Michel Lévy frères, éditeurs (p. 109-117).


XX

Lorsque la douleur que j’éprouvais au pied fut un peu calmée, on s’occupa des moyens de me ramener à Montbreuse. Madame de Ravenay insistait pour que nous restassions à Clarencey ; c’était de sa part un procédé extraordinairement aimable. Edmond exagérait le danger qu’il y avait à supporter les cahots de la voiture dans l’état où je me trouvais ; mais ma tante, qui n’était pas sans crainte sur l’effet des soins d’Edmond pour moi et qui n’avait pas vu, sans quelque jalousie, combien cette journée lui avait été favorable, représenta avec raison qu’un aussi court trajet ne me ferait aucun mal, et qu’il valait mieux me reconduire sur-le-champ à Montbreuse, que d’importuner plus longtemps madame de Ravenay. Mon père fut de cet avis et l’on me transporta dans sa voiture.

En recevant nos adieux, Edmond me dit :

— Je suis bien malheureux du triste souvenir que vous laissera cette journée que je croyais déjà pouvoir mettre au nombre des plus douces de ma vie.

Il m’adressa ces mots du ton le plus pénétré, j’en fus touchée et m’empressai de lui répondre que ce petit accident me ferait conserver si peu de rancune contre le château de Clarencey, qu’il serait le but de ma première sortie. Edmond me remercia avec sensibilité de cette politesse, qui me valut un sourire d’approbation de la part de mon père et quelques plaisanteries de celle d’Alfred.

— Jamais je ne vous ai vue si gracieuse pour Edmond, me dit-il avec dépit.

— C’est que je ne l’ai jamais vu aussi soigneux pour moi, et que j’ai cru devoir diminuer le regret qu’il éprouve d’être en partie cause de mon accident.

— Ah ! toutes ces phrases étaient pour l’entorse ! reprit-il d’un ton amer, je ne l’aurais pas deviné, c’est dommage pour lui que vous ne vous soyez pas cassé la jambe, alors votre reconnaissance eût été sans bornes.

— Comme votre mauvaise humeur, répondis-je impatientée de cette conversation.

Ma tante l’interrompit pour critiquer à son aise les manières de madame de Ravenay qui ne trouvèrent point de défenseur. M. de Montbreuse, plongé dans une profonde rêverie, n’entendait rien de ce qui se disait. Chacun de nous revenait de cette partie de campagne différemment agité ; mon père était triste, madame de Nelfort mécontente, Alfred d’une humeur détestable, et moi souffrante et gaie.

En arrivant, je trouvai Suzette, qui m’attendait dans la cour ; elle avait appris du chasseur de M. de Montbreuse que je m’étais blessée, et l’on voyait dans ses yeux l’inquiétude que cette nouvelle lui avait causée. Je la rassurai bientôt en plaisantant moi-même sur ce que j’appelais mon infirmité, et mon père lui fit grand plaisir en lui permettant de s’établir chez moi en qualité de garde-malade et de lectrice, ce que mademoiselle Duplessis ne vit pas sans en témoigner son peu de satisfaction.

À dater de ce moment, elle devint l’ennemie déclarée de Suzette, dont les aimables qualités et l’éducation étaient bien faites pour exciter l’envie d’une vieille fille, prude et pédante. Mon père avait trop d’esprit pour ne pas s’apercevoir de cette inimitié, aussi les petites méchancetés de mademoiselle Duplessis contre Suzette n’eurent-elles aucun effet sur lui ; il ne cessa de la traiter avec bonté, et voyait bien plus en elle la filleule d’une épouse chérie, que la fille de son ancien jardinier.

Je supportai assez patiemment les premiers jours de ma réclusion ; j’étais l’objet de tant de soins, on faisait tant de choses pour me distraire de l’ennui de rester ainsi renfermée, que souvent je l’oubliais. Alfred lui-même était plus assidu près de moi, et paraissait prendre plus d’intérêt aux lectures que me faisait Suzette, qu’il n’en avait pris à celles que nous avions eu tant de peine à lui faire écouter lorsqu’il était malade.

Cependant sa présence continuelle n’avait pas pour moi tout le charme que mon imagination s’en était promis : son esprit, si vif, si gai dans le grand monde, où l’ironie a tant de succès, était d’un faible secours dans une société intime où personne n’a envie de se tourner mutuellement en ridicule. C’est là qu’il faut réunir toutes les qualités d’un esprit attachant pour y paraître longtemps aimable. Une bonne conversation se compose de tant d’éléments divers, que, pour la soutenir, il faut autant d’instruction que d’usage, de bonté que de malice, de raison que de folie, et de sentiment que de gaieté.

Alfred était loin de posséder tous ces avantages ; il en avait de brillants, mais point de solides, et, comme l’on aime toujours à être placé favorablement, il préférait la vie dissipée à toute autre.

Il se rendait assez de justice pour reconnaître son infériorité dans un petit cercle de gens instruits et aimables, et son amour-propre en souffrait trop pour qu’il n’en témoignât pas son mécontentement ; alors il devenait maussade, frondeur, et par conséquent ennuyeux. J’avais beau vouloir m’en imposer sur cette vérité, elle me frappait en dépit de tout ce que j’imaginais pour me la dissimuler. On est si humilié de découvrir une preuve de médiocrité dans l’objet qu’on aime, qu’il y a plus de honte que de regret dans le chagrin qu’on en éprouve.

M. de Clarencey venait exactement nous rendre visite ; son premier abord avait toujours quelque chose de contraint et de froid pour moi ; peu à peu il prenait plus de confiance, et je trouvais un véritable plaisir à l’entendre causer ; mais dès que je parlais de choses qui pouvaient lui être personnelles, il éludait toutes les questions et redevenait bientôt silencieux.

Un soir que M. de Montbreuse était retiré dans son cabinet, je profitai de son absence pour engager Edmond à me donner ses conseils sur l’esquisse d’un dessin que je faisais pour la fête de mon père.

— Vous m’y faites penser, dit ma tante, c’est dans quinze jours qu’arrive cette fête, et je l’avais oubliée ; il faut que nous fassions tous un petit présent à mon frère. Moi, je lui donnerai un portefeuille, Suzette lui brodera une veste, Léonie lui fera un joli dessin : voyez, messieurs, ce que vous pourrez lui offrir d’agréable après cela.

— C’est assez difficile, dit Edmond, mais enfin nous chercherons.

— J’ai trouvé ce qu’il me faut, interrompit Alfred, je lui donnerai ce beau cheval anglais que j’ai pris, lors de notre dernière affaire, à l’un des plus braves officiers de l’armée ennemie ; je n’ai que cette manière de lui offrir quelque chose de ma façon.

— C’est donc moi seul qui resterai dans l’embarras, répliqua Edmond, c’est bien mal à vous de m’abandonner ainsi, mais je m’en vengerai, et vous verrez que mon présent aura plus de succès encore que les vôtres.

Dans ce moment, Suzette apporta le dessin que j’avais ébauché. En y jetant les yeux, chacun s’écria :

— Ah ! voilà bien le joli point de vue du petit pavillon, d’où l’on découvre le château de Champfleury et la petite rivière qui en fait le tour !

— Ce site est charmant, dit Edmond, mais je suis sûr que M. de Montbreuse en préférerait un autre.

— Gardez-vous bien de le lui montrer, interrompit madame de Nelfort : l’aspect de ce château lui est toujours désagréable ; quoique madame d’Aimery n’y demeure plus, mon frère n’en a pas moins conservé tant d’horreur pour cette habitation, qu’il ne veut jamais se promener de ce côté. Vous saurez un jour, Léonie, la cause de ce sentiment, et vous le partagerez.

Je n’osai pas en demander davantage, et me résignai à sacrifier mon dessin pour en recommencer un autre ; mais, voulant éviter une pareille gaucherie, je priai ma tante de me diriger dans le choix d’un nouveau site, et il fut convenu que je prendrais celui que l’on découvrait de son appartement, où l’on me transporterait tous les matins pour travailler.

Edmond me demanda la permission d’achever le paysage qu’il me fallait abandonner, et l’emporta.