Léon Tolstoï, vie et œuvre/Partie 1/Chapitre 2

Traduction par J.-W. Bienstock.
Mercvre de France (Tome 1p. 38-47).


CHAPITRE II


LES ANCÊTRES MATERNELS DE L.-N. TOLSTOÏ



Les princes Volkonskï font remonter leur origine à Rurik.

À Iasnaia Poliana on conserva longtemps l’arbre généalogique de la famille Volkonskï, peint à l’huile au temps du grand-père, le prince Volkonskï[1]… L’ancêtre des princes Volkonskï, saint Michel, prince de Tchernigov, tenait à la main l’arbre dont les branches portaient les noms de ses descendants.

Le treizième descendant de Rurik, le prince Ivan Urievitch, au commencement du xie siècle, reçut l’apanage Volkonskï (au bord de la rivière Volkona, qui coule dans le gouvernement de Kalouga et dans celui de Toula). C’est de là qu’ont tiré leur nom les princes Volkonskï[2].

Son fils Féodor Ivanovitch fut tué dans la bataille livrée à Mamaï en 1380.

Parmi les aïeux de Léon Nikolaievitch, nous mentionnerons son arrière-grand-père, le prince Serge Féodorovitch Volkonskï, dont la vie est entourée de la légende suivante :

Le prince S.-F. Volkonskï prit part à la guerre de Sept ans en qualité de général. Pendant la campagne, sa femme eut un rêve : une voix quelconque lui ordonna de faire peindre une petite icône représentant d’un côté, la Vierge dite « Source de vie », de l’autre saint Nicolas, et de l’envoyer à son mari. Elle fit peindre ces images sur une petite planchette, et, par le feld-maréchal Apraxine, l’envoya au prince Serge. Le jour même où il reçut cette icône, un courrier lui apporta l’ordre d’aller en reconnaissance. Serge Féodorovitch invoqua l’aide du Seigneur et mit l’icône sur sa poitrine. Dans une attataque de cavalerie, une balle ennemie vint lui frapper la poitrine, mais l’icône l’arrêta et ainsi lui sauva la vie. Longtemps après, cette image était encore chez son fils cadet, le prince Nicolas Serguéievitch. Le prince Serge Féodorovitch mourut le 10 mars 1784[3].

Léon Nikolaievitch, qui connaissait sans doute cette légende, s’en est inspiré dans Guerre et Paix pour peindre le sentiment religieux de la princesse Marie Volkonskï avant le départ du prince André à la guerre. Le lecteur de Guerre et Paix se rappelle que la princesse Marie supplie son frère de porter cette image. En la remettant au prince André, elle lui dit : « Pense ce que tu veux, mais fais-le pour moi. Porte-la, je t’en prie : le père de notre père, notre grand-père la porta dans toutes ses campagnes[4]. »

Nous voyons ici comment la vérité artistique se mêle à la vérité historique, et si la seconde donne à la première le caractère de la véracité, la première donne à la deuxième ce souffle de vie dont sont animés tous les personnages de Guerre et Paix, et par quoi ils nous frappent tant.

Le fils cadet de Serge Féodorovitch, Nicolas Serguéievitch, fut le grand-père maternel de Léon Nikolaievitch. Voilà ce qu’on sait de lui d’après le livre généalogique des Volkonskï.

« Nicolas Serguéievitch, général d’infanterie, fils cadet du prince Serge Féodorovitch Volkonskï et de la princesse Marie Dmitrievna, née Tchaadaieva, est né le 30 mars 1753. En 1780, il se trouve dans la suite de l’impératrice Catherine II, à Mogilov, et assiste à sa première entrevue avec l’empereur Joseph II. En 1786, Nicolas Serguéievitch accompagne l’impératrice en Tauride. En 1793, il est nommé ambassadeur extraordinaire à Berlin à l’occasion du mariage du prince héritier, plus tard roi sous le nom de Frédéric-Guillaume III. Il mourut le 3 février 1821, dans son domaine de Iasnaia Poliana, où il passa les dernières années de sa vie, et que son petit-fils a immortalisé dans le roman Guerre et Paix sous le nom de Lissia-Gorï. Ses restes reposent dans le célèbre couvent de Saint-Serge[5] ».

Voici ce que dans ses souvenirs, Léon Nikolaievitch raconte de son grand-père maternel :

« De mon grand-père, je sais qu’après avoir atteint sous le règne de Catherine ii, le grade élevé de général en chef, il perdit d’un coup sa situation à la suite de son refus d’épouser Varenka Engelgarth, la nièce et maîtresse de Potemkine. À la proposition de Potemkine, il répondit : « À quoi me juge-t-il capable d’épouser sa garce ? » Cette réponse, non seulement entrava sa carrière, mais lui valut son renvoi dans la province d’Arkhangels[6], où il fut nommé gouverneur et il y resta, paraît-il, jusqu’à l’avènement de Paul ier. Alors il prit sa retraite et, après avoir épousé la princesse Catherine Dmitrievna Troubetzkoï, il s’installa dans le domaine de Iasnaia Poliana, qu’il avait hérité de son père, Serge Féodorovitch.

« La princesse Catherine Dmitrievna mourut bientôt, laissant à mon grand-père une fille unique, Marie. C’est avec cette fille qu’il aimait tendrement et sa demoiselle de compagnie, une Française, que mon grand-père vécut jusqu’à sa mort, en 1821.

« Mon grand-père avait la réputation d’un maître très sévère, mais je n’ai jamais entendu de récits de châtiments, de cruautés, si habituels alors. Je ne crois pas qu’il n’y eut rien à en dire, mais le respect enthousiaste qu’inspiraient son grand air, son esprit, était si grand chez ses serviteurs et ses paysans que j’eus beau questionner, je n’obtins aucune parole de blâme à l’égard de mon grand-père et n’entendis que des louanges de lui pour son esprit, sa sollicitude pour les paysans, et surtout pour son immense domesticité, tandis que j’ai entendu parfois des blâmes à l’adresse de mon père. Il avait fait construire de très beaux bâtiments pour les domestiques, et tenait à ce qu’ils fussent non seulement rassasiés, mais bien vêtus et gais. Pour les fêtes il organisait pour eux des jeux, des escarpolettes, des rondes, etc.

« Il se souciait encore davantage, comme chaque propriétaire intelligent d’alors, du bien-être des paysans, qui étaient d’autant plus heureux que la haute situation de mon grand-père, inspirant le respect des policiers, les débarrassait des oppressions administratives.

« Il devait avoir le sentiment du beau très développé. Tout ce qu’il a fait construire est non seulement solide et confortable, mais excessivement élégant ; tel est le parc qu’il fit planter devant la maison. Probablement qu’il aimait aussi la musique parce qu’il organisa, exclusivement pour lui et pour ma mère, un orchestre petit, mais excellent. J’ai trouvé ici même un gros orme de trois brassées, qui croissait dans l’allée des tilleuls, et autour duquel étaient installés des bancs et des pupitres pour les musiciens. Le matin, il se promenait dans l’allée et écoutait la musique. Il détestait la chasse, mais aimait les fleurs et les plantes de serre.

« Le hasard le réunit de la façon la plus étrange avec cette même Varenka Engelgarth, qu’il avait refusé d’épouser, refus qu’il paya si cher tout le temps de sa carrière. Cette Varenka avait épousé le prince Serge Féodorovitch Golitzine, à qui ce mariage valut des grades, des décorations, des récompenses de toutes sortes. Ce fut avec ce Serge Féodorovitch et sa famille, et, par conséquent, avec Varvara Vassilievna, que mon grand-père se lia jusqu’à tel degré que ma mère, toute jeune encore, fut fiancée à l’un des dix fils Golitzine, et que les deux vieux princes échangèrent les portraits de famille (exécutés probablement par des serfs peintres). Tous les portraits des Golitzine sont encore chez nous. Il y a là le prince Serge Féodorovitch avec le ruban de l’ordre de Saint-André, et la grosse rousse Varvara Vassilievna en dame d’honneur. Cependant cette alliance n’eut pas lieu. Le fiancé de ma mère, Léon Golitzine[7], mourut de la fièvre typhoïde avant le mariage[8]. »

En examinant la généalogie des princes Volkonskï, j’ai trouvé un personnage très intéressant : la cousine germaine de la mère de L.-N. Tolstoï, la princesse Varvara Alexandrovna Volkonskï, témoin de plusieurs événements qui se passèrent dans la maison du grand-père de L.-N. Tolstoï. Voici ce qu’il est dit d’elle dans la généalogie.

« La princesse Varvara Alexandrovna Volkonskï (fille du prince Alexandre Serguéievitch, c’est-à-dire la nièce du grand-père de Tolstoï), après la mort de sa mère, vécut très longtemps avec son père dans la maison de Nicolas Serguéievitch, frère de son père. Là, elle rencontra beaucoup des personnages desquels parle Léon Tolstoï dans son roman Guerre et Paix. Les détails sur ces personnages, au milieu des événements contemporains, restèrent vivants dans sa mémoire, jusque dans l’extrême vieillesse…

« À la fin de sa vie elle s’installa au village voisin Sogalévo, qui appartenait aussi à ses parents. Elle s’y fit bâtir une maisonnette près de l’église, et elle vécut là avec quelques vieilles serves qui n’avaient pas voulu se séparer d’elle, se nourrissant des souvenirs du passé et lisant et relisant Guerre et Paix.

« Oubliée depuis longtemps par tous, la vieille princesse restait l’objet du respect et du dévouement des paysans. À un visiteur, venu par hasard chez elle en 1876, elle raconta avec attendrissement comment les paysans d’un village vendu depuis longtemps et qui était déjà passé en de troisièmes mains, lui apportèrent, pour ses quatre-vingt-dix ans, un sac de farine, et un rouble d’argent, comment les femmes lui offrirent un rouble, des poules et de la toile. Elle racontait cela non seulement avec un sentiment de reconnaissance, mais avec fierté, comme le témoignage des souvenirs que le peuple avait gardés de ses parents[9]. »

« Je fis connaissance avec la cousine germaine de ma mère, une charmante vieille, dans les années que je vécus à Moscou. Fatigué de la vie mondaine que je menais alors à Moscou, j’allai chez elle, dans sa petite propriété du district de Kline, où je passai quelques semaines. Elle brodait au métier, s’occupait de son petit ménage et me fit manger de la choucroute, du lait caillé, du nougat, qu’il y a toujours chez les propriétaires de pareils petits domaines, et elle me parlait du vieux temps, de ma mère, de mon grand-père, des quatre couronnements auxquels elle avait assisté, et c’est chez elle que j’écrivis Trois morts. Ce séjour chez elle est resté pour moi l’un des souvenirs les plus purs, les plus clairs de ma vie[10]. »

Enfin mentionnons encore un personnage de la famille Volkonskï, bien qu’il ne soit pas un ancêtre direct de L.-N. Tolstoï, mais son parent : le prince Serge Grégorévitch Volkonskï, le décembriste.

Le prince Serge Grégorévitch était cousin issu de germain de la mère de L.-N. Tolstoï et le petit-fils de Siméon Féodorovitch Volkonskï, frère du prince Serge Féodorovitch, dont nous avons parlé plus haut. Le prince S.-G. Volkonskï naquit en 1788. Il participa à la campagne de 1812. Il appartenait à la société secrète du Sud. Pour avoir pris part à la conjuration des décembristes, il fut déporté en Sibérie orientale où il resta trente années ; il fut soumis, les premières années, aux travaux forcés, dans les fers, et ensuite il resta en déportation[11]. Son frère Nicolas Grégorévitch Volkonskï, par décret de l’empereur Alexandre ier, en 1801, reçut l’autorisation de prendre le nom de Riépnine, nom de son grand-père maternel, qui n’avait pas de descendance mâle. Il était dit dans le décret : « Que la famille des princes Riépnine, qui a servi si glorieusement sa patrie, ne s’éteigne pas avec son dernier descendant, et qu’elle reste avec son nom, son exemple, dans le souvenir éternel de la noblesse russe. »

Le prince Nicolas Grégorévitch Volkonskï prit part à toutes les campagnes contre Bonaparte et à la guerre nationale. Pour la bataille d’Austerlitz, il reçut la décoration de Saint-George du 4e degré. Il commandait un escadron et participa à l’attaque bien connue des régiments des cavaliers-gardes, décrite dans Guerre et Paix. Une balle lui effleura la tête. Les Français le ramassèrent sur le


Le grand-père maternel de Tolstoï
Prince Nicolas Serguéiévitch Tolstoï

champ de bataille et l’emportèrent à l’ambulance. Le lendemain, Bonaparte, apprenant cela, ordonna de l’amener dans sa tente et, par respect pour sa bravoure, il lui proposa de le délivrer ainsi que ses officiers, à condition de ne pas reprendre les armes pendant deux ans. N.-G. Volkonskï remercia Napoléon, mais lui répondit qu’il avait fait serment de servir son empereur jusqu’à la dernière goutte de son sang et que, par conséquent, il ne pouvait accepter son offre[12].

Peu après être sorti de prison, le prince, à cause de ses blessures, fut admis à la retraite.

Dans la Rousskaia Starina (l’Antiquité russe) de 1890, page 209 du volume 68, il y a une lettre de ce prince Riépnine à Mikhailovsky Danilievski (l’historien de la guerre nationale). Dans cette lettre, le prince Riépnine raconte en détail l’épisode décrit dans Guerre et Paix et cite les paroles de sa conversation avec Napoléon. La première partie de cette conversation est reproduite exactement dans le roman Guerre et Paix.

  1. D’après les renseignements pris, cet arbre généalogique a été détruit.
  2. Généalogie des princes Volkonskï, p. 7.
  3. Généalogie des princes Volkonskï, p. 697.
  4. Guerre et Paix tome VII des Œuvres complètes de L.-N. Tolstoï, édition Stock, page 226.
  5. Généalogie des princes Volkonskï, page 707.
  6. Un document très intéressant, conservé au Musée historique de Moscou, témoigne du séjour du prince Nicolas Serguéievitch à Arkhangels : c’est l’ordre de prendre des mesures contre l’attaque attendue des Français à Arkhangels, en 1799. Il est évident que le prince Volkonskï lui-même avait fait un rapport secret sur cette attaque. L’ordre est signé personnellement de l’empereur Paul ier.
  7. Ma tante m’a raconté que ce Golitzine s’appelait Léon, mais c’est évidemment une erreur, puisque Serge Féodorovitch n’avait pas de fils de ce nom ; c’est pourquoi je suppose que les fiançailles de ma mère à l’un des Golitzine est un récit véridique, tandis que le fait qu’on m’a donné le prénom de Léon, parce que le fiancé portait ce nom, est faux. Note de L.-N. Tolstoï.
  8. Notes mises à ma disposition, en brouillon, et non corrigées. P. B.
  9. Généalogie des princes Volkonskï, p. 720.
  10. Addition faite par L.-N. Tolstoï, à la lecture du manuscrit.
  11. Mémoires du prince S.-G. Volkonskï, décembriste. Le voyage et l’arrivée de sa femme, la princesse Marie Nikolaievna, sont décrits dans un poème très connu de Nékrassov.
  12. Généalogie des princes Volkonskï, pages 704-714-715.