Lélia (Hetzel, illustré 1854)/Chapitre 36

Lélia (Hetzel, illustré 1854)
LéliaJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 7 (p. 60-63).
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XXXVI.

Pulchérie resta encore quelques instants dans l’attitude pensive où le récit de Lélia l’avait fait tomber. Puis tout à coup, rejetant en arrière les beaux cheveux qui ombrageaient son front, comme une fière cavale qui secoue sa crinière avant de prendre sa course, elle se leva dans un transport d’impudence enthousiaste.

« Eh bien, s’il en est ainsi, et parce qu’il en est ainsi, il faut vivre ! s’écria-t-elle. Couronnons-nous de roses, et remplissons les coupes de la joie ! Que l’amour, la vertu et l’idéal hurlent en vain à la porte, comme les spectres effarés d’Ossian, tandis que les intrépides convives célèbrent la coupe en main la mémoire de leurs funérailles ! Aussi bien j’ai toujours eu la sagesse d’étouffer en moi toute folle velléité d’amour ; et chaque fois que je me suis sentie menacée d’aimer, je me suis hâtée de boire à longs traits la coupe d’ivresse, au fond de laquelle brille le précieux talisman d’indifférence, la satiété ! Eh quoi ! pleurer toute la vie l’erreur romanesque de l’adolescence ! se flétrir et descendre vivante dans la tombe, parce que les hommes nous haïssent ! Oh ! bien plutôt, méprisons-les, et vengeons-nous de leur despotisme, non par la tromperie, mais par l’indifférence. Qu’ils exhalent leur colère et leur jalousie ; j’en veux rire jusqu’à la mort. Quant à vous, Lélia, si vous ne voulez pas en faire autant, je n’ai qu’un conseil à vous donner : c’est de retourner à la solitude et à Dieu.

— Il n’est plus temps, Pulchérie, de prendre ce parti. Ma foi est chancelante, mon cœur est épuisé. Il faut, pour brûler de l’amour divin, plus de jeunesse et de pureté que pour toute autre noble passion. Je n’ai plus la force d’élever mon âme à un perpétuel sentiment d’adoration et de reconnaissance. Le plus souvent je ne pense à Dieu que pour l’accuser de ce que je souffre et lui reprocher sa dureté. Si parfois je le bénis, c’est quand je passe près d’un cimetière et que je pense à la brièveté de la vie.

— Vous avez vécu trop vite, reprit Pulchérie. Eh bien, il faut, Lélia, que vous changiez l’exercice de vos facultés, que vous retourniez à la solitude, ou que vous cherchiez le plaisir : choisissez.

— Je viens des montagnes de Monteverdor. J’ai essayé de retrouver mes anciennes extases et le charme de mes rêveries pieuses. Mais là, comme partout, je n’ai trouvé que l’ennui.

— Il faudrait que vous fussiez enchaînée à un état social qui vous préservât de vous-même et vous sauvât de vos propres réflexions. Il faudrait que vous fussiez assujettie à une volonté étrangère, et qu’un travail forcé fît diversion au travail incessant et rongeur de votre imagination. Faites-vous religieuse.

— Il faut avoir l’âme virginale ; je n’ai de chaste que les mœurs. Je serais une épouse adultère du Christ. Et puis vous oubliez que je ne suis pas dévote. Je ne crois pas, comme les femmes de cette contrée, à la vertu régénératrice des chapelets et à la puissance absolutrice des scapulaires. Leur piété est quelque chose qui les repose, qui les rafraîchit et qui les endort. J’ai une trop grande idée de Dieu et du culte qu’on lui doit pour le servir machinalement, pour le prier avec des mots arrangés d’avance et appris par cœur. Ma religion trop passionnée serait une hérésie, et si on m’ôtait l’exaltation, il ne me resterait plus rien.

— Eh bien, dit Pulchérie, puisque vous ne pouvez pas vous faire religieuse, faites-vous courtisane. Le corps est une puissance moins rebelle que l’esprit. Destiné à profiter des biens matériels, c’est aussi par des moyens matériels qu’on peut le gouverner. Va, ma pauvre rêveuse, réconcilie-toi avec cette humble portion de ton être. Ne méprise pas plus longtemps ta beauté, que tous les hommes adorent, et qui peut refleurir encore comme aux jours du passé. Ne rougis pas de demander à la matière les joies que t’a refusées l’intelligence. Tu l’as dit, tu sais bien d’où vient ton mal : c’est d’avoir voulu séparer deux puissances que Dieu avait étroitement liées…

— Mais, ma sœur, reprit Lélia, n’avez-vous pas fait de même ?

— Nullement ! J’ai donné la préférence à l’une sans exclure l’autre. Croyez-vous que l’imagination reste étrangère aux aspirations des sens ? L’amant qu’on embrasse n’est-il pas un frère, un enfant de Dieu, qui partage avec sa sœur les bienfaits de Dieu ? Pour vous, Lélia, qui avez tant de poésie à votre service, je m’étonne que vous ne trouviez pas cent moyens de relever la matière et d’embellir les impressions réelles. Je crois que le dédain seul vous arrête, et que si vous abjuriez cette injuste et folle disposition, vous vivriez de la même vie que moi. Qui sait ? Avec plus d’énergie peut-être vous inspireriez de plus ardentes passions. Venez, courons ensemble sous ces allées sombres, où de temps en temps je vois scintiller faiblement l’or des costumes et voltiger les plumes blanches des barrettes. Combien d’hommes jeunes et beaux, pleins d’amour et de puissance, errent sous ces arbres en cherchant le plaisir ! Venez, Lélia, excitons-les à nous poursuivre : passons rapidement près d’eux, effleurons-les de nos vêtements, et puis échappons-nous comme ces phalènes que vous voyez dans le rayon des lumières se chercher, s’atteindre, se séparer et se rejoindre, pour tomber mortes et folles d’amour dans la flamme qui les dévore. Venez, vous dis-je, je guiderai vos pas tremblants, je connais tous ces hommes. J’appellerai les plus aimables et les plus élégants autour de vous. Vous serez hautaine et cruelle à votre aise, Lélia ; mais vous entendrez leurs propos, vous sentirez leur haleine sur vos épaules. Vous frémirez peut-être quand le vent du soir apportera à vos narines dilatées le parfum de leurs chevelures, et peut-être ce soir sentirez-vous une faible curiosité de connaître la vie tout entière.

— Hélas ! Pulchérie, ne l’ai-je pas horriblement connue ? Ne vous souvient-il plus de ce que je vous ai raconté ?

— Vous aimiez cet homme avec votre âme, vous ne pouviez pas songer à goûter près de lui un plaisir réel. Cela est simple : il faut qu’une faculté, arrivée à son plus grand développement, étouffe et paralyse les autres. Mais ici ce serait différent. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La courtisane entraîna Lélia et continua de lui parler en baissant la voix.

» Mais d’abord, continua Pulchérie, il faut songer à vous travestir. Vous ne voudriez pas sans doute livrer à la foule le grand nom de Lélia, quoique, à vous dire vrai, la solitude où vous vivez provoque dans l’esprit des hommes de plus graves accusations que mes galanteries. Mais peut-être ne trouvez-vous pas au-dessous de votre destinée d’être soupçonnée de mystérieuses et terribles passions, tandis que vous mépriseriez le vulgaire renom d’une bacchante. Ainsi donc, venez prendre un domino semblable au mien, et vous pourrez, à la faveur de certaines ressemblances qui existent entre nous, et surtout entre nos voix, descendre sans danger du rôle majestueux et déplorable que vous avez choisi. Venez, Lélia.»

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La foule, qui se pressait sous le péristyle pour admirer les larges éclairs dont le ciel était sillonné, sépara les deux sœurs au moment où elles sortaient du vestiaire, enveloppées dans leurs capuchons de satin bleu. Lélia fut emportée par un flot de masques, parmi lesquels circulaient tant de costumes semblables au sien, qu’elle n’osa point essayer de reconnaître sa sœur Pulchérie ; et, timide, effrayée, dégoûtée déjà du rôle qu’elle allait tenter, elle s’enfonça dans les jardins, résolue d’abandonner aux caprices du hasard les restes d’une existence désolée.

Elle pénétra cette fois, sans le savoir, dans une partie des bosquets que le prudent prince de Bambucci avait réservée à ses élus. C’était un labyrinthe de verdure dont l’entrée était gardée par un groupe des plus experts subalternes du prince. Ils étaient au courant de toutes les intrigues de la cour, et d’heure en heure des messagers, dépêchés de l’intérieur du palais, venaient modifier leurs consignes et leur signaler les nouveaux initiés qu’ils pouvaient admettre dans le sanctuaire. Tout jaloux incommode, tout protecteur ombrageux en était repoussé sans appel ; les femmes seules pouvaient entrer sans se démasquer, le tout par amour des convenances.

C’était un champ d’asile, un lieu de refuge pour les amis que de fâcheux obstacles séparaient au dehors. On y était en sûreté, et tout s’y passait avec une miraculeuse régularité. On s’y promenait par groupes, on s’y asseyait en cercle, les allées et les salles de verdure étaient pleines de lumière et de monde. Mais les affidés connaissaient bien par quel sentier, par quelle porte on arrivait au pavillon d’Aphrodise, dont les terrasses immenses s’étendaient sur le bord de la mer.

À peine Lélia eut-elle fait quelques pas sous ces dangereux ombrages, qu’une voix murmura auprès d’elle :

« Voici Zinzolina, la célèbre Zinzolina ! »

Aussitôt un groupe d’hommes dorés et empanachés se pressa sur ses traces.

« Eh quoi ! Zinzolina, ne nous reconnais-tu pas ? Est-ce ainsi que l’on oublie ses fidèles amis ? Allons, prends mon bras, belle solitaire, et fêtons encore les anciennes divinités.

— Non, non, dit un autre en essayant de s’emparer du bras de Lélia. N’écoute point ce piémontais bâtard ; viens à moi qui suis un pur Napolitain, et qui des premiers t’ai initiée aux doux secrets d’amour. Ne t’en souvient-il plus, tourterelle aux voluptueux soupirs ?

Un grand cavalier espagnol mit de force le bras de Lélia sous le sien.

« C’est moi que la bonne Zinzolina a choisi entre tous, dit-il ; elle est comme moi de noble race andalouse, et rien au monde ne la déciderait à mécontenter un compatriote.

— Zinzolina est de tous les pays, dit un Allemand ; elle me l’a dit dans son boudoir à Vienne.

— Tedesco ! s’écria un Sicilien, si Zinzolina nous faisait l’affront de te préférer à nous, voici un poignard qui nous vengerait d’elle.

— Allons, allons, tirons au sort, cria un jeune page ; Zinzolina mêlera nos noms dans ma toque.

— Mon nom, repartit l’hidalgo, est gravé sur la lame de mon épée. »

Et il la tira du fourreau d’un air menaçant.

Les gens du prince intervinrent, et Lélia s’enfuit. Mais elle ne fut pas longtemps seule. Un prince russe lui dit au détour d’une allée :

« Zinzolina, que cherches-tu ici ? Et pourquoi es-tu seule ? Veux-tu m’aimer toute une heure ? Je te donnerai cette chaîne de diamants, qui est un présent des czars. »

Lélia fit un geste de mépris. Un grand seigneur français s’en aperçut.

« Quelle grossièreté ! dit-il. Que ces étrangers sont rudes et insolents ! Depuis quand parle-t-on ainsi aux femmes ? Pour qui ce rustre vous prend-il, Zinzolina ? Écoutez-moi. »

Et celui-ci offrit son palais, ses gens, ses vins et ses chevaux.

« Mais vous croyez donc bien peu au plaisir que vous offrez, leur dit Lélia, puisque vous y joignez tant de séductions pour la cupidité ? Vos embrassements sont donc bien hideux, puisque vous les payez si cher ? Où est l’amour dans tout cela ? où est seulement l’ardeur des sens ? Ici brutalité, là corruption. Vous n’avez d’autres appâts que la force, la vanité ou le gain. Le plaisir est-il donc mort, étouffé sous la civilisation ? L’amour antique a-t-il abandonné la terre et pris son vol vers d’autres cieux ?

Elle rejeta alors son capuchon sur ses épaules ; et, à l’aspect de ce visage toujours si hautain et si grave, la foule se dispersa, et les adorateurs audacieux de Pulchérie s’inclinèrent respectueusement devant Lélia.

« Tu renonces déjà à ton entreprise ? lui dit Pulchérie en la saisissant par sa longue manche. Non, non, pas encore, Lélia ; tout n’est pas désespéré : ton heure n’est pas venue.

— Mon heure ne viendra pas, dit Lélia. Tout ceci me déplaît et m’irrite. Leur haleine est froide, leurs chevelures sont rudes, leurs étreintes meurtrissent, et l’ambre de leurs vêtements dissimule mal je ne sais quelles émanations âcres et grossières qui me repoussent. Au milieu d’eux, mon sang se calme, mes idées s’éclaircissent, ma volonté s’élève ; je n’ai plus d’autre désir que de m’asseoir et de les regarder passer en les méprisant. Vous aurez beau dire, Pulchérie, une femme n’est pas un instrument grossier que le premier rustre venu peut faire vibrer : c’est une lyre délicate qu’un souffle divin doit animer avant de lui demander l’hymne de l’amour. Il n’y a pas d’être bien organisé qui soit incapable réellement de connaître le plaisir ; mais je crois qu’il y a beaucoup d’êtres mal organisés qui ne connaissent pas autre chose, et dont on chercherait vainement à obtenir, au milieu des actes de l’amour, un mot, une pensée ou un sentiment qui ressemblât à ce que je rêve dans l’amour. Ce sublime échange des plus nobles facultés ne peut pas, ne doit pas être réduit à une sensation animale.

— Eh bien, viens par ici, Lélia. Écoute parler un jeune homme que je viens de rencontrer, et que j’agace en vain. Peut-être la compassion sera-t-elle plus efficace sur toi que le reste »

Lélia suivit sa sœur sous une grotte artificielle, éclairée faiblement dans le fond par une petite lampe.

— Arrêtez-vous ici, lui dit Pulchérie en la cachant dans un angle obscur, et regardez ce bel adolescent aux cheveux bruns. Le connaissez-vous ?

— Si je le connais ! répondit Lélia, c’est Sténio. Mais que fait-il dans les jardins réservés et dans cette grotte, qui est, si je ne me trompe, une des entrées souterraines du fameux pavillon ? Lui, Sténio le poëte, Sténio le mystique, Sténio l’amoureux !

— Oh ! écoutez-le, dit Pulchérie, vous verrez qu’il est fou d’amour, et qu’il faut le plaindre. »

Alors Pulchérie laissa Lélia où elle l’avait cachée, et, s’approchant de Sténio sur la pointe du pied, elle essaya de l’embrasser.

« Laissez-moi, madame, dit fièrement le jeune homme, je n’ai pas besoin de vos caresses. Je vous l’ai dit, ce n’est pas vous que je cherchais lorsque, trompé par le son de votre voix, je vous ai suivie dans ces jardins. Mais, depuis que j’ai arraché votre masque, je sais bien que vous n’êtes qu’une courtisane. Allez, madame, je ne puis être à vous. Je suis pauvre, et d’ailleurs je ne désire point les plaisirs qu’il faut payer. Il n’y a au monde qu’une femme pour moi : c’est celle que vous avez nommée. Est-elle ici ? la connaissez-vous ?

— Je connais Lélia, car elle est ma sœur, répondit Pulchérie. Si vous voulez me suivre sous ces voûtes obscures, je vous mènerai dans un lieu ou vous pourrez la voir.

— Oh ! vous mentez, dit le jeune homme, Lélia n’est pas votre sœur, et vous ne sauriez me la montrer. Je vous ai suivie jusqu’ici, crédule comme un enfant que je suis, espérant toujours que vous me la montreriez. Mais vous m’avez trompé, et voici que vous revenez seule !

— Enfant ! je puis te mener vers elle si je veux. Mais sache auparavant que Lélia ne t’aime pas. Jamais Lélia ne récompensera ton amour. Crois-moi, cherche ailleurs les joies que tu espérais d’elle ; et, si tu ne peux chasser cette chimère de ton esprit, du moins, enivre-toi, en passant, aux sources du plaisir ; demain tu te réveilleras pour courir encore après ton fantôme. Mais au moins, durant cette course haletante et folle, ta vie ne se consumera pas toute dans l’attente et dans le rêve. Tu feras de douces haltes sous les palmiers avec les filles des hommes, et tu ne suivras le démon aux ailes de feu, qui t’appelle du fond des nuées, que rafraîchi et consolé par nos libations et nos caresses. Viens reposer ta tête sur mon sein, jeune fou que tu es ; tu verras que je ne veux pas te garder et t’endormir longtemps. Je veux seulement te soulager dans ta marche pénible, afin que tu puisses reprendre un essor plus courageux vers la poésie et vers Lélia.

— Laissez-moi, laissez-moi, dit Sténio avec force, je vous méprise et je vous hais : vous n’êtes pas Lélia, vous n’êtes pas sa sœur, vous n’êtes pas même son ombre. Je ne veux pas de vos plaisirs, je n’en ai pas besoin : c’est de Lélia seule que je voudrais tenir le bonheur. Si elle me repousse, je vivrai seul, et je mourrai vierge. Je ne souillerai pas sur le sein d’une courtisane ma poitrine embrasée d’un pur amour.

— Viens donc, Lélia, dit Pulchérie en attirant sa sœur vers Sténio ; viens récompenser une fidéliié digne des temps chevaleresques. »

Mais en même temps la moqueuse fille, changeant aussitôt de rôle à la faveur de l’obscurité, laissa Lélia un peu en arrière, et, se penchant sur Sténio : « Ô mon poëte ! lui dit-elle en imitant le parler plus lent et l’embrassement plus chaste de Lélia, ta fidélité m’a touchée, et je viens t’en récompenser. »

Alors elle prit la main du jeune poëte, et l’emmena sous ces voûtes sombres et froides qu’éclairaient par intervalles des lampes suspendues au plafond. Sténio tremblait et croyait faire un rêve. Il était trop troublé pour se demander où l’emmenait Lélia. Il croyait sentir sa main dans la sienne et craignait de s’éveiller.

Lorsqu’ils furent au bout de cette galerie souterraine, elle tira le cordon de soie d’une sonnette. Une porte s’ouvrit seule comme par enchantement. Ils montèrent les degrés qui conduisaient au pavillon d’Aphrodise.

Comme ils traversaient un couloir silencieux où le bruit des pas s’amortissait sur les tapis, Sténio crut voir passer rapidement près de lui une femme vêtue comme Lélia ou comme Pulchérie. Il ne s’en inquiéta point, car Lélia tenait toujours sa main, et il entra avec elle dans un boudoir délicieux. Elle éteignit aussitôt toutes les bougies, ôta son masque, et le jeta dans un cabinet voisin ; puis elle revint s’asseoir près de Sténio sur un divan de soie brochée d’or, et un verrou fut tiré au dehors par je ne sais quelle main malicieuse ou discrète.

« Sténio ! vous m’avez désobéi, dit-elle. Je vous avais défendu de chercher à me revoir avant un mois, et voici déjà que vous couriez après moi.

— Est-ce pour me gronder que vous m’avez amené ici ? dit-il. Après une séparation qui m’a paru si longue, faut-il que je vous retrouve irritée contre moi ? N’y a-t-il pas un an que je vous ai quittée ? Comment voulez-vous que je sache le compte des jours qui se traînent loin de vous ?

— Vous ne pouvez donc pas vivre sans moi, Sténio ?

— Je ne le puis pas, ou il faut que je devienne fou. Vous avez vu comme mes joues se sont déjà creusées, comme mes lèvres se sont flétries sous le feu de la fièvre, comme mes yeux et mes paupières ont été ravagés par l’insomnie. Direz-vous encore que mon imagination seule est malade, et ne voyez-vous pas que l’âme peut tuer le corps ?

— Aussi je ne vous fais pas de reproches, enfant. Votre pâleur me touche et vous embellit, et tout à l’heure votre résistance aux séductions de ma sœur m’a donné de l’orgueil. Je comprends qu’il est beau d’être aimée ainsi, et je veux tâcher, Sténio, de trouver mon bonheur en vous. Oui, j’y suis décidée, je ne chercherai plus. La seule chose qui puisse adoucir la vie, c’est une affection comme la vôtre. Je ne la mérite pas, mais je l’accepte avec reconnaissance. Ne dites plus que Lélia est insensible. Je vous aime, Sténio, vous le savez bien. Seulement je me débattais contre ce sentiment que je craignais de mal comprendre et de mal partager. Mais vous m’avez dit bien des fois que vous accepteriez l’amour que je vous accorderais, fût-il au-dessous du vôtre : je ne résisterai donc plus. Je me livre à la bonté de Dieu et à la puissance de votre cœur. Tenez, je sens que je vous aime. Êtes-vous content, êtes-vous heureux, Sténio ?

— Oh ! bien heureux ! dit Sténio éperdu, en tombant à ses pieds et en les couvrant de ses pleurs. Est-il vrai que je ne rêve point ? Est-ce bien Lélia qui parle ainsi ? Mon bonheur est si grand que je n’y crois pas encore.

— Croyez, Sténio, et espérez. Peut-être que Dieu aura pitié de vous et de moi. Peut-être qu’il rajeunira mon cœur et qu’il le rendra digne du vôtre. Dieu vous doit bien cette récompense, à vous qui êtes si pur et si pieux. Appelez sur moi un rayon de son feu divin.

— Oh ! ne parle pas ainsi, Lélia. N’es-tu pas cent fois plus grande que moi devant lui ! N’as-tu pas aimé, n’as-tu pas souffert bien plus longtemps que moi ? Oh ! sois heureuse, et repose-toi enfin dans mes bras d’une si rude destinée. Ne te fatigue pas à m’aimer, ne tourmente pas ton pauvre cœur, dans la crainte de ne pas faire assez pour moi. Oh ! je te le dis encore, aime-moi comme tu pourras.

Lélia passa son bras autour du cou de Sténio ; elle déposa sur ses lèvres un long baiser si ardent et si obstiné, que Sténio poussa un cri de joie et s’écria : — Ô Galathée !

Un léger bruit se fit entendre dans le cabinet voisin. Sténio tressaillit. Lélia le retint en serrant plus fort son bras autour de son cou. Il demeura ivre d’amour et de joie à ses pieds ; puis un long silence suivit cette étreinte.

« Eh bien ! Sténio, dit-elle en sortant d’une longue et douce rêverie, qu’avez-vous à me dire ? Êtes-vous déjà moins heureux ?

— Oh ! non, mon ange ! répondit Sténio.

— Voulez-vous que nous allions faire une promenade en gondole dans la baie ? dit Lélia en se levant.

— Eh quoi ! déjà nous quitter, répondit Sténio avec tristesse.

— Nous ne nous quitterons pas, dit-elle.

— Eh ! n’est-ce pas nous quitter que de retourner parmi cette foule ? Nous étions si bien ici ! Cruelle ! vous avez toujours besoin de mouvement et de distraction. Avouez-le, Lélia, l’ennui vous poursuit déjà près de moi.

— Vous mentez, mon amour, répondit Lélia en se rasseyant.

— Eh bien ! dit-il, embrasse-moi encore.

Lélia l’embrassa comme la première fois. Sténio tomba alors dans une sorte de délire. — Oh ! laisse-moi tes lèvres parfumées ? s’écria-t-il, tes lèvres plus douces que le miel. C’est la première fois que tu fais descendre sur moi, du haut des cieux, cette volupté inconnue. Qu’as-tu donc, ce soir, ô ma bien-aimée ? quel feu émane de toi ? quelle langueur s’empare de moi-même ? Où suis-je ? quel dieu plane sur nos têtes ? Pourquoi disais-tu que tu ne savais pas inspirer de pareils transports ? Tu ne le voyais donc pas ? car tu me consumes, et l’air s’embrase autour de toi !

— Vous m’aimez donc mieux aujourd’hui que vous n’avez fait jusqu’ici ? lui dit-elle.

— C’est aujourd’hui seulement que je t’aime, s’écria Sténio ; car c’est d’aujourd’hui qu’il ne se mêle à mon bonheur ni doute ni crainte. »

Lélia se leva de nouveau.

« Vous me faites pitié, lui dit-elle d’un ton presque méprisant. Ce n’est point une âme que vous voulez : c’est une femme, n’est-ce pas ?

— Oh ! dit Sténio, pour l’amour du ciel ! ne redeviens pas le spectre moqueur et cruel qui venait de faire place à la plus belle, à la plus sainte, à la plus aimée des femmes. Rends-moi tes caresses, rends-moi mon délire, rends-moi la maîtresse qui était prête à se révéler ! C’est ainsi vraiment que tu es digne de tout mon amour, je le sens. Va, ne crains pas de descendre ; je viens de t’aimer réellement pour la première fois. Mon imagination était seule éprise de toi jusqu’ici. Aujourd’hui mon cœur s’ouvre à la tendresse véritable, à la reconnaissance, car aujourd’hui tu donnes le bonheur.

— Ainsi l’amour d’une intelligence n’est rien ! répéta Lélia d’une voix sombre ; dites encore, Sténio, dites encore que c’est ainsi que vous m’aimez ! Voilà tout ce que vous vouliez de moi ? Voilà quelle fin miraculeuse et divine se proposait votre passion si poétique et si grande ? »

Sténio désespéré se jeta le visage contre les coussins.

« Oh ! vous me tuerez, dit-il en sanglotant, vous me tuerez par vos mépris !… »

Il lui sembla que Lélia sortait, et il releva la tête avec effroi. Il se trouva dans une obscurité profonde, et se leva pour la chercher dans les ténèbres. Une main humide prit la sienne.

« Allons donc ! lui dit la voix adoucie de Lélia. J’ai pitié de toi, enfant : viens sur mon cœur, et oublie ta peine. »