Léon Vanier (Verlaine)

Œuvres complètes - Tome VVanier (Messein) (p. 368-375).


LÉON VANIER


Léon Vanier, Éditeur français, né à Paris, le 27 décembre 1847.

Débuta par la Librairie, où il apprit à connaître intrinsèquement la bizarre marchandise dont il devait faire part à ses contemporains en qualité d’éditeur à la mode, érudit et littéraire, connaisseur et amateur, collectionneur même, d’ailleurs aimable toujours et conciliant à ses heures, qui ne sont pas trop rares en somme.

Mais imbu de ces salutaires principes, « avoir plusieurs cordes à son arc, ne pas mettre tous ces œufs dans le même panier, deux précautions valent mieux qu’une », il resta fidèle à son premier commerce tout en y allant de l’avant dans la redoutable industrie, affrontée avec une bravoure que tempère seule la prudence séante. Son élégant magasin, en même temps que ses propres livres, offrent à quelque goût qui passe tous le refreshments sur papier noirci dont on peut, raisonnablement ou non, avoir soif et faim, depuis l’étrange Ohnet sous toutes les formes, par volumes d’apect orthographique, brochés à l’usage des éventaires de chemin de fer, ou reliés en veau couenne et en tout, doré sur tranche ou à la tranche, par livraisons po-pu-lai-res, — et illustré ! !

Il sera temps de parler un peu de cette Boutique, appelée à devenir légendaire et déjà célèbre…

Pour l’instant le biographe se doit tout à sa tâche.

Donc, Vanier, de simple libraire (1869), s’est fait éditeur depuis 1876. Ses commencements furent modestes, comme vous aurez certainement remarqué que la généralité des commencements le sont à de très clairsemées exceptions près, celle du Cid, par exemple, et encore celle de M. Rollinat, — modestes, dis-je, mais distingués et comme qui dirait fins, fins comme l’ambre, comme qui dirait aussi jolis, jolis, comment m’exprimer ? jolis, mon Dieu, comme tout ! Tout le monde a acheté ces délicieux bouquins : la Frégate l’Incomprise ; les Croquis maritimes (avec des dessins de Sahib) ; Patara et Bredindin, « marine humouritisque », illustrée par Léonnec, préface de l’éditeur qui manie la plume très allègrement, ma foi, et a écrit la plupart des légendes des amusantes plaquettes illustrées par H. de Sta, et publiées sous le titre de Collection Vanier ; les albums de Villette, ceux de Caran d’Ache et de Lunel ; la Biographie si touchante d’André Gill, suivie de la bibliographie consciencieuse et complète de ce grand caricaturiste ; mignonnes merveilles de typographie, de papiers admirablement assortis, de formats originaux, de crayon fantaisiste à la bonne manière, caricatural dans l’art le plus délicat, adorable…

Puis vint paraître chez Vanier (1881-83), le Paris moderne, revue rédigée en chef par le poète Jacques Madeleine (pas celui des Écrevisses, bone Deus ! l’autre, le bon, le seul) ayant pour principal lieutenant ce spirituel Georges Courteline, pseudonyme qui dissimule mal un fils chassant de race. Ce brave recueil fut à l’époque comme un dernier Parnasse militant. Ces noms : Leconte de Lisle, Banville, Coppée, Mendès, Hérédia, Mérat, Valade, fulgurèrent ; à côté des vers magistraux, d’alertes articles combattaient le bon combat, comme on dit trop — et ce fut l’origine du Vanier hyper-littéraire actuel.

Mis en goût par les fières rimes et les rythmes sans pair, il se sentit bientôt au cœur — et dans la tête, une solide caboche bien intelligemment, noblement aussi ! commerciale, — une belle émulation vers les travaux et le bon renom des grands éditeurs de 1830 et d’ensuite. Les lauriers d’Eugène Renduel, d’Urbain Canel, d’Auguste Poulet-Malassis, d’Alphonse Lemerre, l’empêchaient de dormir. Il sonna aux poètes nouveaux un ralliement qui fut entendu, et ne tarda pas à les voir arriver à lui. Il ne leur fit point des ponts d’or, les ponts d’or n’existent pas, ce sont travaux d’art fabuleux et chimériques, même les ingénieurs du stupéfiant Ohnet n’en édifient que pour leur « créateur » et sont des spécialistes des plus exclusifs, — mais des conditions sortables, honorables, et l’affabilité des manières, les procédés parfaits, achevèrent l’œuvre de la franche probité. Dès lors la copie afflua au no 19 du docte quai Saint-Michel. De charmantes éditions se succédèrent. Les aînés, comme il sied, ouvrirent la marche, Huysmans et ses étonnantes Esquisses parisiennes, Verlaine et ses Poètes maudits qui mirent le feu à pas mal de poudres en train d’être trop mouillées. Adoré Floupette, loup dans la bergerie, néanmoins s’y conduisit en galant homme de loup, et ne dévora personne. Moréas (les Syrtes, les Cantilènes), Vignier (Centon), de Régnier (les Lendemains, Apaisement, les Sites), Viélé-Griffin (Cueille d’avril, les Cygnes), montrèrent la marche aux jeunes encore inédits et la cohorte sainte, le bataillon sacré grossit tous les jours, valeureux et digne de tels chefs de file.

On se souvient du tapage suscité autour de ces publications et d’autres encore dans la presse parisienne et départementale, voire jusqu’à l’étranger. Un journal, le Décadent, soutint furieusement le choc, rendit coup pour coup ; son rédacteur en chef, Anatole Baju, ne s’épargnait pas et n’épargnait personne. Tudieu ! l’acharné combat ! Jamais le Parnasse contemporain, de pourtant orageuse mémoire, n’avait soulevé pareils combats de plume. Il faudrait remonter jusqu’aux luttes du Romantisme pour trouver de dignes analogues à ces Eylau, à ces Moskowa de lettres.

Le champ de bataille si chèrement disputé resta définitivement aux poètes, et Vanier fut loin de se plaindre du résultat. Sans précisément déborder et ruisseler, ses caisses montèrent et bruirent joyeusement, fleuve encore endigué, mais gare à l’imminente inondation !

Ici, quoique j’en aie, s’impose un parallèle à la Plutarque entre Vanier et son heureux devancier, Lemerre. Leur situation initiale est tellement semblable que la tentation se fait irrésistible. Lemerre commence, lui aussi, après les premières luttes pour la vie, par des entreprises étrangères à la littérature actuelle, et c’est, comme Vanier suscité par Paris moderne, du fait d’un journal, l’Art, rédigé principalement par Louis-Xavier de Ricard fondateur, Catulle Mendès, Charles Joliet, Edmond Lepelletier et Paul Verlaine, qu’il se voit amené à s’occuper des Parnassiens. Le succès foudroyant du Passant, dont Vanier attend encore le pendant, mais que peuvent lui faire patiemment attendre ses bonnes affaires de librairie décadente, lance Lemerre et en fait bientôt le gros monsieur d’aujourd’hui.

L’amour et l’intelligence communs de leur métier, ainsi qu’un goût très honorable et impérieux pour la haute littérature complètent la ressemblance entre les deux bons éditeurs. Maintenant, que l’un soit blond et l’autre brun, l’un grand et l’autre petit, l’un majestueux et lent comme un antique baron normand, l’autre vif et pétulant comme un pur enfant de Paris, peu importe, je crois, à l’histoire de la Librairie. Tous deux sont de bons patriotes et firent leur devoir en 1870-71, Même Vanier, alors sergent aux mobiles de la Seine, fut mis à l’ordre du jour et porté pour la médaille militaire. Il est encore lieutenant de l’armée territoriale après avoir été quelque temps porte-drapeau.

Son rez-de-chaussée, muni d’une spacieuse arrière-boutique, est le théâtre quotidien, comme autrefois l’entresol de Lemerre, de conférences au pied levé de omni re scibili et quibusdam aliis, et les conversations y sont aussi animées, intéressantes, souvent passionnées, que courtoises. Il y fait beau entendre Moréas réciter le sonnet des Conquérants de sa voix mordante et cuivrée qu’Heredia lui-même envierait… « Hors du charnier natal !… Que Cipango mûrit !… », beau et bon écouter quelque remarque subtile et incisive de Mallarmé. Survient Poictevin tout frémissant d’enthousiasme pour le rare et pour l’exquis dans le délicat et le beau. Verlaine passe et lance un mot plus doux qu’amer ; Du Plessys vibre, Luque dessine, Baju objecte, Fénéon et Kahn discutent ; très paisible, comme timide, Ghil affirme ; Huysmans sourit. Vanier circule, accueille, prie d’excuser, opine, tance un commis, vend, feuillette des manuscrits, lorgne une gravure : très pittoresque et vivant en diable le patron. Le magasin est en long ; un vaste bureau qu’orne une caisse de bonne augure luit doucement derrière une grille à guichets. C’est confortable et coquet. Eaux-fortes, aquarelles, bibelots japonais, caricatures ; et « que de livres, que de livres » chez ce libraire ! Des amateurs, dont plusieurs considérables, sont familiers de la maison. C’est des « mon Général » par-ci, « monsieur le Conseiller » par-là. Un bon coin de Paris bien réjouissant, et même consolant. Et pour finir le parallèle, une seule différence, si minime toutefois ! entre Lemerre et Vanier, c’est que celui-là est décoré, tandis qu’il est impossible que celui-ci ne le soit pas un jour.

J’ai dit plus haut que Vanier était écrivain à ses moments perdus. De lui, outre les choses énumérées plus haut, on a Les 28 jours d’un réserviste et l’Armée française, livres tout ronds, pleins de bonne humeur et de piquante observation. On lui attribue des vers. Je ne les ai jamais lus ni même vus. Ça, Vanier, c’est mal, bien mal. Enfin les Hommes d’aujourd’hui, qu’il dirige depuis quelques années, publient souvent, sous le nom de Pierre et Paul, des biographies dues, la plupart, à sa verve et à son érudition.

Longue vie et bonne chance à l’ « homme de bien » qui ose s’intituler : Éditeur des Décadents ! Je n’ose plus dire l’ « homme de goût », depuis que, parmi ces derniers, nombre de gens mieux informés à coup sûr que moi-même rangent l’humble contributor qui opère en cette occasion-ci dans les sus-dits Hommes du jour et qui signe, pour avoir l’honneur de vous saluer.


__________