Lélia (1839 (2e version))
Michel Lévy frères (p. 28-30).



XXV.


Le printemps était revenu, et avec lui le chant des oiseaux et le parfum des fleurs nouvelles. Le jour finissait, les rougeurs du couchant s’effaçaient sous les teintes violettes de la nuit : Lélia rêvait sur la terrasse de la villa Viola. C’était une riche maison qu’un Italien avait fait bâtir pour sa maîtresse à l’entrée de ces montagnes. Elle y était morte de chagrin ; et l’Italien, ne voulant plus habiter un lieu qui lui rappelait de douloureux souvenirs, avait loué à des étrangers les jardins qui renfermaient la tombe, et la villa qui portait le nom de sa bien-aimée. Il y a des douleurs qui se nourrissent d’elles-mêmes ; il y en a qui s’effraient et qui se fuient comme des remords.

Molle et paresseuse comme la brise, comme l’onde, comme tout ce jour de mai si doux et si somnolent, Lélia, penchée sur la balustrade, plongeait du regard dans la plus belle vallée que le pied de l’homme civilisé ait foulée. Le soleil était descendu derrière l’horizon, et pourtant le lac conservait encore un ton rouge ardent comme si l’antique dieu, qu’on supposait rentrer chaque soir dans les flots, se fût en effet plongé dans sa masse transparente.

Lélia rêvait. Elle écoutait le murmure confus de la vallée, les cris des jeunes agneaux qui venaient s’agenouiller devant leurs mères, le bruit de l’eau dont on commençait à ouvrir les écluses, la voix des grands pâtres bronzés, qui ont un profil grec, de pittoresques haillons, et qui chantent d’un ton guttural en descendant la montagne, l’escopette sur l’épaule. Elle écoutait aussi la clochette au timbre grêle qui sonne au cou des longues vaches tigrées, et l’aboiement sonore de ces grands chiens de race primitive qui font bondir les échos sur le flanc des ravins.

Lélia était calme et radieuse comme le ciel. Sténio fit apporter la harpe, et lui chanta ses hymnes les plus beaux. Pendant qu’il chantait, la nuit descendait, toujours lente et solennelle, comme les graves accords de la harpe, comme les belles notes de la voix suave et mâle du poëte. Quand il eut fini, le ciel était perdu sous ce premier manteau gris dont la nuit se revêt, alors que les étoiles tremblantes osent à peine se montrer lointaines et pâles comme un faible espoir au sein du doute. À peine une ligne blanche perdue dans la brume se dessinait au pourtour de l’horizon. C’était la dernière lueur du crépuscule, le dernier adieu du jour.

Alors ses bras tombèrent, le son de la harpe expira, et le jeune homme, se prosternant devant Lélia, lui demanda un mot d’amour ou de pitié, un signe de vie ou de tendresse. Lélia prit la main de l’enfant, et la porta à ses yeux : elle pleurait.

« Oh ! s’écria-t-il avec transport, tu pleures ! Tu vis donc enfin ? »

Lélia passa ses doigts dans les cheveux parfumés de Sténio, et, attirant sa tête sur son sein, elle la couvrit de baisers. Rarement il lui était arrivé d’effleurer ce beau front de ses lèvres. Une caresse de Lélia était un don du ciel aussi rare qu’une fleur oubliée par l’hiver, et qu’on trouve épanouie sur la neige. Aussi cette brusque et brûlante effusion faillit coûter la vie à l’enfant qui avait reçu des lèvres froides de Lélia le premier baiser de l’amour. Il devint pâle, son cœur cessa de battre ; près de mourir, il la repoussa de toute sa force, car il n’avait jamais tant craint la mort qu’en cet instant où la vie se révélait à lui.

Il avait besoin de parler pour échapper à cet excès de bonheur qui était douloureux comme la fièvre.

« Oh ! dis-moi, s’écria-t-il en s’échappant de ses bras, dis-moi que tu m’aimes enfin !

— Ne te l’ai-je pas dit déjà ? lui répondit-elle avec un regard et un sourire que Murillo eût donnés à la Vierge emportée aux cieux par les anges.

— Non, tu ne me l’as pas dit, répondit-il ; tu m’as dit, un jour où tu allais mourir, que tu voulais aimer. Cela voulait dire qu’au moment de perdre la vie tu regrettais de n’avoir pas vécu.

— Vous croyez donc cela, Sténio ? dit-elle avec un ton de coquetterie moqueuse.

— Je ne crois rien, mais je cherche à vous deviner. Ô Lélia ! vous m’avez promis d’essayer d’aimer ; c’est là tout ce que vous m’avez promis.

— Sans doute, dit Lélia froidement, je n’ai pas promis de réussir.

— Mais espères-tu que tu pourras m’aimer enfin ? lui dit-il d’une voix triste et douce qui remua toute l’âme de Lélia. »

Elle l’entoura de ses bras et le pressa contre son cœur avec une force surhumaine. Sténio, qui voulait encore lui résister, se sentit dominé par cette puissance qui le glaçait d’effroi. Son sang bouillonnait comme la lave et se figeait comme elle. Il avait tour à tour chaud et froid, il était mal et il était bien. Était-ce la joie, était-ce l’angoisse ? il ne le savait pas. C’était l’un et l’autre, c’était plus que cela encore : c’était l’amour et la honte, le désir et l’effroi, l’extase et l’agonie.

Enfin le courage lui revint. Il se rappela de combien de vœux délirants il avait appelé cette heure de trouble et de transports ; il se méprisa pour la pusillanime timidité qui l’arrêtait, et, s’abandonnant à un élan qui avait quelque chose de désespéré, il maîtrisa la femme à son tour, il l’étreignit dans ses bras, il colla sa bouche à cette bouche pâle et froide dont le contact l’étonnait encore… Mais Lélia, le repoussant tout à coup, lui dit d’une voix sèche et dure :

« Laissez-moi, je ne vous aime plus ! »

Sténio tomba anéanti sur les dalles de la terrasse. C’est alors que réellement il se crut près de mourir en sentant le froid de la honte étrangler tout à coup cette rage d’amour et cette fièvre d’attente.

Lélia se mit à rire ; la colère le ranima, il se releva, et délibéra un instant s’il ne la tuerait pas.

Mais cette femme était si indifférente à la vie, qu’il n’y avait pas plus moyen de se venger d’elle que de l’effrayer. Sténio essaya d’être philosophique et froid ; mais au bout de trois mots il se mit à pleurer.

Alors Lélia l’embrassa de nouveau, et, comme il essayait de lui rendre ses caresses, elle lui dit en le repoussant : « Prends garde, ne risquons pas nos trésors, ne les confions pas aux caprices de la mer.

— Soyez maudite ! s’écria-t-il en essayant de se lever pour la fuir. »

Elle le retint.

« Reviens, lui dit-elle, reviens près de mon cœur. Je t’aimais tant tout à l’heure, alors que, peureux et naïf, tu recevais mes baisers presque malgré toi ! Tiens, lorsque tu m’as dit ce mot : Espères-tu que tu pourras m’aimer ? j’ai senti que je t’adorais. Tu étais si humble alors ! Reste ainsi, c’est ainsi que je t’aime. Quand je te vois trembler et reculer devant l’amour qui te cherche, il me semble que je suis plus jeune et plus confiante que toi. Cela m’enorgueillit et me charme, la vie ne me décourage plus, car je m’imagine alors que je puis te la donner ; mais quand tu t’enhardis, quand tu demandes plus qu’il n’est en moi d’oser, je perds l’espoir, je m’effraie d’aimer et de vivre. Je souffre et je regrette de m’être abusée une fois de plus.

— Pauvre femme ! dit Sténio vaincu par la pitié.

— Oh ! ne peux-tu rester ainsi craintif et palpitant sous mes caresses ? lui dit-elle en attirant encore sa tête sur ses genoux. Tiens, laisse-moi passer ma main autour de ton cou blanc et poli comme un marbre antique, laisse-moi sentir tes cheveux, si doux et si souples se rouler et s’attacher à mes doigts. Comme ta poitrine est blanche, jeune homme ! Comme ton cœur y bat rude et violent ! C’est bien, mon enfant ; mais ce cœur renferme-t-il le germe de quelque mâle vertu ? Traversera-t-il la vie sans se corrompre ou sans se sécher ? Voici la lune qui monte au-dessus de toi et réfléchit son rayon dans tes yeux. Respire dans cette brise l’herbe et la prairie en fleurs. Je reconnais l’émanation de chaque plante, je les sens passer l’une après l’autre dans l’air qui les emporte. Maintenant c’est le thym sauvage de la colline ; tout à l’heure c’étaient les narcisses du lac, et à présent ce sont les géraniums du jardin. Comme les Esprits de l’air doivent se réjouir à poursuivre ces parfums subtils et à s’y baigner ! Tu souris, mon gracieux poëte, endors-toi ainsi.

— M’endormir ! dit Sténio d’un ton de surprise et de reproche.

— Pourquoi non ? N’es-tu pas calme, n’es-tu pas heureux maintenant ?

— Heureux ! oui ; mais calme ?

— Eh bien, vous n’aimez pas ! reprit-elle en le repoussant.

— Lélia, vous me rendez malheureux, laissez-moi vous quitter.

— Lâche, comme vous craignez la souffrance ! Allez, partez !

— Je ne peux pas, répondit-il en revenant tomber à ses genoux.

— Mon Dieu, lui dit-elle en l’embrassant, pourquoi souffrir ? Vous ne savez pas combien je vous aime : je me plais à vous caresser, à vous regarder, comme si vous étiez mon enfant. Tenez, je n’ai jamais été mère, mais il me semble que j’ai pour vous le sentiment que j’aurais eu pour mon fils. Je me complais dans votre beauté avec une candeur, avec une puérilité maternelle… Et puis, après tout, quel sentiment puis-je avoir pour vous ?

— Vous ne pourrez donc pas avoir d’amour ? lui dit Sténio d’une voix tremblante et le cœur déchiré. »

Lélia ne répondit point ; elle passa convulsivement ses mains dans les flots de cheveux bruns qui bouclaient au front du jeune homme ; elle se pencha vers lui et le contempla comme si elle eût voulu résumer dans un regard la puissance de plusieurs âmes, dans un instant l’ivresse de cent existences ; puis, trouvant sans doute son cœur moins ardent que son cerveau, et ses espérances plus faibles que ses rêves, elle se découragea encore une fois de la vie ; sa main retomba morte à son côté ; elle regarda la lune avec tristesse ; puis, portant la main à son cœur et respirant du fond de la poitrine :

« Hélas ! dit-elle d’une voix irritée et le regard sombre, heureux ceux qui peuvent aimer ! »