune chose,
    La perle de Bretagne enclose
    Au champ des Saints que va t’offrant
    Le subtil Père Albert Le Grand.

  5. « Missirien, dit M. de La Borderie, était un petit gentilhomme de Cornouaille qui, après avoir bravement joué de l’épée dans plusieurs campagnes, se retira en son manoir de Lesergué, près Quimper, à manier la charrue et la plume, tout partagé entre le soin de ses terres et l’étude passionnée de l’histoire de Bretagne. »
  6. Depuis que ces lignes sont écrites, une nouvelle édition de la Vie des Saints d’Albert Le Grand, publiée avec tout le soin désirable chez J. Salaun (Quimper), est venue donner satisfaction aux admirateurs du bon hagiographe. Les vies des saints y ont été annotées par MM. A.-M. Thomas et J.-M. Abgrall, chanoines honoraires, dont il est surperflu de vanter l’érudition ; les catalogues par M. Peyron, chancelier-archiviste de l’évêché de Quimper, qui n’a laissé subsister aucune lacune. Cette édition, sortie des presses renommées de H. Vatar, ne fait pas moins d’honneur au libraire qui l’a entreprise qu’aux savants ecclésiastiques qui l’ont enrichie de leurs scholies.
  7. La preuve en est dans les éloges que le sévère La Borderie n’a pas craint d’accorder au P. Albert : « On lui reproche ordinairement sa crédulité, dit-il ; on devrait louer sa science et honorer sa conscience ». Et, à l’appui de ce jugement, M. de La Borderie cite une lettre inédite du P. Albert à Sébastien II, marquis de Rosmadec, lettre qui « fait voir avec quel soin il recherchait la vérité, même dans les petites choses, avec quel zèle il chassait les vieilles chartes et les vieilles chroniques. »
  8. Cf. M.-Y. Guiliéneuf, Bulletin de la Société des Études historiques et géographiques de Bretagne (1899).
  9. Cf. Alexandre Bouet, Breiz-Izel : « Un curé, il y a quelques années, déclara positivement que la procession (de Saint-Servais) n’aurait pas lieu. Il avait trop présumé de son autorité, car il est à remarquer que les Bretons n’obéissent aveuglément à leurs prêtres que lorsque ceux-ci se montrent esclaves eux-mêmes de leurs antiques croyances. La bannière fut prise d’assaut dans la sacristie et le curé dans son presbytère ; et celui-ci, garotté, porté sur une civière, consacra malgré lui par sa présence la procession qu’il voulait empêcher et la bataille qui, de temps immémorial, en est le complément obligé. »
  10. Saint Kerrien, lequel fut le disciple favori de Saint Ké, n’a pas été plus heureux à Cavan, où on a fini par le confondre avec saint Chéron.
  11. La même cérémonie se pratiquait à Saint-Languy, sur nommé sant Tu-pe-zu (litt. d’un côté ou de l’autre) et invoqué dans la même intention, mais pour les petits enfants.
  12. Fréminville avait dit quelques mots de la chapelle dans ses Antiquités des Côtes-du-Nord ; Renan y fait aussi allusion dans ses Souvenirs d’enfance. Notre-Dame de la Haine dont parlent Souvestre, Brizeux et beaucoup d’autres n’a jamais existé : il dut y avoir confusion avec saint Yves-de-Vérité.
  13. Voir, pour la psychologie de ce crime mystique, mon livre : le Crucifié de Keraliès.
  14. J’ai relevé une coutume analogue à Ile de Sein. Cf. Sur la Côte.
  15. Crocs-en-jambe et colliers de force armoricains. — Par parenthèses, c’est pour mettre un terme à ces luttes sacrilèges que le clergé, feignant entre les saints rivaux des réconciliations publiques, imagina les embrassements de bannières.
  16. La statue miraculeuse de N.-D. d’Auray ne fut découverte qu’en 1625 dans le champ du Bocenno.