Lélia (1839 (2e version))
Michel Lévy frères (p. 98-100).



LII.

LE SPECTRE.


Une nuit a suffi à Sténio pour explorer et se rendre familiers les alentours du monastère, le sentier escarpé qui communique de la terrasse au sommet de la montagne, sentier périlleux, qu’un amant passionné ou un froid libertin peut seul franchir sans trembler, et l’autre sentier, non moins dangereux, qui du cimetière s’enfonce dans les sables mobiles du ravin. Déjà Sténio a corrompu une des tourières, et déjà la jeune Claudia sait que, la nuit suivante, Sténio l’attendra sous les cyprès du cimetière.

La petite princesse n’a jamais compris le sens moral et sérieux de ces coutumes dévotes dont elle se montre depuis quelque temps rigide observatrice. Blessée de la froide raison de Sténio, elle s’est jetée d’elle-même au couvent, et se plaît à publier sa résolution d’y prendre le voile. Peut-être, au fond de son âme exaltée, ce désir a-t-il quelque chose de sincère ; mais il est bien loin d’y être contemplé par elle-même avec le même courage que la jeune fille en met à le proclamer. Il y a dans ces âmes tendres et faibles deux consciences : l’une qui appelle les résolutions fortes, l’autre qui les repousse et qui, après les avoir accueillies en tremblant, espère que la destinée viendra en détourner l’accomplissement. Un peu de vanité satisfaite par les regrets et les prières adulatrices de son entourage, beaucoup de dépit contre Sténio, et le désir, après avoir eu à rougir de sa faiblesse, de faire croire à sa force, tels étaient les éléments de sa vocation. Mais cette fierté n’était pas bien robuste : l’exaltation religieuse était, chez elle comme chez Sténio, une poésie plutôt qu’un sentiment, et son frère, élevé par des jésuites, savait fort bien que le plus sûr moyen de mettre fin à ce caprice, c’était de ne pas le contrarier.

Le billet de Sténio surprit Claudia dans un premier jour d’ennui. Déjà le parti pris par la fille de Bambucci, de se consacrer à Dieu, avait produit tout son effet et jeté tout son éclat. On n’en parlait presque plus dans la ville, et par conséquent à la grille du parloir. Les religieuses semblaient compter sur la réalisation de ce projet. Le confesseur, bien averti par le prince, y poussait sa pénitente avec une ardeur qui commençait à l’épouvanter. L’audace de Sténio excita donc plus de joie que de colère, et l’on refusa le rendez-vous, certaine que Sténio ne s’y rendrait pas moins… et quand l’heure fut venue, on résolut d’y aller pour l’accabler de mépris et humilier son insolence. Le cœur était palpitant, la joue brûlante, la marche incertaine et pourtant rapide… La nuit était sombre.

Le cimetière des Camaldules était d’une grande beauté. Des cyprès et des ifs monstrueux dont la main de l’homme n’avait jamais tenté de diriger la croissance couvraient les tombes d’un rideau si sombre qu’on y distinguait à peine, en plein jour, le marbre des figures couchées sur les cercueils, de la pâleur des vierges agenouillées parmi les sépultures. Un silence terrible planait sur cet asile des morts. Le vent ne pouvait pénétrer l’épaisseur mystérieuse des arbres ; la lune n’y dardait pas un seul rayon ; la lumière et la vie semblaient s’être arrêtées aux portes de ce sanctuaire, et, si on essayait de le traverser, c’était pour rentrer dans le cloître ou pour s’arrêter au bord d’un ravin plus silencieux et plus désolé encore.

« À la bonne heure, dit Sténio en s’asseyant sur une tombe et en posant à terre sa lanterne sourde, ce cimetière me convient mieux que ce que j’ai aperçu de l’intérieur lambrissé et parfumé du couvent. J’aime chaque chose en son lieu : le luxe et la mollesse chez les courtisanes ; l’austérité, la mortification chez les religieuses. »

Et il attendit avec patience l’arrivée de Claudia, tout aussi certain qu’elle l’avait été à son égard de son exactitude au rendez-vous.

L’entreprise de Sténio n’était pas sans danger ; il le savait fort bien. Brave avec sang-froid, mais sentant que, pour goûter sans mélange le plaisir de cette aventure, il fallait être brave jusqu’à la témérité, il avait souvent vidé durant le souper la coupe d’or où la belle main de Pulchérie faisait pétiller pour lui un vin capiteux. Agité d’une demi-ivresse, il avait achevé de s’exalter dans une course rapide et pénible à travers les obstacles et les précipices de la route. Appuyé sur le marbre glacé du tombeau, il sentait la terre se dérober sous ses pieds et ses pensées tourbillonner dans son cerveau comme dans un songe. Tout à coup une forme blanche qu’il avait prise pour une statue, et qui était agenouillée de l’autre côté du cénotaphe, se leva lentement ; et comme elle semblait s’appuyer sur le marbre pour s’aider, une main, plus froide encore que ce marbre, se posa sur celle de Sténio et lui arracha un cri involontaire. Alors l’ombre se dressa tout entière devant lui.

« Claudia ! » s’écria-t-il imprudemment. Mais aussitôt cette ombre lui paraissait plus grande que Claudia ; il se hâta de diriger sur elle la clarté de sa lanterne ; et, au lieu de celle qu’il attendait, il vit Lélia pâle comme la mort, et tout enveloppée de voiles blancs comme d’un linceul. Sa raison s’égara.

— Un spectre ! un spectre !… » murmura-t-il d’une voix étouffée, et, laissant tomber son flambeau, il s’enfuit au hasard dans les ténèbres.

À l’heure où l’horizon blanchit, il revint un peu à lui-même, et regarda avec un effroi mêlé de honte en quel lieu il se trouvait. Il reconnut le petit lac à l’autre rive duquel la cellule de l’anachorète Magnus s’ouvrait sur les flancs abrupts du rocher. Les vêtements de Sténio étaient souillés par le sable et l’humidité, ses mains ensanglantées par les ronces et les agaves. Son épée brisée était dans sa main, et ses cheveux se hérissaient encore sur son front ; car il restait sous l’impression d’une vision terrible. À cette fièvre délirante Sténio sentit succéder un accablement profond. Le souvenir confus d’une fuite pleine d’épouvante et d’une lutte désespérée avec des êtres inconnus, insaisissables, flottait dans sa pensée, tantôt comme un rêve, tantôt comme un fait si récemment accompli que sa terreur et son angoisse n’étaient pas encore dissipées. Les premières lueurs de l’aube montaient lentement et semblaient ramper sur les escarpements du ravin ; elles jouaient avec la brume qui s’exhalait du marécage en flocons blancs et diaphanes. On eût dit une troupe de cygnes géants qui s’élevaient avec majesté au-dessus des eaux. Ce beau spectacle ne produisit qu’une impression pénible sur les sens bouleversés de Sténio ; l’incertitude de la lumière matinale prêtait aux objets des formes vagues et trompeuses. Le vent, qui dispersait et chassait les vapeurs, donnait l’apparence du mouvement aux objets inanimés. Longtemps Sténio resta l’œil hagard et fixé sur un bloc de rochers qu’il avait pris toute la nuit pour un monstre fantastique vomi à ses pieds par les ondes. Il n’osait détourner la tête de peur de retrouver au-dessus de lui le squelette gigantesque qui, toute la nuit, avait étendu ses bras décharnés pour le saisir. Quand il l’osa, il vit un sapin desséché et déraciné à moitié qui pendait sur le lac, et aux branches mortes duquel la brise balançait une flottante chevelure de pampre.

Quand le jour fut tout à fait venu, Sténio, humilié de son égarement, s’avoua qu’il ne pouvait plus supporter l’excitation du vin, et se promit de ne plus s’exposer à perdre la raison. « Tant que l’homme, pensa-t-il, conserve assez de sens pour se faire sauter la tête, ou pour avaler une forte dose d’opium, il n’a rien à craindre de la souffrance ou de l’épuisement ; mais il peut perdre, dans la folie, l’instinct du suicide, et faire longtemps horreur et pitié aux autres hommes. Si je croyais qu’un tel sort pût m’être réservé, je me plongerais à l’instant même ce reste d’épée dans la poitrine… »

Il se calma par l’idée qu’on ne pouvait survivre au retour d’un accès semblable à celui qu’il venait de subir. Il ne se souvenait pas d’avoir éprouvé de telles angoisses. Il avait vu naguère ses amis et ses compagnons expirer sur un champ de carnage. Il était tombé sous leurs cadavres palpitants, et le sang d’Edméo avait coulé sur lui. Rien dans la réalité n’avait été aussi affreux que ce cauchemar durant lequel il venait de perdre le sentiment de sa puissance et la conscience de sa volonté.

Il chercha les fragments de son épée et les ensevelit dans les flots du lac ; puis, réparant son désordre, il se traîna à l’ermitage. Les hôtes étaient absents. Sténio se jeta sur la natte du cénobite, et s’endormit vaincu par la fatigue.

Quand il s’éveilla, l’ermite était près de lui. La vue de cet homme infortuné qui avait aimé Lélia, et dont l’amour avait toujours été repoussé par elle avec aversion, excitait chez Sténio je ne sais quelle satisfaction maligne et cruelle, qu’il ne pouvait se défendre de manifester.

« Mon père, dit-il, j’en demande pardon à votre sainte retraite ; mais, tout en dormant sur cette couche virginale, j’ai rêvé d’une femme… et précisément d’une femme qui ne nous a été indifférente ni à l’un ni à l’autre… »

L’angoisse se peignit sur les traits de Magnus.

« Mon fils, dit-il avec une grande douceur, ne réveillons pas des souvenirs que la mort a rendus plus graves encore qu’ils n’étaient.

— La mort ! Quelle mort ? s’écria Sténio, dont la pensée se reporta aussitôt sur la vision qu’il avait eue la veille dans le cimetière des Camaldules.

— Lélia est morte, vous le savez bien, dit l’ermite d’un air d’égarement qui démentait son calme affecté.

— Oh ! oui, Lélia est morte ! reprit Sténio, qui brûlait d’apprendre la vérité, mais qui ne voulait interroger le prêtre que par des sarcasmes ; bien morte ! tout à fait morte ! C’est un vieux refrain, à nous deux bien connu ; mais, si elle n’est pas mieux morte cette fois que l’autre, nous courons risque, vous, mon père, de dire encore bien des oremus à cause d’elle ; moi peut-être, de lui adresser encore quelque madrigal.

— Lélia est morte, dit Trenmor d’un ton ferme et incisif qui fit pâlir Sténio. »

Debout au seuil de la grotte, il avait entendu les âcres plaisanteries du jeune homme. Il ne put les supporter, et prit la première occasion venue de les faire cesser.

— Elle est morte, continua-t-il, et peut-être aucun de nous ici n’est parfaitement pur de ce meurtre devant Dieu, car aucun de nous n’a connu ni compris Lélia… »

Il parlait ainsi dans un sens symbolique : Sténio le prit à la lettre. Il baissa la tête pour cacher son trouble, et, changeant brusquement de conversation, il ne tarda pas à prendre congé de ses hôtes. Il se hâta de retourner en plein jour à la ville, craignant l’approche de la nuit, et sentant qu’il ne pouvait pas gouverner son imagination mortellement frappée. Il fit allumer cent bougies, et envoya chercher tous ses anciens compagnons de débauche, afin de passer la nuit dans l’étourdissement de la joie. Ce remède ne lui réussit pas. Cent fois il crut voir apparaître le spectre au fond des glaces qui resplendissaient aux panneaux de la salle. La voix de Pulchérie le faisait tressaillir, et, quoiqu’il ne portât pas une seule fois le vin à ses lèvres, ses amis le crurent ivre, car ses yeux étaient effarés et ses paroles incohérentes. Depuis ce moment, la raison de Sténio ne fut jamais bien saine, et ses manières devinrent si étranges, ses habitudes si fantasques, que la solitude se fit autour de lui.