Lélia (Hetzel, illustré 1854)/Chapitre 37

Lélia (Hetzel, illustré 1854)
LéliaJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 7 (p. 63-66).
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XXXVII.

Quand Sténio souleva sa tête appesantie, des chants d’oiseaux annonçaient au loin dans les campagnes les approches du jour. L’horizon blanchissait, et l’air frais du matin arrivait par bouffées embaumées sur le front humide et pâle du jeune homme. Son premier mouvement fut d’embrasser Lélia ; mais elle avait rattaché son masque, et elle le repoussa doucement en lui faisant signe de garder le silence. Sténio se souleva avec effort, et, brisé de fatigue, d’émotion et de plaisir, il s’approcha de la fenêtre entr’ouverte. L’orage était entièrement dissipé, les lourdes vapeurs dont le ciel était chargé quelques heures auparavant s’étaient roulées en longues bandes noires, et s’en allaient une à une poussées par le vent vers l’horizon grisâtre. La mer brisait avec un léger bruit ses lames écumeuses et nonchalantes sur le sable du rivage et sur les degrés de marbre blanc de la villa. Les orangers et les myrtes, agités par le souffle du matin, se penchaient sur les flots et secouaient leurs branches en fleur dans l’onde amère. Les lumières pâlissaient aux mille fenêtres du palais Bambucci, et quelques masques erraient à peine sous le péristyle bordé de pâles statues.



Celle-ci est bien Lélia, s’écria-t-il. (Page 66.)

« Oh ! quelle heure délicieuse ! s’écria Sténio en ouvrant ses narines et sa poitrine à cet air vivifiant. Ô ma Lélia ! je suis sauvé, je suis rajeuni. Je sens en moi un homme nouveau. Je vis d’une vie plus suave et plus pleine. Lélia, je veux te remercier à genoux : car j’étais mourant, et tu as voulu me guérir, et tu m’as fait connaître les délices du ciel.

— Cher ange ! lui dit Lélia en l’entourant de ses bras, vous êtes donc heureux maintenant ?

— J’ai été le plus heureux des hommes, dit-il, mais je veux l’être encore. Ôte ton masque, Lélia. Pourquoi me cacher ton visage ? Rends-moi tes lèvres qui m’ont enivré : embrasse-moi comme tout à l’heure.

— Non, non : écoutez, dit Lélia, écoutez cette musique qui semble sortir de la mer et s’approcher de la grève sur la crête mouvante des vagues. »

En effet, les sons d’un orchestre admirable s’élevaient sur les flots, et bientôt plusieurs gondoles remplies de musiciens et de masques sortirent successivement d’une petite anse formée par les bois d’orangers et de catalpas. Elles glissaient mollement comme de beaux cygnes sur les eaux calmes de la baie, et bientôt elles allaient passer devant les terrasses du pavillon.

L’orchestre fit silence, et une barque de forme asiatique cingla légèrement en avant de la petite flotte. Cette embarcation, plus frêle et plus élégante que les autres, était montée par des musiciens dont tous les instruments étaient de cuivre. Ils sonnèrent une brillante fanfare, et ces voix de métal, si sonores et si pénétrantes, vinrent du fond des ondes bondir sur les murs du pavillon. Aussitôt toutes les fenêtres s’entr’ouvrirent successivement, et tous les amants heureux, réfugiés dans les boudoirs du pavillon d’Aphrodise, se répandirent par couples sur la terrasse et sur les balcons. Mais en vain les jaloux et les médisants, embarqués sur les gondoles, promenèrent sur eux d’avides regards. Ils avaient revêtu de nouveaux costumes dans l’intérieur du pavillon, et à l’abri de leurs masques ils saluaient gaiement la flotte.



Et debout sur ce piédestal… (Page 70.)

Lélia voulut entraîner Sténio parmi eux ; mais elle ne put le décider à sortir de la langueur délicieuse où il était plongé.

« Que m’importent leurs joies et leurs chants ? disait-il. Puis-je ressentir quelque admiration ou quelque plaisir quand je viens de connaître les délices du ciel ? Laissez-moi savourer au moins ce souvenir… »

Mais Sténio se leva tout à coup et fronça le sourcil.

« Qu’est-ce donc que cette voix qui chante sur les flots ? dit-il avec un frisson involontaire.

— C’est une voix de femme, répondit Lélia, une belle et grande voix, en vérité. Voyez comme dans les gondoles et sur le rivage on se presse pour l’écouter !

— Mais, dit Sténio, dont le visage s’altérait par degrés à mesure que les sons pleins et graves de cette voix montaient vers lui, si vous n’étiez ici, près de moi, votre main dans la mienne, je croirais que cette voix est la vôtre, Lélia.

— Il y a des voix qui se ressemblent, répondit-elle. Cette nuit, n’avez-vous pas été complètement abusé par celle de ma sœur Pulchérie ?… »

Sténio n’écoutait que la voix qui venait de la mer, et semblait agité d’une crainte superstitieuse.

« Lélia ! s’écria-t-il, cette voix me fait mal ; elle m’épouvante : elle me rendra fou si elle continue. »

Les instruments de cuivre jouèrent une phrase de chant ; la voix humaine se tut : puis elle reprit quand les instruments eurent fini ; et cette fois elle était si rapprochée, si distincte, que Sténio troublé s’élança et ouvrit tout à fait le châssis doré de la fenêtre.

« À coup sûr tout ceci est un songe, Lélia. Mais cette femme qui chante là-bas… Oui, cette femme, debout et seule à la proue de la barque, c’est vous, Lélia, ou c’est votre spectre.

— Vous êtes fou ! dit Lélia en levant les épaules. Comment cela se pourrait-il ?

— Oui, je suis fou, mais je vous vois double. Je vous vois et je vous entends ici près de moi, et je vous entends et je vous vois encore là-bas. Oui, c’est vous, c’est ma Lélia ; c’est elle dont la voix est si puissante et si belle, c’est elle dont les cheveux noirs flottent au vent de la mer : là voilà qui s’avance, portée sur sa gondole bondissante. Ô Lélia ! est-ce que vous êtes morte ? Est-ce que c’est votre fantôme que je vois passer ? Est-ce que vous êtes fée, ou démon, ou sylphide ? Magnus m’avait bien dit que vous étiez deux !… »

Sténio se pencha tout à fait hors de la fenêtre, et oublia la femme masquée qui était près de lui, pour ne plus regarder que la femme semblable à Lélia de voix, d’attitude, de taille et de costume, qu’il voyait venir sur les ondes.

Quand la barque qui la portait fut au pied du pavillon, le jour était pur et brillant sur les flots. Lélia se tourna tout à coup vers Sténio, et lui montra son visage en lui faisant un signe d’amicale moquerie.

Il y eut dans son sourire tant de malice et de cruelle insouciance, que Sténio soupçonna enfin la vérité.

« Celle-ci est bien Lélia ! s’écria-t-il ; oh ! oui, celle qui passe devant moi comme un rêve et qui s’éloigne en me jetant un regard d’ironie et de mépris ! Mais celle qui m’a enivré de ses caresses, celle que j’ai pressée dans mes bras en l’appelant mon âme et ma vie, qui est-elle donc ? Maintenant, Madame, dit-il en s’approchant du domino bleu d’un air menaçant, me direz-vous votre nom et me montrerez-vous votre visage ?

— De tout mon cœur, répondit la courtisane en se démasquant. Je suis Zinzolina la courtisane, Pulchérie, la sœur de Lélia ; je suis Lélia elle même, puisque j’ai possédé le cœur et les sens de Sténio pendant toute une heure. Allons, ingrat, ne me regardez pas ainsi d’un air égaré. Venez baiser mes lèvres, et souvenez-vous du bonheur dont vous m’avez remerciée à genoux.

— Fuyez ! s’écria Sténio furieux en tirant son stylet, ne restez pas un instant de plus devant moi ; car je ne sais pas de quoi je suis capable. »

Zinzolina s’enfuit ; mais, en traversant la terrasse qui était sous les fenêtres du pavillon, elle cria d’un ton moqueur :

« Adieu, Sténio le poëte ! nous sommes fiancés maintenant : nous nous reverrons ! »