Léon Tolstoï, vie et œuvre/Partie 8/Chapitre 4

Traduction par Jean-Wladimir Bienstock.
Mercvre de France (tome 3p. 215-F).


CHAPITRE IV


(SUITE)



L’année 1876 ne débuta pas non plus très gaiement. Le 1er mai Tolstoï écrit à Fet :

« Chez nous cela ne va pas très bien. Ma femme ne se remet pas depuis sa dernière maladie ; elle tousse, maigrit, et tantôt la fièvre, tantôt la migraine. C’est pourquoi la béatitude ne règne pas dans la maison, ni chez moi le calme moral qui m’est particulièrement nécessaire maintenant pour le travail. La fin de l’hiver et le commencement du printemps sont pour moi les moments les plus affairés, et il me faut achever le roman qui m’ennuie. »

Tolstoï qui, depuis quelque temps déjà, s’intéressait passionnément à la musique, eut l’occasion, cette année-là, de faire la connaissance d’un des célèbres musiciens russes, Pierre Ilitch Tchaïkovsky. Les relations qui s’établirent entre eux durèrent peu et n’eurent aucun résultat tangible ; cependant leur histoire n’est pas sans intérêt et nous l’emprunterons au « Journal et correspondance de P. I. Tchaïkovsky » édité par son frère, Modeste.

Dans une lettre de P. I. Tchaïkovsky à Mme Davidov, lettre datée du 28 octobre 1876, nous trouvons :

« Récemment, le comte Tolstoï a passé quelques jours ici. Il est venu me voir plusieurs fois et a passé chez moi deux soirées entières. Je suis très flatté et très fier de l’intérêt que je lui inspire, et de mon côté je suis absolument charmé de sa personnalité originale. »

Le frère de P. I. Tchaïkovsky commente ainsi ces renseignements : « Encore étudiant, dès la première apparition des œuvres de L. N. Tolstoï, mon frère aima cet écrivain plus que tous les autres. Ce goût augmenta avec l’importance des œuvres du grand écrivain et se transforma en un véritable culte. Pierre Ilitch avait une imagination très impressionnable et à tout ce qu’il aimait, mais ne pouvait voir, il attribuait des proportions fantastiques. C’est pourquoi le créateur de l’Enfance et de l’Adolescence, des Cosaques, de Guerre et Paix, pour lui n’était pas un homme, mais, selon son expression : « un demi-dieu ». À cette époque on ne savait rien de Tolstoï, rien de sa vie privée, on ne connaissait pas même son portrait, de sorte que Pierre Ilitch pouvait plus aisément encore s’imaginer un Tolstoï presque fabuleux.

« Et voilà que cet être mystérieux tout d’un coup descendit des hauteurs inaccessibles et le premier vint lui tendre la main. « Je fus saisi de peur et d’une sorte de gêne, quand je me trouvai devant lui, racontait Tchaïkovsky. Il me sembla qu’à ce grand connaisseur du cœur humain on ne pouvait cacher toute la boue qui se trouve au fond de l’âme, et montrer seulement l’extérieur. S’il est bon, (et il devait l’être), pensai-je, alors délicatement, comme un médecin qui étudie la plaie et connaît tous les points douloureux, il évitera de les toucher, de les irriter, mais, par cela même, me fera comprendre que rien ne lui est caché ; et s’il n’est pas très indulgent, il touchera droit au mal. Je craignais beaucoup l’un et l’autre.

« Mais ce ne fut ni l’un ni l’autre. Ce grand connaisseur du cœur était dans ses rapports excessivement simple et sincère et montrait peu cette omniscience que je craignais. Il n’évitait pas de toucher le point douloureux, mais il le faisait sans préméditation. Il ne voyait pas en moi un sujet d’observation. Il voulait simplement causer avec moi de la musique, qui, à cette époque, l’intéressait vivement. Entre autres, il aimait démolir Beethoven et émettre des doutes sur son génie. Ce n’est pas un trait propre aux grands hommes d’abaisser jusqu’à son incompréhension un génie reconnu de tous. C’est le propre d’une nature bornée. »

Non seulement Tolstoï voulait « causer musique » avec Tchaïkovsky, il voulait lui exprimer l’intérêt que lui inspiraient ses œuvres. Flatté de ses éloges, Tchaïkovsky demanda à Rubinstein d’organiser au Conservatoire une soirée musicale pour le grand écrivain seul. À cette soirée, on exécuta entre autres l’andante du concert D de Tchaïkovsky ; et à ces sons, devant tout le monde, Tolstoï sanglota.

« Peut-être, ne fus-je jamais aussi flatté », écrit Tchaïkovsky dans son journal, « et touché dans mon amour-propre de compositeur, que quand Tolstoï, qui était assis à côté de moi, à l’andante de mon quatuor, fondit en larmes. »

Tolstoï voulut intéresser Tchaïkovsky à l’œuvre, chère pour lui, de l’art populaire. À cet effet, il lui adressa un recueil de chansons populaires qu’il accompagna de la note suivante :

« Je vous envoie les chansons, cher Pierre Ilitch. Je les ai revisées encore une fois. C’est un trésor inestimable entre vos mains. De grâce, arrangez-les dans le genre de Mozart, Haydn et non dans la manière artificielle de Beethoven, Schumann, Berlioz, qui calculent l’effet. Combien aurais-je encore à vous dire. Même je ne vous ai rien dit de ce que je voulais. Je n’en avais pas le temps ; je jouissais. Ce dernier séjour à Moscou restera dans mes meilleurs souvenirs. Jamais mes travaux littéraires n’ont reçu une récompense aussi chère pour moi que cette soirée merveilleuse. Et il est charmant, Rubinstein. Remerciez-le encore une fois de ma part. Il m’a plu beaucoup. Et tous ces prêtres de l’art supérieur qui étaient assis devant le gâteau ont laissé en moi une impression si grave et si pure ! De tout ce qui s’est passé pour moi dans la salle circulaire, je ne peux me rappeler rien sans émotion. Auxquels d’entre eux puis-je envoyer mes œuvres ? Qui ne les a pas et qui les lira ?

« J’ai parcouru vos compositions, mais quand je les aurai étudiées, que vous en ayez besoin ou non, je vous écrirai mon avis, et tout à fait franchement, parce que j’aime votre talent. Au revoir. Je vous serre amicalement la main. »

« P. S. De quel portrait m’a parlé Rubinstein ? Je suis très heureux de lui en envoyer un, en lui demandant le sien en retour, mais pour le Conservatoire cela ne va pas. »

À cette lettre, Tchaïkovsky répondit :

« Comte. Je vous remercie sincèrement pour l’envoi des chansons. Je dois vous dire franchement qu’elles sont notées d’une main inexpérimentée et ne contiennent guère qu’une trace de leur beauté primitive. Leur principal défaut c’est d’être poussées artificiellement dans un rythme régulier et mesuré. Seuls les airs des danses russes ont un rythme cadencé et accentué. Mais les bylines n’ont rien de commun avec les airs de danse. En outre, la plupart de ces chansons sont écrites dans le solennel D dur, ce qui de nouveau n’est pas conforme au style de la vraie chanson russe qui, presque toujours, a une tonalité indéfinie, et se rapproche surtout des vieux chants religieux. En général, les chansons que vous m’avez envoyées ne peuvent être arrangées systématiquement, c’est-à-dire qu’on n’en peut faire un recueil, puisque, pour cela, il faut que la chanson soit exécutée le plus possible telle que l’exécute le peuple. C’est une chose excessivement difficile, qui exige le sentiment musical le plus fin et une grande érudition musicale. Sauf Balakirev, et peut-être Prokhounine, je ne connais personne qui soit à la hauteur de cette tâche. Mais comme matériaux pour sujets de symphonies, vos chansons peuvent servir, et j’en profiterai certainement d’une façon ou de l’autre. Je suis très heureux que la soirée du Conservatoire vous ait laissé une aussi bonne impression. Nos artistes ont joué ce soir comme jamais. Vous pourrez conclure de là que la paire d’oreilles d’un grand artiste comme vous est capable d’animer un musicien cent fois plus que des dizaines de milliers d’oreilles du public. Vous êtes un de ces écrivains qui font aimer non seulement leurs œuvres, mais leur personne. On voyait qu’en jouant si supérieurement bien ils jouaient pour un homme aimé et très cher. Quant à moi, je ne peux vous dire jusqu’à quel point j’étais heureux et fier que ma musique pût vous charmer et vous toucher. Je transmettrai votre commission à Rubinstein dès son retour de Pétersbourg. Sauf Fitzenhagen qui ne lit pas le russe, tous les autres participants du quatuor connaissent vos œuvres. Je pense qu’ils vous seront très reconnaissants si vous envoyez à chacun d’eux l’une quelconque de vos œuvres. Pour moi je vous demanderais de me faire cadeau des Cosaques, mais pas maintenant, la prochaine fois que vous viendrez à Moscou, ce que j’attends avec la plus grande impatience. Si vous envoyez votre portrait à Rubinstein, ne m’oubliez pas aussi. »

Les relations entre Tolstoï et Tchaïkovsky s’arrêtent là et nous devons dire que la rupture fut due à Tchaïkovsky. Dans la fin du journal de celui-ci, on remarque en effet un certain désenchantement à l’endroit de Tosltoï. Il lui était désagréable que « le potentat de ses pensées », l’être qui savait soulever en son âme les élans les plus enthousiastes, prononçât parfois « des choses très ordinaires et même indignes du génie ». Tchaïkovsky avait trop admiré de loin son idole pour conserver intact son culte en la voyant face à face, en constatant de quoi elle était faite, et quelles étaient ses imperfections. Il avouait que, malgré le bonheur que lui causait la connaissance de Tolstoï, depuis, toutes ses œuvres, même celle qu’il préférait jadis, avaient perdu pour lui leur charme. Anna Karénine, dont la publication commençait, d’abord ne lui plut pas.

En septembre 1877, il écrivait à son frère :

« Après ton départ j’ai lu encore quelque chose d’Anna Karénine. N’as-tu pas honte d’admirer cette nullité révoltante qui prétend à une profonde analyse psychologique ! Mais que le diable l’emporte, cette analyse psychologique quand en résultat reste l’impression de la nullité et du vide, comme après une conversation entre Alexandrine Dolgorouki et N. D. Kondratiev, sur les diverses Kitty, Aline et Lili. Que peut-il y avoir d’intéressant à ces bavardages de grands seigneurs ? »

Nous devons ajouter qu’après la lecture complète du roman Tchaïkovsky modifia cette opinion.


L’année 1877 débuta aussi d’une façon inquiétante pour Tolstoï, à cause d’une longue maladie de la comtesse Sophie Andréievna, qui dut aller à Pétersbourg consulter Botkine et heureusement retourna rassurée après la consultation du célèbre professeur.

Le 12 avril, la guerre était déclarée à la Turquie. Cette fois Tolstoï restait simple spectateur des événements, qu’il appréciait négativement, mais qui néanmoins l’émotionnaient fort. Le 15 avril, la comtesse Tolstoï écrivait à sa sœur :

« Léon envisageait étrangement la guerre serbe. Je ne sais pourquoi il ne l’envisageait pas comme tous, mais de son point de vue particulier, spécial, religieux. Maintenant, il dit que la guerre est une véritable guerre, et elle l’émeut. »

Nous savons par l’épilogue d’Anna Karénine ce que Tolstoï pensait du mouvement des volontaires. En novembre 1876, il écrivait à Fet :

« Je suis allé à Moscou pour apprendre des nouvelles de la guerre. Heureux ceux pour qui tout cela est clair, mais je suis épouvanté quand je commence à penser à toute la complexité des conditions dans lesquelles s’accomplit l’histoire : c’est, par exemple, une dame quelconque, Mme A…, avec son ambition et sa fausse compassion pour quelque chose de vague, et c’est un rouage qui n’est pas complètement inutile dans toute cette machine ! »

Après quatre mois de la guerre russo-turque, en avril, il écrit à Strakov :

« Suis-je de bonne ou de mauvaise humeur, la pensée de la guerre efface tout pour moi. Pas la guerre elle-même, mais la question de notre faillite qui voilà doit se résoudre, et des raisons de notre faillite qui me deviennent de plus en plus claires. Aujourd’hui Stepan a causé de la guerre avec Serge[1], et Serge lui a dit : 1o qu’à la guerre les jeunes soldats peuvent très bien s’amuser avec les femmes turques. Stepan ayant objecté que cela n’était pas bien, il a répondu : « Eh quoi ! cela ne lui fera rien au Turc, et que le diable l’emporte ! » Et c’est Serge qui dit cela, celui qui sympathise aux Serbes, et qu’on a cité comme preuve de la sympathie de tout le peuple. Et sa pensée intime de la guerre ce n’est que la Turque, c’est-à-dire la licence des instincts bestiaux ; 2o quand Stepan a raconté que les affaires allaient mal, il a dit : « Pourquoi ne prend-on pas Mikhail Gregoriévitch Tchernaiev, il les arrangerait ! » La Turque et la confiance aveugle dans le nom populaire ! Il me semble que nous sommes à la veille d’un cataclysme. Écrivez-moi, je vous prie, ce qui se passe et ce qu’on dit à Pétersbourg. »

À Toula, et en d’autres villes, on amenait des Turcs captifs. Tolstoï alla voir ceux qui vivaient dans le faubourg de Toula, dans une ancienne sucrerie. Il s’intéressait vivement à leur état moral, leur demandait s’ils avaient le Coran et quel était leur mollah. Il résulta de cette conversation que chacun avait dans son paquetage le Coran. Tolstoï fut frappé de ce fait.

En été 1877, Tolstoï fit avec N. N. Strakov son premier voyage au couvent Optina-Poustine. Ils allèrent en chemin de fer jusqu’à Kalouga. De là une voiture les conduisit à destination. Ils s’arrêtèrent à l’hôtellerie. Le lendemain matin, ils furent très surpris de recevoir une visite encore au lit. C’étaient le prince Obolensky, dont la propriété était voisine, et son invité N. Rubinstein. Obolensky invita Tolstoï à s’arrêter chez lui au retour, ce qui fut accepté.

Tolstoï et Strakov naturellement allèrent faire visite au père Ambroise. Mais ni celui-ci ni Tolstoï ne furent satisfaits de leur entretien. Le père Ambroise s’irrita dans une discussion avec Tolstoï sur un texte de l’évangile. Quant à Strakov, le père Ambroise, ayant su qu’il était écrivain philosophe, voulut le persuader d’abandonner le matérialisme, dont Strakov lui-même était adversaire.

Tolstoï fit aussi visite à l’archiprêtre Juvénal, ancien officier de la garde Polovtzev. Au cours de cette visite, il se produisit un incident comique. Pendant la conversation, en présence des visiteurs, le Père Pimène, un des moines du couvent, qui assistait à l’entretien, s’endormit sur sa chaise, ce qui fit dire à Tolstoï qu’il avait « choisi la meilleure part ».

La meilleure impression que Tolstoï ait emportée de cette visite au couvent lui fut donnée par le secrétaire du père Ambroise, le père Clément, homme très intelligent, très instruit et sincèrement religieux.

Au retour, Tolstoï et Strakov s’arrêtèrent chez Obolensky, dans sa propriété Bérésino, où ils entendirent le jeu admirable de Rubinstein. Le lendemain, par la même route ils repartirent pour Iasnaïa-Poliana.


Un fait intéressant de cette époque fut la venue, dans la maison de Tolstoï d’un conteur de bylines. Tolstoï était ravi de son langage populaire poétique, et il nota quelques-unes des légendes qu’il narrait. Certaines lui servirent à composer des récits populaires. Telles furent la légende du cordonnier Michel (De quoi vivent les hommes), et la légende des trois vieillards qui font leur salut sur une île (les Trois vieillards).

Quelques détails sur la vie de Tolstoï et de sa famille, à cette époque, nous sont fournis par S. A. Bers, dans ses souvenirs.

« Le matin, écrit-il, Tolstoï venait s’habiller dans son cabinet de travail, où je couchais toujours sous un portrait gravé du philosophe Schopenhauer. Avant le café nous partions ensemble à cheval pour nous baigner. Le café du matin était peut-être le moment le plus gai de la journée, à Iasnaïa-Poliana. Tous se trouvaient réunis. La conversation était animée. Léon Nicolaievitch plaisantait et faisait le plan de sa journée. Enfin il se levait et disait : « Il faut que je travaille. » Et il allait s’enfermer dans une chambre, avec une tasse de thé très fort. Pendant qu’il travaillait, personne ne devait entrer ; même sa femme ne se le permettait jamais. À une époque, c’était le privilège de sa fille aînée, qui était alors encore enfant.

« On ne peut raconter avec tous les détails quelle bonne humeur régnait toujours à Iasnaïa-Poliana, et Léon Nicolaiévitch était l’âme de cette gaieté. Dans les conversations sur les questions abstraites, sur l’éducation des enfants, sur les événements extérieurs, son opinion était toujours la plus intéressante. Au croquet, à la promenade, il animait tous par sa belle humeur. Il n’y avait pas la moindre chose à laquelle il ne sût trouver de l’intérêt. Les enfants aimaient beaucoup sa société, tous désiraient l’avoir pour compagnon de jeu, et se réjouissaient quand il organisait pour eux quelque partie. Ils faisaient avec lui de longues promenades, par exemple ils allaient à pied jusqu’à Toula, ce qui fait quinze verstes. Les garçons allaient avec lui à la chasse. Tous les enfants accouraient dans son appartement pour faire avec lui la gymnastique suédoise, ou courir ou sauter. L’hiver, tous patinaient, mais avec un plaisir plus grand nous tous déblayions la neige parce que l’initiative en appartenait à Léon Nicolaievitch, et que lui-même y prenait part.

« Léon Nicolaiévitch aimait beaucoup la musique. Il touchait du piano et affectionnait la musique classique. Souvent, avant de se mettre au travail, il s’asseyait au piano, probablement y trouvait-il l’inspiration. Il accompagnait toujours ma sœur cadette, dont il aimait la voix. J’ai remarqué que les sensations provoquées en lui par la musique étaient accompagnées d’une légère pâleur du visage et d’une grimace imperceptible qui, semblait-il, exprimait l’effroi[2]. »

Dans le domaine de l’éducation des enfants nous ne pouvons rien noter de particulier. Forcément les principes pédagogiques de Tolstoï ne restaient pas sans influence pendant la première période de l’éducation de ses enfants, en ce sens qu’on leur laissait toute liberté et que les punitions étaient inconnues.

Tolstoï lui-même prenait part à l’éducation de ses enfants : il leur enseignait l’arithmétique, et pendant les veillées, il leur faisait lire, en français, les romans de Jules Verne. Mais avec l’augmentation de la famille, et les complications qui en résultaient, peu à peu l’éducation et l’étude prirent le cours ordinaire, et l’influence de Tolstoï s’affaiblit. On peut trouver à ce fait différentes causes : Tolstoï, absorbé par ses travaux littéraires, ne pouvait mettre la question des enfants à la première place. Outre cela, juste au moment où les aînés étaient en âge de travailler, Tolstoï se sentit pris de doute sur la justesse de ses vues. Enfin, la cause principale fut peut-être le désaccord qui existait entre le mari et la femme au sujet de l’éducation des enfants ; l’un des deux devait céder pour laisser à l’autre la possibilité d’appliquer ses principes, et ce fut Tolstoï qui céda.

Pour compléter ces traits du caractère de Tolstoï, nous citerons les œuvres littéraires qui, durant cette période des années 60 et 70, firent sur lui la plus forte impression :

TITRE IMPRESSION
Iliade et Odyssée (en grec) très grande.
Les Bylines très grande.
Xénophon (Anabase) très grande.
Victor Hugo (les Misérables) immense.
Miss Wood (romans) grande.

Au moment où il terminait Anna Karénine, souvent, dans ses conversations et ses correspondances, Tolstoï se plaignait d’avoir perdu tout intérêt pour ce roman et souhaitait d’être enfin libre pour un travail qui, de plus en plus, occupait sa pensée. En janvier 1876, la comtesse Tolstoï écrivait à sa sœur :

« Léon se prépare à écrire quelque chose de l’époque de l’empereur Nicolas Pavlovitch. Il compulse beaucoup de matériaux. »

Son carnet, pendant l’année 1877, est plein de notes portant le titre général : « Pour ce qui suivra Anna Karénine. » Nous y trouvons des tableaux de la nature, des divers travaux champêtres, les traits caractéristiques de futurs héros. L’intérêt de Tolstoï pour le règne de Nicolas bientôt se porta de nouveau sur les Décembristes, et, de nouveau, il se remit à ce roman et écrivit les deux dernières variantes du 1er chapitre, qui sont entrées dans le recueil de ses œuvres complètes. Pour se documenter, il recherchait la connaissance d’hommes ayant souvenance de cette époque, et eut l’occasion de causer avec des Décembristes même. Étant à Pétersbourg, en mars 1878, il écrit à sa femme :

« Aujourd’hui, je fus chez deux Décembristes. J’ai dîné en ville et le soir je me suis rendu chez Bibikov où Sophie Nikitchina (née Mouraviev) m’a raconté beaucoup de choses et m’a montré beaucoup d’objets. Ensuite, je suis allé chez Svistounov, qui a perdu sa fille. J’ai passé quatre heures chez lui, à écouter ses charmants récits ainsi que ceux d’un autre Décembriste, Belaiev. Ensuite, je suis allé chez le notaire, à la bibliothèque, chez Strakov, et à la forteresse[3]. »

Tolstoï avait reçu en effet l’autorisation de visiter la forteresse de Pierre et Paul, qu’il avait besoin de décrire dans son futur roman.

Dans ses recherches sur l’époque de Nicolas, Tolstoï rencontra un personnage important, le comte V. A. Perovsky, qui, du temps de Nicolas ier, était général gouverneur de la province d’Orenbourg, et jouissait de la confiance absolue du tzar. Pour avoir des renseignements sur cet homme, Tolstoï s’adressa à la comtesse A. A. Tolstoï qui avait connu personnellement Pérovsky et avait correspondu avec lui. Dans la première lettre, Tolstoï écrivait :

« J’ai conçu depuis longtemps le plan d’un roman dont l’action doit se passer dans la province d’Orenbourg, à l’époque de Pérovsky. Je viens de rapporter de Moscou de nombreux documents en vue de ce travail. Tout ce qui concerne V. A. Perovsky m’intéresse extrêmement, et je dois vous dire que j’ai beaucoup de sympathie pour lui, comme personnage historique et pour son caractère. Qu’en penserez-vous, et qu’en penseront ses parents ? Me donnerez-vous, et ses parents me donneront-ils, ses papiers, ses lettres, bien entendu avec l’assurance que moi seul les lirai ?… »

La comtesse A. A. Tolstoï se hâta de répondre à Tolstoï dans le sens qu’il désirait, et bientôt après elle reçut de lui une deuxième lettre, où il lui écrivait entre autres :

« Vous définissez très bien les traits principaux de ce personnage. Je me le représente tel. Cette figure, vue ainsi, est un tableau…

« Sa biographie seule serait trop grossière, mais avec d’autres caractères opposés au sien, des caractères, fins, tendres, par exemple, celui de Joukovsky, que, me semble-t-il, vous avez aussi très bien connu, et principalement avec les Décembristes, ce serait une grande figure faisant ombre (la nuance) à Nicolas Pavlovitch, la figure principale, et qui exprime admirablement le caractère de toute cette époque…

« Maintenant je suis tout plongé dans les lectures se rapportant aux années 1820, et je ne puis vous exprimer le plaisir que je ressens à évoquer cette époque…

« C’est à la fois étrange et agréable pour moi de penser qu’une époque que je me rappelle, les années 30, appartient déjà à l’histoire ! Le vacillement des figures sur le tableau cesse tout à coup et tout se fige dans le calme solennel de la vérité et de la beauté…

« Je prie Dieu qu’il me permette de faire au moins approximativement ce que je veux. Ce sujet est pour moi si important ! Quelque capable que vous soyez de comprendre tout, vous ne pouvez vous imaginer combien c’est important pour moi ; aussi important que l’est pour vous votre foi ; je voudrais dire : encore plus important, mais rien ne peut l’être davantage, et c’est précisément cela. »

Plusieurs amis de Tolstoï, parmi lesquels Fet, se demandaient comment Tolstoï qui envisageait d’une façon négative l’action violente, révolutionnaire, pouvait être séduit par les Décembristes, et comment il traiterait ce sujet, pour lequel il semblait avoir une affection toute particulière.

Dans une lettre à Fet, Tolstoï répond à cette question ; mais il avait déjà abandonné ce projet de roman.

« Les Décembristes ! Dieu sait où ils sont ! Je n’y pense même plus, et si j’y pensais, si j’écrivais, je me flatte de l’espoir que l’odeur seule de mon esprit serait insupportable à tous ceux qui tirent sur les hommes pour le bien de l’humanité. »

Pourquoi Tolstoï abandonna-t-il ce roman ? Il y eut à cela plusieurs causes. D’abord il ne trouva pas tous les renseignements qui lui étaient nécessaires, car on lui refusa l’accès des archives de l’État. Une autre cause : c’est qu’en approfondissant l’étude de ce mouvement des Décembristes Tolstoï arriva à la conclusion qu’il n’était pas tout à fait populaire, russe. Enfin, à notre avis, la cause principale de cet abandon se trouve dans l’éloignement général de Tolstoï pour le travail littéraire, provoqué par la crise religieuse qui déjà agissait en lui.


TOLSTOÏ EN 1873
D’après le tableau de Kramskoï

  1. Un domestique de Tolstoï.
  2. S. A. Bers, Souvenirs sur Tolstoï.
  3. Archives de la comtesse S. A. Tolstoï.