Michel Lévy frères, éditeurs (p. 267-274).


XXXIV


Si les obstacles que l’amour rencontre dans la société tournent parfois au profit de la coquetterie, à combien de tourments inutiles les pauvres amants sont-ils condamnés pour n’oser les braver !

Qui pourrait exprimer ce que j’ai souffert pendant le reste de cette journée où j’eus à supporter l’air courroucé d’Edmond, qu’il croyait adoucir par l’expression d’un regard aussi dédaigneux que triste ? Malgré ses efforts pour soutenir la conversation en parlant avec chaleur de choses indifférentes, un ton de reproches se mêlait à ses moindres observations ; on voyait que sa pensée s’arrêtait aux inflexions de sa voix sans s’inquiéter de ses paroles, et tout, jusqu’à ses gestes, semblait m’accuser de l’avoir trompé.

Je pouvais me justifier d’un mot, il était écrit ; mais comment en instruire Edmond sans commettre une imprudence ? Il fallut se résigner à le voir tout le jour injuste et malheureux ; il fallut paraître calme, lorsque l’âme dévorée de chagrin, j’avais peine à retenir mes larmes.

Enfin ce supplice finit. Je me retirai aussitôt que je pus le faire convenablement, bien sûre qu’Edmond ne resterait pas longtemps dans le salon quand je n’y serais plus pour souffrir de sa colère.

En effet, au bout d’un quart d’heure, j’entendis, au bruit des portes du château, que l’on se séparait ; mon cœur tressaillit en pensant qu’Edmond allait me lire, et je m’occupais à deviner les divers sentiments que cette lecture faisait naître en son âme lorsque Suzette vint m’annoncer mon père.

— J’étais certain, me dit-il en entrant, de vous trouver encore levée ; les événements de cette journée vous ont bien agitée, ma chère Léonie, et je viens en causer avec vous.

Un soupir fut toute ma réponse ; j’étais si troublée de l’apparition de mon père, au moment où, l’imagination frappée de tout ce qu’éprouvait Edmond, je me croyais seule avec lui, que je me crus surprise.

La honte d’avoir un secret pour mon père vint se mêler à la crainte de l’en voir instruit, et je restai quelques minutes sans pouvoir respirer.

Il s’aperçut de ma souffrance prit ma main et la serra tendrement.

— Pauvre enfant ! continua-t-il, si jeune, avoir déjà des chagrins ! C’est trop péniblement débuter dans le monde ; mais il faut de bonne heure apprendre à les surmonter ; c’est, après le soin de les éviter, le premier qu’il faut prendre. Ne regarde pas ceci comme un reproche, ma Léonie ; en adresse-t-on au malheur ? Ce sont des consolations qu’il demande, et c’est ce que ton père vient t’offrir.

» Ta situation, toute pénible qu’elle est, n’est pas sans ressource pour ton bonheur : l’erreur d’un premier choix peut être réparée par un second plus sage ; et la crainte de paraître inconséquente ne doit pas t’engager dans un malheur irréparable. Tu sais ce que j’ai toujours pensé du caractère d’Alfred, et si…

— Ah ! mon père, ne l’accablez pas, interrompis-je en pleurant, il est au désespoir ; ne soyez pas plus sévère que moi, faites grâce à son repentir.

L’effet de cette réponse sur M. de Montbreuse fut si subit qu’il en parut anéanti. Je vis, à l’altération de son visage, que je venais de briser son cœur en détruisant son unique espérance, et, pour la première fois, je conçus l’idée que nous formions en secret le même vœu pour ma félicité. À quels regrets déchirants cette pensée livrait mon âme ! mon courage en était ébranlé, je succombais à ma douleur, et j’allais peut-être en révéler la cause, mais mon père, reprenant son air grave, me dit d’un ton froidement irrité :

— Vous avez donc pardonné ?

— J’ai plus fait, répondis-je en voulant imiter le sang-froid de mon père, j’ai promis d’oublier tout, excepté mes premiers serments.

— Et vous croyez cette promesse irrévocable ?

— Comme votre parole, mon père.

— Eh bien, répliqua-t-il en se levant, terminons au plus tôt… il est inutile de prolonger l’état pénible où chacun se trouve ici. Trois jours suffisent aux préparatifs de cette auguste cérémonie, et, mardi, Léonie verra que son père sait, aussi bien qu’elle, acquitter sa parole.

En finissant ces mots, il me quitta sans attendre ma réponse, et je restai accablée sous le poids de l’arrêt qu’il venait de prononcer.

J’étais décidée au sacrifice, mais l’idée de l’accomplir aussitôt me glaçait d’effroi ; la résolution de M. de Montbreuse ne me laissait plus qu’un jour à voir Edmond, et tout mon avenir se bornait à son départ.

J’ignorais ce que je pouvais devenir après cet affreux moment, et je ne demandais au ciel que la force de cacher l’excès de ma douleur.

Après avoir passé la nuit dans cette agitation, je vis entrer Suzette dans ma chambre plus tôt qu’à l’ordinaire ; elle n’avait pas craint de me réveiller, et m’apportait la réponse qu’Edmond lui-même venait de lui remettre pour moi. Je l’ouvris en tremblant autant de crainte que de plaisir.

EDMOND À LÉONIE.

« Vous m’aimez, Léonie… Vous, daigner me le dire, et j’oserais me plaindre ! Ah ! que le ciel m’accable de tous les tourments réservés aux ingrats si jamais je murmure contre ma destinée !… Vous m’aimez, n’est-elle pas remplie ?

» Oui, je défie le désespoir qui m’attend, lorsqu’il faudra vous obéir, d’effacer l’impression de cette joie céleste dont s’enivre mon cœur, de cette joie qui eût fait de ma vie un long enchantement si, renonçant à des nœuds mal assortis, vous m’aviez confié le soin de votre bonheur. Ah ! de combien d’adorations Léonie eût été l’objet !…

» Uniquement occupé de lui plaire, le désir de justifier son choix m’en aurait rendu digne ; j’aurais voulu posséder les vertus qu’elle admire, les talents qu’elle préfère ; et l’amour eût protégé l’ambition qu’il faisait naître. Mais vous avez contracté des engagements consacrés par l’honneur ; c’en est fait, Léonie, j’immole ma vie à vos serments ; je vous l’ai destinée dès que je vous ai vue, et je trouve du charme à vous la sacrifier. Vous exigez que je m’éloigne ? Eh bien, fixez le jour fatal qui doit me séparer de tout ce que j’aime au monde.

» C’est de vous seule que je puis recevoir cet ordre cruel ; mais, avant de m’y soumettre, permets, ô ma chère Léonie ! que je lise encore une fois dans tes yeux ce trouble enchanteur qui trahit ta pensée ; laisse-moi contempler, dans cette Léonie si touchante, si belle, la femme adorée qui répond à mon amour ; ah ! laisse-moi, ta lettre sur mon cœur, savourer encore ta présence.

» J’ai besoin de voir tes regrets pour supporter les miens, j’ai besoin de revoir ces traits charmants que voilait hier une sombre tristesse ; je veux encore entendre ces soupirs dont j’ignorais la cause ; enfin, je veux recueillir tous mes biens avant de m’arracher la vie.

» Un ordre du roi me rappelle à la cour ; il servira de prétexte à mon départ, et rien ne trahira le secret de Léonie.

» Puisse la douce paix rentrer dans sa famille, et le repentir d’un coupable consoler… mais non, ce vœu est au-dessus de mon courage. À cette affreuse idée, tout sentiment généreux expire dans mon cœur. Je sens la haine succéder à l’amitié ; mon sang bouillonne et j’oublie jusqu’au serment que j’ai fait d’obéir à Léonie…

» Ah ! calme ce délire, toi qui disposes de tous les mouvements de mon âme… commande à mon désespoir de respecter le bonheur d’un autre, et redis-moi que ce bonheur ne vaut pas mon supplice. »