L’Âme bretonne série 1/Au cœur de la Race - La Race, le Costume, les Mœurs



LA RACE, LE COSTUME, LES MŒURS


Tels saints, tels paroissiens. Ici, pourtant, la généralisation est assez délicate : le paysan du Léon est de stature plus haute, de teint plus blanc, de figure ; plus allongée et plus fine que le Trégorrois ou le Vannetais. La tournure d’esprit aussi diffère. Mais, dans le Léon même, l’homme de l’Arcouat ne ressemble pas à l’îlien de Batz ou d’Ouessant. « Bigouden » de Pont-Labbé, « Paganed » de Kerlouan et de Guisseny, « Sinagots » du golfe d’Auray, « Sauvages » de Pleiben et d’Edern, autant de types, peut-être autant de races. Les savants s’y perdent.

Sans doute les récents travaux de MM. Maury, Deloche, Jarno, Réveillère et d’Arbois de Jubainville ont quelque peu élargi l’horizon historique de la péninsule armoricaine, longtemps circonscrit aux Celtes qui passaient pour nos plus lointains ancêtres et les premiers occupants du sol. Les fouilles pratiquées dans les dolmens et les tumuli, les découvertes de stations et d’ateliers préhistoriques ont fait apparaître, à l’orient des premiers âges, une civilisation nébulaire, un agglomérat de civilisations plus qu’une civilisation, dont le noyau principal doit être reporté du centre de la Gaule chez les mégalithiens de Carnac et de Locmariaker. Mégalithiens, le mot, faute d’un vocable plus précis, servit à M. Réveillère et à quelques autres. D’après M. Jarno, pourtant, cette civilisation anonyme pourrait fort bien se relier à des noms de peuples historiquement connus. L’un de ces peuples aurait été les Ibères. D’où venaient-ils ? Quelle était leur origine ? Mystère ! Ce n’étaient sûrement pas des peuples de race aryenne. Un débris de leur idiome subsiste encore, à cette heure, chez les Basques français et espagnols des deux versants des Pyrénées. Et c’est qu’en effet, après avoir couvert toute l’Europe à l’ouest du Rhin et des Alpes, les Îles Britanniques comprises, ces Ibères auraient été refoulés peu à peu derrière la barrière des Pyrénées par un premier flot d’émigrants indo-européens antérieurs aux Celtes et à qui l’on devrait justement réserver le nom de Ligures ou plutôt Liguses, comme ils semblent s’être appelés primitivement. Or, ces Liguses, que la seule conformation de leur crâne suffit à distinguer des Ibères, se seraient établis pendant plusieurs siècles sur le territoire colonisé par leurs prédécesseurs. Ceci ressort assez bien d’une communication présentée par M. Deloche, en 1897, à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Par l’étude comparée des noms de rivières, de montagnes, de forêts, etc., M. Deloche est parvenu à démontrer que les Liguses avaient laissé un peu partout sur notre territoire des traces de leur établissement. C’est ainsi que la Loire (Ligeris) aurait été baptisée par eux ; deux autres petits fleuves qui portent le nom de Léguer, l’un qui arrose Saint-Brieuc, l’autre qui coule à Lannion, devraient être identifiés étymologiquement à la Loire. Mais de ces énigmatiques Liguses, de cette avant-garde des migrations aryennes, assez enracinée au bout d’un siècle ou deux dans la Gaule occidentale pour lui avoir imposé sa physionomie onomastique, n’est-il donc rien demeuré que des noms de rivières, de bois et de montagnes ? Quelques globules de sang liguse et même ibère[1] ne se sont-ils pas mystérieusement conservés chez les Bretons du XXe siècle ? Tout est possible avec un peuple aussi ondoyant, aussi ethniquement insaisissable que nos Celto-Armoricains. Groupes et sous-groupes, lamentable incohérence ! Je sais bien qu’on a essayé d’introduire un peu d’ordre dans ce chaos en limitant le problème des origines et, par exemple, en distinguant les descendants des Bretons insulaires et les descendants des Celtes autochtones à demeure depuis César dans la Petite-Bretagne : ceux-là blonds, grands, aux yeux bleus (versant de la Manche) ; ceux-ci bruns, trapus, à tête ronde, au cuir ocreux, rappelant d’assez près le Kabyle (monts d’Arrhée et versant atlantique). Ces cadres sont peut-être bons en théorie. Dans l’application ils manquent d’élasticité : on n’y peut faire entrer telle peuplade, tel groupe ethnique, visiblement étrangers aux deux types et pour qui toutes les hypothèses sont permises. Dans ces Bigouden aux yeux obliques, aux pommettes saillantes, aux crins rudes et noirs, engoncées dans leurs costumes somptueux et barbares, la première comparaison qui surgit à l’esprit, n’est-ce point avec les femmes mongoles, les filles serves de la Horde d’Or et de la Petite Tartarie ?

Où donc est l’unité de cette race ? Dans son âme, répondrai-je avec Michelet, rêveuse, mystique, capable d’élans admirables, impropre à l’action continue, imaginative et spirituelle et n’en aimant pas moins l’absurde, l’impossible, les causes perdues. « Mais si cette race perd en une foule de choses, conclut le grand historien, une lui reste, la plus rare, c’est le caractère. »

On a déjà vu que la langue bretonne subissait, d’un dialecte à l’autre, des modifications importantes. Cela est sensible surtout pour le vannetais, qui reste à peu près incompréhensible aux gens des dialectes voisins. Mais, dans les dialectes mêmes, il y a toutes sortes de variétés sous-dialectales : ainsi le breton de l’île de Batz, étudié par Milin, le breton de Plogoff et du Cap-Sizun, étudié par MM. J. Loth et Francès, le rochois où Quellien voulait voir un argot de nomades, le pleubiannais, dont la morphologie, comme celle de la plupart des « armor », mériterait une enquête spéciale, etc., etc. L’habillement, chez les deux sexes, offre encore plus de variété que la langue. Dans le Goëlo et le Tréguier, il est assez terne : les vieillards portaient bien, dans mon enfance, le chupen ou porpant taillé sur le patron de notre ancien habit à la française[2] ; les femmes, mieux inspirées, ont conservé la petite coiffe bouffante en forme de plecten (jubilé), la grande coiffe bi-conique des jours fériés (catiole), le devantier de satinette et le châle à ramages de nuances vives : la « couleur locale » n’est pas poussée plus loin. C’est en Cornouaille qu’il faut aller pour voir de vrais costumes bretons. M. Alfred Beau, conservateur du Musée de Quimper, en a groupé les plus riches spécimens dans une figuration à la manière du Musée Grévin et qui représente une noce bretonne. Je ne vous la décrirai pas : il me faudrait tout le volume. Songez qu’ici le costume diffère entièrement d’une paroisse à l’autre : coiffes et bonnets de tous modèles, fraises et collerettes plissées, tuyautées, godronnées, jupes lourdes et massives bombant à la taille sur un coussinet d’étoupe, justins à fleurs, rouges, violets, orange, galonnés de fin or aux emmanchures et aux parements, et les gilets, les surgilets, les soubrevestes, les chapeaux à chenille, les bragou-braz les saints-sacrements brodés dans le dos, les boutons armoriés, les guêtres de drap jaune, les ceintures de cuir blanc, les souliers à boucles, les cheveux en cadenette et les penn-baz en cœur de chêne ! Telle de ces fermières d’Audierne ou de Pouldergat, dont on a pu dire qu’elle portait toute sa fortune sur le dos, a l’air d’une idole orientale sous la chasublerie qui l’écrase. D’autres, les toutes petites de Bannalec, font songer à des infantes du temps de Charles-Quint et d’autres, comme les mariées de Guéméné, aux dames slaves du temps de Catherine II. Les femmes des Glazic de Briec et du versant sud des Montagnes-Noires, fidèles à la nuance d’où est venu leur surnom, empèsent leurs coiffes en bleu de ciel et les constellent d’autant de petits miroirs qu’elles ont de centaines de livres de rente. À Ploaré, la coiffe recouvre une mitre en carton (bourleden), dont la pointe s’ébouriffe en panache ; à Fouesnant, elle simule un immense papillon ; à Pont-Labbé :

Les Bigouden à l’œil oblique
Sur leurs crins noirs, rudes et lourds,
Érigent comme une relique
Un mince phallus de velours…

Maurice Barrès qui, d’une brève villégiature à Landrellec, — on y montrera quelque jour la chambre où vous écriviez les dernières pages de Sous l’œil des Barbares mon cher Barrès, — rapporta sur la Bretagne des notes délicieuses, tout un odorant herbier d’impressions, n’a pas manqué de saisir l’infinie variété, la grâce voluptueuse et profonde, le symbolisme persistant de ces singulières parures : « En Bretagne, dit-il, les filles ont de grands fronts dégagés de cheveux et lisses, des yeux profonds qui cherchent à plaire et qui sont timides. Elles savent sourire sans malice. Elles possèdent encore, pour nous séduire, mille coiffures ingénieuses et simples… Ces coiffes charmantes, où les filles de Bretagne, qui aiment tant à danser, mettent leurs rivalités quand elles sont à l’âge d’aimer, font aussi l’orgueil des divers cantons. Jadis comme aujourd’hui, les aïeules étant jeunes et désirées les portaient. Ce sont exactement (pour quelques-unes du moins) les cornettes de l’ancienne France. Et ces Bretonnes, qui, dans leurs parures frivoles, conservent ainsi la tradition et comme le charme mystérieux de la pairie, ont d’ailleurs, avec toute leur franche allure, jusque dans les derniers bourgs, une réserve virginale. »

Cette réserve notée par Barrès a peut-être sa raison ailleurs qu’il ne croit, dans le long état d’infériorité et de demi-servage où vécurent jusqu’à ce temps les femmes de Bretagne. Elles n’occupaient dans la famille qu’une place accessoire. Le père a gardé ici toute la dure et jalouse primauté du chef de clan ; la femme, même épouse et mère, est toujours une mineure. Dans beaucoup de ménages encore, elle ne mange pas à la table où son mari, débonnaire, admet les valets de charrue ; à l’église, elle demeure dans la nef et les bas-côtés ; le transept et le chœur sont exclusivement réservés aux hommes. Mais, voici mieux ou pis : on cite certains cantons des Montagnes-Noires où le mari ne porte pas le deuil de sa femme.

Et cependant Renan a parlé divinement de « l’amour breton ». Il en a vanté la douceur, la grâce pudique et la mélancolie, et il avait raison. L’apparente dureté de l’homme, en Bretagne, n’est qu’une attitude héritée et qu’il observe, comme il fait de toutes choses qui lui viennent de ses pères, religieusement. Cette fidélité envers le passé se marque de nos jours encore dans les cérémonies du mariage et des funérailles. Je ne puis entrer ici dans de grands détails et qui se trouvent consignés dans les livres spéciaux[3]. Cette variété que je vous signalais tout à l’heure dans la langue, le costume et la physionomie, se retrouve, au reste, dans les mœurs :

Kant brô, kant illiz,
Kant parrez, kant kiz.


« Cent pays, cent églises, cent paroisses, cent usages », dit un proverbe léonard et le proverbe est littéralement vrai. Il s’en faut bien que les recherches de nos folk-loristes aient épuisé le champ des traditions bretonnes : il y restera toujours à glaner. Je n’ai vu faire mention, par exemple, chez aucun auteur, de la curieuse cérémonie qu’on appelle ar varadek (cassement de lande). « Casser » une lande, c’est retourner : à coups de pioche un sol ingrat, pierreux, résistant, où le soc s’ébrécherait. En ce pays communautaire, de forte et sévère mutualité, appel est fait par la « bannie » aux bonnes volontés des jeunes cultivateurs. Ils accourent au rendez-vous des extrémités de la paroisse. Le travail est dur, non rétribué, sauf par quelques libations d’eau-de-vie. À la prime aube, les hommes sont sur la lande et, devant qu’ait résonné le premier coup de pioche, on les voit qui forment le cercle, les bras des uns noués au col des autres : le propriétaire du champ se place au milieu des travailleurs, fait le « signe du chrétien » et tous en chœur, à voix haute, d’entonner les Commandements de Dieu[4]. Le varadek, je crois, est spécial au pays de Lannion[5]. Il y a cependant quelques coutumes, plus générales, qu’on retrouve, avec des variantes sans importance, dans les quatre diocèses : ainsi la coutume du bazvalan et du breutaer, poétiques entremetteurs chargés par les fiancés des préliminaires de la demande en mariage, et la coutume de la Soupe au lait, que Brizeux a popularisée dans une ballade célèbre :

Chantons la soupe blanche, amis, chantons encor
Le lait et son bassin plus jaune que l’or…

Ce que ne dit point le poète, c’est le mélange de sérieux et de gaieté qui accompagne cette petite scène : les nouveaux mariés sont au lit. Sur un plateau, dans une bassine, les garçons et les filles d’honneur, avec d’ironiques révérences, leur apportent la soupe blanche ; mais les cuillers sont percées ; les morceaux de pain font bloc, liés par un fil invisible. Le lait fuit de tous côtés, tandis qu’aux éclats de rire de l’assistance les mariés font leurs efforts pour en attraper quelques gouttes. De guerre lasse, ils laissent tomber la cuiller. C’est le moment que guettent les garçons et les filles d’honneur pour chanter la sône de la soupe au lait. Il y a plusieurs variantes de cette sône. Celle qu’on chante sur le littoral trégorrois est particulièrement grave et mélancolique. Je souhaiterais qu’elle fût recueillie. L’auteur anonyme de cette émouvante composition y a fait tenir tout le drame de la vie bretonne ; il ne flatte pas les nouveaux époux ; il leur peint le mariage sous des couleurs plutôt sévères : « Aimez-vous bien l’un l’autre, dit-il en terminant. Gardez l’un pour l’autre une étroite fidélité ; élevez vos enfants dans la crainte de Dieu. — Par ainsi, chrétiens, quand l’heure de la mort sonnera pour vous, votre séparation ne sera point éternelle, et Dieu vous donnera la joie de vous retrouver dans son paradis. »

La première journée des noces est terminée. Elle n’a été qu’une longue bombance. À table depuis l’angélus de midi, les convives ne se sont levés qu’au dernier coup de l’angélus du soir. Mais comment décrire ces banquets de Gamache ? Sur l’aire neuve, dans le courtil, dans les champs, des tentes sont dressées, vastes quelquefois à loger quinze cents convives. Ils étaient douze cents, l’autre semaine, au mariage d’un poète breton, Alfred Lajat, plus connu sous son nom bardique de Mab-ann-Argoat (fils des bois), avec une délicieuse pennérez de Scrignac, Mlle Jaffrennou. Longtemps contenue et d’autant plus exubérante, la gaieté bretonne, dans ces festins pantagruéliques, lâche brusquement sa bonde et gicle au grand soleil comme un cidre capiteux, cependant que binious et bombardes déchirent l’air pour annoncer chaque service et que le bazvalan et le breutaer, d’une table à l’autre, font assaut d’hyperboles et de compliments à double entente. Puis, les tréteaux enlevés, filles et garçons nouent leurs rondes sur l’aire neuve ; les brall-kamm succèdent aux passe-pieds, les jabadao aux monférines. Quel contraste avec la seconde journée des noces, qui s’ouvre par un service funèbre auquel, sous peine d’incivilité, doivent assister tous les convives de la veille ! Les morts ne sont jamais oubliés en Bretagne, Mais il y a une autre catégorie de malheureux pour qui le lendemain des noces est un jour de liesse sans égale : les pauvres, ces « hôtes de Dieu », comme les appelle une expression bretonne. Pareils à un volier de moineaux pillards, ils s’abattent sur la ferme des quatre aires du vent. Les reliefs du festin sont pour eux. Cérémonieusement ils s’attablent : la nouvelle mariée sert les femmes, le mari les hommes. On en compta jusqu’à quatre cents au mariage de Mab-ann-Argoat et de Mlle Jaffrennou. Dieu sait s’ils firent honneur au repas ! Mais où leur joie tînt du délire, rapporte M. Yves Berthou, c’est quand la jeune mariée, si joliment accorte en son hennin de dentelle et son devantier de soie violette, s’avança vers le plus loqueteux de la bande et l’entraîna aux sons du biniou. Mab-ann-Argoat, cependant, offrait son bras à une vénérable ribaude ; les garçons d’honneur en faisaient autant. Inoubliable farandole ! Faute de souffle, quand la danse s’arrêtait, les bardes, pour remplir les entr’actes, déclamaient quelques-uns de leurs gwerz ou de leurs sônes les plus touchants. Plusieurs étaient accourus de loin pour ce mariage de leur confrère : Jaffrennou-Taldir (front d’acier), Berthou-Alc’houéder-Tréger (l’alouette du Trégor), le barde-facteur Charles Rolland, Toussaint le Garrec, etc. Là encore, les époux n’avaient fait que reprendre une vieille coutume : les bardes avaient rang d’honneur dans les mariages de jadis, — sans doute, pense La Villemarque, en souvenir de leur ancien caractère sacerdotal. Les textes kymriques nous apprennent qu’au XIIe siècle ils bénissaient encore des unions ; Dafydd ab Gwylim fut marié de la sorte par son ami le barde Madoc Penvraz. C’est un rôle qui semble exclusivement dévolu à cette heure aux officiers de l’état civil. Mais le sentiment religieux n’y perd rien. Il est constant, sur presque toute l’étendue de la péninsule, que la première nuit des noces revient à Dieu, la seconde à la Vierge et la troisième au patron du mari ou à saint Joseph. À Scaër et en quelques autres paroisses, on allume au moment du mariage deux flambeaux de cire vierge, l’un devant le mari, le second devant la femme : le premier flambeau qui s’éteint désigne celui des époux qui doit s’en aller avant l’autre. Et celui-là ne se lient pas pour le plus malheureux…

C’est que la mort ici n’a rien de haïssable ; elle est présente et familière à tous et sa pensée est comme le sel de la vie. Dès qu’un malade tombe en agonie, le glas tinte à l’église prochaine, plus ou moins précipité suivant le sexe et la qualité du moribond. Pour « l’agonie noble », par exemple, les sons s’espacent avec une solennelle lenteur de minute en minute. Pendant ce temps, à l’intérieur du logis, le plus ancien de la communauté récite les prières des agonisants ; les voisins se joignent aux membres de la famille ; on dispose le coffre en chapelle ardente et on y allume un cierge consacré le jour de la Purification et dont se munissent à tout hasard les plus pauvres convenants. Quand la mort a passé sur l’agonisant, on trace trois signes de croix avec le cierge sur son front, sur ses épaules et sur sa poitrine ; puis on éteint le cierge et on rabat sur la tête du défunt ses draps et sa couette de balle. Il faut avoir grand soin alors de tenir remplis d’eau tous les vases de la maison, afin que l’ine[6] du mort, avisant le ribot, ne s’en aille corrompre le lait sous prétexte de s’y purifier. Toute l’eau du logis est ensuite jetée et renouvelée. Les animaux, par un esprit de solidarité qui émeut, sont associés au deuil de la famille : dans les pays d’abeilles, on recouvre leurs ruches d’un drap noir ; ailleurs on fait jeûner les bœufs la veille des funérailles, quitte à leur donner double provende plus tard. Le mort, du reste, quoique sa dépouille repose en terre bénite, ne tardera pas à revenir dans la maison qui lui fut chère ; s’il n’y fait pas élection de domicile pour toute l’année, on peut compter qu’à certains jours, comme la Toussaint ou la vigile de Noël, il reviendra prendre sa place sur le banc-dossier ou dans le fauteuil de chêne assujetti au coin de l’âtre ; ces jours-là, comme dit Tristan le Voyageur, il y a plus d’âmes dans chaque maison de Bretagne que de feuilles nouvelles, au printemps, sur la ramure des chênes. Aussi tient-on pour impie de balayer une maison la veille des grandes fêtes : ce serait balayer les trépassés (skuba ann anaoun). Aux environs de Lesneven on poussait le scrupule plus loin encore, d’après Cambry : jamais on n’y balayait de nuit une maison, crainte de blesser les âmes qui rôdent dans l’ombre. De leur existence terrestre elles ont gardé les besoins les plus humbles et comme un reste de sens. Et, pour réchauffer les malheureuses, on a soin d’entretenir quelques tisons dans l’âtre ; de placer une miche fraîche sur la table, pour qu’elles goûtent encore à la douceur de ce pain des vivants…



  1. M. de Quatrefages explique le type des Bréhatins par un mélange de sang breton et de sang basque.
  2. Le dernier tailleur de chupen, si j’en crois M. Yves Riou, ancien député des Côtes-du-Nord, serait mort à Ploubezre, près Lannion, il y a une dizaine d’années.
  3. Cf. Guionvac’h par Dufilhol, le Barzaz-Breiz de la Villemarqué, les Bretons de Brizeux, les Derniers Bretons de Souvestre, le Breiz-Izel de Bouet, les Veillées bretonnes de Violeau et de Luzel, les Itinéraires de Pol de Courcy, la Légende de la mort de Le Braz, la Bretagne qui croit, de Tiercelin, etc.
  4. Voilà le principal du varadek. Tout n’y consiste pas cependant en coups de pioches et en hymnes d’église. Une fois la lande défoncée, les travailleurs, après un substantiel repas de soupe aux crêpes et de kik-saesson (viande salée), arrosés de cidre et d’eau-de-vie, se rendent sur une garenne voisine où les jeunes filles de la paroisse les ont déjà précédés. Chacune des jeunes filles arbore à son corsage un bouquet de fleurs en papier peint acheté à la ville. La fille aînée du fermier, qui est de droit la reine de la fête, est aussi parée du plus beau bouquet. Les unes et les autres se placent sur un seul rang, à l’extrémité de la garenne. Les travailleurs, pieds nus, en corps de chemise, se placent à l’autre extrémité. Puis, sur un coup de fusil ou de pistolet servant de signal, tous s’ébranlent vers les jeunes filles et c’est une course folle dont le bouquet de la reine est l’enjeu pour le premier vainqueur et dont les autres bouquets servent à récompenser les arrivants du deuxième tour. Bien entendu, la fête se termine par des danses et des chansons. Il n’est point sans elles de bon varadek.
  5. On le connaîtrait également dans le pays de Callac, mais sous le nom de plomadek. (Communication de F. Le Dantec.)
  6. Son âme.