Léon Tolstoï, vie et œuvre/Partie 4/Chapitre 3

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Mercvre de France (Tome 2p. 70-115).


CHAPITRE III


LE PREMIER VOYAGE À L’ÉTRANGER. — LA VIE À MOSCOU. — LA CHASSE À L’OURS



Le 29 janvier, L.-N. Tolstoï quitta Moscou en malle-poste jusqu’à Varsovie, et de là, par chemin de fer, il arriva à Paris, le 21 février nouveau style. Là l’attendait Tourgueniev qui, dès le 23 janvier, avait écrit à Droujinine :

« Tolstoï m’écrit qu’il pense venir ici et partir au printemps en Italie. Dites-lui qu’il se hâte, s’il veut me trouver ici. D’ailleurs je lui écrirai moi-même. Par ses lettres je vois qu’en lui se passent de très bienfaisants changements et je m’en réjouis « comme une vieille nounou ». J’ai lu sa Matinée d’un seigneur qui m’a beaucoup plu, par sa sincérité et sa liberté presque complète de l’opinion. Je dis presque parce que dans la façon dont il a posé le problème se cache encore (peut-être inconsciemment pour lui) un certain préjugé. Ma principale impression à ce récit (je ne parle pas d’impression artistique), c’est que tant qu’existera le servage il sera impossible d’établir un rapprochement, une entente des deux côtés, bien que tous deux soient tout à fait loyalement prêts à se rapprocher. Et cette impression est bonne et juste. Mais, en outre, il y a une autre impression secondaire, additionnelle, à savoir qu’en général cela ne mène à rien d’éclairer le paysan, d’améliorer sa situation. Et cette impression est désagréable. Mais l’art de la langue, du récit, des caractères est très grand[1]. »

Après avoir vu Tolstoï, Tourgueniev écrit à Polonski :

« Tolstoï est ici. Il a changé à son avantage, et les changements sont très importants. Cet homme ira loin et laissera derrière lui une trace profonde. »

Dans une lettre à Kolbassine, du 8 mars, il écrit encore :

« Je vois ici souvent Tolstoï, et de Nekrassov, j’ai reçu ces jours-ci une lettre très charmante, de Rome. Avec Tolstoï je ne puis, malgré tout, me rapprocher complètement. Nous regardons de côtés trop opposés[2]. »

Voici maintenant, de la même époque, l’opinion de Tolstoï sur Tourgueniev et sur Nekrassov que L.-N. Tolstoï trouva encore à Paris. Elle est exprimée dans la lettre de Botkine à Droujinine, du 8 mars 1857.

« Voici ce que Tolstoï m’écrit à propos de leur entrevue : Tous les deux errent dans des ténèbres quelconques. Ils sont tristes, se plaignent de la vie, ne font rien et sont peinés, comme il me semble, de leurs rapports respectifs.

« Tourgueniev écrit que Nekrassov, tout d’un coup a de nouveau quitté Rome. La lettre de Tolstoï n’a qu’une page, mais pleine de courage et d’ardeur. L’Allemagne l’intéresse beaucoup, il veut ensuite l’étudier de plus près. Dans un mois il part pour Rome[3]. »

De toute cette correspondance, il résulte que les relations de Tolstoï avec Tourgueniev étaient toujours chancelantes et, malgré tous leurs efforts, ils ne pouvaient se rapprocher étroitement. Au mois de mars, Tolstoï, en compagnie de Tourgueniev, partit pour Dijon, où il resta quelques jours. C’est là qu’il écrivit son récit sur le musicien Albert. Puis il revint à Paris. C’est alors que Léon Nikolaievitch assista à l’exécution capitale qu’il a racontée dans ses Confessions et qui lui a laissé une impression ineffaçable. Dans son journal il note brièvement cette impression. « 6 avril 1857, je me suis levé à 6 heures et suis allé voir l’exécution. La poitrine et le cou blancs, gras et forts. Il baisa l’évangile… et ensuite la mort. Quelle absurdité ! Impression profonde qui ne fut pas stérile. Je ne suis pas un homme politique. L’art et la morale. Je le connais, l’aime et en suis maître.

« La guillotine pendant longtemps me poursuivit ; malgré moi je regardais de tous côtés. »

Voici ce qu’il écrit à ce propos dans ses Confessions : « Pendant mon séjour à Paris, la vue de la peine capitale m’a montré le néant de ma superstition du progrès. Quand je vis la tête se séparer du corps, et comment l’un et l’autre tombèrent dans le panier, je compris non par la raison, mais par tout mon être, qu’aucune théorie de la raison d’être de tout ce qui est et du progrès ne peut justifier cet acte, et que si tous les hommes au monde trouvaient d’après n’importe quelle théorie, depuis la création du monde, que c’est nécessaire, moi je saurais que ce n’est pas nécessaire, que c’est mal. Par conséquent, ce n’est pas le progrès qui est le juge de ce qui est bon et de ce qui est mal, mais moi avec mon cœur. »

Tolstoï remit à l’automne son voyage à Rome, et au printemps il quitta Paris, allant directement en Suisse, à Genève, où il passa quelques jours. De Genève, Léon Nikolaievitch écrit à sa tante :

« J’ai passé un mois et demi à Paris et si agréablement que tous les jours je me suis dit que j’ai bien fait de venir à l’étranger. Je suis très peu allé dans la société, ni dans le monde littéraire, ni dans le monde des cafés et des bals publics, mais, malgré cela, j’ai trouvé ici tant de choses nouvelles et, intéressantes pour moi que, tous les jours, en me couchant, je me dis : quel dommage que la journée a passé si vite, je n’ai même pas eu le temps de travailler, ce que je me proposais de faire.

« Le pauvre Tourgueniev est très malade physiquement et encore plus moralement. Sa malheureuse liaison avec Madame V. et sa fille le retient ici, dans un climat qui lui est pernicieux et il fait pitié à voir. Je n’aurais jamais cru qu’il pût aimer ainsi[4]. »

De Genève, Léon Nikolaievitch fit une excursion en Piémont avec Botkine et Droujinine, qui étaient venus là, et ensuite il s’installa au bord du lac de Genève, à Clarens, d’où il écrit à sa tante une lettre enthousiaste.


« 18 mai 1857.

« Je viens de recevoir votre lettre, chère tante, qui m’a trouvé, comme vous devez le savoir d’après ma dernière lettre, aux environs de Genève, à Clarens dans ce même village où a demeuré la Julie de Rousseau… Je n’essaierai pas de vous dépeindre la beauté de ce pays, surtout à présent, quand tout est en feuilles et en fleurs, je vous dirai seulement qu’à la lettre il est impossible de se détacher de ce lac et de ces rivages et que je passe la plus grande partie de mon temps à regarder et à admirer en me promenant ou bien en me mettant seulement à la fenêtre de ma chambre. Je ne cesse de me féliciter de l’idée que j’ai eue de quitter Paris et de venir passer le printemps ici, quoique cela m’ait mérité de votre part le reproche d’inconstance. Vraiment je suis heureux et je commence à sentir tous les avantages d’être né coiffé.

« Il y a ici une société charmante de Russes : les Poustchine, les Karamzine, les Mestcherski, et tous, Dieu sait pourquoi, m’aiment. Je le sens, je me suis trouvé si bien tout ce mois que j’ai passé ici, que je suis triste à l’idée du départ[5]. »

Tolstoï vécut près de deux mois à Clarens, puis décida de poursuivre son voyage à pied. Il avait fait connaissance, à Clarens d’une famille russe et invita le garçon d’une dizaine d’années, Sacha, à faire avec lui des excursions à pied, dans les montagnes. Son intention était d’aller à pied jusqu’à Fribourg en passant par la gorge de Jaman. Mais en route ils changèrent d’avis et tournèrent à Château-d’Œx, d’où ils allèrent à Thoune en diligence.

Dans un manuscrit inédit, Tolstoï a conservé ses notes de ce voyage. Nous y emprunterons quelques tableaux de la nature suisse.

D’abord Léon Nikolaievitch va en bateau de Clarens à Montreux.

« 15/27 mai. Le temps clair et bleu. Le Léman bleu vif avec les points blancs et noirs des voiles et des barques brillait presque de trois côtés à nos yeux. Près de Genève, dans le lointain du lac, l’air chaud tremblait et s’obscurcissait. Au côté opposé s’élevaient, droites, les vertes montagnes de la Savoie, avec des maisonnettes blanches à leur pied et une grande faille qui avait l’air d’une femme blanche en costume ancien. À gauche, au-dessus des vignes, très près d’elles dans les bosquets vert sombre des jardins fruitiers, Montreux se profilait nettement avec sa gracieuse église accrochée à la pente. On voyait Villeneuve au bord même, avec ses toits de fer brillant au soleil ; la profonde et mystérieuse vallée avec des montagnes entassées les unes sur les autres ; le blanc et froid Chillon, sur l’eau même et la petite île chantée qui se dresse joliment en face de Villeneuve. Le lac frissonne à peine. Le soleil frappe perpendiculairement sa surface bleue, et les voiles déployées semblent immobiles…

« Chose étonnante ! J’ai vécu deux mois à Clarens, mais chaque fois que le matin ou plutôt le soir, avant le dîner, j’ai ouvert les vitres de la fenêtre sur laquelle tombait l’ombre, et regardé le lac où se reflétaient les lointaines montagnes bleues, la beauté du paysage m’aveuglait et me saisissait avec une force inattendue.

« Aussitôt je voulais aimer, je sentais même en moi l’amour de moi-même ; je regrettais le passé ; j’espérais en l’avenir. J’étais heureux de vivre, je voulais vivre longtemps, longtemps, et l’idée de la mort se revêtait d’une horreur enfantine, poétique. Parfois même, assis seul dans le jardin ombreux, contemplant ces rives et ce lac j’éprouvais une sorte d’impression physique, comme si la beauté, à travers mes yeux, pénétrait dans mon âme. »

Ensuite, il va dans la montagne.

… « Au-dessus de nous chantent des oiseaux des bois qu’on n’entend pas au bord du lac. Il y a l’odeur de l’humidité du bois et du sapin coupé. C’était si agréable de marcher que nous regrettions de passer si vite. Tout d’un coup une chose nous a frappés, une odeur extraordinaire, agréable, l’odeur du printemps. Sacha a couru dans le bois et a cueilli des fleurs de cerisier, mais elles avaient peu d’odeur. Des deux côtés, on voyait des arbres verts et des buissons sans fleurs. L’odeur douce, narcotique, allait grandissant. Après avoir fait une centaine de pas, à droite, des buissons se découvrirent et devant nous apparut une immense vallée vert pâle avec quelques maisons dispersées.

« Sacha courut dans la vallée cueillir des narcisses blancs et il m’apporta un énorme bouquet qui avait une odeur très forte. Mais avec l’avidité destructrice propre aux enfants, il courut encore piétiner et arracher les merveilleuses fleurs naissantes qu’il trouvait si jolies. »

Au village des Avents, ils passent la nuit. Après l’ascension, Léon Nikolaievitch note les pensées suivantes :

« 16/28 mai. On m’a dit vrai : plus on monte dans les montagnes, plus c’est facile de marcher. Il y a déjà une heure que nous marchons et tous deux nous ne sentons ni le poids des sacs ni la fatigue. Nous n’avons pas vu le soleil, mais par-dessus nous, en touchant quelques pics et quelques sapins à l’horizon, il jetait ses rayons sur la hauteur, en face de nous. En bas on entendait rouler les courants, près de nous ruisselait l’eau des neiges et, au tournant de la route, de nouveau nous avons aperçu au-dessous de nous le lac et la vallée à une profondeur effrayante. Là-bas, les monts de la Savoie étaient tout à fait bleus, le lac seulement plus sombre, les sommets éclairés par le soleil, nettement rose pâle. Il y avait davantage de montagnes neigeuses, elles paraissaient plus hautes et plus variées. On apercevait sur le lac les voiles et les barques comme des points à peine perceptibles. C’était beau, même extraordinairement beau. Mais ce n’était plus la nature qui était belle, c’était quelque autre chose. Je n’aime pas ces vues réputées majestueuses et célèbres, elles ont une certaine froideur. J’aime la nature quand de tous côtés elle m’entoure et ensuite se développe dans le lointain, mais quand je m’y trouve. J’aime quand de tous côtés m’entoure l’air chaud, qui se répand dans le lointain infini, quand cette même herbe grasse que j’ai écrasée en m’asseyant fait la verdure des champs infinis ; quand ces mêmes feuilles qui, agitées par le vent, portent l’ombre sur mon visage font le bleu de la forêt lointaine, quand ce même air que je respire fait le fond bleu du ciel infini, quand je ne suis pas seul à jouir de la nature, mais quand, autour de moi, bourdonnent et tournoient des millions d’insectes, courent les coccinelles et que tout alentour chantent les oiseaux… Et ces petits espaces nus, froids, déserts, et quelque part, au loin, quelque chose de beau caché par le voile du lointain ! Mais ce quelque chose est si loin qu’il ne me donne pas le plaisir principal de la nature. Je ne me sens pas partie du tout. Le lointain infini est beau, mais, je suis sans aucun lien avec lui. »

Poursuivant son chemin, vers le mois de juillet Léon Nikolaievitch arrive à Lucerne, d’où il écrit à sa tante :


8 juillet, Lucerne.

« Je crois vous avoir écrit que je suis parti de Clarens avec l’intention d’entreprendre un assez grand voyage par le nord de la Suisse, le Rhin et la Hollande, en Angleterre. De là, je compte de nouveau passer par la France et Paris, et, au mois d’août, passer quelque temps à Rome et à Naples. Si je supporte les trajets sur mer, ce que je verrai à mon passage de La Haye à Londres, je crois revenir par la Méditerranée, Constantinople et la mer Noire et Odessa. Mais tout cela ne sont que des plans, que je ne réaliserai peut-être pas, à cause de mon humeur changeante, que vous me reprochez avec raison, chère tante. Je suis arrivé à Lucerne — c’est une ville au nord de la Suisse, pas loin du Rhin, et déjà je retarde mon voyage pour pouvoir passer quelques jours dans cette délicieuse petite ville[6]. »

C’est pendant le séjour de Léon Nikolaievitch à Lucerne que se passe l’histoire qu’il a racontée dans le Journal du prince Nekhludov. Ce récit est daté de 1857, c’est pourquoi il doit se rapporter à ce voyage.

Dans ce récit, comme on le sait, la merveilleuse description de la nature suisse alterne avec l’expression de l’indignation provoquée par la déformation de cette harmonie naturelle faite pour complaire aux riches touristes, la plupart anglais.

Le contraste entre la correction morne de la table d’hôte et la beauté sauvage, mais tendre et vivante du lac, frappe l’auteur. Et ce sentiment grandit quand il entend le couplet du chanteur ambulant qui s’accompagne de la guitare. Cette chanson, par une magie quelconque, attire l’attention générale et élève l’âme à l’unisson de cette harmonie inexprimable.

« Toutes les impressions de la vie, tout à coup, prirent pour moi un sens et un charme particuliers. Dans mon âme, une fleur fraîche, parfumée, parut s’épanouir. Au lieu de la fatigue, de la distraction, de l’indifférence pour tout au monde que j’éprouvais un moment avant, je sentais tout à coup le besoin de l’amour, le plaisir de l’espoir, la joie irraisonnée de vivre. « Que vouloir ? que désirer ? » me dis-je involontairement. « Regarde, la beauté et la poésie t’environnent de toutes parts. Respire-les à pleine poitrine, jouis-en autant que tu le pourras. Que te faut-il encore ? Tout est à toi, tout est bien…[7]. »

Et, de nouveau, les Anglais mornes, guindés, font un cadre sombre à cette merveilleuse fleur de poésie.

Le chanteur a terminé et tend son chapeau sous les fenêtres du riche hôtel où se presse une foule d’auditeurs aux toilettes somptueuses. Mais personne ne lui donne. Tolstoï, frappé de la froide indifférence de cette foule, court après le musicien et l’invite à boire une bouteille de vin au restaurant.

Sa conduite provoque un scandale à l’hôtel. Mais c’est précisément ce qu’il désire. Il veut blesser ces richards satisfaits ; il veut leur exprimer son indignation. Mais le scandale est peu de chose et l’auteur garde l’amertume de l’injustice commise envers un homme et le sentiment de l’incapacité des gens à comprendre le bonheur suprême, simple, humain et en même temps en harmonie avec la nature. Et il s’adresse aux hommes avec des paroles de réprobation.

« Mais comment vous, enfants d’un peuple libre, vous chrétiens, vous des hommes, comment à ce plaisir pur que vous a fourni un malheureux, n’avez-vous répondu que par l’indifférence et la raillerie ? Mais non, dans notre pays, il y a des asiles pour les mendiants. Il n’y a pas de mendiants, il n’y en doit point avoir, non plus que de sentiment de compassion, sur quoi se base la mendicité ! Mais il a travaillé, il vous a fait plaisir, il vous suppliait de lui donner une parcelle de votre superflu pour son travail dont vous avez joui. Et vous, avec un sourire froid, du haut de vos brillants palais, vous l’observiez, comme un phénomène, et parmi des centaines d’entre vous, heureux et riches, il ne s’en trouvait pas un, pas une, qui lui jetât quelque chose ! Honteux il s’éloignait de vous, et la foule insensée, avec des rires, persécutait et injuriait… non pas vous, mais lui, parce que vous étiez froids, cruels et malhonnêtes, parce que vous lui aviez volé le plaisir qu’il vous offrait ; pour cela on l’injuriait.

« Ce sept juillet 1857, à Lucerne, devant l’hôtel Schweizerhof, où habitent des gens riches, un musicien ambulant chanta pendant une demi-heure et joua de la guitare. Près de cent personnes l’écoutaient. Le chanteur demanda trois fois à la foule de lui donner quelque chose, pas un seul ne lui donna et beaucoup se moquèrent de lui.

« Ce n’est pas une invention, c’est un fait certain que peuvent vérifier ceux qui le désirent près des hôtes de Schweizerhof, en cherchant dans les journaux quels étrangers occupaient l’hôtel, le 7 juillet.

« Voilà un fait que les historiens de notre époque doivent écrire en lettres brûlantes, indélébiles[8]. »

Et de son âme s’élance un cri d’étonnement devant l’incompréhension de tout cet enchaînement chaotique des faits et des rapports humains avec leurs sentiments mesquins, devant l’harmonie et la majesté de la nature puissante. Et il termine son récit dans une forme pathétique, artistique.

« Malheureuse, misérable créature que l’homme avec son besoin de décision positive, jeté dans cet océan sans cesse mouvant, infini, du bien et du mal, des faits, des considérations et des contradictions !

« Les hommes luttent depuis des siècles et travaillent pour repousser, d’un côté le bien, et de l’autre le mal. Les siècles passent, et, partout, quelque chose que, sans parti pris, l’esprit jette sur la bascule du bien et du mal, la bascule n’oscille pas et le bien et le mal s’équilibrent.

« Si seulement l’homme apprenait à ne pas juger ni penser d’une façon sèche, absolue, à ne pas donner la réponse aux questions qu’on lui pose seulement pour qu’elles restent toujours des questions ; s’il comprenait seulement que chaque pensée est à la fois mensongère et juste !

« Elle est mensongère par l’unilatéralité, par l’impossibilité pour un homme d’embrasser toute la vérité, et elle est juste par l’expression d’un côté des aspirations humaines. On a fait des subdivisions dans ce chaos éternellement mobile, infini, mêlé de bien et de mal. On a tracé des lignes imaginaires sur cette mer et on attend qu’elle se divise ainsi. Comme s’il n’y avait pas des millions de subdivisions autres et d’un autre ordre.

« Il est vrai que ces nouvelles divisions sont l’œuvre des siècles, mais des millions de siècles ont passé et passeront. La civilisation, c’est le bien ; la barbarie, le mal ; la liberté, le bien ; l’esclavage, le mal. Voilà, cette connaissance imaginaire détruit les besoins instinctifs, les meilleurs, primordiaux, du bien de la créature humaine. Et qui me définira ce que c’est que la liberté, ce que c’est que le despotisme, ce qu’est la civilisation et ce qu’est la barbarie ? Et qui connaît les limites de l’un et de l’autre ? En l’âme de qui, cette mesure du bien et du mal est-elle si ferme, qu’on puisse par elle évaluer les faits courants complexes ? Chez quel homme l’esprit est-il assez grand qu’il puisse, même dans le passé immobile, embrasser tous les faits et les peser ? Et quel est celui qui a vu un événement où ne coexistaient pas le bien et le mal ? Et pourquoi sais-je que je vois l’un plus que l’autre, puisque je ne me trouve pas à la vraie place ? Et qui peut se détacher si absolument de la vie, par l’esprit, pour l’examiner en un moment, avec indépendance et de haut ? Il n’y a en nous qu’un seul guide impeccable : l’Esprit Universel qui nous pénètre tous ensemble et chacun à part, qui donne à chacun l’aspiration à ce qui lui est nécessaire. Ce même Esprit, qui ordonne à l’arbre de croître vers le soleil, à la fleur de répandre les graines à l’automne, et à nous, de nous rapprocher instinctivement les uns des autres.

« Et cette seule voix impeccable, domine tout le développement bruyant, hâtif, de la civilisation. Qui est plus humain ou plus barbare, de ce lord qui, en apercevant l’habit usé du chanteur, s’est enfui furieux de la table et ne lui a pas donné, pour son travail, la millionnième partie de sa fortune, et maintenant, après avoir bien mangé, assis dans une belle chambre claire, juge tranquillement les affaires de la Chine et justifie les meurtres commis là-bas, ou de ce petit chanteur, qui, en risquant la prison, avec vingt sous dans sa poche, depuis vingt ans, ne faisant de mal à personne, va dans la montagne et la vallée, consolant les hommes par son chant, qu’on a offensé, presque chassé aujourd’hui, et qui, fatigué, affamé, honteux, s’en est allé dormir quelque part sur la paille pourrie[9]… »

De Lucerne Léon Nikolaievitch poursuit son chemin sur le Rhin, à Schaffouse, Baden, Stuttgard, Francfort et Berlin.

Le 8 août, il est déjà à Stettin, et, de là, par bateau, le 11 août (30 juillet) il arrive à Pétersbourg.

À Pétersbourg il resta une semaine, et fréquenta le cercle du Sovremennik ; chez Nekrassov, entre autres, il lut son récit de Lucerne, qui parut dans le numéro de septembre de cette même année 1857.

Le 6 août, vieux style, il part pour Moscou et sans presque s’arrêter va à Toula.

Aussitôt à Iasnaia Poliana, il se donne tout entier à l’exploitation agricole.

Dans son journal de ce temps, nous trouvons entre autres la note suivante :

« Voici comment, en route, j’ai limité mes occupations : le principal, c’est le travail littéraire ; ensuite les devoirs de famille ; ensuite l’exploitation. Mais l’exploitation je devais la laisser sur les bras du starosta. J’ai tâché de l’adoucir, de l’améliorer, de me contenter de deux mille roubles par an et d’employer le reste pour les paysans.

« Mon principal écueil, c’est l’ambition du libéralisme. Il faudrait vivre pour soi : une bonne action par jour, c’est assez. »

Un peu plus tard il écrit :

« Le sacrifice ne consiste pas à dire : prenez de moi ce que vous voulez ; mais il faut travailler, penser, combiner, pour se donner tout entier. »

Il consacra le mois d’août à la lecture et lut deux œuvres remarquables : l’Iliade et l’Évangile ; et toutes deux firent sur lui une grande impression.

« J’ai terminé la fin inimaginablement belle de l’Iliade », s’exprimait-il, et la beauté de ces deux œuvres lui font regretter qu’il n’y ait point de lien entre elles. « Comment Homère a-t-il pu ignorer que la bonté c’est l’amour ? » se dit-il en comparant en pensée ces deux livres. Et il se répond à lui-même : «La révélation est la meilleure explication. »

Au milieu d’octobre Tolstoï s’installa à Moscou avec son frère Nicolas et sa sœur Marie. Par son journal nous savons qu’il était à Moscou dès le 17. Le 22, il part pour quelques jours à Pétersbourg.

Le récit de Tolstoï, Lucerne, du Journal du prince Nekhludov, publié comme nous l’avons déjà dit dans le no de septembre du Sovremennik, ne fut pas compris de la critique et passa presque inaperçu. Le silence de la critique était la preuve directe et très nette de son esprit de coterie et de son étroitesse. En général, depuis 1857 jusqu’à 1861, comme l’a observé Zélinskï, qui a édité le recueil des articles critiques sur Tolstoï, malgré toutes ses recherches il n’a trouvé pour ces années ni critiques ni notes sur les œuvres de Tolstoï, bien que pendant cette période il ait donné des œuvres aussi remarquables que la Jeunesse, Lucerne, Albert, Trois morts, et le Bonheur conjugal.

Cette indifférence de la critique n’échappa point à Léon Nikolaievitch, et à son retour de Pétersbourg, en octobre 1857, il note dans son journal :

« Pétersbourg d’abord m’a attristé, ensuite m’a donné de la satisfaction. Ma réputation a beaucoup perdu de sa popularité, ce qui m’avait fort attristé. Mais maintenant je suis tranquille, je sais que j’ai à dire quelque chose et que j’ai la force de le dire très haut. Quant au public il peut dire ce qu’il veut. Mais il faut travailler beaucoup, dépenser toutes ses forces, alors… qu’ils crachent sur l’autel. »

Le 30 octobre, Tolstoï était de retour à Moscou. Pendant son séjour dans cette ville il voyait souvent Fet, qui parle ainsi dans ses « Souvenirs. »

« Un soir, pendant le thé, nous eûmes la visite inattendue de L.-N. Tolstoï. Il raconta que les Tolstoï, c’est-à-dire lui, son frère aîné, Nicolas Nikolaievitch et sa sœur, la comtesse Marie Nikolaievna, s’étaient installés dans l’appartement meublé de Varguine, rue Piatnitskaia. Bientôt nos relations devinrent très amicales[10]. »

La vie de Léon Nikolaievitch à Moscou, pendant cette période (la fin des années cinquante), n’offre rien de particulier. Sa nature physique était en ce moment dans toute sa force et son épanouissement et l’entraînait au jeu, aux amusements, à l’ambition, et, en général, aux divers plaisirs mondains. Fet raconte que chez lui, le soir, il y avait parfois des duos pour lesquels venait une pianiste très amateur de musique, la comtesse Marie Nikolaievna Tolstoï, parfois accompagnée de ses deux frères, Nicolas et Léon, ou d’un seul, Nicolas, qui disait : « Notre petit Léon a mis de nouveau l’habit et la cravate blanche et est parti « au bal »[11].

« À cette époque les exercices de gymnastique étaient de mode pour les jeunes gens, et l’un des plus importants était le saut par-dessus un cheval de bois. Si l’on avait besoin de Léon Nikolaievitch à deux heures de l’après-midi, on n’avait qu’à aller dans la salle de gymnastique de la Grande Dmitrovka. Il fallait voir avec quelle animation, vêtu d’un maillot, il tâchait de sauter par-dessus le cheval sans toucher le cône de cuir placé sur lui. Il n’est pas étonnant que la nature énergique, remuante, de Léon Nikolaïevitch, qui avait vingt-neuf ans, exigeât ce mouvement fortifiant, mais il était étrange de voir à côté des jeunes gens des vieillards bedonnants au crâne nu[12]. »

Au courant de janvier 1858, une amie d’enfance de Léon Nikolaïevitch, la comtesse Alexandra Andréievna Tolstoï, passa à Moscou. Léon Nikolaievitch l’accompagna jusqu’à Kline, station du chemin de fer Nicolas, d’où il se rendit chez la princesse Volkonski, dont nous avons parlé dans les pages consacrées aux ancêtres maternels de L.-N. Tolstoï. Cette princesse Volkonski, cousine germaine de la mère de Léon Nikolaievitch, avait vécu assez longtemps avec elle à Iasnaia Poliana et pouvait lui raconter beaucoup de choses intéressantes sur son père et sa mère. Léon Nikolaievitch conserva un souvenir très agréable de cette visite et ce fut chez elle qu’il écrivit le récit : Trois morts.

On voit que le problème de la mort commençait à troubler sérieusement Tolstoï, et comme toujours il trouvait sa solution dans l’harmonie de la raison avec la nature. L’écart de cette harmonie, c’est la souffrance inexprimable, l’accord avec elle c’est la béatitude éternelle, et l’ « aiguillon » de la mort disparaît.

En février, Tolstoï retourne à Iasnaia Poliana. Puis il repart pour Moscou et au mois de mars il va passer deux semaines à Pétersbourg. Au mois d’avril il vient à Iasnaia Poliana, où il séjourne tout l’été. Tout ce temps, Léon Nikolaievitch s’adonne passionnément à la musique, il fonde même une société musicale, à Moscou, avec l’aide de Botkine, de Perfiliev, de Mortier et de quelques autres.

Mme Kiréievski donna sa salle pour les concerts organisés par cette société qui plus tard devint le conservatoire de Moscou. Cette même année, à Moscou, Léon Nikolaievitch se liait très intimement avec la famille du vieux S.-T. Aksakov.

Le printemps agissait sur Léon Nikolaievitch et redoublait son énergie. Dans une lettre de cette époque (1858) à sa tante A. Tolstoï il exprime parfaitement ce qu’il ressent alors :

« Grand’mère[13] ! Le printemps !… C’est admirable. La vie pour les braves gens, même pour de tels que moi, a encore de bons moments ! Dans la nature, dans l’air, dans tout — l’espoir, l’avenir et l’avenir charmant ! Parfois on se trompe, on pense que l’avenir et le bonheur attendent non seulement la nature, mais soi aussi.

«Et c’est beau ! Moi je suis maintenant en cet état. Avec l’égoïsme qui m’est propre, je me hâte de vous écrire de ce qui n’intéresse que moi ! Je sais très bien quand je réfléchis beaucoup que je suis une vieille pomme de terre gelée et encore bouillie dans la sauce, mais le printemps agit sur moi de telle façon que parfois je rêve que, moi aussi, je suis une plante qui va s’épanouir avec toutes les autres et qui se met à pousser tranquillement, simplement et joyeusement dans l’univers. À ce propos, vers cette époque il se passe un tel travail intérieur, une telle purification des sentiments, que ceux qui ne l’ont pas éprouvé ne peuvent se l’imaginer. À bas tout ce qui est vieux, toutes les conventions mondaines, toute la paresse, tout l’égoïsme, tous les vices, tous les attachements vagues, les regrets, les remords. À bas tout cela !… Cédez la place à cette fleur merveilleuse qui gonfle ses bourgeons et croît avec le printemps !… »

Cette lettre, assez longue, est intéressante d’un bout à l’autre. Elle est intéressante encore par sa fin où Léon Nikolaievitch écrit la demande suivante : « Au revoir, ma chère grand’mère, ne m’en veuillez pas pour cette bêtise et répondez-moi un mot sensé, pénétré de la bonté, de la bonté chrétienne. Depuis longtemps j’ai voulu vous dire qu’il vous est plus commode de m’écrire en français et qu’à moi la pensée des femmes m’est plus compréhensible en français[14]. »

Ce même printemps Fet et sa femme passant à Moscou pour se rendre dans leur propriété firent visite à Léon Nikolaievitch à Iasnaia Poliana.

Dans ses souvenirs, Fet raconte ainsi ce voyage et donne une caractéristique intéressante de la tante et de l’éducatrice de Léon Nikolaievitch, Tatiana Alexandrovna Ergolski.

« Après avoir acheté une voiture chaude et confortable, nous partîmes, avec une seule femme de chambre (poétisée par Tolstoï dans le personnage de Mariucka)[15], par chevaux de poste à Mtzensk. À cette époque il n’était pas même question de chemin de fer et le peuple disait des poteaux télégraphiques placés le long de la route, qu’on tendra cette corde et que de Pétersbourg on lâchera sur elle la liberté. Nous étions déjà si étroitement liés avec L.-N. Tolstoï que c’eût été pour moi une grande privation de ne pas aller le voir et me reposer un jour chez lui, à Iasnaia Poliana. Là, ma femme et moi, nous fûmes présentés à une charmante vieille dame, la tante de Tolstoï, Tatiana Alexandrovna Ergolski, qui nous reçut avec cette hospitalité d’autrefois qui d’un coup met à l’aise dans une maison étrangère. Tatiana Alexandrovna ne se confinait point dans les souvenirs du temps passé, mais elle vivait par toute la plénitude du présent qui l’entourait.

« Elle disait : Ces jours-ci, Serge est allé à Pirogovo ; Nikolenka restera peut-être encore à Moscou avec Machenka, mais l’ami de Léon, D…, est venu ces jours-ci et s’est plaint de la maladie nerveuse de sa femme. » Dans les questions difficiles, Tatiana Alexandrovna s’adressait à « Léon » et se tranquillisait tout à fait après sa décision. Ainsi, allant un jour en automne, avec lui, à Toula, elle se pencha à la portière de la voiture et tout d’un coup demanda : « Mon cher Léon, comment écrit-on par le télégraphe ? »

« Il me fallut, racontait Tolstoï, lui expliquer très simplement le fonctionnement de l’appareil télégraphique, et à la fin entendre : « Oui, oui, je comprends, mon cher. » Puis après être restée les yeux fixés une demi-heure sur le fil, elle me demanda alors : « Mon cher Léon, que signifie cela ? Pendant toute une demi-heure, je n’ai pas vu une seule lettre courir sur le fil ? »

« Nous restons parfois des mois entiers, moi et ma tante, sans voir personne, racontait Léon Nikolaievitch, et tout d’un coup, en me passant la soupe, la tante dit : « Mais savez-vous, cher Léon, on dit…[16]. »

Citons ici une partie des souvenirs de L.-N. Tolstoï sur cette femme remarquable qui eut sur lui une si grande influence :

« Je me rappelle les longues soirées d’automne et d’hiver, et j’en ai gardé un souvenir exquis. C’est à ces soirées que je dois les meilleures de mes pensées, les meilleurs mouvements de mon âme. Assis dans un fauteuil, on lit, on réfléchit ! Ce mémorable fauteuil est encore chez moi, mais ce n’est plus cela. Et le divan sur lequel dormait la bonne vieille Natalie Pétrovna qui vécut avec elle, non pour elle, mais parce qu’elle ne savait où aller. Entre les fenêtres, sous la glace, se trouve sa table à ouvrage avec des petits pots renfermant des sucreries, des gâteaux, des dattes, dont elle me régalait. Près de la fenêtre, les deux fauteuils sont là à droite de la porte, l’un est commode, brodé, elle aimait à m’y voir le soir… Le charme principal de cette vie c’était l’absence de tout souci matériel, les bons rapports avec tous, rapports indiscutablement bons envers le prochain, rapports qui ne pouvaient être troublés par personne, et le calme, l’insouciance du temps qui fuit. On pouvait dire alors :

« Wer darauf sitzt, der ist glücklich und der Glückliche bin ich. »

« En effet, j’étais véritablement heureux quand j’étais assis dans ce fauteuil. Après la vie dissipée à Toula, chez des voisins, avec les cartes, les tziganes, la chasse, la vanité stupide, je rentre à la maison, je vais chez elle et par une vieille habitude je baise sa main délicate, énergique, elle, ma main abjecte, vicieuse. En lui disant bonjour je plaisante avec Natalie Pétrovna ; je m’assois dans le fauteuil confortable. Elle sait tout ce que j’ai fait. Elle le déplore, mais ne m’adresse jamais un reproche : elle est toujours aussi tendre, aussi affectueuse. Je reste dans le fauteuil, je lis, je pense, j’écoute sa conversation avec Natalie Pétrovna. Tantôt elles se rappellent le vieux temps, tantôt elles font une patience, tantôt elles remarquent leurs pressentiments, tantôt elles plaisantent à propos d’une chose quelconque, et les deux vieilles rient, surtout ma tante, dont j’entends jusqu’à présent le rire enfantin et charmant. Je raconte que la femme d’une personne de ma connaissance trahit son mari et dis que le mari est probablement content d’être débarrassé d’elle. Tout à coup, tante, qui vient de faire remarquer à Natalie Pétrovna que beaucoup de cire a coulé de la bougie, ce qui signifie des visites, lève les sourcils et dit, comme une chose depuis longtemps résolue dans son esprit, que le mari ne doit pas agir ainsi, sans quoi il perdra tout à fait sa femme. Ensuite elle me raconte le drame arrivé parmi les domestiques et que lui a narré Dounitchka. Puis elle relit la lettre de ma sœur Marie qu’elle aime au moins autant que moi sinon plus et elle parle de son mari, son propre neveu, sans le blâmer, mais avec tristesse, à cause de la douleur qu’il a causée à Marie. Ensuite je me remets à lire, et elle range ses petits bibelots, tous des souvenirs.

« La qualité principale de sa vie, qui se communiquait involontairement à moi, c’était sa bonté extraordinaire, s’étendant à tous sans exception. J’ai beau m’y efforcer je ne puis me rappeler un seul cas d’emportement de sa part, un seul mot blessant dit en faisant une observation à quelqu’un ; pendant une période de trente années je ne trouve rien de pareil. Elle parlait toujours avec bienveillance de l’autre tante qui l’avait cruellement attristée en nous enlevant à elle ; elle ne blâmait pas non plus le mari de ma sœur qui s’était très mal conduit envers elle. Avec les domestiques, il n’y a rien à dire. Elle avait été élevée dans les idées qu’il y a des maîtres et des serviteurs, mais elle n’usait de ses privilèges que pour soulager les domestiques. Jamais elle ne me reprocha crûment ma mauvaise conduite, bien qu’elle en souffrît. De même elle ne fit aucun reproche à mon frère Serge qu’elle aimait tendrement, quand il eut une liaison avec une tzigane. La seule nuance d’inquiétude qu’elle nous laissât voir, c’était de dire quand il était longtemps sans venir : « que fait notre Sergius » au lieu de Serge. Jamais elle ne faisait la morale sur la façon de vivre. Tout le travail moral s’accomplissait intérieurement en elle, et extérieurement il n’en paraissait que ses œuvres, et même pas ses œuvres, elle n’en faisait point, mais toute sa vie calme, douce, timide et aimante, non d’un amour troublant qui s’impose, mais d’un amour calme qu’on ne remarque pas.

« Elle faisait intérieurement l’œuvre d’amour, c’est pourquoi elle n’avait jamais besoin de se hâter nulle part ; et ces deux qualités : l’amour et le calme, insensiblement, attiraient à elle et donnaient un charme particulier à son intimité.

« Aussi, de même que je ne connais pas de cas qu’elle ait offensé quelqu’un, ne connais-je personne qui ne l’ait point aimée. Jamais elle ne parlait d’elle, jamais elle ne parlait de religion : ce qu’il faut croire, ce qu’elle croyait, comment elle priait. Elle croyait en tout, et ne rejetait qu’un seul dogme, celui de la souffrance éternelle : « Dieu qui est la bonté même ne peut pas vouloir nos souffrances. »

« Et sauf aux prières d’actions de grâce et aux services mortuaires, je n’ai jamais vu comment elle priait. Ce n’est que par la tendresse particulière avec laquelle elle me recevait quand parfois, tard le soir, après lui avoir souhaité une bonne nuit, je venais chez elle, que je devinais que j’interrompais sa prière. — « Viens, viens, me disait-elle. Et moi je venais de dire à Natalie Pétrovna que Nicolas viendrait encore chez nous. » Souvent elle m’appelait du nom de mon père et cela m’était particulièrement agréable, car cela montrait qu’elle m’unissait à mon père dans son amour.

« Un soir, tard, elle était déjà déshabillée, en toilette de nuit, un fichu jeté sur ses épaules, ses pieds de poule dans les pantoufles. Natalie Pétrovna était dans le même négligé, elle me dit, voyant que je ne voulais pas me coucher ou que la solitude me pesait :

— « Assieds-toi, assieds-toi. »

« Et ces veillées tardives m’ont laissé un souvenir particulièrement agréable. Natalie Pétrovna ou moi disions quelque chose de drôle, et elle riait de tout son cœur. Natalie Pétrovna riait aussi, et toutes deux, sans même savoir de quoi, riaient longuement, comme des enfants, uniquement parce qu’elles aimaient et qu’elles se sentaient à leur aise.

« Ce n’était pas seulement son amour pour moi qui était joyeux, c’était aussi toute cette atmosphère d’amour pour tous, présents et absents, vivants et morts, et même pour les animaux.

« S’il fallait creuser ma vie je parlerais encore longtemps et longtemps d’elle. Maintenant je me bornerai à mentionner les rapports du peuple, des paysans d’Iasnaia Poliana envers elle qui se montrèrent pendant ses funérailles. Pendant que le cortège traversait le village, à chaque izba, des gens sortaient et il fallait s’arrêter pour une bénédiction : « C’était une bonne dame ! Elle n’a jamais fait de mal à personne », disaient-ils ; tous l’aimaient à cause de cela. Lao-Tsé dit que les objets sont précieux par ce qui leur manque. La même chose de la vie : sa valeur principale c’est que rien de mauvais ne la souille ; et dans la vie de la tante T.-A. il n’y avait rien de mauvais. C’est facile à dire, mais difficile à faire, et je n’ai connu qu’une seule personne pareille.

« Elle mourut doucement, s’éteignant peu à peu et, comme elle l’avait désiré, elle ne mourut pas dans la chambre qu’elle habitait et qu’elle ne voulait pas nous gâter.

« À ses derniers moments elle ne reconnaissait presque personne, mais moi elle me reconnut jusqu’à la fin. En souriant elle s’éclairait comme une lampe électrique dont on pousse le bouton, par moment elle remuait les lèvres et tâchait de prononcer : « Nicolas », m’unissant indissolublement, en face de la mort, à celui qu’elle aima toute sa vie.

« C’est à elle, à elle, que j’ai refusé la petite joie que lui faisaient les dattes et les chocolats, moins pour elle que pour m’en régaler, et je lui ai refusé la possibilité de donner un peu d’argent à ceux qui lui en demandaient. Je ne puis me le rappeler sans de pénibles remords de conscience. Chère, chère tante, pardonne-moi !

« Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait, non dans le sens de ce bien que je n’ai pas pris pour moi dans la jeunesse, mais dans le sens de ce bien que je ne fis pas et du mal que je fis à ceux qui ne sont plus[17]. »

Léon Nikolaievitch passa presque tout l’été 1858 à Iasnaia Poliana, il n’alla que pour peu de temps à Moscou, — la vie du peuple l’intéressait de plus en plus et il essayait de se rapprocher de lui.

Fet, dans ses Souvenirs, donne un récit du frère de Léon Nikolaievitch qui se rapporte à cette époque et qui conserve toute la fine humour propre à Nicolas Nikolaievitch.

« À nos questions sur Léon Nikolaievitch, le comte, avec un plaisir évident, nous parla ainsi de son frère aimé ; Léon cherche avec un grand zèle à se rapprocher des paysans et à s’occuper de l’exploitation, ce que, comme nous tous, il ne connaît que superficiellement. Mais je ne sais pas quelle sorte de rapprochement en sortira. Léon veut tout savoir tout d’un coup, sans rien omettre, même la gymnastique, et voilà, chez lui, sous les fenêtres de son cabinet de travail, il fait installer des barres. Sans doute si l’on rejette les préjugés, contre quoi il est si hostile, il a raison : la gymnastique n’empêche pas de s’occuper de l’exploitation, mais le starosta envisage l’affaire un peu autrement. « On vient chez le maître, dit-il, pour recevoir un ordre quelconque, et le maître est accroché par un genou à une barre ; ses cheveux pendent sur son visage congestionné, on ne sait que faire : écouter les ordres ou admirer. »

« Léon a été charmé par la façon dont l’ouvrier Ufan écarte les bras en labourant et voilà que Ufan est pour lui l’emblème de la force campagnarde, une sorte de Mikoula Sélianinovitch, et lui-même en écartant largement les bras prend la charrue et l’imite[18]. »

Au mois de mai de cette même année, Léon Nikolaievitch écrit à Fet, d’Iasnaia Poliana :

« Mon cher petit oncle ! je vous écris deux mots, seulement pour vous dire que je vous embrasse de toutes mes forces, que j’ai reçu votre lettre, que je baise la main de madame Fet, et salue tous les vôtres. Petite tante vous remercie beaucoup pour votre souvenir et vous salue. Quel merveilleux printemps nous avons eu et avons encore. Moi, dans la solitude, j’en ai joui admirablement. Notre frère Nicolas doit être à Nikolskoié ! Laissez-le et ne le lâchez pas. Moi aussi je veux aller chez vous. Tourgueniev est parti pour Vintzig jusqu’au mois d’avril, soigner sa vessie. Que le diable l’emporte ! Ça m’embête à la fin de l’aimer. Il ne guérira pas sa vessie et il nous prive de sa société.

« Ensuite, au revoir, cher ami. Si avant mon arrivée il n’y a pas un poème, je l’extirperai de vous.

« Votre : Cte L. Tolstoï. »

« Quelle Pentecôte hier ! Quel service ! Des lilas fanés, des cheveux blancs, l’indienne cramoisie et le soleil chaud ! »

Après il écrit encore :

« Ouais ! petit oncle ! Ouais ! D’abord on n’entend rien de vous malgré le printemps arrivé, et vous savez que tous pensent à vous, et que moi, comme Prométhée, je suis attaché à un rocher, et tout de même j’ai soif de vous voir et de vous entendre. Au moins si vous veniez vous-même ou m’invitiez instamment chez vous.

« Et, deuxièmement, vous avez séquestré un frère et un très bon frère, Firducie. Je pense que la principale coupable c’est Marie Pétrovna, que je salue très bas et à qui je demande de me rendre mon propre frère. Sans plaisanterie, il a fait dire qu’il viendra cette semaine. Droujinine viendra aussi. Venez aussi, cher oncle. Votre L. Tolstoï[19]

Après les travaux d’été à la campagne, nous voyons Léon Nikolaievitch s’occuper des affaires publiques.

En l’automne 1858, eut lieu à Toula, du 1er au 4 septembre, une assemblée des gentilshommes de toute la province, à l’effet d’élire des représentants au Comité provincial de Toula, pour l’amélioration du sort des paysans, et cette assemblée, — cent cinq gentilshommes — remit au maréchal de la noblesse de Toula, pour être soumis à la discussion du Comité provincial, le libellé suivant :

« Nous soussignés, en vue de l’amélioration du sort des paysans, de la garantie des propriétés des seigneurs, et de la sécurité des uns et des autres, nous croyons nécessaire d’émanciper les paysans en leur donnant en possession héréditaire une certaine quantité de terre, et en échange de la terre concédée, le seigneur reçoit une indemnité en argent, de bonne foi, grâce à une mesure financière quelconque n’entraînant avec elle aucuns rapports obligatoires entre le paysan et les propriétaires, rapports que la noblesse propose de faire cesser. » (Suivaient les signatures de cent cinq gentilshommes de Toula parmi lesquels avait signé : « Le propriétaire du district de Krapivna, comte L.-N. Tolstoï[20]. »

Revenons aux Souvenirs de Fet.

« Depuis mon départ de Moscou, avec ma femme, en automne 1858, raconte-t-il, L.-N. Tolstoï a réussi, comme il résulte de la lettre suivante qu’il m’a envoyée de Novosielki à Moscou, à chasser avec Borissov qui lui a prêté pour ce temps son piqueur Prokofi, son cheval et sa meute. Le 24 octobre, le comte Tolstoï m’a écrit, à Moscou : « Ma petite âme, mon petit oncle Fétinka ! Je vous jure mon petit que je vous aime beaucoup, beaucoup. Et voilà tout. C’est sot et ridicule d’écrire des nouvelles. Écrire des vers… écrivez si vous voulez… mais aimer un brave homme c’est très agréable. Et peut-être est-ce contre ma volonté, contre ma raison, peut-être n’est-ce pas moi, mais une nouvelle qui est en moi et n’est pas encore mûre, qui me fait vous aimer.

« Parfois, cela me semble quelque chose de pareil. On peut faire n’importe quoi et entre le premier et l’autre, tout de même on compose quelque chose. C’est encore heureux que je ne me permette pas d’écrire. Droujinine me demande de lui écrire par amitié, une nouvelle. En vérité, j’en veux écrire une, et de telle sorte qu’après cela il n’y aura rien à dire. Le schah de Perse fume du tabac et moi je t’aime. Voilà comment ! Plaisanterie à part, comment va votre Gaphise ? On peut faire n’importe quoi : mais pour moi c’est la suprême fermeté, la suprême sagesse de se réjouir de la poésie d’un autre, et son propre poème de ne le pas laisser sortir en habits déchirés, mais de le garder chez soi. Parfois, tout d’un coup, on désire tant être un grand homme, et on a tant de dépit de ne l’être pas encore ! Même on se lève avec plus de hâte, on dîne plus vite pour commencer. On dira sans-cesse des sottises, mais c’est agréable d’en dire au moins une à un petit oncle comme vous qui ne vit que par ces seules et mêmes bêtises. Envoyez-moi un seul poème de Gaphise, mais le meilleur traduit par vous ; c’est me faire venir l’eau à la bouche, et moi je vous enverrai un échantillon de froment. La chasse m’ennuie mortellement. Le temps est superbe, mais seul je ne chasse pas.

« Ma tante vous remercie beaucoup des souvenirs et ce n’est pas une phrase banale, mais chaque fois que je lui lis votre post-scriptum, elle sourit, branle la tête et dit : « Cependant (pourquoi cependant ?) quel brave homme, ce Fet. » Et moi je sais pourquoi il est si brave parce qu’elle pense qu’il m’aime beaucoup. Eh bien, au revoir. L. Tolstoï[21]. »

En décembre 1858, Léon Nikolaievitch fut victime d’un accident de chasse où il faillit perdre la vie. Voici comment Fet raconte cela :

« Je ne me rappelle plus dans quelles circonstances les frères Tolstoï, Nicolas et Léon, firent connaissance des Gromeka, ce fut probablement à la maison chez nous. Tous les trois se lièrent très vite, car ils étaient tous des chasseurs passionnés.

« Gromeka m’écrivit le 15 décembre 1858 : «Conformément à votre désir, je me hâte de vous informer, cher Afanassi Afanassievitch, que ces jours-ci, vers le 18 ou le 20, je pars à la chasse à l’ours. Dites à Tolstoï que j’ai acheté une ourse et deux oursons (d’un an) et que s’il désire être de la partie qu’il vienne le 18 ou le 19 à Volotchok, tout droit chez moi, sans cérémonie, que je l’attends à bras ouverts. Une chambre l’attendra. S’il ne veut pas, je vous demande de m’en informer. Je crois que la chasse aura lieu le 19, alors il sera mieux, et même nécessaire, d’être là le 18. Si Tolstoï désire ajourner au 21, informez-m’en. On ne peut tarder davantage. »

« Pour être plus sûr, un piqueur réputé pour la chasse à l’ours, Ostachkov, se rendit chez les Tolstoï. Son apparition parmi les chasseurs ne peut être comparée qu’à l’immersion d’un fer rouge dans l’eau. Tous clamaient, faisaient du bruit. Comme on avait recommandé à chaque chasseur à l’ours d’avoir deux fusils, le comte L. Tolstoï me demanda de lui prêter mon fusil allemand à tir double, destiné au plomb. Le jour convenu, nos chasseurs (Léon Nikolaievitch et Nicolas Nikolaievitch) sont partis par la gare Nicolas. Je rapporterai très fidèlement ce que j’ai entendu de Léon Nikolaievitch lui-même et de ses camarades de chasse qui l’accompagnaient.

« Quand les chasseurs, chacun avec deux fusils chargés, eurent été placés le long du champ qui coupait la forêt, on leur recommanda de piétiner sur le plus grand espace possible, autour d’eux, la neige profonde afin d’obtenir la plus grande facilité possible de mouvements. Mais Léon Nikolaievitch une fois à sa place assignée, enfoncé dans la neige presque jusqu’à la ceinture, déclara qu’il était inutile de piétiner la neige puisqu’il s’agissait de tirer sur l’ours et non de lutter contre lui. En ayant ainsi décidé le comte se contenta d’appuyer mon fusil armé contre un tronc d’arbre de sorte qu’après avoir tiré ses deux coups, et jeté son fusil, en tendant le bras il pouvait saisir le mien. Une ourse énorme, touchée par Ostachkov dans sa tanière, ne se fit pas longtemps attendre. Elle se jeta vers le champ, le long duquel étaient placés les tireurs, par un sentier perpendiculaire qui sortait à côté d’un chasseur le plus près à droite de L. Tolstoï, ce qui faisait que le comte ne pouvait même remarquer l’approche de l’ourse. Mais la bête, flairant peut-être le chasseur, s’arrêta, prit par un sentier transversal, et, tout à fait à l’improviste, se trouva juste en face de Tolstoï et se dirigea sur lui. Léon Nikolaievitch visa tranquillement, baissa la gâchette, mais le coup, probablement, rata, puisque dans le nuage de fumée il aperçut devant lui une masse énorme qui fonçait et sur laquelle il tira presque à bout portant. La balle frappa l’ourse dans le gosier et s’arrêta entre les dents. Le comte ne pouvait se jeter de côté puisque la neige non piétinée ne lui permettait pas de se mouvoir, et il n’eut pas le temps de s’emparer de mon fusil, car il recevait aussitôt un coup terrible dans la poitrine qui le renversait sur la neige. L’ourse emportée par son élan bondit au-dessus de lui. « Eh bien ! pensa le comte, tout est fini, je l’ai raté, et je n’aurai pas le temps de tirer un autre coup. » Mais au même moment, il aperçut sur sa tête quelque chose de noir. C’était l’ourse qui, s’étant aussitôt retournée, tâchait de déchirer le crâne du chasseur qui l’avait blessée. Tolstoï couché sur le dos, dans la neige profonde, où il était comme ligoté, ne pouvait opposer qu’une résistance passive en tâchant le plus possible d’enfoncer sa tête dans ses épaules et de pousser sous les dents de l’animal son bonnet de fourrure. Grâce sans doute à cette défense instinctive, l’animal à deux reprises ne put faire qu’une seule blessure grave : déchirer la joue sous l’œil gauche et arracher la moitié gauche de la peau du front. À ce moment Ostachkov, qui n’était pas loin et comme toujours avait un bâton à la main, accourut, et, en écartant les bras, cria son habituel : « Où vas-tu ! Où vas-tu ! » À cette exclamation, l’ourse détala à toute vitesse, et, à ce qu’il paraît, on la retrouva le lendemain et l’acheva.

« La première parole de Tolstoï qui s’était mis debout sur ses pieds, la peau de son front pendant sur son visage, et qu’on banda sur place avec un mouchoir, fut : « Que dira Fet ? » Jusqu’à présent je suis fier de cette parole[22]. »

Dès qu’il fut remis, Léon Nikolaievitch se hâta d’informer sa tante de ce qui lui était arrivé, et dans sa lettre du 26 décembre il raconte ainsi cet accident :

« Premièrement, je vous félicite ; deuxièmement j’ai peur que mon aventure n’arrive jusqu’à vous avec des altérations, c’est pourquoi je me hâte de vous en instruire moi-même.

« Nous avons été avec Nicolas à la chasse à l’ours ; le 21, j’ai tué un ours ; le 22 nous sommes allés de nouveau et il m’est arrivé une chose des plus extraordinaires. L’ours, sans me voir, s’est jeté sur moi, j’ai tiré sur lui à six pas, je l’ai manqué du premier coup, du deuxième coup à deux pas je l’ai blessé à mort, mais il s’est jeté sur moi, il m’a renversé par terre et pendant qu’on accourait, il m’a mordu deux fois au front, au-dessus et au-dessous de l’œil. Par bonheur cela n’a duré que 10 ou 15 secondes. L’ours s’est enfin enfui et je me suis relevé avec une petite blessure, qui ne me défigure ni ne me fait souffrir. Ni l’os du crâne, ni l’œil ne sont endommagés, de sorte que j’en suis quitte pour une petite cicatrice qui me restera au front. À présent je suis à Moscou et je me porte parfaitement bien. Je vous écris la pure vérité sans rien cacher pour que vous ne vous inquiétiez pas. À présent tout est passé et il n’y a qu’à remercier Dieu qui m’a sauvé d’une manière si extraordinaire[23]. »

Cet épisode a servi à Léon Nikolaievitch de sujet pour son récit le Désir est le pire des esclavages, publié dans son livre de lecture.

Ce récit renferme beaucoup de détails artistiques omis par Fet. Mais comme il est très difficile dans un récit de faire la part du vrai et de la fantaisie, nous avons préféré nous en tenir aux Souvenirs de l’ami de Léon Nikolaievitch et citer sa propre lettre.

Léon Nikolaievitch passe à Moscou les premiers mois de l’année 1859, et au mois d’avril il va à Pétersbourg, où il passe 10 jours en compagnie de son amie, Mme A.-A. Tolstoï. Il garde de ce voyage les meilleurs souvenirs.

À la fin d’avril il est de nouveau à Iasnaia Poliana où il demeure l’été.

Cet été-là, Léon Nikolaievitch alla faire visite à Tourgueniev dans son domaine de Spasskoié.

Dans son petit poème envoyé à Fet le 16 juillet 1859, Tourgueniev écrit entre autres :

« Embrassez Nicolas Tolstoï.

« Et saluez Léon Tolstoï, ainsi

« Que sa sœur. Il a raison dans son post-scriptum :

« Je n’ai pas à lui écrire. Je sais

« Qu’il m’aime très peu, et moi aussi je l’aime autant.

« Trop différents sont chez nous

« Les éléments. Mais il y a beaucoup de routes en ce monde.

« Nous ne voudrons pas nous gêner réciproquement[24]. »

Ces lignes montrent que les relations entre eux continuent d’être correctes, mais froidement amicales.

Néanmoins leur entrevue se passa bien. Le 9 octobre, dans sa lettre à Fet, Tourgueniev en parla ainsi :

« Nos dames vous saluent tous. Avec Tolstoï nous avons causé amicalement et nous sommes séparés de même.

« Il semble qu’entre nous tout malentendu soit impossible parce que nous nous comprenons clairement l’un et l’autre, et nous comprenons qu’il nous est impossible de nous lier étroitement. Nous sommes pétris d’argiles différentes. »

Au mois d’août, Léon Nikolaievitch revient à Moscou, où il passe l’automne.

L’année 1860 le trouve dans une crise morale.

« L’ennui de l’exploitation, celui de ma vie isolée, les doutes les plus nombreux et les sentiments pessimistes rongent mon âme. »

Les écoles dont il s’occupe au cours de l’hiver 1859-1860 lui apportent quelque repos moral, quelque adoucissement. Dans ses Confessions, il parle ainsi de cette époque.

« À mon retour de l’étranger, je m’installai à la campagne et m’occupai des écoles pour les paysans. Ce travail m’était particulièrement agréable parce qu’il n’impliquait pas ce mensonge, qui m’était devenu évident et qui déjà me crevait les yeux dans mon activité de pédagogue littéraire. Là aussi, j’agissais au nom du progrès, mais déjà je regardais le progrès du point de vue critique.

« Je me disais que le progrès dans quelques-uns de ses phénomènes s’accomplit irrégulièrement et qu’il faut laisser les hommes primitifs, les enfants, tout à fait libres, qu’il faut leur laisser choisir cette voie du progrès qu’ils désirent. En réalité, je tournais toujours autour du même problème insoluble qui consistait à enseigner sans savoir quoi. Dans les hautes sphères de l’activité littéraire, j’avais compris qu’on ne peut pas enseigner sans savoir quoi, parce que je voyais que tous les enseignements étaient différents l’un de l’autre, et que leurs discussions marquaient seulement leur propre ignorance. Ici, avec les enfants des paysans, je crus qu’on pouvait éviter ces divergences, en laissant les enfants apprendre ce qu’ils veulent.

« Maintenant, au souvenir, je vois combien c’était ridicule, car je savais très bien, par toute mon âme, que je ne pouvais enseigner rien de ce qui est nécessaire, parce que je l’ignorais moi-même[25]. »

Ce sentiment de mécontentement perpétuel de soi-même, cette recherche du sens de la vie, c’était une force agissant constamment sur lui, et l’entraînant en avant dans la voie du progrès moral.

Au mois de février 1859, Léon Nikolaievitch était élu membre de la « Société moscovite des Amateurs des lettres russes ». Le 4 février 1869 eut lieu la séance de la société sous la présidence de A. S. Khomiakov.

À cette séance, parmi les nouveaux élus, se trouvait Tolstoï, et, selon la coutume, il dut prononcer un discours, à propos duquel il est dit dans le procès-verbal de la Société : « Il a touché la question de la supériorité de l’élément artistique dans la littérature sur tous ses courants temporaires. »

Malheureusement ce discours ne s’est pas conservé jusqu’à nous. Dans les procès-verbaux de la Société, il est relaté que d’abord on décida de le publier dans les travaux de la Société, mais ensuite, l’édition de ces travaux n’ayant pas eu lieu, ce discours fut renvoyé à son auteur, et il a été probablement égaré dans de vieux papiers mis au rebut par Tolstoï[26].

Nous pouvons nous faire une idée de ce discours d’après la très belle réponse de A.-S. Khomiakov que nous citerons in extenso :

« La Société des Amateurs des lettres russes, en vous élisant, vous comte Léon Nikolaïevitch Tolstoï, parmi ses membres actifs, vous salue avec joie comme le représentant de la littérature purement artistique. C’est ce courant purement artistique que vous défendez dans votre discours, le plaçant bien au-dessus des autres courants temporaires et accidentels de la littérature. Il serait étrange que la société ne se solidarisât point avec vous, mais, permettez-moi de vous dire que la justesse de votre opinion, exposée si habilement, est loin d’écarter les droits temporaires et accidentels dans le domaine de la parole. Ce qui est toujours juste, ce qui est toujours beau, ce qui est immuable comme les lois fondamentales de l’âme, cela, sans doute, occupe et doit occuper la première place dans les pensées et les motifs, et alors dans le verbe de l’homme. Cela, et cela seul, se transmet de génération en génération, du peuple au peuple, comme un héritage précieux toujours accru et jamais oublié. Mais à côté de cela, il y a, comme j’ai déjà eu l’honneur de le dire, dans la nature de l’homme et dans celle de la société, l’exigence perpétuelle de se critiquer soi-même. Il y a des moments, et des moments très importants dans l’histoire, quand cette critique reçoit des droits particuliers, indiscutables et paraît dans la voix sociale avec une grande affinité et une grande netteté. L’élément temporaire et accidentel dans la marche historique de la vie du peuple reçoit une importance générale, pan-humaine, par ce fait seul que toutes les générations, tous les peuples peuvent comprendre et comprennent les gémissements maladifs et la confession douloureuse d’une génération ou d’un peuple quelconques.

« Les droits des lettres, qui servent la beauté éternelle, ne détruisent pas le droit de la littérature accusatrice qui accompagne toujours l’imperfection de la société et qui parfois paraît comme une guérisseuse des plaies sociales.

« Il y a une beauté infinie dans la vérité pure et l’harmonie de l’âme, mais il y a une vraie et grande beauté dans le repentir qui rétablit la vérité et pousse l’homme ou la société à la perfection morale. Permettez-moi d’ajouter que je ne puis pas partager l’opinion exclusive, comme il me semble, de l’esthétique allemande. Sans doute, l’art est absolument libre, il trouve en soi sa justification et son but. Mais la liberté de l’art comprise abstraitement ne se rapporte pas à la vie intérieure de l’artiste lui-même. L’artiste n’est pas une théorie, n’est pas un domaine de la pensée et de l’activité cérébrale, c’est un homme. Il est l’homme de son temps, ordinairement son meilleur représentant, tout pénétré de son esprit et de ses aspirations dessinées ou naissantes. Par l’impressionnabilité de son organisme, sans quoi il ne pourrait être artiste, plus que tout autre il s’imprègne des sensations maladives et joyeuses de la société à laquelle il appartient. En se consacrant toujours au vrai et au beau, malgré lui, par la parole, par la tournure de sa pensée et de son imagination, il reflète l’actualité dans son mélange de vérité qui réjouit l’âme pure et de mensonge qui révolte son calme harmonieux. Ainsi apparaissent deux domaines, les deux branches de la littérature dont vous avez parlé. Ainsi l’écrivain, le serviteur de l’art pur, parfois devient accusateur même inconsciemment, sans le vouloir, et même parfois, contre sa volonté. Vous même, comte, je me permettrai de vous citer en exemple. Vous marchez résolument et sans écart dans la voie consciente et définie. Mais êtes-vous tout à fait étranger à cette direction que vous avez appelée la littérature accusatrice ? Dans le tableau du postillon phtisique qui se meurt sur le poêle au milieu de ses camarades visiblement indifférents à ses souffrances, n’avez-vous pas dénoncé une plaie sociale quelconque, quelque vice ? En décrivant cette mort n’avez-vous pas souffert de cette cruelle insensibilité des âmes humaines, bonnes, mais pas encore éveillées ? Oui et vous fûtes et serez malgré vous accusateur. Marchez avec l’aide de Dieu dans cette belle voie que vous avez choisie, avec le même succès que vous avez obtenu jusqu’à ce jour, ou avec un succès plus grand encore, car votre don n’est pas un don accidentel et qui s’épuisera bientôt. Mais soyez sûr que, dans la littérature, l’éternel et l’artistique s’alimentent toujours du temporaire et de l’accidentel qu’ils transforment et ennoblissent, et que toutes les diverses branches du verbe humain se confondent perpétuellement en un tout harmonieux[27]. »

La prophétie de Khomiakov s’est réalisée. Sans parler de l’élément accusateur dans toutes les œuvres de la première période, vingt ans après Léon Nikolaievitch est paru lui-même avec le repentir, puis l’accusation du mal contemporain ; et il a consacré à cette œuvre ses puissantes forces artistiques.

  1. Premier recueil des Lettres de Tourgueniev, p. 44, Saint-Pétersbourg, 1885.
  2. Ib., p. 50.
  3. Papiers de Droujinine. Recueil : Vingt-cinq ans, Saint-Pétersbourg, 1884.
  4. Lettre en français dans l’original.
  5. Lettre en français dans l’original.
  6. Lettre en français dans l’original.
  7. Œuvres complètes du comte L.-N. Tolstoï, P.-V. Stock, éditeur. Du Journal du prince Nekhludov, tome v, p. 156.
  8. Œuvres complètes du comte L.-N. Tolstoï. Éditeur P.-V. Stock. Du Journal du prince Nekhludov, tome v, p. 181.
  9. Œuvres complètes du Comte L.-N. Tolstoï. Édition P.-V. Stock. Du Journal du prince Nekhludov, tome v, page 185.
  10. Mes Souvenirs, Fet, 1re partie, p. 214.
  11. Mes Souvenirs, Fet, 1re partie, p. 216.
  12. Fet. Mes Souvenirs, Première partie.
  13. Léon Nikolaievitch, en plaisantant, appelait toujours sa tante la comtesse A.-A. Tolstoï, grand’mère.
  14. I. Zakharine (Iakounine) : Souvenirs sur la comtesse A.-A. Tolstoï. Le Messager de l’Europe, juin 1904
  15. Voir le Bonheur conjugal. Édition des œuvres complètes du comte L.-N. Tolstoï, P. V. Stock, tome v.
  16. Fet, Mes Souvenirs.
  17. Notes mises à ma disposition, en brouillon, et non corrigées. P.-B.
  18. A. Fet. Mes Souvenirs. Première partie, page 273.
  19. A. Fet. Mes Souvenirs. Première partie, p. 242.
  20. Sovremennik, 1858, volume 72, page 300.
  21. A. Fet. Mes Souvenirs, Première partie, p. 279.
  22. Fet : Mes Souvenirs, 1re partie, p. 226.
  23. Lettre en français dans l’original.
  24. Fet, Mes Souvenirs. Première partie, page 305.
  25. Les Confessions, édition russe de V. Tchertkov, p. 11.
  26. Société Moscovite des Amateurs des lettres russes. Recueil de procès-verbaux, exemplaire très rare conservé au Muséum Britannique.
  27. Rousskï Arkhiv (Archives russes), 1896, no 11, p. 491, art. de V.-N. Liaskovsky (A. S. Khomiakov, sa biographie et sa doctrine).