Michel Lévy frères, éditeurs (p. 70-74).


XIII


La campagne était ouverte depuis deux mois, on ne s’occupait que des nouvelles de l’armée ; c’était le sujet continuel de tous les entretiens, ce qui me procurait le plaisir d’entendre souvent parler d’Alfred et vanter ses talents militaires. Un soir me trouvant seule à souper avec M. de Montbreuse, on lui annonça l’arrivée d’un courrier qui lui apportait des dépêches de la part du ministre de la guerre. Il était plus de minuit, et ce message, à une telle heure, m’inquiéta vivement. On remit une lettre à mon père ; à peine l’eut-il décachetée, que je le vis pâlir et s’écrier : « Malheureuse sœur ! Il n’en fallut pas davantage pour me persuader que le ministre lui apprenait la mort d’Alfred, et, frappée de surprise, de terreur, je tombai évanouie. Quand je revins à moi, j’aperçus mon père appuyé sur le chevet du lit où l’on m’avait transportée, tenant une de mes mains dans les siennes, et regardant avec inquiétude, dans les yeux de son médecin qui me contemplait de l’air le moins rassurant. La fièvre la plus ardente me rendit bientôt mes forces, j’eus le délire pendant toute la nuit, et, le lendemain matin, le médecin déclara à mon père que j’étais menacée d’une fièvre inflammatoire, et que j’avais besoin des plus grands ménagements. Dans l’intervalle d’un accès à l’autre, mon père voulut essayer de calmer mon esprit, et, me prenant la main qu’il serrait tendrement, il me dit avec cet accent qui n’appartient qu’à la douleur paternelle :

— Pardonne-moi, mon enfant, de n’avoir pas pensé à t’épargner le mal que tu éprouves, j’aurais dû le prévoir, mais calme-toi, sa jeunesse et nos soins le rendront à la vie.

— Quoi ! m’écriai-je, il n’est pas mort !… ah !… vous m’abusez, mon père, mais j’ai vu la pâleur de votre visage, j’ai entendu ces mots qui ont glacé mon cœur, et c’est en vain que par pitié vous voulez me tromper.

Je persistais dans cette idée, malgré tout ce que disait M. de Montbreuse pour me persuader la vérité, quand j’entendis mademoiselle Duplessis lui dire à voix basse que madame de Nelfort était dans le salon, et le priait de venir l’y rejoindre un instant, ne voulant pas absolument partir sans lui parler.

Je conjurai mon père de me laisser voir ma tante ; elle seule pouvait me faire croire à la vie d’Alfred, car j’étais bien sûre de deviner à sa douleur s’il nous restait ou non quelque espérance.

Un refus aurait ajouté à mes souffrances, et mon père consentit à tout ce que je voulus. Cette entrevue, quoique bien douloureuse, me rassura beaucoup. J’appris avec détail de madame de Nelfort tout ce qui concernait Alfred. La lettre du ministre mandait à mon père qu’à la suite d’une affaire décisive où son neveu s’était distingué, il venait d’être grièvement blessé ; les chirurgiens ne répondaient pas de sa vie ; il connaissait son danger ; et demandait avec instance qu’on le transportât à Paris, malgré ses douleurs, pour y mourir dans les bras de sa mère. Le ministre ajoutait qu’il ne consentirait à cet imprudent départ que lorsqu’il y serait autorisé par mon père.

Dans l’impossibilité de cacher ce malheur à ma tante, M. de Montbreuse lui avait écrit de se rendre aussitôt à S*** pour empêcher son fils d’entreprendre un voyage aussi dangereux ; il avait soutenu le courage de cette malheureuse mère en lui prouvant que ses soins pourraient sauver son fils, et ne lui avait pas caché l’état où cette triste nouvelle m’avait plongée.

Après m’avoir persuadée de la fidélité de ce récit, il fut convenu que madame de Nelfort nous dépêcherait un courrier aussitôt qu’elle serait arrivée à S***, qu’elle nous ferait donner exactement des nouvelles d’Alfred, mais qu’elle se garderait bien de lui apprendre que j’étais malade ; car elle était sûre, disait-elle qu’il succomberait à son inquiétude.

— Et comment saura-t-il donc, lui répondis-je, à quel point je suis touchée de son sort ?

— Comptez sur ma tendresse, Léonie, répliqua-t-elle, je lui prodiguerai toutes les consolations dont son cœur a besoin pour supporter votre absence.

En disant ces mots, elle se leva et m’embrassa en n’inondant de ses larmes. Je détachai de mon doigt l’anneau qui portait ma devise, et je la priai de le donner de ma part à son fils comme le gage d’un attachement qui le suivrait au tombeau. Elle me remercia comme si je lui avais donné un moyen de plus de le sauver ; puis, s’approchant de mon père, elle lui remit un papier, en ajoutant :

— S’il meurt, vous le savez, mon frère, je ne lui survivrai pas ; gardez cet écrit, et soyez le dépositaire de mes dernières volontés.

S’arrachant des bras de son frère, elle partit en nous disant un adieu qui retentit jusqu’au fond de notre âme, car il semblait nous dire que peut-être il serait le dernier.