Lélia (1839 (2e version))
Michel Lévy frères (p. 95-98).



LI.

« Tu dis, ma chère enfant, que ta sœur est morte ? Quelle sœur ? est-ce que tu as une sœur ? toi ?

— Sténio, répondit Pulchérie, est-il possible que tu accueilles avec tant d’indifférence une telle nouvelle ! Je te dis que Lélia n’est plus, et tu feins de ne pas me comprendre !

— Lélia n’est pas morte, dit Sténio en secouant la tête. Est-ce que les morts peuvent mourir ?

— Cesse, malheureux, d’augmenter ma douleur par ton air de raillerie, répondit la Zinzolina. Ma sœur n’est plus, je le crois… tout porte à le croire ; et quoiqu’elle fût hautaine et froide, comme tu l’es souvent à son exemple, Sténio, c’était un grand cœur et un esprit généreux. Elle avait manqué d’indulgence pour moi jadis ; mais lorsque je la retrouvai, l’an dernier, au bal de Bambucci, elle semblait voir la vie plus sagement, elle s’ennuyait de sa solitude, et ne s’étonnait plus que j’eusse pris une route opposée à la sienne.

— Je vous fais mon compliment à l’une et à l’autre, dit Sténio avec un sérieux ironique. Vos cœurs étaient faits pour s’entendre, et il est fâcheux qu’une si touchante harmonie n’ait pu durer davantage. Or donc la belle Lélia est morte. Console-toi, ma charmante, il n’en est rien. J’ai vu hier quelqu’un qui est toujours bien informé à son égard, et Lélia a, je crois, plus envie de vivre à l’heure qu’il est qu’il ne convient à une personne d’un si grand caractère.

— Que veux-tu dire ? s’écria Pulchérie, tu as des nouvelles de Lélia ? tu sais où elle est, ce qu’elle est devenue ?…

— Oui, j’ai des nouvelles vraiment intéressantes, répondit Sténio avec une nonchalance superbe. D’abord je ne sais pas où elle est, on n’a pas daigné me le dire, peut-être parce que je n’ai pas songé à le demander…. Quant à ce qu’elle est devenue, je crois qu’elle est devenue de plus en plus ennuyée de son rôle majestueux, et qu’elle ne serait pas fâchée si j’étais assez sot pour m’en soucier….

— Tais-toi, Sténio : s’écria Pulchérie, tu es un fat…. Elle ne t’a jamais aimé…. Et pourtant, ajouta-t-elle après un instant de silence, je ne répondrais pas que ses dédains ne cachassent une sorte d’amour à sa manière. Rien ne m’ôtera de l’esprit que mon triomphe sur elle, à ton égard, l’ait profondément blessée ; car pourquoi serait-elle partie sans me dire adieu ? Comment, depuis plus d’un an qu’elle est absente, ne m’aurait-elle pas envoyé un souvenir, elle qui avait semblé heureuse de me retrouver ? Tiens, Sténio, maintenant que tu me rassures et me consoles en m’apprenant qu’elle vit, je puis te dire ce que j’ai pensé lorsqu’elle a disparu si étrangement de cette ville.

— Étrangement, pourquoi étrangement ? Rien de ce que fait Lélia n’a droit d’étonner ; ses actes diffèrent de ceux des autres, mais son âme n’en diffère-t-elle pas aussi ? Elle part tout à coup, et sans dire adieu à personne, sans voir sa sœur, sans adresser un mot d’affection à celui qu’elle disait chérir comme son fils : quoi de plus simple ? Son généreux cœur ne se soucie de personne ; sa grande âme ne connaît ni l’amitié, ni les liens du sang, ni l’indulgence, ni la justice….

— Ah ! Sténio, comme vous l’aimez encore, cette femme dont vous dites tant de mal !… Comme vous brûlez d’aller la rejoindre !… »

Sténio haussa les épaules, et sans daigner repousser le soupçon de Pulchérie : « Voyons votre idée, ma respectable dame, lui dit-il ; vous aviez tout à l’heure une idée…

— Eh bien, dit Pulchérie, j’ai pensé, et d’autres que moi l’ont pensé aussi, que, saisie d’un accès de désespoir, et quittant tout a coup les fêtes de la villa Bambucci, elle avait été….

— Se jeter à la mer, comme une nouvelle Sapho ! s’écria Sténio avec un rire méprisant. Eh bien, je le voudrais pour elle ; elle aurait été femme un instant dans sa vie.

— Avec quel sang-froid vous accueillez cette idée ! dit Pulchérie effrayée. Êtes-vous bien sûr que Lélia est vivante ? Celui qui vous l’a dit en était-il bien sûr lui-même ? Écoutez, vous ne savez pas les détails de sa fuite. On ne les a pas sus pendant longtemps, parce que, dans la maison de Lélia, tout est muet, grave et méfiant comme elle. Mais enfin, à force de l’attendre, ses serviteurs effrayés ont commencé à la chercher, à la demander, à confier enfin leurs inquiétudes, et à raconter ce qui s’était passé…. Écoute et juge : La troisième nuit des fêtes du prince Bambucci, tu soupas chez moi… tu t’en souviens, et, pendant ce temps, elle parut au bal, plus belle, plus calme, plus parée que jamais, dit-on…. Elle comptait te trouver là sans doute, et elle ne t’y trouva pas. Eh bien, cette nuit-là, Lélia ne rentra pas chez elle, et depuis cette nuit-là personne ne l’a revue.

— Quoi ! elle partit toute seule, et ainsi parée, à travers les champs ? dit Sténio ; votre récit n’est pas vraisemblable, ma chère dame. Il a bien dû se trouver dans le bal quelque cavalier assez galant pour la reconduire.

— Non, Sténio, non ! personne ne l’a reconduite, et elle n’a pas donné signe de vie depuis cette nuit-là. Ses serviteurs l’attendent, son palais est ouvert à toute heure, et sa camériste veille auprès du foyer. Ses chevaux frappent du pied dans ses écuries, et c’est le seul bruit qui interrompe le morne silence de cette maison consternée. Son majordome touche ses revenus et entasse l’or dans les caisses, sans que personne lui en demande, compte ou lui en dicte l’emploi. Les chiens hurlent, dit-on, dans les cours, comme s’ils voyaient errer des spectres. Et quand un étranger se présente à la porte pour visiter cette riche demeure, les gardiens épouvantés accourent à sa rencontre, et l’interrogent comme un messager de mort.

— Tout cela est fort romantique, dit Sténio ; vous possédez vraiment le style moderne, ma chère. Fi ! Pulchérie, est-ce que tu deviens bas-bleu ? À l’heure qu’il est, Lélia fait fureur dans quelque concert à Londres, ou bien elle joue nonchalamment de l’éventail dans quelque tertullia à Madrid ; mais je suis sûr qu’elle ne possède pas mieux que toi la grimace inspirée et le jargon byronien.

— Sais-tu où l’on a retrouvé ce bracelet ? dit Pulchérie en montrent à Sténio un cercle d’or ciselé qu’il avait longtemps vu au bras de Lélia.

— Dans l’estomac d’un poisson ? dit Sténio en poursuivant sa raillerie.

— À la Punta-di-Oro : un chasseur le rapporta le lendemain de la disparition de Lélia, et la camériste assure le lui avoir attaché elle-même au bras lorsqu’elle partait pour la dernière fête de la villa Bambucci. »

Sténio jeta les yeux sur le bracelet ; il s’était brisé dans un mouvement impétueux de Lélia, la nuit qu’elle avait passé à discuter ardemment avec Trenmor sur une des cimes de la montagne. Cette fracture fit quelque impression sur Sténio. Lélia pouvait, dans une de ses courses capricieuses à travers le désert, avoir été assassinée. Ce bijou s’était échappé peut-être de la ceinture d’un bandit. Des conjectures sinistres s’emparèrent de l’esprit de Sténio, et, par une de ces réactions inattendue auxquelles sont sujettes les organisations troublées, il tomba dans une profonde tristesse, et passa machinalement à son bras l’anneau d’or rompu. Puis il se promena dans les jardins d’un air sombre, et revint au bout d’un quart d’heure réciter à Pulchérie le sonnet suivant qu’il venait de composer :

À UN BRACELET ROMPU.

« Restons unis, ne nous quittons pas, nous deux qui avons partagé le même sort ; toi, cercle d’or, qui fus l’emblème de l’éternité ; moi, cœur de poëte, qui fus un reflet de l’infini.

« Nous avons subi le même sort, et tous deux nous demeurons brisés. Te voilà devenu l’emblème de la fidélité de la femme ; me voici devenu un exemple du bonheur de l’homme.

« Nous n’étions tous deux que des jouets pour celle qui mettait l’anneau d’or à son bras, le cœur du poëte sous ses pieds.

« Ta pureté est ternie, ma jeunesse a fui loin de moi. Restons unis, débris que nous sommes ; nous avons été brisés le même jour ! »

Zinzolina donna au sonnet des éloges exagérés. Elle savait que c’était le vrai moyen de consoler Sténio ; et cette fille légère, qui s’attristait toujours la première, et qui toujours aussi se lassait la première de voir régner la tristesse, commençait à trouver que Sténio s’était affligé assez longtemps.

« Sais-tu, lui dit-elle à la fin du souper, la grande nouvelle du pays ? La princesse Claudia s’est retirée aux Camaldules.

— Quoi ! la petite Bambucci ? Est-ce qu’elle va faire sa première communion ?

— Oh ! reprit Pulchérie, la petite Bambucci a reçu tous ses sacrements ; tu le sais mieux que personne, Sténio. N’est-ce pas toi qu’elle a pris pour confesseur à la saison dernière ?

— Je sais qu’elle a sali ses petits pieds à traverser ton jardin et à monter l’escalier de ton casino. Mais elle en aura été quitte pour changer de souliers ; car je jure par l’âme de sa mère (je ne voudrais pas jurer par celle de la mienne à cette table) qu’elle n’a pas reçu d’autre souillure ce jour-là. Or, comme je ne l’avais jamais regardée auparavant, comme je ne l’ai jamais revue depuis, si elle a commis quelque faute qui nécessite une retraite aux Camaldules, je me récuse. Je n’ai pas même dérobé une feuille à l’arbre généalogique des Bambucci.

— Il n’est pas question de faute, dit Pulchérie ; il est question de désespoir d’amour, ou d’inclination contrariée, comme tu voudras. Les uns disent qu’elle a tourné subitement à une dévotion exaltée ; d’autres, qu’elle a pris ce prétexte pour échapper aux poursuites d’un vieux duc qu’on voulait lui faire épouser. Moi seule je sais de qui la jeune princesse eût voulu être aimée… et s’il faut tout te dire, comme elle est entrée aux Camaldules le jour même de ton départ, c’est-à-dire le jour même de son rendez-vous avec toi, je crains bien que son escapade n’ait été découverte, et que les grands-parents, par prudence ou par sévérité, ne l’aient mise en sûreté derrière les grilles du cloître.

— S’il en est ainsi, s’écria Sténio en frappant sur la table, je l’enlève ! ou plutôt je ne l’enlève pas, mais je la séduis ! Que ce malheur retombe sur la tête des grands-parents ! J’avais respecté l’innocence de la petite Claudia, je ne saurais respecter l’orgueil de la famille… Oui, je suis capable de l’épouser, afin de les faire rougir de l’alliance d’un poëte… Mais avec quoi la ferais-je vivre ? Non, le ciel lui réserve un noble époux ! Il est dans ses destins, quoi qu’il arrive, d’être princesse, à la grande édification de la cour et de la ville. Eh bien, puisque cette condition suprême lui est assurée, qu’elle profite donc de sa jeunesse et des avantages attachés à son rang ! Cette fleur se conservera-t-elle intacte à l’ombre d’un cloître, pour aller orner l’écusson rouillé d’un vieux chevalier et se flétrir sous ses laides caresses ? Ne faudra-t-il pas que, tôt ou tard, quelque page discret ou quelque habile confesseur… Déjà peut-être ! Oh ! l’ermite Magnus a choisi sa thébaïde bien près du couvent des Camaldules !… Si je le croyais, à l’instant même… Pardon, Pulchérie, mille idées folles se croisent dans mon cerveau. Peut-être m’as-tu versé trop de malvoisie ce soir ; mais cette nuit ne se passera pas sans que j’aie accompli ou tenté du moins quelque joyeuse aventure. Voyons ! tu vas me déguiser en femme, et nous invoquerons le comte Ory, de glorieuse mémoire. Ne sommes-nous pas en carnaval ?

— Gardez-vous de songer à une telle folie, dit la Zinzolina effrayée ; la moindre imprudence peut vous rendre suspect, et les Bambucci sont tout-puissants sur ce petit coin de terre qu’ils appellent leur Etat. Le prince, bien loin de marcher sur les traces de l’aimable épicurien son père, est un dévot farouche qui fait sa cour au pape au lieu de la faire aux femmes. S’il te croyait assez audacieux pour songer seulement à sa sœur, sois sûr qu’à l’instant même il te ferait arrêter. Tu n’es pas en sûreté ici, Sténio ; tu n’es en sûreté nulle part maintenant sous notre beau ciel. Je te l’ai dit, il faut aller vers le nord pour échapper aux soupçons qu’a éveillés ton absence.

— Laisse-moi tranquille, Zinzolina, dit Sténio avec humeur, et garde tes considérations politiques pour un jour où le vin me portera au sommeil. Aujourd’hui il me porte aux grandes entreprises, et je veux être un héros de roman, tout comme un autre, une fois dans ma vie.

— Sténio ! Sténio ! dit Pulchérie en s’efforçant de le retenir, penses-tu qu’on ignore longtemps les motifs qui t’ont fait partir subitement il y a trois mois ! Tu vois bien que tu ne peux me les cacher à moi-même ; ne sais-je pas que tu as été te joindre à ces insensés qui ont voulu…

— Assez, Madame, assez ! dit Sténio brusquement, vous m’avez assez fatigué de vos questions.

— Je ne t’en ai fait aucune, Sténio ; cette cicatrice encore fraîche à ton front, cette autre à la main… Ah ! malheureux enfant, tu ne cherchais que l’occasion de mourir. Le ciel ne l’a pas voulu, respecte ses arrêts, et ne va pas maintenant de gaieté de cœur… »

Sténio ne l’entendait pas, il était déjà sous le péristyle du palais, ne songeant qu’au projet téméraire qui s’était emparé de son imagination.

« Je t’en demande bien pardon, ô morale ! s’écria-t-il en s’élançant dans les avenues sombres qui bordent les remparts de la cité ; ô vertu ! ô piété ! ô grands principes exploités par les intrigants au détriment des niais ! je vous demande pardon si je vais affronter vos anathèmes. Vous avez fait le vice aimable, vous avez travaillé par vos rigueurs à réveiller nos sens blasés, à aiguillonner, par l’attrait du mystère et du danger, nos passions amorties. Ô intrigue ! ô hypocrisie ! ô vénalité ! vous voulez trafiquer de la jeunesse et de la beauté, et, comme vous régnez sur l’univers, vous êtes sûres d’en venir à vos fins. Vous nous déclarez la guerre et vous nous forcez au crime, nous autres qui avons des droits naturels sur les trésors que vous nous ravissez ! Eh bien ! qu’il en soit de la morale comme d’une chance de la guerre. À vous seules n’appartiendra pas le pouvoir de flétrir l’innocence et de ravir le bonheur. Nous mettons notre enjeu dans la balance, et la beauté doit choisir entre nous… Et comme la beauté prend le parti de nous accepter les uns et les autres, de connaître avec nous le plaisir, avec vous la richesse… ô société ! que le crime retombe sur toi, sur toi seule qui nous places entre le mépris de tes lois, l’oppression de tes privilégiés et l’avilissement de tes victimes ! »

Pulchérie, inquiète, s’était avancée sur le balcon. Elle suivit de l’œil pendant longtemps le feu de son cigare, qui s’éloignait rapide et décrivant des lignes capricieuses dans les ténèbres. Enfin la rouge étincelle s’éteignit dans la nuit profonde, le bruit des pas sur le pavé se perdit dans l’éloignement, et Pulchérie resta sous l’impression d’un pressentiment sinistre. Il lui sembla qu’elle ne devait jamais revoir Sténio. Elle regarda longtemps son poignard qu’il avait oublié sur la table, et tout à coup elle le cacha précipitamment. Ce poignard était revêtu d’emblèmes mystérieux, signes de ralliement pour ceux qui le portaient. On venait de sonner à la porte de son boudoir, et Pulchérie avait reconnu à l’ébranlement timide de la cloche, ainsi qu’au frôlement discret d’une robe de moire, la visite clandestine d’un prélat.