Anatole Baju (Verlaine)

Œuvres complètes - Tome VVanier (Messein) (p. 376-383).


ANATOLE BAJU


Anatole Baju, littérateur français, né à Confolens (Charente), le 8 mars 1861, fils de meunier, fut élevé au Moulin de Saint-Germain-sur-Vienne. Son père, qui était poète, ami de Lamartine et de Georges Sand, fit sa première éducation et l’envoya ensuite achever ses études au collège de Confolens.

Adolescence passée à la contemplation de la nature et à rêver. À la mort de son père, en 1879, il prit la direction des affaires de la maison — écrivit entre temps divers articles ou poèmes publiés çà et là.

L’obsession de la littérature lui fit peu après abandonner l’industrie pour se livrer tout entier à son penchant.

C’est alors que dans sa retraite de Bellac, il composa l’Assaut de l’Olympe (1882), recueil de poèmes publié à Limoges et devenu aujourd’hui introuvable.

Ce livre marquait déjà une tendance très accusée à l’affranchissement de la Métrique et de la Langue.

Quoique profondément originale, l’œuvre eut peu de succès. Baju comprit qu’il devait changer de scène.

Consciencieux, il voulut, avant d’aller plus loin, étudier mieux la vie, observer l’humanité. Dans cette vue, il se mit à voyager, parcourant les diverses contrées de l’Europe et de l’Amérique en accumulant les documents.

Revenu en France en 1884, le vœu maternel le fixa à un emploi administratif qui lui laissait assez de loisir pour donner cours à ses goûts littéraires.

Baju eut bientôt noué de nombreuses et cordiales relations dans le monde des lettres parisien.

Considérant avec regret le manque d’unité du mouvement décadent qui commençait alors à se dessiner, il résolut de fonder un organe qui rassemblerait ces « forces éparses en un faisceau unique ».

Il fit alors la connaissance de Maurice du Plessys, le poète gentilhomme, avec lequel il fonda le Décadent.

La suite est connue…

Mais il convient d’ajouter à ces notes biographiques sommaires que Baju, indépendamment de son très réel mérite personnel, de son intelligence et de son énergie des plus remarquables, existe littérairement surtout par le journal le Décadent (second semestre de 1886) et la brochure l’École décadente (juillet 1887). Relisez ses articles dans la collection déjà précieuse du fameux canard, vous dégageant, bien entendu, de tous préjugés de par la Presse hostile lue, ou des plaisanteries trop faciles, écoutées ; relisez surtout le récent pamphlet, et vous resterez persuadés comme moi, non seulement de la conviction si profonde et si courageuse, mais encore et surtout, de l’absolu bon sens absolument triomphal, envers et contre tout et tous, du polémiste comme du théoricien.

Je prouve mon dire :

En somme, voyons, de quoi retourne-t-il au fond, sous cette question des Décadents ?

Un certain nombre de jeunes gens, las de lire toujours les mêmes tristes horreurs, dites naturalistes, appartenant d’ailleurs à une génération plus désabusée que toutes les précédentes, mais d’autant plus avide d’une littérature expressive de ses aspirations vers un idéal dès lors profond et sérieux, fait de souffrance très noble et de très hautes ambitions, — injustement, sans doute, un peu dépris de la sérénité parnassienne et de l’impassibilité pessimiste d’un Leconte de Lisle d’ailleurs admiré, s’avisèrent un jour de lire mes vers — écrits pour la plupart en dehors de toute préoccupation d’école, comme je les sentais, douloureusement et joyeusement poétiques encore, et pleins, j’ose le dire, du souci de la Langue bien parlée, vénérée comme on vénère les saints, mais voulue aussi exquise et forte que claire assez. Ces vers leur plurent par la sincérité de leur art et l’intense simplicité du fond. Le hasard voulut qu’à l’époque qu’il fallait je fisse paraître les Poètes maudits, beaucoup pour Corbière et Mallarmé, mais surtout pour Rimbaud. Cet opuscule eut tout le succès souhaité et quelque tapage s’ensuivit. Je fus assez heureux pour que le nom de mon cher ami Mallarmé, déjà si honorablement connu d’un tout petit choix d’élus parmi l’élite des raffinés et des curieux compétents, retentit cette fois un peu plus fort et allât taquiner l’oreille de la Presse. Il la taquina si bien cette oreille, ce nom d’un artiste suprême de qui j’ai dit ailleurs qu’il considérait la clarté comme une grâce secondaire, qu’une assez plaisante confusion commença de régner. Échotiers et chroniqueurs, gent malicieuse, affectèrent d’envelopper dans le même reproche d’ésotérisme pointu et de « symbolisme » frisant le rébus mes humbles vers, ceux si nets de Corbière et ceux si superbement lucides de Rimbaud.

Bref, dès ce moment précis, « décadents » — un mot vaguement né où ? comme « romantiques », comme, mais mieux que « naturalistes » — signifiait, en nous désignant, mes trois Maudits, moi et ceux d’entre les jeunes gens dont il a été parlé plus haut, qui avaient déjà publié des vers, — amateurs de l’obscur, propagateurs de théories abstruses, absconces et tout ce qu’on voudra dans ce goût-là, et, par quelle étrange association d’idées ? pessimistes et schopenhaueriens (or je vous annonce pour peu que vous y teniez, que je n’ai jamais, pour ma part, lu une ligne du, paraît-il, décourageant Épicure teuton).

C’est alors que Baju vint, et, en vue de congréger « les forces éparses en un faisceau unique », pour me servir de ses propres expressions rapportées au commencement de ce travail, fonda le Décadent, au milieu de quelles difficultés, avec combien de bravoure et de furie, ce n’est rien que de le dire. Dès les premiers numéros il rétablit la vérité, alla droit au but, mit les pieds dans le plat et, fort de sa rédaction vraiment homogène, n’hésita pas à prendre l’offensive en toute témérité vraiment française, et si franche ! Naturellement, les ripostes abondèrent, fourmillèrent, dures, cruelles, mais que lui faisait ! Et il rendait coup pour coup.

Elles ne rencontrèrent pas la même vaillance chez quelques-uns de ses collaborateurs. Plusieurs se séparèrent, fondèrent des journaux éphémères dont l’un, rédigé en chef ou dirigé par René Ghil, s’appela la Décadence, « improprement », dit Baju dans sa récente brochure. Et, selon moi, bien que j’aime beaucoup Ghil qui est un homme charmant et un écrivain des plus savoureux au fond, Baju a raison, et raison d’autant plus qu’à mon sens il a, lui, trouvé le vrai substantif pour exprimer la chose des Décadents. « DÉCADISME » est un mot de génie, une trouvaille amusante et qui restera dans l’histoire littéraire. Ce barbarisme est une merveilleuse enseigne, il est court, commode, à la main, handy, il sonne littéraire sans nulle pédanterie (mais « Symbolisme », hein ?), éloigne précisément l’idée abaissante de décadence, enfin fait balle et fera trou, je vous le dis encore une fois. Même Ghil (puisque je le tiens) alla plus loin, il asticota quelque peu Baju, le piquant de traits pas toujours charitables. Baju se conduisit très bien, ne répondit à ce poète (genus irritabile) qu’en douceur, même le saluant dans sa brochure, qui est d’ailleurs un modèle de mesure et de bon ton dans l’apologie, du juste titre de « jeune poète de génie » et rejetant les torts de son adversaire sur le seul « cœur humain ». On ne pouvait mieux faire en un meilleur dire. Il ne s’irrita que tout récemment, sur la lettre de Ghil au Figaro, datée de « l’exil des champs », où le « disciple de Mallarmé » protestait, là, vrai, des plus mal à propos et en termes tout à fait blessants pour des gens à travers Baju, contre son nom rappelé dans l’énumération des rédacteurs du Décadent. Et Baju a, je regrette bien et me réjouis fort de le dire, diablement raison encore dans sa tardive, mais combien rattrapant le temps perdu vivacité, pour parler un peu comme Ghil, en guise de moralité.

Quelques mots pour finir et pour un fait personnel. On a ri aux larmes, parce que Baju dans sa brochure me proclame le plus grand poète de tous les temps.

On a eu tort de rire.

D’abord parce que peut-être Baju pense ainsi pour de bon. (On est bien libre de penser comme on veut, n’est-ce pas ?) Et dans cette hypothèse je dirai purement et simplement à Baju qu’il se trompe et qu’il y a, entre autres, David, Homère, Sophocle, Lucrèce, Ovide, Théroulde, Dante, Villon, Ronsard, Shakespeare, Calderon, Racine, Gœthe, Byron, Lamartine, Musset, Poë, et les contemporains, mes maîtres et mes camarades.

Puis, il est probable que Baju a voulu, par une audacieuse et spirituelle assertion, bien établir combien il raffole — c’est le mot en vérité — de la Sincérité, de la Conscience, de la Simplicité, dont je ne craignais pas — pourquoi jamais craindre ? — de me réclamer tout à l’heure — et se servir de moi, grand honneur ! comme d’un symbole à illustrer ses idées là-dessus.

Enfin sans doute aussi que Baju me porte une grande amitié, et que son affection pour l’homme aveugle son estime pour le poète. En ce cas, une cordiale poignée de main à lui, et n’en parlons plus.

Mais je crois, et croyons plutôt que ma seconde supposition est la bonne ; là Baju a bien fait d’être excessif et brutal à ce point. — Seulement il me met en opposition avec le général Boulanger et ne flatte pas celui-ci. Ici je diffère d’avis avec lui. Je suis loin de détester la popularité du seul militaire amusant, depuis que Canrobert est si vieux, de cette période-ci. S’il n’a pas remporté de victoires, ce n’est pas de sa faute, puisqu’il n’a pas encore marché à l’ennemi, j’entends LE seul ennemi, celui qui détient mon pays, Metz ! l’Allemand, le Prussien, la détestée, l’abhorée, l’abominée et abominable « tête de Boche ! » Mais rien ne me dit qu’avec l’immense confiance dont il est investi et comme sacré par l’armée et par le peuple, ce soldat ne puisse bientôt faire des prodiges sur le Rhin, — et s’il a su se faire une bonne presse, ma foi, en république, ce n’est déjà pas si bête…

Donc, mon cher Baju, si vive moi, vive Boulanger aussi[1] ! Vivent encore Anatole Baju et le Décadent reparu depuis décembre sous forme de revue !


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  1. Cette biographie fut écrite il y a quelques mois. Mais, malgré tout, Ardèche et Charente, et le reste, je maintiens mon dire d’alors, parce qu’il fut sincère et que mon opinion resta la même, quand même !