Michel Lévy frères, éditeurs (p. 274-283).


XXXV

La lecture de cette lettre, au lieu d’ajouter à mes regrets, me les fit oublier, et le plaisir d’inspirer tant d’amour l’emporta sur tous mes chagrins.

Une heure avant, le départ d’Edmond me semblait le terme de ma vie, depuis que j’avais lu sa lettre, j’espérais succomber à mon émotion en le revoyant, et toute ma destinée disparaissait devant l’idée de rencontrer ses yeux.

Cependant, rien au monde ne m’aurait déterminée à descendre dans le salon avant que chacun ne s’y fût réuni, un sentiment de pudeur me faisait craindre de m’y trouver seule avec Edmond. Ah ! l’embarras qui suit un aveu suffirait pour éclairer les femmes sur le danger d’en faire.

On ne rougirait pas tant si l’on n’avait pas la conscience de tous les droits qu’il donne.

Absorbée dans mes réflexions, et les yeux fixés sur ma pendule, je ne pensais qu’à voir arriver l’heure où je pourrais le revoir, lorsque Suzette me dit :

— Vous oubliez l’heure qu’il est, mademoiselle ; on va bientôt sonner le déjeuner, et vous ne serez pas prête.

L’à-propos de ce conseil me fit sourire. Je me laissai habiller par Suzette, sans m’occuper de ma toilette, l’amour malheureux à l’excès dédaigne les petits intérêts de la coquetterie.

Quand la cloche se fit entendre, je tressaillis, il fallut m’asseoir pour me donner le temps de me remettre ; enfin, je descendis. En m’apercevant, tout le monde vint à moi d’un air effrayé s’informer de mes nouvelles.

La pâleur de la mort était sur mon visage ; mon trouble ressemblait à de l’égarement, et chacun me crut, selon ses calculs, bien malade ou bien malheureuse. Edmond seul ne m’adressa point la parole. Qu’aurait-il pu me demander ? Ne connaissait-il pas le secret de toutes mes souffrances ?

Quand mes yeux se levèrent sur lui, les siens brillèrent de joie ; je le vis porter sa main sur son cœur, et je devinai qu’il y pressait ma lettre. Combien ce moment me fit oublier de peines !

Celui qui le suivit me les rappela bien cruellement. Madame de Ravenay témoigna la curiosité de voir le bel appartement que l’on me destinait et dont M. de Montbreuse avait jusqu’à présent défendu l’entrée.

— Je suis sûre, ajouta-t-elle, qu’il est arrangé dans le meilleur goût.

— Puisque vous le désirez, madame, reprit mon père, vous allez en juger ; je n’ai plus de raison pour cacher cet appartement si longtemps consacré aux plus douloureux souvenirs, puisqu’il doit être habité dans trois jours.

Le ton dont M. de Montbreuse accompagna cette réponse avait quelque chose de si menaçant que personne n’osa lui adresser ni question ni compliment sur un événement qui fait ordinairement la joie des familles.

Ce morne silence fut interrompu par le bruit d’une voiture de poste qui entra dans la cour du château.

Chacun se leva pour voir qui ce pouvait être, excepté les deux seules personnes qu’un accablement profond rendait insensibles à tout ce qui se passait autour d’elles.

Edmond profita de cet instant pour me dire un éternel adieu, et je le conjurai en pleurant d’épargner mon courage.

En ce moment, la voix d’Eugénie vint frapper mon oreille. Je courus aussitôt dans ses bras, et les larmes de mon désespoir se mêlèrent à ses larmes de joie.

J’appris d’Eugénie qu’elle venait, sur l’invitation de mon père, pour être le témoin de mon bonheur.

Le soupir qui m’échappa en l’entendant prononcer ce mot, et l’altération qu’elle avait déjà remarquée sur mes traits, lui firent soupçonner que ce bonheur n’était pas sans mélange de peines ; mais elle pensa que mon père remplissant à regret ses engagements envers Alfred, je n’avais d’autre chagrin que celui de le voir accomplir sa promesse sans approuver mon choix.

Cette idée suffisait pour expliquer ma tristesse et je n’eus pas la force de lui avouer que cette amie, dont elle avait si souvent loué le caractère constant et courageux, succombait au malheur d’épouser l’objet de son premier amour.

La vue d’Alfred, triste et rêveur ; surprit davantage Eugénie ; cependant il s’empressait de l’interroger sur tout ce qui pouvait l’intéresser afin d’échapper à son observation ; mais il écoutait si mal ses réponses, qu’il était facile de s’apercevoir qu’il pensait à autre chose.

Après qu’Eugénie nous eut instruits du double motif de son voyage qui devait aussi la conduire à Metz pour y remplir le vœu de son père en épousant le marquis de Bervillier, on ne parla plus que mariage.

M. de Montbreuse fit un grand éloge de la soumission d’Eugénie aux volontés de son père mourant, et lui demanda la permission de le représenter dans la cérémonie qui allait fixer son heureux avenir. Il s’engagea à la conduire lui-même à Metz où se trouverait aussi le tuteur d’Eugénie.

M. de Montbreuse joignit à toutes ses offres les assurances de sentiments si paternels que j’en pouvais être justement jalouse ; ensuite il présenta M. de Clarencey à mon amie et offrant son bras à madame de Ravenay, il nous conduisit dans l’ancien appartement de ma mère.

Suzette nous attendait à la porte. Mon père lui permit de nous suivre, et, remarquant ses yeux humectés de larmes :

— Venez, lui dit-il, venez obéir encore à votre marraine.

La fierté de madame de Ravenay n’osa pas se permettre une réflexion sur la manière affectueuse dont M. de Montbreuse venait de parler à Suzette.

Nous entrâmes, et tout ce que l’élégance a de plus séduisant s’offrit à nos yeux. De cette partie du château, je ne me rappelais que la chambre de ma mère ; elle donnait dans un grand salon que nous traversâmes pour nous rendre à celle qui m’était destinée. En y entrant, je me sentis trembler ; mes yeux cherchèrent Edmond, il avait disparu. Je m’appuyai sur le bras de Suzette, qui me dit :

— Calmez-vous, mademoiselle, cette chambre n’était pas celle qu’habitait madame, elle est là, ajouta-t-elle en me montrant une porte devant laquelle nous avions déjà passé.

Je lui témoignai le désir de m’y rendre pendant qu’on était occupé à admirer les tableaux d’une galerie qui conduisait à l’appartement qu’on appelait déjà celui du mari de Léonie.

La pauvre Suzette était aussi émue que moi en arrivant à cette porte. Je l’ouvre enfin, impatiente d’aller me prosterner au pied de ce lit funèbre, témoin des derniers soupirs de ma mère, et je vais tomber au pied d’un autel consacré à la vierge.

Cette chambre de deuil avait été changée en une magnifique chapelle ; les colonnes qui la décoraient autrefois soutenaient un dais richement orné. D’un côté du maître autel, on voyait une petite chapelle érigée à sainte Sophie ; un grand tableau en garnissait Le fond, et représentait sainte Sophie avec la palme du martyre.

En apercevant ce tableau, Suzette fit un cri et se prosterna, comme si l’ombre de ma mère lui eût apparu. Je reconnus ces traits encore gravés dans ma mémoire, et j’oubliai, devant l’image de cette mère infortunée, qu’il fût d’autres malheurs pour moi que celui de l’avoir perdue.

Le bruit des voix qui se rapprochaient nous tira du recueillement religieux où nous étions plongées. Je me levai plus calme et me dit en contemplant cet autel :

— C’est ici que l’on cesse de souffrir.

En me retournant, je vis dessus le prie-Dieu de ma mère un écrin et un portefeuille. Sur le premier, il y avait écrit : à ma fille ; et sur l’autre, à ma filleule. L’écrin contenait les bijoux de ma mère, et le portefeuille renfermait une riche dot pour Suzette que sa marraine destinait à épouser un jeune fermier des environs.

Suzette voulut en témoigner sa reconnaissance à M. de Montbreuse qui s’avançait alors vers nous, mais il l’arrêta et lui dit en montrant sainte Sophie :

— C’est elle seule qu’il faut remercier, je ne fais qu’obéir.

En finissant ces mots, il vint à moi, me serra sur son cœur, et m’entraînant loin de l’autel :

— Sortons de ce triste lieu, me dit-il, il retentit encore de sa dernière prière, et ta pâleur et tes larmes prouvent trop qu’elle n’est point exaucée.

— Mon père, ne vous reprochez rien, interrompis-je, je ne serai pas malheureuse.

Ces dernières paroles furent entendues d’Edmond que nous retrouvâmes assis dans le salon qui précédait la chapelle ; il en parut blessé, et s’approchant de moi pendant que mon père rejoignait madame de Ravenay, il me dit :

— Je serai donc seul à plaindre !

— Non, lui répondis-je, mais ma mère est morte jeune.

Edmond frémit de l’horrible espérance que j’osais concevoir, et me jura si sincèrement de ne pas me survivre que je lui promis à mon tour de défendre ma vie contre tous les chagrins qui l’assiégeaient.