Léon Tolstoï, vie et œuvre/Préface

Traduction par J.-W. Bienstock.
Mercvre de France (Tome 1p. 17-22).

PRÉFACE


DE L.-N. TOLSTOÏ À SES SOUVENIRS

Mon ami P. B., qui a entrepris d’écrire ma biographie pour l’édition française de mes Œuvres complètes, m’a demandé de lui communiquer quelques notes biographiques.

Je désirais beaucoup accéder à son désir, et je me mis, en imagination, à composer ma biographie. D’abord, insensiblement pour moi, de la façon la plus naturelle, je commençai à me rappeler uniquement le bon qu’il y a dans ma vie. Ce n’est que comme des ombres à un tableau que s’ajoutaient à ce bon les côtés mauvais, sombres, les actes vilains. Mais, en réfléchissant plus profondément aux événements de ma vie, j’ai remarqué qu’une pareille biographie, bien que n’étant pas complètement mensongère, n’en serait pas moins trompeuse à cause de l’éclairage inégal, de l’exposé du seul côté bon et du silence sur tout ce qui fut mauvais. Et quand je réfléchis pour écrire la vérité tout entière, sans rien cacher de ce qu’il y eut de mal dans ma vie, je fus terrifié à la pensée de l’impression que produirait une pareille biographie. À ce moment je tombai malade, et pendant l’oisiveté forcée de la maladie, ma pensée retournait sans cesse à mes souvenirs, et ces souvenirs étaient terribles.

J’ai ressenti très fortement ce que dit Pouschkine dans son poème le Souvenir.

Quand pour un mortel s’apaise la journée bruyante,
Quand sur les rues muettes de la ville
Tombe l’ombre à demi transparente de la nuit,
Et descend le sommeil, récompense des travaux du jour.
Alors dans le silence se traînent pour moi
Les heures de la veille tourmentée.
Dans l’inaction nocturne brûlent en moi plus fort
Les remords vipérins de mon cœur.
Les idées bouillonnent.
Dans l’esprit opprimé par l’angoisse
Se heurtent une foule de pensées douloureuses.
Silencieusement devant moi le souvenir
Déplie son long rouleau
Et, lisant ma vie avec dégoût,
Je tremble et maudis,
Je gémis plaintivement et verse des larmes amères.
Mais je n’efface pas les tristes lignes.

« Au dernier vers je ferais seulement le changement suivant : au lieu de tristes, je mettrais honteuses. Sous cette impression j’ai écrit dans mon journal :

« 6 janvier 1903.

« J’éprouve maintenant les souffrances de l’enfer. Je me rappelle toute la lâcheté de ma vie passée, et ces souvenirs ne me quittent pas et empoisonnent ma vie. Ordinairement on regrette que la personne ne garde pas le souvenir après la mort. Quel bonheur qu’il en soit ainsi ! Quelle souffrance ce serait si, dans cette vie, je me rappelais tout ce qui tourmenta ma conscience, tout le mal que je commis dans la vie précédente ! Et si l’on se rappelle le bon, il faut aussi se rappeler tout le mauvais ! Quel bonheur que le souvenir disparaisse avec la mort et qu’il ne reste que la conscience, la conscience qui représente comme la synthèse générale de tout le mal, comme une équation compliquée réduite à sa plus simple expression : x égale une quantité positive ou négative, plus grande ou plus petite.

« Oui, l’absence du souvenir est un grand bonheur. Avec le souvenir, on ne pourrait pas vivre joyeusement. Tandis qu’avec la disparition du souvenir nous entrons dans la vie avec une page blanche, immaculée, sur laquelle nous pouvons écrire de nouveau et le bon et le mauvais. »

Il est vrai que toute ma vie n’a pas été aussi mauvaise qu’elle le fut durant une période de vingt années. Il est vrai aussi que dans cette période ma vie ne fut pas uniquement mauvaise, telle qu’elle se présentait à moi durant la maladie, et que, même pendant cette période, s’éveillaient en moi des élans vers le bien, de peu de durée, il est vrai, et bientôt étouffés par des passions sans frein. Mais néanmoins, ce travail de ma pensée, surtout pendant ma maladie, m’a montré clairement que ma biographie, écrite comme on écrit ordinairement les biographies, en taisant toute la lâcheté et la criminalité de ma vie, serait un mensonge, et que, s’il faut écrire une biographie, il faut écrire toute la vérité. Seule une pareille biographie, quelque honte que j’éprouverai à l’écrire, peut avoir un certain intérêt pour le lecteur et lui être profitable. En me remémorant ainsi ma vie, c’est-à-dire en l’examinant au point de vue du bien et du mal que j’ai fait, je me suis aperçu que toute ma longue vie se divise en quatre périodes : Cette période merveilleuse, surtout en comparaison des suivantes, la période innocente, joyeuse et poétique de l’enfance, jusqu’à quatorze ans. Ensuite la deuxième période, les terribles vingt années, ou la période de dépravation grossière, de l’ambition, de la vanité, et, principalement, de la lubricité. Puis la troisième période, d’une durée de dix-huit ans, depuis mon mariage jusqu’à mon éveil spirituel, période qu’au point de vue du monde on pourrait appeler morale. En effet, pendant ces dix-huit années j’ai vécu de la vie régulière, honnête, familiale, sans m’adonner à aucun des vices blâmés par l’opinion publique. Mais tous mes intérêts se bornaient aux soucis égoïstes de la famille, à l’augmentation de ma fortune, à la recherche des succès littéraires et des plaisirs de toutes sortes.

Enfin, la quatrième période, qui dure depuis vingt ans et où j’espère mourir, et de laquelle je vois toute l’importance de ma vie passée, période à laquelle je ne voudrais rien changer, sauf ces habitudes du mal qui sont devenues miennes pendant les périodes passées. Je voudrais, si Dieu m’en donnait la force et le temps, écrire l’histoire véridique de ma vie durant ces quatre périodes. Je pense qu’une pareille autobiographie, même avec de grands défauts, serait plus utile aux hommes que tous ces bavardages artistiques qui remplissent les douze volumes de mes œuvres et auxquels les hommes de notre temps attachent une importance imméritée.

Maintenant, je veux le faire. Je décrirai d’abord la première période joyeuse de l’enfance qui me séduit particulièrement, et ensuite, quelle qu’en soit ma honte, je raconterai, sans rien celer, les horribles vingt années de la période suivante ; puis la troisième période qui peut-être intéressera le moins, et enfin la dernière période, celle de mon acheminement vers la vérité, qui m’a donné le suprême bonheur de ma vie et le calme joyeux en vue de l’approche de la mort.

Pour ne pas me répéter dans la description de l’enfance, j’ai relu mes récits qui portent ce titre et j’ai regretté de les avoir écrits. C’est si mauvais, c’est écrit avec si peu d’honnêteté littéraire ! Et il n’en pouvait être autrement : 1o parce que mon idée n’était pas d’écrire mon histoire, mais celle des amis de mon enfance, c’est ce qui explique ce mélange confus des événements de leur enfance et de la mienne ; 2o parce que quand j’écrivais cela je n’étais pas du tout libre de la forme de l’expression, je me trouvais alors sous l’influence très grande de deux écrivains : Sterne, Sentimental Journey et Tœpffer : Bibliothèque de mon oncle.

Maintenant, je désapprouve surtout les deux dernières parties, l’Adolescence et la Jeunesse, dans lesquelles, sauf un mauvais mélange de vérité et d’invention, il n’y a que le faux, le désir d’exposer comme bon et important ce qui me semblait tel alors : mes opinions démocratiques. J’espère que ce j’écrirai maintenant sera meilleur, et surtout plus utile aux hommes[1].

  1. Notes mises à ma disposition, en brouillon, et non corrigées. P.B.