Léon Tolstoï, vie et œuvre/Partie 4/Chapitre 1

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Mercvre de France (Tome 2p. 11-55).


CHAPITRE I


SAINT-PÉTERSBOURG



Envoyé comme courrier à Pétersbourg, Léon Nikolaievitch fut attaché à la batterie d’artifice commandée par le général Constantinov, et ne retourna plus à l’armée. Dès son arrivée à Pétersbourg, le 21 novembre 1855, il pénétra dans le cercle du Sovremennik, où on le reçut à bras ouverts.

Voici ce qu’il dit de cette époque dans ses Confessions :

« Dans ce temps, je commençai à écrire par ambition, lucre et orgueil. Dans mes écrits je faisais la même chose que dans la vie. Pour acquérir la gloire et l’argent, pour lesquels je travaillais, il fallait cacher le bien et dire le mal. C’est ce que je faisais. Que de fois, dans mes écrits, ai-je bafoué, dissimulé, sous un air d’indifférence et même de légère moquerie, mes aspirations vers le bien, qui faisaient le sens de ma vie, et j’atteignais le but : on me louait.

« J’avais vingt-six ans quand je vins à Pétersbourg, après la guerre, et je me liai avec les écrivains. Ils me reçurent comme un des leurs ; on me flagornait[1]. »

Il est évident que vingt années avant d’écrire ces lignes, Léon Nikolaievitch était dominé par d’autres sentiments, bien que les germes de ce scepticisme, de cette analyse implacable de soi-même se manifestassent déjà, étonnant ses camarades.

Le Sovremennik (le Contemporain) était une revue fondée par Pouschkine et Pletniev. Son premier numéro parut en 1836. Après la mort de Pouschkine, de 1836 à 1846, Pletniev l’édita seul, et la revue tomba complètement.

En 1847, J.-J. Panaiev et N.-A. Nekrassov achetèrent cette revue. En collaboration du critique bien connu Belinski, ils attirèrent rapidement au Sovremennik les meilleures forces littéraires, et jusqu’en 1866, c’est-à-dire jusqu’au moment où la revue fut supprimée par ordre des autorités, elle demeura le premier organe progressiste de la littérature russe artistique, critique et publiciste.

Au moment de l’arrivée de Tolstoï à Pétersbourg, le cercle le plus intime du Sovremennik


Le Groupe des Écrivains
Principaux collaborateurs du Sovremennik
(Le Contemporain
)
1. Tolstoï ; 2. Grigorovitch ; 3. Gontcharov ; 4. Tourgueniev
5. Droujinine ; 6. Ostrovsky

était formé de deux groupes très connus de littérateurs : Panaiev, Nekrassov, Tourgueniev, Tolstoï, Droujinine, Ostrovski, Gontcharov, Grigorovitch et Sollogoub. Et parmi les autres, hors de ce groupe, V.-P. Botkine, Fet, etc.

Les principaux collaborateurs du Sovremennik étaient liés par quelques obligations coopératives tant au point de vue de la participation à la revue que des honoraires.

Ces obligations parfois gênaient les sociétaires et amenaient divers chocs désagréables dans les milieux littéraires. Les éditeurs et rédacteurs des autres revues suppliaient les écrivains en renom de leur donner quelque chose. L’administration du Sovremennik s’y opposait formellement. Une de ces histoires désagréables est racontée par le biographe allemand Löwenfeld :

« Entre Tourgueniev et Katkov s’éleva une querelle où fut mêlé Tolstoï, un peu par sa faute. Tourgueniev avait été le collaborateur assidu de Katkov et il était probablement désagréable à celui-ci de perdre un aussi remarquable collaborateur. Il chargea son frère de visiter chaque jour les deux écrivains et de leur demander des articles pour sa revue. Tourgueniev, las de cette demande quotidiennement renouvelée, promit un jour de donner quelque chose à Katkov. Mais il ne put tenir cette promesse. Katkov se fâcha et se mit à offenser publiquement Tourgueniev, tâchant de prouver que, du moment que Tourgueniev avait collaboré à sa revue, il n’avait pas le droit de donner ses écrits exclusivement au Sovremennik. Mais comme sociétaire de cette revue, il n’avait pas non plus le droit de promettre un travail pour la revue de Katkov. Sa nature faible, accommodante, cette fois lui avait rendu un mauvais service. Tolstoï intercéda pour son ami. Il écrivit à Katkov une longue lettre pour justifier Tourgueniev : « La douceur du caractère de Tourgueniev, son amabilité, écrivait-il, l’ont amené à promettre des deux côtés. » Il demandait à Katkov de publier cette lettre. Katkov y consentit, mais à la condition de publier aussi sa réponse, et il envoya à Tolstoï le brouillon de sa lettre. Mais cette réponse était telle que Tolstoï préféra renoncer au rôle de médiateur[2]. »

Cette organisation du Sovremennik ne fut pas de longue durée, et elle devint bientôt semblable à celle de toutes les autres revues.

Tolstoï ne trouva déjà plus Belinski au Sovremennik. Belinski était mort en 1848, après avoir beaucoup travaillé à la prospérité de la revue. Son ardeur enthousiaste avait insufflé une âme à cette revue mourante, et fortifié pour longtemps son existence. Mais on ne remarque pas en Tolstoï l’influence directe de Belinski.

L’une des raisons de ce fait c’est simplement la différence des époques. Belinski était un homme des années quarante au sens le plus complet du mot, et Léon Nikolaievitch ne parut dans le monde littéraire qu’aux années cinquante et ne trouva que les continuateurs de Belinski qui n’avaient pas la force captivante du maître. D’autre part, le milieu dans lequel avait été élevé Tolstoï ne l’avait pas préparé à une intimité avec ces « bourgeois littéraires », comme ils s’appelaient eux-mêmes. Il se rapprocha des hommes plus près de lui par l’éducation et même avec ceux-là il resta toujours renfermé et indépendant, toujours en opposition, naturellement exerçant sur eux une grande influence, et très peu influencé par eux.

On peut encore trouver une cause plus profonde, essentielle, de cette attitude. Il est vrai qu’aux années cinquante Léon Nikolaievitch n’avait certainement pas encore une conception nette du monde, mais l’opinion du Sovremennik ne l’attira jamais.

Enfin de son propre aveu, Léon Nikolaievitch fut toujours influencé davantage par le talent artistique que par le talent de publicisme.

La plus forte influence philosophique qu’il éprouva, encore dans sa jeunesse, fut celle de Rousseau.

En causant de la littérature française avec M. Paul Boyer, professeur à l’École des langues orientales de Paris, qui vint lui faire visite au printemps 1901, Léon Nikolaievitch s’exprima ainsi sur ses deux maîtres, Rousseau et Stendhal :

« On n’a pas rendu justice à Rousseau ; on a méconnu la générosité de sa pensée, on l’a calomnié de toutes manières. J’ai lu tout Rousseau, oui, tous les vingt volumes, y compris le Dictionnaire de musique. Je faisais mieux que l’admirer, je lui rendais un culte véritable : à quinze ans, je portais au cou son portrait en médaillon comme une image sainte… Telles pages de lui me vont au cœur ; je crois que je les aurais écrites.

« Stendhal ? Je ne veux voir en lui que l’auteur de la Chartreuse de Parme et du Rouge et Noir. Ce sont là deux incomparables chefs-d’œuvre. Et plus que nul autre je suis son obligé ; je lui dois d’avoir compris la guerre. Relisez, dans la Chartreuse de Parme, ce récit de la bataille de Waterloo. Qui donc avant lui avait décrit la guerre comme cela, c’est-à-dire comme elle est réellement ? Vous rappelez-vous Fabrice traversant la bataille sans y comprendre « rien du tout », et comme lestement les hussards le font passer par-dessus la croupe de son cheval, de son beau « cheval de général » ? Plus tard au Caucase, mon frère, officier avant moi, m’a confirmé la vérité de ces descriptions de Stendhal. Il adorait la guerre, mais n’était point de ces naïfs qui croient au Pont d’Arcole. « Tout cela, me disait-il, c’est du panache ! Et il n’y a point de panache à la guerre. » Très peu de temps après, en Crimée, je n’eus qu’à regarder pour voir par mes propres yeux. Mais, je le répète, pour tout ce que je sais de la guerre, mon premier maître c’est Stendhal[3]. »

Citons encore les œuvres littéraires dont certaines se trouvent dans la liste que nous avons déjà donnée et qui correspondent à la période qui nous occupe.

De vingt à trente-cinq ans, voici les œuvres qui ont eu le plus d’influence sur Léon Nikolaievitch :


Gœthe. — Hermann et Dortothée. Très grande
V. Hugo. — Notre-Dame de Paris. id.
Tutchew. — Poésies Grande.
Koltzov. — Poésies id.
Fet. — Poésies id.
Platon. — Phédon, Le Banquet.
(Traduction V. Cousin)
Très grande.
Homère. — L’Iliade et l’Odyssée
(Traduction russe.)
id.

Nous avons ainsi le tableau plus ou moins complet de l’éducation littéraire de Tolstoï.

Dans le cercle des littérateurs de Pétersbourg, Léon Nikolaievitch apportait sa nature vigoureuse, artistique, impressionnable et son caractère inflexible, souvent agressif, et il produisit une tempête dans ce milieu calme et modéré.

Voici ce que, dans ses Souvenirs, Fet dit de l’apparition de L.-N. Tolstoï à Pétersbourg :

« Tourgueniev se levait très tôt, pour le thé (selon l’habitude pétersbourgeoise), et durant mon court séjour je venais chaque jour chez lui, vers 10 heures, pour causer. Un jour, quand Zakhar m’introduisit dans l’antichambre, je remarquai dans un coin un sabre entouré du ruban de la décoration de Ste-Anne. — « À qui est ce sabre ? » demandai-je en me dirigeant vers le salon. — « Venez ici, me dit à mi-voix Zakhar, me désignant la gauche du couloir. C’est le sabre du comte Tolstoï. Il s’est arrêté chez nous, et Ivan Sergueievitch prend le thé dans son cabinet de travail. » Pendant l’heure que je passai chez Tourgueniev nous causâmes à voix basse afin de ne pas réveiller le comte qui dormait dans la chambre voisine. — « Voici, tout le temps comme ça », dit Tourgueniev avec un sourire. « Il est revenu de Sébastopol, de la batterie, s’est arrêté ici, et il en fait une noce ! Les orgies, les tziganes, les cartes toute la nuit, et ensuite, jusqu’à deux heures il dort comme un mort. Au commencement j’ai essayé de le retenir, mais maintenant c’est fini. »

« Pendant ce séjour je fis la connaissance de Tolstoï, mais ce fut une connaissance de pure forme, car jusqu’à ce jour je n’avais pas lu une ligne de lui et n’avais pas même entendu parler de lui comme une force littéraire, bien que Tourgueniev m’ait touché quelques mots de son récit l’Enfance. Mais du premier coup je remarquai dans le jeune Tolstoï une opposition instinctive à tous les raisonnements généralement admis. Dans ce court espace de temps je ne l’ai vu qu’une seule fois chez Nekrassov. Le soir, dans notre cercle littéraire de célibataires, je fus témoin de l’agacement de Tourgueniev répondant aux objections évidemment contenues, mais d’autant plus ironiques, du comte Tolstoï.

« — Je ne puis pas admettre, disait Tolstoï, que ce que vous dites soit votre conviction. Je suis debout, le poignard à la main, devant la porte et je dis : « Tant que je suis vivant nul n’entrera ! » Voilà une conviction. Et vous, vous tâchez de cacher des autres le fond de vos sentiments et vous appelez cela vos convictions.

« — Alors, pourquoi venez-vous parmi nous ? disait Tourgueniev d’une voix que la rage tournait au fausset. Votre drapeau n’est pas ici ! Allez chez la princesse B. »

« — Pourquoi m’indiquer où je dois aller ? Les conversations stériles ne se changeront pas en convictions à cause de ma visite. »

« En me rappelant cette discussion entre Tolstoï et Tourgueniev, la seule dont j’aie été témoin, je suis obligé d’avouer que, puisqu’il s’agissait de politique, à quoi je m’intéressais fort peu, je n’y fis guère attention. Je dirai plus. D’après tout ce que j’ai entendu dire dans notre société, je crois que Tolstoï avait raison ; que si les hommes qui étaient mécontents de la vie d’alors avaient été forcés d’exprimer leur idéal, ils eussent été bien embarrassés de formuler leur désir.

« Qui de nous n’a pas connu, à cette époque, l’aimable causeur et camarade, artiste pour raconter de plaisantes anecdotes, D.-V. Grigorovitch, devenu célèbre par ses nouvelles et ses romans ? Voici ce qu’entre autres il m’a raconté d’une discussion entre Tolstoï et Tourgueniev, encore chez Nekrassov : « Mon cher, mon cher, me dit Grigorovitch, avec des larmes de rire, en me tapant sur l’épaule, vous ne pouvez vous imaginer quelles scènes se sont passées ! Ah mon Dieu ! Tourgueniev pousse des cris, s’étreint la gorge et avec des yeux de gazelle mourante murmure : « Je n’en puis plus ! J’ai une bronchite ! » et il se met à marcher à grands pas à travers les trois pièces. — « Bronchite, grogne Tolstoï, la bronchite est une maladie imaginaire ; bronchite, c’est l’or ! » Au maître du logis, à Nekrassov, le cœur bat. Il a peur de laisser échapper Tourgueniev et Tolstoï en qui il sent un appui capital pour le Sovremennik et il se met à manœuvrer. Nous sommes tous émus et ne savons que dire : Tolstoï, dans la pièce du milieu, est couché sur le divan et se fâche, et Tourgueniev, les pans de son veston court écartés, les mains dans les poches, continue à marcher dans les trois chambres.

« Pour prévenir la catastrophe, je m’approche du divan et dis : « Cher Tolstoï, ne vous emportez pas ! Vous ne savez pas combien il vous aime et vous apprécie ! » — « Je ne le lui permettrai pas ! réplique Tolstoï, les narines élargies, de faire tout pour m’agacer. Voilà, c’est exprès qu’il marche de long en large devant moi et promène ses cuisses démocratiques[4] ! »

D.-V. Grigorovitch, dans ses Souvenirs littéraires, raconte aussi un épisode analogue datant des premiers temps de la connaissance de Léon Nikolaievitch avec les littérateurs de Pétersbourg.

« En revenant de Marinskoié à Pétersbourg, je rencontrai le comte L. Tolstoï. Je le connaissais de Moscou, où je m’étais trouvé avec lui chez les Souchkov, quand il portait encore l’uniforme militaire. Il vivait à Pétersbourg, rue des Officiers, au rez-de-chaussée, dans une petite maison dont les fenêtres donnaient juste en face de l’appartement du littérateur M.-L. Mikhailov, que, me semble-t-il, il ne connaît pas. La location d’un appartement à Pétersbourg m’était inexplicable. Dès le premier jour non seulement Pétersbourg lui avait déplu, mais tout ce qui appartenait à Pétersbourg agissait sur lui d’une façon irritante. Ayant apris de lui, le jour de notre rencontre, qu’il était invité à dîner ce jour même à la rédaction du Sovremennik où il ne connaissait personne, bien qu’il ait eu quelques articles publiés là, je consentis volontiers à l’y accompagner. En route je crus nécessaire de le prévenir qu’il ne fallait pas aborder là-bas certaines questions, et surtout qu’il ne fallait pas attaquer G. Sand, que lui n’aimait pas du tout, alors que plusieurs personnes de la rédaction avaient pour elle un culte fanatique.

« Le dîner se passa bien. Tolstoï était assez taciturne, mais à la fin, il ne put se retenir. En entendant les louanges du nouveau roman de G. Sand, il se déclara nettement hostile à l’écrivain, ajoutant que si les héroïnes de ses romans existaient réellement, il faudrait les attacher à un char d’infamie et les traîner dans les rues de Pétersbourg. Déjà s’élaborait en lui cette opinion sur les femmes et sur la question féminine exprimée avec tant de clarté dans le roman Anna Karénine.

« La scène qui eut lieu à la rédaction pouvait être provoquée par son irritation contre tout ce qui était de Pétershourg, mais surtout par son penchant à la contradiction, quelque opinion qu’on exprimât ; et plus son interlocuteur lui paraissait autoritaire, plus il s’excitait à dire des choses contraires. En observant comment il écoutait, regardait son interlocuteur, du fond de ses yeux gris profondément enfoncés dans les orbites, avec quelle ironie se serraient ses lèvres, on pouvait affirmer qu’il réfléchissait à l’avance à un argument direct qui devait frapper l’interlocuteur par son inattendu. Tel se présentait à moi Tolstoï dans sa jeunesse. Dans les discussions, il allait parfois jusqu’aux dernières limites. Je me trouvais dans une pièce voisine, quand une fois, chez lui, commença une discussion avec Tourgueniev. Entendant des cris, je rentrai dans la chambre. Tourgueniev marchait d’un coin à l’autre, montrant toutes les marques d’une gêne excessive. Il profita de la porte ouverte et disparut aussitôt. Tolstoï était allongé sur le divan et son irritation était si forte qu’il fallut beaucoup d’efforts pour le calmer et le ramener à la maison. J’ignore jusqu’à présent l’objet de la discussion[5]. »


Un autre groupe des collaborateurs du Sovremennik
(Le Contemporain)
1. Tourgueniev ; 2. Grigorovitch ; 3. Nekrassov
4. Sollogoub ; 5. Panaiev

Cette tendance de Tolstoï à contredire se voit encore par l’épisode suivant raconté dans les souvenirs de G.-P. Danilevsky.

« Je fis la connaissance de Tolstoï, à Pétersbourg, à la fin des années cinquante, dans la famille d’un sculpteur alors très connu. L’auteur des Récits de Sébastopol venait d’arriver. C’était un officier d’artillerie, jeune, élégant. Son portrait très ressemblant, de cette époque, se trouve dans le groupe photographique de Lévitsky, où avec lui sont présentés Tourgueniev, Gontcharov, Grigorovitch, Ostrovski et Droujinine.

« Le comte L.-N. Tolstoï, comme je me le rappelle maintenant, entra dans le salon du maître de la maison pendant qu’on lisait à haute voix une nouvelle œuvre d’Herzen. Il se plaça sans bruit derrière la chaise du lecteur et attendit la fin de la lecture. D’abord très calme et réservé, puis avec plus de chaleur et de hardiesse, il attaqua Herzen et l’enthousiasme général que provoquaient alors ses œuvres. Et il parla avec tant de franchise et de conviction que, par la suite, je ne revis plus dans cette famille les éditions d’Herzen[6]. »

Nous savons que plus tard Léon Nikolaievitch changea d’avis sur Herzen ; nous en reparlerons en son temps.

Eugène Garchine, dans ses souvenirs de Tourgueniev, cite l’opinion suivante, très intéressante, de Tourgueniev sur Tolstoï, qui nous fait toucher cet élément de désunion qui faillit rompre à jamais leurs bonnes relations.

« Chez Tolstoï, racontait Tourgueniev, parut très tôt un trait qui plus tard devint la base de toutes ses idées, trait assez sombre et pénible avant tout pour lui-même.

« Il ne croyait jamais à la sincérité des gens. Chaque mouvement moral lui semblait faux, et il avait l’habitude, avec le regard extraordinairement pénétrant de ses yeux, de cingler l’homme qui, lui semblait-il, ne disait pas la vérité. Ivan Serguéievitch m’a raconté qu’il n’avait jamais rien senti de plus pénible que ce regard pénétrant qui, joint à deux ou trois mots d’une observation venimeuse, était capable de mettre en fureur un homme se possédant mal. Le comte Tolstoï avait choisi comme objet de ses sarcasmes (et presque exclusivement) son ami Tourgueniev.

« Comme le raconte Ivan Serguéiévitch, le sang-froid de notre écrivain, son égalité morale dans cette période brillante de son activité littéraire, ne lui laissaient pas de repos, et il avait l’air de s’être donné comme but de mettre hors de soi cet homme calme, bon, qui travaillait croyant faire quelquechose d’utile. Mais le malheur était que le comte Tolstoï n’y avait pas foi, et les hommes que nous croyions bons, pour lui ne faisaient que feindre d’être tels ou tâcher de manifester en eux cette qualité et prenaient sur eux l’assurance de l’utilité qu’ils s’attribuaient.

« Tourgueniev comprenait bien quels étaient les sentiments de Tolstoï à son égard, mais il voulait coûte que coûte faire montre de caractère et garder son sang-froid.

« Il commença à éviter Tolstoï, partit exprès à Moscou et de là dans ses terres. Mais le comte Tolstoï marcha sur ses talons, « comme une femme amoureuse », s’exprimait Tourgueniev en racontant cette histoire[7]. »

De ces diverses indications sur les rapports des deux écrivains, on peut voir qu’un vrai rapprochement moral entre eux ne pouvait pas être. Mais le courant du mouvement émancipateur les portait tous deux dans la même direction et ils se trouvaient compagnons dans le travail commun. De plus tous deux appartenaient à la classe privilégiée, et cela, joint à leur instruction, à la supériorité de leur talent dans le milieu littéraire, malgré eux les rapprochait.

Mais comme le verra le lecteur par le récit suivant, aussitôt qu’ils tâchaient de dépasser ces relations de camaraderie, un choc se produisait qui parfois mettait en danger leurs vies précieuses. Il faut leur rendre cette justice que l’un et l’autre reconnaissaient clairement ce qui les séparait, l’exprimaient devant comme derrière et, ce qui est encore plus précieux, faisaient de grands efforts moraux pour soutenir entre eux des rapports sinon amicaux du moins corrects, des rapports basés sur l’estime réciproque. Et par là ils peuvent servir d’exemple instructif aux générations futures.

Voici encore le récit de Mme Golovatchov Panaiev, témoin des premières rencontres de Tourgueniev avec Tolstoï, récit qui confirme l’idée que nous venons d’exprimer.

« Je dois revenir en arrière et raconter l’apparition du comte L.-N. Tolstoï dans le cercle du Sovremennik. Il était encore officier et le seul collaborateur du Sovremennik qui portât l’uniforme. Son talent littéraire s’était déjà manifesté de telle sorte que tous les coryphées de la littérature devaient le reconnaître pour un des leurs. D’ailleurs, le comte Tolstoï n’était pas un timide ; il avait parfaitement conscience de la force de son talent, aussi se tenait-il avec un certain sans-gêne.

« Je ne rentrais jamais en conversation avec les littérateurs quand ils se réunissaient chez nous ; je me contentais de les écouter en silence et de les observer tous. C’était surtout intéressant de suivre Tourgueniev et L.-N. Tolstoï quand ils se rencontraient ensemble et discutaient, parce que tous deux étaient très intelligents et observateurs. Je n’ai pas entendu l’opinion de Tolstoï sur Tourgueniev et, en général, il n’exprimait pas son opinion sur les personnages littéraires, au moins devant moi. Tourgueniev, au contraire, avait un besoin quelconque de faire des remarques sur chacun.

« Dès que Tourgueniev eut fait la connaissance du comte Tolstoï, il dit de lui : « Il n’y a pas en lui un mot, un mouvement naturel ; il pose toujours devant nous, et je ne sais comment expliquer chez un homme intelligent cet orgueil stupide pour son titre de comte déchu. »

« — Je n’ai pas remarqué cela en Tolstoï, observa Panaiev.

« — Oh ! toi tu ne remarques pas grand’chose, répondit Tourgueniev.

« À quelque temps de là, Tourgueniev trouvait que Tolstoï jouait au Don Juan. Une fois le comte Tolstoï raconta quelques aventures intéressantes qui lui étaient arrivées à la guerre. Quand il fut parti Tourgueniev prononça : — « On peut faire bouillir dans la lessive, pendant trois jours, un officier russe, sans effacer de lui la fanfaronnerie du junker. On a beau couvrir de n’importe quel vernis d’éducation un sujet pareil, quand même la brute se dégage de lui. »

« Et Tourgueniev se mit à critiquer les phrases de Tolstoï, le ton de sa voix, l’expression de son visage, et il termina : « Et quand on pense que toute cette grossièreté n’est que pour le seul désir de se faire remarquer ! »

« — Sais-tu, Tourgueniev, observa Panaiev, si je ne te connaissais pas si bien, en t’écoutant attaquer ainsi Tolstoï, je penserais que tu le jalouses.

« — Mais qu’ai-je à lui jalouser ? quoi ? parle ! s’écria Tourgueniev.

« — Sans doute, à vrai dire, tu n’as rien à lui envier, ton talent est égal au sien, mais on pourrait penser…

« Tourgueniev rit, et d’un ton de compassion prononça :

« — Tu es un bon observateur, Panaiev, quand il s’agit de la canaille, mais je ne te conseille pas d’exprimer tes observations en dehors de cette sphère.

« Panaiev s’offensa.

« — Je te dis cela pour ton propre bien, dit-il, et il s’en alla.

« Tourgueniev continua d’être fâché, et il disait avec dépit :

« — C’est à Panaiev seul que pouvait venir l’idée stupide que je suis jaloux de Tolstoï. Peut-être parce qu’il est comte ?

« Tout ce temps, Nekrassov parlait très peu ; il souffrait de la gorge ; il se contentait d’observer Tourgueniev :

« — Mais laisse les discussions sur ce que Panaiev a voulu dire ; est-ce qu’en effet on peut te soupçonner d’une telle absurdité[8] ? »

Tourgueniev, nature honnête, franche, plusieurs fois déclara publiquement son admiration pour le talent de Tolstoï, et dans la conversation avec un éditeur français il employa même l’expression de Jean-Baptiste, adressée par celui-ci au Christ : « Je ne suis pas digne de délier les cordons de ses chaussures. » Néanmoins, leurs relations ne furent jamais ni cordiales, ni intimes.

Ce n’est qu’à son lit de mort, dans sa dernière lettre, que, suppliant avec tendresse Léon Nikolaievitch de retourner à la littérature, Tourgueniev lui a donné le nom que jusqu’alors n’avait reçu aucun écrivain russe. Il l’appela « le grand écrivain de la terre russe », et ce nom célèbre passera à la postérité.

Pour donner au lecteur une idée des rapports qui s’étaient établis entre Tolstoï et Tourgueniev les premiers temps de leur connaissance, devançant un peu notre récit, nous citerons quelques lettres de Tourgueniev à Tolstoï, écrites la même année :

« À L.-N. Tolstoï, Paris, 18 novembre 1856.

« Mon cher Tolstoï,

« Votre lettre du 15 octobre a mis un mois entier pour me parvenir. Je ne l’ai reçue qu’hier. J’ai beaucoup réfléchi à ce que vous m’écrivez, et il me semble que c’est vous qui avez tort. C’est vrai que je ne puis pas être tout à fait véridique avec vous, parce que je ne puis pas être tout à fait sincère. Il me semble que nous avons fait connaissance gauchement, dans un moment mal choisi, et quand nous nous reverrons, ce sera beaucoup plus facile et plus agréable. Je sens que je vous aime comme homme (quant à l’auteur, il n’y a pas de quoi parler), mais beaucoup de choses en vous me choquent, et à la fin, j’ai trouvé beaucoup plus commode de me tenir loin de vous. Quand nous nous reverrons, nous tâcherons de nouveau d’aller la main dans la main ; peut-être cela réussira-t-il mieux ; de loin (bien que cela sonne étrangement) mon cœur est porté vers vous comme vers un frère, et je ressens même de la tendresse pour vous. En un mot, je vous aime, cela est indiscutable, peut-être qu’avec le temps il en sortira quelque chose de bon.

« J’ai su votre maladie et j’en ai été attristé, et maintenant je vous demande de chasser le souvenir de ces maux de tête. Vous aussi vous êtes impressionnable, et vous pensez peut-être à la phtisie, mais je vous jure que vous n’en êtes point atteint. Je plains beaucoup votre sœur. Qui devrait se porter mieux qu’elle ? Je veux dire que si quelqu’un mérite d’être bien portant, c’est elle. Et au lieu de cela, elle souffre toujours. Ce serait heureux que la cure de Moscou lui fît du bien. Pourquoi ne faites-vous pas venir votre frère ? Quel plaisir a-t-il à rester au Caucase ? Veut-il devenir un grand guerrier ? L’oncle m’écrit que vous êtes tous déjà partis à Moscou ; c’est pourquoi j’adresse cette lettre à Moscou, au nom de Botkine.

«La phrase française me donne autant de dégoût qu’à vous et jamais Paris ne m’a paru si vulgaire et si prosaïque. Le bien-être ne lui convient pas. Je l’ai vu en d’autres moments et alors il me plaisait beaucoup plus. Je suis retenu ici par une amitié ancienne, indissoluble, avec une famille, et par ma fille que j’aime beaucoup, une jeune fille charmante, intelligente. Si ce n’était de cela, depuis longtemps je serais parti à Rome, chez Nekrassov. J’ai reçu de lui deux lettres de Rome. Il s’ennuie un peu et c’est compréhensible. Tout ce qu’il y a de grand à Rome l’entoure, seulement il ne vit pas avec cela, il ne peut s’amuser longtemps des rares moments d’admiration et de compassion. Cependant, là-bas c’est beaucoup mieux qu’à Pétersbourg et sa santé s’améliore. Fet est maintenant à Rome avec lui. Il a écrit quelques poèmes très gracieux, et le journal détaillé de son voyage où il y a beaucoup de choses enfantines, mais aussi beaucoup de mots très spirituels et sensés et une certaine touche naïve des impressions. Il est vraiment « le chéri », comme vous l’appelez.

« Maintenant, parlons de l’article de Tchernichevsky. Le ton sans-gêne et son expression d’une âme dure me déplaisent en cet article, mais je me réjouis de la possibilité de son apparition ; je me réjouis des souvenirs sur Bélinsky, des citations de ses articles ; je me réjouis de ce qu’on pourra, enfin, prononcer ce nom avec respect. D’ailleurs, vous ne pouvez pas comprendre cette joie. Annenkov m’écrit que cela agit sur moi parce que je suis à l’étranger et que chez eux, sur place, c’est déjà une vieille chose, et qu’il leur faut du nouveau. Peut-être que sur place c’est plus vieux, cependant, pour moi, c’est agréable.

« Vous avez terminé la première partie de la Jeunesse, c’est bien ! Comme je suis triste de ne pouvoir l’entendre ! Si vous ne vous écartez pas du chemin (et il me semble qu’il n’y a pas de raison de le supposer), vous irez très loin. Je vous souhaite bonne santé, activité et liberté, la liberté morale. Quant à mon Faust, je ne pense pas qu’il vous plaise beaucoup. Mes œuvres auraient pu vous plaire et peut-être avoir quelque influence sur vous avant que vous ne soyez devenu indépendant. Maintenant vous n’avez rien à étudier en moi. Vous ne voyez que la différence de la manière d’écrire ; vous ne voyez que fautes et lacunes ; il ne vous reste qu’à étudier l’homme, son cœur, et des écrivains vraiment grands. Et moi je suis un écrivain temporaire et ne suis bon que pour les hommes qui se trouvent dans l’état passager. Eh bien, au revoir ! Soyez bien portant. Écrivez-moi. Mon adresse est maintenant rue de Rivoli, no 206[9]. »

Le 8 décembre 1856, il écrit à Tolstoï :

« Cher Tolstoï. Hier, mon bon génie m’a conduit devant la poste et j’ai eu l’idée d’aller demander s’il n’y avait pas de lettres pour moi poste restante, bien que, d’après mes calculs, mes amis devaient connaître depuis longtemps mon adresse à Paris. Et j’ai trouvé votre lettre où vous me parlez de mon Faust. Vous comprendrez aisément avec quel plaisir je l’ai lue. Votre encouragement m’a réjoui sincèrement, profondément. En outre, de toute votre lettre, se dégageait quelque chose de doux, de clair, un calme amical quelconque. Il me reste à vous tendre la main à travers le fossé qui depuis longtemps est devenu enfin une fente à peine visible. Mais n’en parlons plus, cela n’en vaut pas la peine.

«J’ai peur de parler d’une circonstance mentionnée dans votre lettre. Ce sont des choses très délicates que les paroles peuvent flétrir avant qu’elles ne soient mûres, et quand elles sont mûres on ne peut les écraser avec le marteau. Dieu fasse que tout s’arrange bien. Cela peut vous apporter cette fermeté d’âme dont vous aviez besoin quand je vous ai connu. Je vois que maintenant vous êtes très lié avec Droujinine et vous trouvez sous son influence. C’est bien ; seulement, prenez garde, n’en mangez pas trop. Quand j’étais de votre âge, seules les natures enthousiastes avaient de l’influence sur moi. Mais vous, vous êtes un autre homme, et peut-être les temps sont-ils changés. J’attends avec impatience l’envoi de la « Bibliothèque de lecture ». Je veux lire l’article sur Belinsky, bien que probablement il me satisfera très peu. Le fait que le Sovremennik est en mauvaises mains est indiscutable. Panaiev commence à m’écrire très souvent et m’affirme qu’il n’agira pas « à la légère », en soulignant ces mots. Mais pour le moment il se tient tranquille et se tait comme un enfant qui a fait dans ses culottes pendant le dîner. J’ai écrit sur tout cela en détail à Nékrassov, à Rome, et il est bien possible que tout cela le force à retourner plus tôt qu’il ne le supposait. Écrivez-moi exactement dans quel numéro du Sovremennik paraîtra votre Jeunesse, et à propos donnez-moi votre impression définitive sur le Roi Lear, que probablement vous avez lu, au moins pour Droujinine[10]. »

Nous n’avons pas de renseignements exacts sur l’opinion qu’avait Tolstoï du Roi Lear, dans la traduction de Droujinine ; mais, de la lettre suivante de Botkine à Droujinine, on peut voir que la traduction avait plu à Tolstoï.

« Quel succès de votre Lear ! Pour moi il était indiscutable, mais le plaisir augmente quand la conviction intime devient l’évidence. Et voilà la célèbre antipathie de Tolstoï pour Shakespeare contre laquelle Tourgueniev a tant bataillé. Je me rends cette justice que j’étais convaincu que cette antipathie disparaîtrait à la première occasion. Mais je me réjouis que votre belle traduction ait été cette occasion[11]. »

Toutefois la joie de Botkine semble avoir été prématurée, car L.-N. Tolstoï conserva longtemps son antipathie pour Shakespeare. Mais nous en reparlerons dans un des chapitres suivants.

Le 5 décembre 1856, de Paris, Tourgueniev écrit entre autres à Droujinine : « On dit que vous êtes très lié avec Tolstoï, et qu’il est devenu très charmant et plus franc. Je m’en réjouis beaucoup ; quand ce jeune vin aura fermenté ce sera une boisson digne des dieux. Qu’est-ce que sa Jeunesse qui vous a été envoyée ? Je lui ai écrit deux fois à Moscou, au nom de Vassinka (Botkine)[12]. »

La Jeunesse avait en effet été envoyée à Droujinine. Il la lut et répondit par la très intéressante lettre suivante :

« De la Jeunesse on peut écrire vingt feuilles. Je l’ai lue avec colère, cris et injures, non à cause de ses qualités littéraires, mais à cause des cahiers et de l’écriture. Ce mélange de deux écritures : l’une que je connais et l’autre inconnue, distrayait mon attention et empêchait une lecture sérieuse, comme si deux voix me criaient en même temps à l’oreille et me détournaient exprès. Et je sais que pour cette raison l’impression n’était pas assez sûre. Cependant, je vous dirai ce que je pourrai. Votre tâche est lourde et vous la remplissez très bien. Pas un des écrivains d’aujourd’hui ne pourrait si bien saisir et tracer la période émouvante et désordonnée de la jeunesse.

« Aux hommes faits votre Jeunesse donne un grand plaisir, et si quelqu’un nous dit que cette nouvelle est pire que l’Enfance et l’Adolescence vous pourrez lui cracher au visage. Votre ouvrage est plein de poésie. Les premiers chapitres sont admirables ; seule l’introduction est un peu sèche, jusqu’à la description du printemps et l’ouverture des doubles fenêtres. Ensuite, admirable encore est l’arrivée à la campagne et auparavant la description de la famille Nekhludov, l’explication du père avant de contracter un second mariage, les chapitres « Nouveaux Camarades», et « Je m’effondre ». De plusieurs chapitres souffle la vieille poésie de Moscou presque encore inconnue. Le cocher du baron Z. est admirable. (Je dis tout cela du point de vue des gens compétents.)

« Quelques chapitres sont secs et longs, par exemple toutes ces confessions avec Dmitri Nekhludov, la description des rapports avec Varenka, et le chapitre où il est question des devoirs de famille. Long aussi le repas chez Iar, et, avant ce chapitre, la visite de Grapp avec Ilenka. L’enrôlement de Sémionov n’est pas bien pour la censure.

« Ne craignez pas les raisonnements, ils ont tous de l’esprit et de l’originalité. Vous avez une tendance à la finesse excessive de l’analyse, elle peut se transformer en un grand défaut. Parfois vous êtes prêt à dire : chez un tel le mollet indiquait son désir de voyager aux Indes. Vous devez refréner ce penchant mais l’éteindre pour rien au monde. Tout votre travail sur votre analyse doit être de ce genre. Chez vous, les défauts ont une part de force et de beauté, et presque chacune de vos qualités porte en soi un grain de défaut. Votre style est tout à fait conforme à cette conclusion : vous êtes fortement illettré. Parfois, illettré comme un novateur et un grand poète qui transforme la langue à sa façon et pour toujours, et parfois illettré comme un officier qui écrit à son camarade, assis dans un blindage quelconque. On peut dire avec certitude que toutes les pages que vous avez écrites avec amour sont admirables. Mais aussitôt que vous êtes indifférent, votre style s’embrouille et devient épouvantable. C’est pourquoi il faudrait revoir et corriger quelques passages. J’ai commencé ce travail et l’ai abandonné. C’est vous seul qui pouvez et devez le faire. Mais principalement, évitez les longues périodes, coupez-les en deux ou trois. N’épargnez pas les points. Avec les mots : quoique, cela, agissez sans cérémonie, supprimez-les par dizaines. Dans les passages difficiles prenez la phrase et imaginez que vous la voulez dire à quelqu’un dans une belle langue parlée.

« Il est temps de finir et il me faudrait dire encore beaucoup de choses. Aux lecteurs moins développés, la Jeunesse plaira beaucoup moins que l’Enfance et l’Adolescence. Ces deux choses plaisent par leur petite dimension et quelques périodes, tel le récit de Karl Ivanovitch. L’homme le plus vide conserve quelques souvenirs d’enfance et se réjouit quand on lui en explique la poésie. Mais le souvenir de la jeunesse (de cette jeunesse vague, désordonnée, riche en coups et humiliations, et que vous développez devant nous) ordinairement est caché dans l’âme et c’est pourquoi il s’obscurcit et s’oublie.

« Approcher votre œuvre à la compréhension des masses, on peut le faire par un travail très long, par deux ou trois épisodes amusants, etc., mais le mettre tout à fait au goût de la majorité, je ne sais pas qui peut le faire. Par l’idée et l’importance du travail, votre Jeunesse sera un plat gastronomique réservé aux hommes pensants et qui sentent la poésie.

« Faites-moi savoir, s’il vous plaît, s’il faut vous renvoyer le manuscrit ou le remettre à Panaiev. Avec cet ouvrage vous n’avez pas fait un grand pas ni d’un côté ni de l’autre, mais vous avez montré ce qu’il y a en vous et ce qu’on peut attendre encore. »

Le fait que Droujinine pouvait écrire ainsi à Tolstoï montre qu’entre eux existaient, en effet, des relations très intimes et qu’il avait de l’influence sur Tolstoï.

Le séjour de Léon Nikolaievitch à Pétersbourg, de novembre à mai, fut coupé par un court voyage à Orel pour affaires de famille.

Le 2 février Léon Nikolaievitch reçut la nouvelle de la mort de son frère Dmitri, dont la personnalité est lumineusement tracée par Tolstoï dans ses souvenirs que nous avons cités dans le chapitre « La Jeunesse ». Nous donnerons ici la deuxième partie de ces souvenirs qui ont trait à sa vie ultérieure, à sa maladie et à sa mort.

« Quand on fit les partages, selon la coutume, je reçus la propriété où nous vivions, Iasnaia


La Caricature raillant les succès du Sovremennik
1. Panaïev, directeur ; 2. Nekrassov, rédacteur, co-directeur ;
3. Grigorovitch ; 4. Tourgueniev ; 5. Ostrovsky ; 6. Tolstoï

Poliana. Comme Sérioja était amateur de chevaux et qu’il y avait un haras à Pirogovo, il eut ce domaine. Et il le désirait. Mitenka et Nikolenka eurent chacun un autre domaine : Nikolenka reçut Nikolskoié et Mitenka, Tcherbatchevka, dans la province de Koursk, qui nous était venu de Mme Pérovsky. Je possède une note de Mitenka où il envisage la possession des serfs. Il trouvait que cela ne devait pas être et qu’il fallait les affranchir. Or dans notre monde, au cours des années quarante, cette idée n’existait point. La possession de serfs, par héritage, semblait être une condition nécessaire et tout ce qu’on pouvait faire c’était de veiller à ce que cette possession ne fût pas trop mauvaise, se soucier non seulement de l’état matériel mais de l’état moral des paysans. Et dans ce sens la note de Mitenka était écrite avec sérieux, naïveté et sincérité. Ce garçon de vingt ans (quand il termina ses études) se croyait tenu de prendre sur soi l’obligation de veiller à la moralité d’une centaine de familles de paysans et de les diriger par des menaces de punitions et des punitions. C’est ce qui est dans Gogol, dans la lettre aux propriétaires. Je pense et crois me rappeler que Mitenka avait lu cette lettre, et qu’elle lui avait été indiquée par l’aumônier de la prison. C’est ainsi que Mitenka commença ses devoirs de propriétaire. Mais outre les devoirs du maître envers les serfs, à cette époque, existait un autre devoir qu’il semblait impossible d’éluder : le service militaire ou civil. Et Mitenka, après avoir terminé ses études, résolut d’entrer dans le service civil. Pour faire son choix il acheta un almanach et se mit à examiner les diverses branches du service civil, après quoi il décida que la plus importante était la législation. Aussitôt cette décision prise, il partit pour Pétersbourg et là se rendit au sous-secrétariat de la deuxième section, un jour d’audience. Je m’imagine l’étonnement de Taneiev quand, parmi les quémandeurs, il remarqua un grand garçon voûté, mal habillé (Mitenka se vêtait uniquement pour couvrir son corps), aux beaux yeux calmes, et qu’après lui avoir demandé ce qu’il voulait, il reçut de lui la réponse qu’il était un gentilhomme russe ayant terminé ses études et qui, désirant être utile à la patrie, avait choisi pour cela la législation.

« — Votre nom ?

« — Comte Tolstoï.

« — Vous n’avez servi nulle part ?

« — Je viens de terminer mes études et mon désir est d’être utile.

« — Quelle place désirez-vous obtenir ?

« — N’importe laquelle pourvu que je puisse être utile.

« Son sérieux, sa franchise plurent tant à Taneiev qu’il amena Mitenka dans la deuxième section et le recommanda à un fonctionnaire.

« Il est probable que les rapports du fonctionnaire envers lui ou envers le service le rebutèrent, car il n’entra pas dans la deuxième section. Mitenka ne connaissait personne à Pétersbourg, sauf un juriste, D.-A. Obolensky, qui, pendant notre séjour à Kazan était avocat-consultant dans cette ville. Mitenka vint trouver Obolensky, à la campagne. Celui-ci m’a raconté cette visite en se moquant. Obolensky était un homme très mondain, de beaucoup de tact et de grande ambition. Il racontait qu’un jour qu’il avait des invités (probablement, comme toujours chez lui, des gens du grand monde) ; Mitenka arriva chez lui par la porte du jardin, en bonnet et pardessus de nankin : « D’abord, je ne le reconnus pas. Mais quand je l’eus remis, pour le mettre à l’aise, je le présentai à tous mes invités et lui proposai d’ôter son pardessus. Mais il résultait que sous son pardessus il n’avait pas d’autre vêtement, le trouvant inutile. » Il s’assit et aussitôt, sans être gêné de la présence des hôtes, il adressa à Obolensky la même question qu’à Taneiev : où vaut-il mieux servir pour être utile ? À Obolensky, pour qui le service n’était qu’un moyen de satisfaire son ambition, il est probable que cette question n’était même jamais venue en tête. Mais avec le tact propre à lui, il répondit avec une certaine bonhomie extérieure, lui désignant plusieurs emplois et lui proposant ses services. Mitenka évidemment mécontent et d’Obolensky et de Taneiev quitta Pétersbourg sans rentrer au service, et partit dans son domaine. Il me semble qu’à Soudja il eut un emploi quelconque, mais s’occupa principalement de ses terres.

« Après notre sortie de l’Université je le perdis de vue. Je sais qu’il menait la même vie austère, et que jusqu’à l’âge de vingt-six ans il ne connut ni le vin, ni le tabac, ni les femmes, ce qui en ce temps était très rare. Je sais qu’il se liait d’amitié avec des moines et des pèlerins et qu’il devint l’intime d’un homme très original, dont personne ne connaissait l’origine, qui vivait chez notre tuteur, Voiéikov. On l’appelait le Père Luc. Il portait le froc, était très laid, de petite taille, borgne, noir, mais très propre et extraordinairement robuste. Quand il vous prenait la main il la serrait comme avec des tenailles, et il parlait toujours avec importance. Il vivait chez Voiéikov, près du moulin où il s’était construit une petite maison et avait un jardin extraordinaire. C’est ce Père Luc que Mitenka emmena avec lui. J’ai entendu dire aussi qu’il fréquentait un vieillard du bon vieux temps, un propriétaire voisin, Samoïlov.

« Je crois que j’étais au Caucase quand il se fit en Mitenka un changement extraordinaire. Tout d’un coup il se mit à boire, à fumer, à dépenser de l’argent, à fréquenter les femmes. Comment cela est-il arrivé, je ne le sais pas au juste, car je ne l’ai pas vu à cette époque. Je sais seulement que son corrupteur fut un homme d’un extérieur très attirant, mais profondément immoral, le cadet des Isléniev. Je reparlerai de lui plus tard, si j’en ai le temps.

« Et dans cette vie il était le même homme religieux, sérieux, qu’il était en tout. Il racheta et prit chez lui la prostituée Macha, la première femme qu’il connut. Mais, en général, cette vie ne dura pas longtemps. Je pense que c’est moins la mauvaise vie qu’il mena durant quelques mois à Moscou que les remords de conscience qui ruinèrent d’un coup son puissant organisme. Il tomba malade de phtisie et partit à la campagne. Il se fit soigner dans plusieurs villes et s’alita à Orel où je le vis pour la dernière fois, déjà après la guerre de Sébastopol. Il était effrayant : un énorme poignet attaché au cubitus et au radius, dans son visage plus que des yeux, ses mêmes beaux yeux sérieux et qui, maintenant, avaient l’air interrogateur. Il toussotait sans cesse, crachait, et ne voulait pas mourir ; il ne voulait pas croire qu’il se mourait. Macha, grêlée, un fichu sur la tête, le soignait. Devant moi, sur son désir, on lui apporta l’icône miraculeuse. Je me rappelle l’expression de son visage quand il pria sur cette icône[13].

« J’étais particulièrement odieux à cette époque. J’arrivais à Orel de Pétersbourg où je fréquentais dans le monde et j’étais plein de vanité. J’eus pitié de Mitenka, mais pas beaucoup ; je fis un tour à Orel et partis. Il mourut quelques jours après. Vraiment il me semble que le plus pénible pour moi, dans sa mort, ce fut l’empêchement d’aller au spectacle de la cour qu’on organisait alors et auquel j’étais invité[14] ».

Le 12 mars la paix était signée, circonstance qui facilita à Tolstoï l’obtention d’un congé :

Pendant cet hiver il termina les œuvres suivantes : la Tourmente, les deux Hussards, Une rencontre au détachement et la Matinée d’un seigneur.

Léon Nikolaievitch était déjà forcé de donner ses œuvres à trois revues. Ainsi les deux premières de ces nouvelles parurent dans le Sovremennik, la troisième dans la Bibliothèque de Lecture et la quatrième dans les Annales de la Patrie.

À cette époque, Léon Nikolaievitch écrivit entre autres à sa tante Tatiana Alexandrovna :

« J’ai terminé mes Deux hussards (une nouvelle) et je n’ai commencé rien de nouveau.

« Tourgueniev est parti et je sens maintenant que je l’aimais beaucoup, malgré que nous nous querellions. De sorte que parfois je m’ennuie horriblement. »

On voit par ces lignes que Tolstoï passait par des hésitations perpétuelles relativement à Tourgueniev.

La vie à Pétersbourg ne satisfaisait pas Tolstoï. Peu après son arrivée, il commença des démarches pour obtenir sa retraite et se mit à se préparer pour partir à l’étranger.

Dans la lettre à son frère, du 26 mars 1856, il écrit entre autres :

« Je veux partir à l’étranger pour huit mois. Si l’on me donne un congé, je pars ; j’ai écrit cela à Nicolas et veux tâcher de partir avec lui. Si nous pouvions nous arranger pour partir tous les trois ce serait admirable. Si chacun emporte mille roubles, on peut faire un superbe voyage. Écris-moi, je t’en prie. Comment trouves-tu la Tourmente ? Moi j’en suis mécontent, sans plaisanterie. Maintenant j’ai le désir d’écrire beaucoup de choses, mais dans ce maudit Pétersbourg on n’a pas le temps. En tout cas, qu’on me laisse ou non partir à l’étranger, j’ai l’intention de prendre un congé au mois d’avril et d’aller à la campagne. »

Le 12 mai, se trouvant encore à Pétersbourg, il note dans son journal :

« Un moyen efficace pour le vrai bonheur dans la vie, c’est, sans se gêner d’aucune loi, d’étendre tout autour de soi, comme une araignée, toute une toile d’amour et d’y prendre tout ce qui y tombe : une fois une vieille femme, une fois un enfant, une fois une jeune femme, une fois un policier… »

Le Sovremennik, tant au point de vue matériel qu’au point de vue littéraire, satisfaisait peu ses rédacteurs principaux. La cause en devait être l’hostilité individuelle des convictions, des opinions, des habitudes, de l’éducation et du milieu qui trouble toujours une œuvre commune organisée par des intellectuels.

Dans chaque cercle intellectuel il se produit très vite une division en groupes. Les rapports de tolérance bientôt font place à l’indifférence, puis paraissent les jalousies qui se transforment enfin en hostilité ouverte. Ce fut ainsi avec le Sovremennik. Dès le commencement de 1856 quelques rédacteurs eurent l’idée d’une scission et de la création d’une nouvelle revue. Nous en avons la preuve par une lettre de Droujinine à Tolstoï, où nous trouvons entre autres :

« Profitant d’un accès d’énergie, je m’empresse de vous causer d’une affaire qui nous a occupés la dernière fois que nous nous sommes vus et qui occupe maintenant plusieurs de nos camarades de Pétersbourg. Le besoin d’une revue purement littéraire et critique qui s’opposerait avec force à toutes les monstruosités actuelles se fait sentir très fort. Gontcharov, Ermine, Annenkov, Maiktov, Mikhaïlov, Avdéiev et plusieurs autres ont accueilli cette idée avec enthousiasme. Si à cette compagnie se joignaient vous, Ostrovsky, Tourgueniev, et peut-être notre « innocent » Grigorovitch (bien qu’on puisse se passer de lui), alors on pourrait dire d’une façon absolue, que toutes les belles-lettres sont enfin réunies dans une seule revue. Quel sera cet organe ? Une nouvelle revue ou « la Bibliothèque de Lecture », louée par la compagnie ? Réfléchissez et communiquez vos projets. Ici, la plupart penchent pour la location, et l’éditeur y consent à un prix modique.

« Moi, de mon côté, je ne parle ni pour ni contre, mais je suis tout au service d’une revue purement littéraire sur n’importe quelles bases.

« Pour la partie savante on peut regarder comme professeurs zélés : Gorlov, Oustrialov, Blagovechenski, Bérésine, Zernine et les collaborateurs actuels (pour nommer les plus talentueux) : Lavrov, Lkhoski, Kénivitch, Vodovosov, Doumnine. Tourgueniev, bien que travailleur irrégulier, sera précieux par son énergie et, en général, par sa situation dans les lettres. Mais, pour le moment, pas de détails. Il faut d’abord dessiner les grands traits et décider les points principaux. À en juger par la sympathie que vous avez montrée pour toute cette affaire, je compte recevoir vos avis à ce propos. Entre autres, je vous transmets les demandes suivantes. Comme je conserve encore mes occupations actuelles et que la création d’une nouvelle revue peut traîner encore longtemps, alors, en attendant, je vous demande l’autorisation de vous inscrire au nombre des collaborateurs de la « Bibliothèque de Lecture ». Ne donnez pas tous vos articles sans me laisser pour l’automne quelque chose, ce que vous voudrez, et aux conditions que vous-même fixerez. Je ne veux pas vous assommer à ce propos, sachant que, sans que je vous le demande, vous ferez pour moi tout ce qui dépendra de vous. »

Le 17 mai Tolstoï part à Moscou.

Il passe la journée du 26 mai dans la famille du Dr Bers, marié à une de ses amies d’enfance, Mlle Isléniev, qui était alors à la campagne, près de Moscou, à Pokrovskoié. Dans le journal de Léon Nikolaievitch se trouve la phrase suivante se rapportant à cette visite :

« Ce furent les enfants qui nous servirent. Quelles fillettes charmantes et gaies ! » L’une d’elles, la cadette, six ans plus tard devenait sa femme.

Puis il continue sa route et, le 28 mai, il est à Iasnaia Poliana.

Le lendemain il écrit à son frère Serge une lettre où il lui dit entre autres : « J’ai passé à Moscou dix jours… très agréablement ; sans champagne ni tziganes… un peu amoureux… de qui ? Je te le raconterai après… »

À son arrivée à Iasnaia, il va naturellement saluer ses voisins : sa sœur Marie Nikolaievna, Tourgueniev et les autres.

D’après les deux lettres suivantes à son frère, nous voyons qu’à la fin de l’été Léon Nikolaievitch était sérieusement malade. Au commencement de septembre 1856, il lui écrit :

« Ce n’est que maintenant, à 9 heures du soir, lundi, que je puis te donner une bonne réponse. Auparavant ça allait de mal en pis. On a appelé deux médecins, posé quarante sangsues ; ce n’est que tout à l’heure que je me suis endormi, et en m’éveillant, je me suis senti beaucoup mieux. Toutefois, avant cinq ou six jours je ne puis penser à partir. Au revoir. Écris-moi quand tu partiras, et s’il y a maintenant de grands trous dans tes affaires ; et ne chasse pas beaucoup sans moi. Peut-être enverrai-je les chiens demain. »

Le 15 septembre il écrit :

« Cher ami Serge ! Ma santé s’est améliorée et non. Je ne souffre pas, il n’y a pas d’inflammation, mais une lourdeur quelconque dans la poitrine, un malaise au côté et le soir des douleurs. Ceci passera peut-être peu à peu, tout seul, mais ce n’est pas bientôt que je me déciderai de partir pour Koursk, et si ce n’est pas bientôt, alors mieux vaut ne pas partir du tout. Si dans deux semaines je ne suis pas mieux j’irai plutôt à Moscou. »

Bientôt il s’installe de nouveau à Pétersbourg et de là écrit à son frère, le 10 novembre 1856 :

« Excuse-moi, cher ami Serge, de ne t’écrire que deux mots ; toujours pas le temps. Depuis mon départ c’est toujours l’insuccès. Il n’y a ici personne que j’aime. On dit que, dans les Annales de la Patrie, on m’a injurié pour mes récits militaires. Je ne l’ai pas encore lu. Mais le principal c’est que Constantinov m’a déclaré dès mon arrivée que le grand-duc Michel, apprenant que j’étais l’auteur de la chanson, a été très mécontent, surtout parce qu’on lui a dit que je l’avais apprise aux soldats.

« C’est ignoble ! À ce propos j’ai eu une explication avec le chef de l’État-major. Il est heureux que ma santé s’améliore et que Schipoulinski ait dit que mes poumons étaient en bon état. »

Le 26 novembre 1856, L.-N. Tolstoï donnait sa démission.

Malgré la rudesse de ses opinions, et son irrespect des autorités, L.-N. Tolstoï était un hôte recherché et un membre très apprécié du cercle littéraire du Sovremennik.

Mais Léon Nikolaievitch, lui, n’était pas du tout satisfait de ce milieu. Et il n’en pouvait être autrement. Il suffit de relire les souvenirs des littérateurs de ce temps, par exemple ceux d’Herzen, de Panaiev, de Fet, etc., d’opinions les plus diverses, pour arriver à la triste constatation de la faiblesse morale de ces hommes qui se regardaient comme les directeurs de l’humanité. Rappelez-vous les dîners de Nekrassov, les orgies d’Herzen, de Ketcher et d’Ogariev, la gourmandise raffinée de Tourgueniev, tous ces colloques amicaux qu’on ne pouvait alors imaginer sans une quantité considérable de champagne, la chasse, les cartes, et vous serez écœuré par l’oisiveté et la vulgarité des intérêts de ces hommes qui ne voyaient pas le mal de ces orgies unies à la propagande de l’amour du peuple et du progrès universel. Au milieu de toute cette honte qui, sous une autre forme, se perpétue peut-être jusqu’à présent, s’élève une seule voix pour se dénoncer et se réprouver soi-même. L’homme qui ne pouvait supporter cette hypocrisie, était L.-N. Tolstoï. Dans ses Confessions, il donne le tableau suivant des mœurs de la société littéraire d’alors, c’est-à-dire de la société de la fin des années cinquante et du commencement des années soixante. Voici ses paroles :

« À peine avais-je eu le temps de m’orienter que j’avais déjà adopté les opinions de coterie littéraire de ces gens avec qui je m’étais lié et elles effaçaient en moi complètement toutes mes anciennes tentatives de devenir meilleur. Ces opinions me donnaient le moyen de justifier la dépravation de ma vie.

« La représentation de la vie de ces hommes, mes camarades des lettres, était celle-ci : la vie, en général, marche en se développant, et ce développement est dû principalement à nous, les hommes de la pensée, et, parmi ceux-ci, l’influence principale revient à nous, artistes et poètes. Notre vocation est d’instruire les hommes. Et afin de ne pas se poser cette question naturelle : Que suis-je et que dois-je enseigner ? cette théorie expliquait qu’il n’est pas besoin pour cela de savoir, mais que l’artiste et le poète enseignent inconsciemment. J’étais regardé comme un merveilleux artiste et poète, c’est pourquoi il m’était très naturel d’accepter cette théorie. Moi, artiste et poète, j’ai écrit et enseigné ne sachant moi-même quoi. On m’a payé pour cela. J’étais bien nourri, bien logé ; j’ai eu des femmes, des relations, de la gloire. Alors ce que j’enseignais était très bien. Cette foi en l’importance de la poésie et au développement de la vie c’était une religion. J’en étais un des pontifes.

« Être ce pontife, c’était bien agréable et avantageux. Et assez longtemps je vécus dans cette religion, sans douter de sa vérité. Mais la deuxième année, et surtout la troisième année d’une vie pareille, j’ai commencé à douter de l’influence de cette religion et me suis mis à l’examiner. La première raison du doute me vint en remarquant que les pontifes de cette religion n’étaient pas tous d’accord entre eux. Les uns disaient : « Nous autres, nous sommes les meilleurs et les plus utiles, c’est nous qui enseignons ce qu’il faut et les autres se trompent. » Les autres disaient : « Non, c’est nous qui sommes dans le vrai, les autres se trompent. » Et ils discutaient, se fâchaient, s’injuriaient, se nuisaient. En outre, parmi nous il y avait beaucoup de gens qui ne se souciaient pas de savoir qui avait raison ou tort, mais qui tout simplement atteignaient leur but lucratif avec l’aide de notre activité. Tout cela me fit douter de la véracité de notre religion.

« Ce doute me conduisit alors à observer plus attentivement ces pontifes, et j’acquis la conviction que presque tous les pontifes de cette religion, les écrivains, étaient des hommes immoraux et pour la plupart des hommes mauvais, sans caractère et bien inférieurs à ceux que j’avais rencontrés dans ma vie de bohème militaire. Mais ils étaient sûrs et contents d’eux-mêmes, comme peuvent l’être les hommes tout à fait saints ou ceux qui ignorent ce que c’est que la sainteté. Ces hommes m’inspirèrent du dégoût. J’en ressentis pour moi-même, et je compris que cette religion était une tromperie. Mais, chose étrange, bien qu’ayant vite compris tout le mensonge de cette religion et la reniant, je ne renonçai pas à ce titre d’artiste, de maître, de poète que


Tolstoï en 1856

m’avaient conféré ces hommes. Naïvement je m’imaginais être poète, artiste, capable d’instruire tous sans rien savoir moi-même. Et je le faisais. Mon contact avec ces hommes me valait de nouveaux vices : l’orgueil, poussé jusqu’à la maladie et l’assurance folle que j’étais appelé à instruire les hommes ne sachant moi-même par quoi. »

Néanmoins, vivant parmi ces hommes, Tolstoï se pénétrait de leurs intérêts et participait à leurs entreprises. Ainsi, une des institutions littéraires très importantes (la société de secours aux littérateurs et aux savants), ce qu’on appelle le « fonds littéraire », lui doit en partie son existence. Ordinairement, on attribue cette création à Droujinine, mais dans le journal de L.-N. Tolstoï, nous trouvons l’observation suivante :

« 2 janvier 1857. J’ai écrit chez Droujinine le projet du Fonds littéraire. » Ainsi peut-on à bon droit dire que Tolstoï en fut l’un des fondateurs.

C’est vers cette époque qu’il faut placer la connaissance plus complète de L.-N. Tolstoï avec les œuvres de Pouschkine et leur appréciation.

Selon les récits de Léon Nikolaievitch, il apprécia vraiment Pouschkine après avoir lu la traduction française des Tziganes, par Mérimée. La lecture de cette œuvre traduite en prose montra à Tolstoï, avec une force particulière, la puissance du génie poétique de Pouschkine.

Dans le journal de Tolstoï, à la date du 4 janvier 1857, nous trouvons la note suivante :

« J’ai dîné chez Botkine avec Panaiev seul. Il m’a lu du Pouschkine. Je suis allé dans la chambre de Botkine et là j’ai écrit une lettre à Tourgueniev. Ensuite je me suis assis sur le divan et j’ai sangloté, sans cause. Larmes heureuses, poétiques. Je suis absolument heureux tout ce temps, enivré de la « rapidité de l’avancement moral ».

Cette « rapidité de l’avancement moral » ne permettait pas à Léon Nikolaievitch de se contenter de cette société et de cette autorité, et il commença à chercher avidement une issue à cette situation. L’esprit inquiet manifeste toujours son inquiétude par des actes extérieurs, ainsi Tolstoï manifeste-t-il la sienne par un voyage à l’étranger, sans but défini. Voici ce qu’il écrit à ce propos dans ses Confessions, jugeant lui et son milieu avec la franchise qui le caractérise :

« J’ai vécu ainsi, m’adonnant à cette folie, encore six années, jusqu’à mon mariage. Pendant cette période, je suis allé à l’étranger. La vie en Europe et ma rencontre avec des hommes illustres et des savants européens m’affermirent encore plus dans la croyance de la perfection, car je trouvai chez eux cette même foi. Cette foi avait chez moi la forme qu’elle revêt habituellement chez la majorité des hommes instruits de notre temps. Elle s’exprimait par le mot : « progrès ». Il me semblait alors que ce mot signifiait quelque chose. Je ne comprenais pas encore, tourmenté comme chaque homme vivant par la question : Comment vivre le mieux ? qu’en répondant : « Conformément au progrès », je répondais comme un homme dans un canot qui, porté par les ondes et le vent, répondrait à la question conçue par lui : Où faut-il naviguer ? On nous porte là-bas, quelque part[15]. »

Cependant, avant ce voyage à l’étranger, Tolstoï fut obligé de payer son tribut à la recherche du bonheur personnel, conjugal.

  1. Les Confessions, édition russe A.-V. Tchertkov, page 6.
  2. Löwenfeld, le Comte L.-N. Tolstoï, édition russe, page 125.
  3. Chez Tolstoï, Paul Boyer. Le Temps, 28 août 1901.
  4. A. Fet : Mes Souvenirs, première partie, page 105.
  5. Œuvres complètes de Grigorovitch. Vol. xii, p. 326.
  6. G.-P. Danilévsky : Voyage à Iasnaia Poliana, Istoritcheski Viestnik (Messager historique), mars 1886, p. 529.
  7. Eugène Garchine : Souvenirs sur Tourgueniev, Istoritcheski Viestnik (Messager historique), novembre 1883.
  8. Souvenirs de Mme Golovatchov-Panaiev, p. 279.
  9. Premier recueil des lettres de Tourgueniev, page 27.
  10. Premier recueil des lettres de Tourgueniev, page 33.
  11. Des papiers de A.-V. Droujinine. Recueil édité par la Société des gens de Lettres. Saint-Pétersbourg, 1884.
  12. Premier recueil des lettres de Tourgueniev, p. 82.
  13. Les lecteurs d’Anna Karénine reconnaîtront, dans la description de la mort du frère de Lévine, l’incarnation de cet homme remarquable. P. B.
  14. Des notes mises à ma disposition, en brouillon, et non corrigées. P. B.
  15. Les Confessions, édition russe de V. Tchertkov.